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Métamorphose

Drum. Une île glaciaire paisible dont le climat si rude se heurtait aux quelques attractions touristiques qu'elle pouvait apporter. La silhouette encapuchonnée qui voyageait depuis East Blue en transportant une glaciaire n'était pas là pour regarder une stupide poudre indigo flotter dans les airs. Ce genre d'amusement convenait plutôt aux gros imbéciles heureux qui profitaient d'une vie sympathique sur une des étapes de Grand Line. Non, sa présence ici résultait de la fameuse réputation des médecins de cette île dont le savoir faire médicale était inégalé. Plus précisément encore, ce qu'il fallait à cet être mystérieux, c'est un chirurgien expérimenté qui ne poserait pas de questions. Qui, pourquoi, comment étaient les interrogations qu'il désirait éviter. A force de fouiner auprès de personnes qui savent, le nom de Craig Kamina avait fini par revenir comme une pointure en la matière.

Et le voici, déposant un pied sur la neige ferme. Enfin un pied. Il titubait maladroitement en s'appuyant sur l'épaule de Rufus. Rufus c'était le bon samaritain qui l'accompagnait moyennant finance. Un médecin médiocre tout au plus mais qui avait le mérite de ne jamais cesser de s'entraîner et de progresser. La somme substantielle qui lui avait été versée à moitié achetait non seulement ses services mais aussi son silence. En effet, ce qu'il se passera chez ce Craig Kamina devra y rester. Son assassinat restait le moyen le plus probant de s'en assurer, mais après une opération de cette envergure, le corps de Nel ne supporterait certainement pas un meurtre, aussi simple soit-il. Ils s'éloignèrent rapidement des sentiers battus, fuyant les regards indiscrets qui se focalisaient sur Nel. Inutile de vous dire qu'il était pas frais : le teint pâle, la mine fatiguée, et le reste de son corps martyrisée se dissimulait sous ce manteau grotesque. Rufus l'avait bien vu, à chaque jour de voyage qui s'enchaînait, le blondinet se transformait peu à peu en cadavre.

Après s'être engouffré dans la forêt de sapins, ils repérèrent rapidement le trajet plus ou moins balisé qui indiquait la demeure de Craig. A chaque fois qu'un arbre arborait une coulée de sèvre particulièrement nette et longue, il s'agissait d'un repère. Une technique qui permettait de garder un certain anonymat, tout en écumant les clients les plus stupides qui se perdraient dans les bois ou finiraient par se faire bouffer. Les animaux sauvages étaient légion ici. Heureusement pour eux, la simple puanteur de Nel semblait balayer toute hostilité naturelle. Ce n'est qu'une fois arrivé devant un pont passant au-dessus d'un marais hideux qu'ils découvrirent le sentier particulièrement bien tracé. La vision du gamin n'était pas au top après la blessure qu'il avait reçu à son œil gauche, comme tout le reste d'ailleurs mais heureusement Rufus s'occupait également de ce problème. Sur les derniers pas, Nel s'étala sur le sol, forçant le médecin à le porter sur la dizaine de mètres qui les séparait de l'arrivée. Il franchirent ce rubicond et aperçurent la bâtisse. Une sale histoire. Si quelqu'un désirait trouver un endroit lugubre pour un complot maléfique, il ne trouverait pas mieux qu'ici. Les malheureuses lumières qui s'en échappaient donnait un air encore plus inquiétant. Ils s'engouffrèrent à travers la porte.

Une couchette miteuse dans un coin, un rat qui s'enfuit la queue entre les jambes, des miettes moisies au sol, l'hygiène ne faisait pas partie des priorités. Un comble pour la pièce unique qui servait également de salle d'opération. Probablement qu'après la dose d'antibiotiques injectés aucune infection ne pourrait ne serait-ce que pointer le bout de son nez. Assez décevant compte tenu de la longueur du voyage que le duo avait subi. L'expression sur le visage de Nel était glaciale malgré la fatigue et toutes ses blessures, ou plutôt à cause de la fatigue et de toutes ses blessures.



    — Voici neuf doigts et dix orteils. Je veux les récupérer, aucune cicatrice ne doit être apparente. Plusieurs aiguilles ont traversé la muqueuse de mon œil gauche et ma vision en a subi le choc. En parallèle, plusieurs de mes os ont été brisé et se sont reconstruit de travers, je compte sur vous pour y remédier. Et enfin, je veux que mon visage soit méconnaissable.


Nel fit un hochement de tête en direction de Rufus qui s'était timidement placé dans un coin de la cabane et celui-ci déposa une grosse bourse aux pieds de l'homme-poisson en même temps que la glacière ayant transporté les membres arrachés.


    — Voici le paiement, à prendre ou à laisser.


A prendre ou à laisser. Sauf que vu la tronche de Nel, c'était pas à lui d'imposer ses conditions. N'importe quel brise semblait pouvoir le réduire à l'état de poussière.


Dernière édition par Nel Fairwing le Lun 9 Nov 2015 - 23:22, édité 4 fois
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Hmm.

J'apprécie pas vraiment les manières de ce gosse qui vient rompre ma chaleureuse journée de paresse de sa voix glaciale. Mais il est pas moins aimable que la plupart de mes clients. J'leur demande pas d'être polis : seulement un peu d'argent, des projets ambitieux pour affûter mes talents, et j'voudrais bien qu'ils soient tous bons joueurs aussi. Me débarrasser des glands qui me sautent à la gorge après que j'aie buté une semaine à les prendre en charge et à les dorloter parce qu'ils acceptent pas de m'ouvrir leurs bourses, c'est sans conteste la partie lassante du job.

Grande ouverte ma porte pouilleuse, il s'est engouffré dans ma demeure sans vraiment attendre mon invitation. Ici, les odeurs violent les sinus non habitués, et la pénombre tranche fort avec la blancheur immaculée des jolis cabinets dans lesquels officient mes collègues. Ça ne semble pas le déranger, pas le moindre dégoût perceptible. Garçon solide. Je m'empare de la bourse qu'il m'a tendu. Pas bien convaincu par sa taille, encore moins par son poids. Le don d'un radin.

Je prends 50% du fric, puis je prendrai l'autre moitié quand ce sera terminé. En général je fais comme ça. Une forme de garantie. Ça vous va ?

Il s'en cogne, je crois bien. Soit. Un rapide plongeon dans sa bourse m'informe que j'ai eu l'oeil juste : il y aurait pas de quoi se payer un dessert au Baratie. Ce petit gars se comporte en vieux grigou. Il m'en demande beaucoup mais sa générosité ne suit pas, et il ne sera clairement pas du genre à me filer un pourboire à la fin. Tant pis. J'attrape une poignée des pièces qui glandent là-dedans, puis les enfournent dans ma poche. Quand je dis "50%", c'est environ 50%, je m'emmerde pas à compter quand le client s'en branle aussi. Ça doit plus ressembler à du 60% par moment, mais j'fais pas gaffe.

Je finance ce genre d'opérations avec l'argent des patients. Il y a ici assez pour que je vous fasse la totale que vous demandez. La qualité des interventions est proportionnelle aux paiements, avec un seuil minimum histoire de ne pas non plus bâcler les soins quand le client est vraiment trop radin. Vous atteignez tout juste ce seuil. Notamment, l'anesthésie sera bas de gamme, j'espère donc que vous êtes pas trop douillet.

Ça vous va toujours ?


Bon, les formalités l'agacent. Et elles me rouillent le système aussi. Allez on torche ça et on saute aux étapes intéressantes, youpi !

Greffe de neuf doigts mains-dix doigts pieds, soin des yeux et des os, et une nouvelle tête, on disait.
Ça va demander quelques vérifs' d'usage. Restez attentif, c'est important pour votre santé. Par contre, si survivre vous est égal, interrompez moi maintenant, ça nous fera gagner du temps.


Ce serait indiscret de demander à ce gamin comment il s'est à ce point charcuté. Et pourquoi il s'est pas dirigé vers l'académie pour se faire réparer. Le silence est inclus dans mes prix. Mais est-ce qu'il croit qu'un bout amputé revient s'emboîter gentiment dans ses os comme un membre de poupée ? Il va falloir démêler la salade de nerfs à la sauce coagulée qui s'est formée dans ses moignons. Et prier pour que la farandole de viande morte qui traîne dans sa glacière soit capable de reprendre le service. Et s'il est allé couper les saucisses de quelqu'un d'autre pour se les faire greffer, faudra concilier le tout avec des réactions de rejet. Tsssk. Boulot boulot.

Marrant que ça tombe cette semaine hihi. Alors que sous mes épais gants se terrent les preuves de ma chute libre dans un précipice qui m'effraie. La greffe de peau humaine sur mes doigts. C'est un peu la semaine des doigts. Les miens me répondent bien depuis hier, ma dextérité devrait être au top.

Ils sont à vous ces doigts ?
Vous pouvez vous contenter d'un oui ou non. Mais si vous me mentez, il y aura de forts risques de complications. A vous de voir.

L'oeil... Bordel, l'oeil. Aussi loin qu'remontent mes souvenirs, j'suis jamais allé visiter un oeil. J'ai lu suffisamment de bouquins pour savoir à peu près à quoi m'attendre, mais la pratique me manque cruellement. Si j'évite d'être trop téméraire durant l'opération, ça passera sûrement. Ça passera peut-être. Au pire il se foutra un cache-oeil sur la tronche. Il paraît que c'est sexy.

Regardes donc ce que tu es devenu, putain. T'es l'ogre boucher qui embusque un petit poucet dans sa tanière. Opérer un môme et prendre son destin entre mes palmes/mains, ça fait tressauter mon petit coeur dans sa cage thoracique. Ceci dit ce gosse-là. Dans son ton, dans ses manières, dans ces mirettes dont le regard s'enfonce en moi comme un foutu pic à glace... N'est pas comme les autres. Si j'arrive à chasser l'image d'Uriko allongé sur mon sinistre billard, j'devrais me soulager de tout complexes à le prendre en charge. En choisissant cette voie, j'ai pénétré le saint sanctuaire des tarés, des sociopathes et des maniaques. J'devrais apprendre à me méfier aussi des gosses...

Y avait quoi d'autre ? Les os. Ça devrait être le plus facile. Sur les champs de bataille, c'était souvent ce qui cédait en premier. Je sais dealer avec eux, il suffit d'être conciliant mais ferme. Un os ne connaît pas la peur, mais son propriétaire si, et c'est souvent ce qui rendait les interventions difficiles. Alors avec ce môme dépouillé de frayeur, ça sera enfantin.

Et enfin, lui refaire la tête. Bizarre. Ouais, c'est décidément un enfant qui s'éloigne des petites cases dans lesquelles je les rangeais tous sans réfléchir. Innocence, insouciance, légèreté, tout ça. Ce qui est débile en soi. A son âge, j'étais déjà une boule de néant en devenir. J'lui ferai une petite teinture et ça suffira bien.

J'suis pas certain de pouvoir me faire le moindre berry de bénéfice avec son argent de poche, en comparaison de c'que ça va me revenir en matos, en énergie et en neurones bouillants. Travailler à perte m'est égal, mais c'est pas en fuyant le pognon que j'arriverai à financer mes projets. Bah, j'y penserai plus tard.

J'aurais aimé que vous me sortiez votre dossier médical, mais...
... Quoi ?


Ma tentative de blague a coulée comme une pierre dans un marais, lentement et douloureusement. Sa tronche se renfrogne petit à petit.

Ces questions, je les pose pour vous. Si vous en avez marre, vous pouvez aller vous installer sur la chaise là-bas et on démarre de suite, mais ce sera à vos risques et périls.
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Craig avait enchaîné sans attendre la réponse du blondinet, on pouvait s'y attendre vu l'urgence que représentait les morceaux dans la glacière. Nel se contenta d'un hochement de tête, de toute façon l'argent ne le concernait peu hormis le coût du retour de la translinéenne.

    — L'anesthésie sera inutile et ne fera que représenter un risque si elle est de mauvaise facture. Oubliez-la.

En comparaison avec la torture de ce psychopathe de Viktor, une opération de ce genre devait être un lit douillet. De toute manière il avait appris à ignorer la douleur. Il la sentait, bien sûr comme tout le monde, mais elle ne l'atteignait plus. Le vestige des tourments d'un corps fragile et d'un cerveau faible reposait avec son humanité et le corps de Viktor. Par contre la fatigue et le manque de sang dans son corps, ça il le sentait. Sans les perfusions de Rufus, il aurait déjà claqué.


Les petites piques sarcastiques de Craig glissaient sur Nel comme une main sur un savon humide. Son regard demeurait concentré en direction de ce chirurgien aux habitudes si peu communes et à la vie pour le moins... exécrable.

    — Ils sont à vous ces doigts? Vous pouvez vous contenter d'un oui ou non. Mais si vous me mentez, il y aura de forts risques de complications. A vous de voir. — Oui.


Simple, court, efficace. Inutile de lui expliquer les détails, il n'y croirait probablement pas de toute façon. C'était sa nouvelle façon de voir et faire les choses qui ne s'accordait clairement pas avec les manières de Craig. Il perdait son sang froid si vite, le simple regard d'incompétence que lui jetais Nel le renfrogna et la réplique fut cinglante.

    — Un mètre cinquante-quatre, la dernière fois que j'ai mesuré. Sang de type AB. Rhésus positif. Aucun antécédent connu. Les membres dans la glaciaire ont quelques semaines mais ils ont été totalement congelés peu après la perte. Il est possible qu'il reste dans mon sang des traces d'un liquide excitant. J'ignore sa composition mais il agit sur le système nerveux central. La vision de mon œil gauche avoisine les trois dixièmes.


C'était tout ce qu'il connaissait à son sujet. Le reste concernait l'expert médical. Rufus de son côté aurait certainement ajouté l'absence totale de sensation à la douleur dans les symptômes mais ne se sentait pas d'aller rajouter quelque chose.



    — Ah et, une lance m'a transpercé au niveau du bas de l'abdomen, juste entre les côtes il y a de ça quelques mois sur une île tropicale.



Dernière édition par Nel Fairwing le Lun 9 Nov 2015 - 23:24, édité 2 fois
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Eh bien. Avide de tourisme extrême hein ? Si ses morceaux datent de moins d'un jour, c'est que la boucherie n'a pas eu lieu loin du tout. Fort probable qu'il y ait eu un carton sur Drum dont je n'ai pas entendu causer. Petite routine de l'existence d'un reclus. L'île pourrait se manger un buster call que je serais le dernier au courant.

D'accord, formule sans anesthésie. Y a pas de petites économies.
J'en profiterai pour vérifier que votre trou dans le bide a bien cicatrisé.


Mais s'il ne se plaint pas d'avoir la sensation que ses organes le fuit, son corps doit avoir fait son job convenablement. Une vie mouvementée, putain.

Asseyiez vous le plus confortablement possible sur le siège là-bas le temps que je prépare l'arsenal.

Une banquette dépliable qui sert de billard de fortune lorsqu'elle est redressée convenablement. J'y ai bricolé ce qu'il faut de sangles pour éviter les dérapages de scalpels incontrôlés lorsque le patient est du genre nerveux. Un tabouret à proximité est destiné à accueillir mes fesses, et généralement fait correctement son travail de tabouret, a les quatre pieds bien ancrés dans l'plancher par des fixations enfoncées à l'arrache, en devenant l'un des tabourets les plus stables de ce monde. J'espère que le blizzard ne l'a pas déraciné, j'devrai vérifier.

Avant je sors mes jouets. Scalpel. Kit de couture. Aiguilles. Épingles. Coton. Compresses. Broches. Bidons de désinfectant. Seringues presque neuves. Briquet. Tube de cire. On sait jamais, ça peut servir. Un best-of conséquent à la mesure de l'aventure qu'il m'a concocté. Cinq opérations pour le prix d'une. J'extirpe aussi le grand torchon empourpré qui me sert de masque. Suffisamment large pour servir de rideau isolant à mon sensible museau, il me permet d'intervenir sans souffrir des relents allergènes de sang, et sans risquer de postillonner sur la chair à vif des patients. Un must.

Tout ça sur le plateau à roulettes qui me sert parfois à manger, pour me sentir à table, pour me sentir dans une maison bien aménagée.

Les plaies sont pas trop sales ?

Chacun de ses moignons deviendra citadelle à bacilles. Mais le climat glacial de la région ralentit leur propagation. Il y a des chances qu'on arrive en avance sur elles. Au cas où, je déchire un bout de coton que j'imbibe de désinfectant. Il me présente ce qui reste de sa main droite. Je glisse mes gants sous son poignet pour faire grimper les trous à mon niveau. Des trous oui. A peine cicatrisé, encore un brin sanguinolent ici et là, un néant écarlate présent dans chacun de ses moignons. C'est très frais. Ça pue la viande hachée. Mes narines sont prostrées. Celui qui a tranché était un boucher, dépourvu d'hésitation.

Coupures grossières. Ça nous arrange pas.

De la charpie. Des pelotes de faisceaux rubiconds, des restes d'os taillés et tordus n'importe comment, des débuts de cicatrisation anarchiques. Ça va être de la grande galère de ressouder ce chaos. Crade et complexe. Puis ça va nécessiter une bonne dose de chance venant des deux parties. Au total, dix neuf doigts à recoller, ça fait dix neufs occasions de se foirer. Rattacher les nerfs, les os, la chair, ça va être interminable. J'sais pas si j'pourrai faire ça d'une traite. Mais ça se tente. Pour le challenge. Pour le record tordu qui se cache derrière.

Bien sûr, vous retrouverez pas l'usage de vos doigts instantanément. Vous faudra une longue rééducation.
Vous avez pas pensé aux prothèses ? Plus cher mais plus propre.
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Une salle d'opération pas plus stérile qu'un nid de rat, une vulgaire banquette vieillie en guise de billard, on s'attendrait presque à voir défiler des scalpels en bois. Avec tant d'amateurisme dans le matériel utilisé on ne pouvait qu'espérer que le talent du chirurgien puisse relever le niveau. D'un autre côté, les médecins doués capables de garder le silence face à des opérations de ce genre n'étaient pas légion. A fortiori quand une intervention de ce genre réunissait toutes les conditions pour mal finir.


    — Les plaies sont pas trop sales ?
    — Nettoyées avec eau et savon, pour autant qu'on puisse nettoyer avec un seul index. M'étonnerais que les plaies soient parfaites.

A voir tous les outils déballés sur une table, Nel se sentait comme dans cette salle où il avait subi toutes ces blessures. Autant dire que cela n'avait rien de rassurant. Craig souleva sa main pour examiner la blessure et le blondinet se laissa faire, mais il ne le quittait pas des yeux. Au moindre mouvement, à la moindre tentative, à la moindre pensée de tentative, Nel n'hésiterait pas à lui arracher la gorge sans aucun scrupule.

    — Coupures grossières. Ça nous arrange pas.


Et ta gueule de poisson, elle nous arrange ? Probablement ce qu'aurait répondu le bourrin de base dans cette situation. D'un autre côté, nul besoin de connaissances médicales pour voir très clairement que ce jeune homme n'avait pas perdu ses doigts en coupant du saucisson. Repérer que une telle extraction s'était faite à l'aide d'une pince à métaux en parfait état se révélerait bien plus intéressant.

    — Bien sûr, vous retrouverez pas l'usage de vos doigts instantanément. Vous faudra une longue rééducation.
    Vous avez pas pensé aux prothèses ? Plus cher mais plus propre.
    — Pas de prothèses. Pas de longue rééducation docteur. J'accorde une semaine à la cicatrisation et la remise en forme. Passé ce délai, ces doigts se doivent d'être parfaitement opérationnels. Trouvez une solution.

Le temps ne l'attendait pas. Un plan s'était lancé dans la tête de Nel et il avait réuni toutes les conditions pour y parvenir. Le seul événement aléatoire qu'il ne pouvait pas diriger étant sa reconstruction médicale. Quant aux prothèses, il ne pouvait se permettre de perdre le sens du toucher et la musculature associée, une extension mécanique ne ferait que le rendre moins efficace. Tout ou rien. S'il n'obtenait pas ce qu'il voulait, il avait tout intérêt à mourir ici, dans cette cabane en vrac, sur cette table d'opération dégueulasse.
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Monsieur est exigeant mais pas connaisseur pour un sous. Il se permet de donner des directives folles tout en comptant sur le budget raplapla qu'il m'a confié pour me motiver. Tsssk. Un terrain émotif d'adulte traumatisé, il garde néanmoins un coeur de sale gosse capricieux. J'ferai ce que j'peux et ça sera du alea jacta est. Seul le défi planqué derrière la folie me pousse à potasser davantage pour satisfaire ce cas désespéré.

Je tire la glacière à mes pieds, elle crisse douloureusement sur le plancher en raclant le vieux bois et en répandant du sang de cafard. J'vais m'échauffer avec le pouce. Le plus gros. Logiquement donc le moins susceptible de nécessiter une loupe pour réinstaller toutes les micro-connexions qui pullulent à un niveau si minuscule que l'oeil nu paraît bien obsolète.

En espérant qu'il n'y ait pas masse de peau qui se soit barrée après ou pendant la "coupure". Sinon il risque de se retrouver avec un petit pouce de traviole. Ça pourrait se régler par une greffe de peau supplémentaire mais, bon, compte tenu de son payement et de son caractère porcin, ça rentre pas dans la liste de solutions que je lui proposerais à voix haute.

J'ouvre la glacière, y attrape le pouce droit. Rapides yeux qui font des allers-retours entre les deux bouts à coller ensemble. De la couture, de la soudure, un zeste de mécanique, la réparation d'une machine aux câbles électriques déchiquetés, c'que je m'apprête à faire est tout sauf de la chirurgie. Et ça me va très bien, ça élargit mon horizon, me botte les fesses hors de ma zone de confort.

Posez votre main sur l'accoudoir.

Il s'exécute. Content qu'on pénètre dans le vif du sujet et de sa chair. Je tire les ceintures brunes fixées au siège qui me servent de garrots ou de sangles selon la situation, et lui saucissonne depuis l'avant-bras jusqu'à la paume. Passif, il se laisse faire, et je ne détecte pas vraiment de frayeur ni de violentes crispations.

Que vous ayez peur ou non, à moins qu'on ait appris à votre corps à réprimer ses spasmes réflexes, vous vous agiterez durant l'intervention, je dois donc vous immobiliser le plus possible. Sans anesthésie, tout devient beaucoup plus compliqué pour tout le monde. Certain de pas vouloir un petit sédatif ? J'ai du chloroforme.

Encore que les opérations sur sujets conscients, j'en ai fais tant sur les champs de bataille du gouvernement que c'est devenu ma norme. Et à l'époque, j'avais pas de sangles, uniquement des seringues pleines de sédatif, mais viser la nuque d'un mec tremblotant en état catatonique n'est pas bien moins difficile et périlleux que de jouer aux fléchettes durant un séisme.

Un coton, beaucoup d'antiseptique, je nettoie abondamment le membre hôte et son pouce exilé. Ça va piquer, énormément, durant des jours, mais c'est le minimum si on ne souhaite pas inviter la gangrène à la partie de doigts en l'air.

M'empare des minuscules aiguilles "à tricoter", si petites qu'en lâcher une reviendrait à la perdre dans un univers de bois à tout jamais. Mes gants me filent une prise solide, ma précision est assurée par ma concentration. Mon dos se tord pour me placer au niveau de la paluche agonisante. J'y perçois l'os, le nerf, la chair, de multiples veines. On procède par étapes relativement succinctes mais toutes requièrent une précision diabolique : d'abord on attache la base du pouce, ensuite on tire un peu sur les nerfs pour bien les prolonger puis on les relie grâce à ma pâte magique à la composition douteuse, et ensuite on cale une petite broche pour réunir les deux parties de l'os cruellement séparées.

J'lui demande pas de quelle couleur il veut son fil, il a dit ne pas vouloir de cicatrices, tssk. Je n'calcule plus toutes les clauses qu'il a ajouté au contrat, je m'en préoccuperai s'il se décide à me refiler un milliard en pourboire pour payer ce kilo de matos que je m'apprête à lui enfoncer dans le corps, et pour récompenser la peine que je me donne également. Tandis que je perce sa peau de mes fils d'amour, son regard reste fiché sur mes palmes et sur leur gracieuse danse autour de son pouce. Comme s'il souhaitait contrôler mon oeuvre, ou bien s'endurcir en se forçant à assister de près à un immonde spectacle. Qu'est-ce que j'en sais ? J'aime bien bosser sans la pression de deux yeux inquisiteurs. Mais ça m'est pas souvent permis.

Une fois recousu un modeste tiers de la base du pouce, suffisant pour qu'il ne s'effondre pas si je venais à le lâcher plus de deux secondes, je passe au plus délicat, et au plus important. Peu importe tout les efforts que je déploie autour, si j'parviens pas à reconnecter le nerf, ça restera un doigt mort accroché à une main bien vivante. Une grande part de pot intervient là-dedans. Il a du laisser son pouce traîner n'importe où lorsqu'il a été coupé. Le nerf est peut-être HS et on l'sait même pas encore. Mais bon. Ça fait partie du jeu. S'il était aussi facile de se recoller des membres, le monde serait autrement moins dangereux.
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Être ficelé à une chaise rappelait des mauvaises souvenirs. En fait les deux situations se ressemblaient terriblement. Quelle terrible ironie que torture et soin se passent dans les mêmes conditions. Nel jetait un regard attentif à l'opération. Déjà parce qu'il n'avait pas grand chose à faire mais aussi parce que l'anatomie humaine l'intéressait particulièrement. Les médecins qui suivaient l'art du combat devaient être de fins duellistes : ils connaissaient chaque point vital du corps humain, l'emplacement exacte des organes, des tendons, des ligaments. De quoi faire un carnage en bonne et due forme s'il le voulait bien.

Dans sa réflexion il en avait presque oublié la question du docteur.


    — Ça ira.


Il paraît que la douleur ressenti lorsqu'on retire des tissus nécrosés fait partie des douleurs les plus intenses. Enfin, pour le commun des mortels. Il paraissait clair qu'après son périple, Nel avait dépassé ce stade.

L'opération avançait bien, déjà un doigt remis en place, bien qu'impossible à bouger. Mais le temps risquait d'être long, Nel reposa sa tête contre la chaise peu confortable et ferma les yeux. Il devait récupérer des forces, juste un instant.

~~~~~~~~


    — VIIIIIIIIKTOR !


Craig marqua sa surprise sans bouger d'un pouce. Il valait mieux pour son patient : il terminait de recoudre le dernier doigt manquant, et attaquait l'épreuve du raccordage des nerfs. Le cœur du gamin battait un rythme infernal. Un cauchemar rien de plus, mais s'il avait été en mesure de saisir un couteau, Nel aurait tenté de découper la tête du type en face de lui. Il finit par fuir le regard de Craig et reprit doucement conscience. Il observa le travail effectué avec une certaine complaisance. Ça faisait du bien de revoir ses mains. Pas un mot ne sortit de sa bouche mais on voyait la reconnaissance dans ses yeux, ou au moins l'un des deux.


    — Tout avance bien, docteur ?

Le fatigue sonnait encore à la porte, mais Nel préféra rester éveiller le temps de l'opération. Ça semblait plus prudent.

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Ça va. Et vous ?

Jamais vu de cas d'espèces de progéniture de démon insensible qui parviennent à pioncer pendant qu'ils subissent une greffe de morceaux sans anesthésie. Dis-le si tu t'emmerdes, gamin, mais avec le payement minable -et très symbolique- dont tu me gratifies, je garantis pas que j'accepterai de t'chanter une berceuse pour matelasser ton sommeil. Putain... Qu'est-ce qu'il a bien pu vivre pour en avoir à ce point rien à battre ?

J'installais les dernières broches pour consolider les os de ses puants petons. C'est à dire que j'ai déjà relié les nerfs comme j'ai pu. Je lui ai tripoté dix neuf de ses nerfs à vif tandis qu'il pionçait comme un gros bébé. C'est quoi son problème ? M'est avis qu'il est juste immunisé à la douleur et que ça lui a sévèrement rogné ses parcelles émotives. Pouvoir avoir mal, c'est la racine de l'empathie. Comment connaître la pitié face à la souffrance d'autrui si l'on est incapable de ressentir la même dans des circonstances similaires ? J'ai peut-être affaire à un jeune psychopathe en puissance. V'là qui augure rien de bon concernant ma farouche conscience. Pourvu qu'il parte pas buter des innocents en sortant d'mon cabinet. S'il pouvait s'en prendre à moi et se recevoir la raclée marécageuse qui s'impose dans ces cas-là, ça me soulagerait presque.

Laisser cette graine de Mal germer en toute liberté... Tssk.
J'suis toubib. Mon serment m'imposerait de soigner même le Diable s'il se présentait à ma porte.

J'en ai fini avec vos doigts.
J'ai fais ce que j'ai pu. Le reste dépend de vous. Enfin, de votre corps...
On gardera vos mains immobilisées deux ou trois jours avant de passer à la rééduc' accélérée.
Pour vous rendre plus rapidement l'usage de vos doigts, j'ai pensé que...


Ah, oh, je viens d'y penser en fait. Un éclair malsain foudroyant mon esprit orageux.

Stimuler vos nerfs pour qu'ils se reprennent plus vite, par le biais de chocs électriques, ainsi nous serons plus vite fixés sur les résultats de l'intervention.
Inutile de vous préciser que c'est dangereux. Et qu'il vaut mille fois mieux laisser la nature procéder à son rythme plutôt que de la forcer comme ça.


Est-ce que c'est moi qui me fait avocat de la Nature, hinhin ? Tout mon job consiste en redresser ses injustices. J'en suis même à porter plainte contre mon propre corps et oeuvrer pour en changer, comme s'il s'agissait juste d'un manteau miteux que je cherchais à m'faire rembourser. Non non, vraiment, tout ce qui se fait ici, sur ce sinistre billard ensanglanté coloré par la faible lumière d'un soleil terne, est profondément contre-nature.

Ce n'est pas quelques tours de magie en compagnie de la fée électricité qui aggraveront foncièrement mon cas vis à vis de la plus basique des éthiques. Au point où j'en suis, je pourrais très bien greffer des organes de chaton sur une tête de poney que ça me paraîtrait bien dérisoire par rapport à toutes les atrocités que j'ai pu tester en catimini...

Vous pouvez prendre le temps d'y penser.

Tu y penseras, tu prendras le temps. Ne vas pas me baver dans la foulée une réponse incongrue qui me confirmerait qu'on t'as broyé ton humanité, garçon. N'acceptes pas trop vite. Ça me ferait mal au cul.

Ensuite, les os. Où avez-vous mal ?

Mais connais-tu seulement la douleur ?
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La confiance s'installait doucement avec son bienfaiteur. Nul doute subsistait quant à la qualité ou la rapidité de son travail. Nel put donc utiliser son attention à autre chose que surveiller ses gestes ou surveiller les alentours, des fois qu'un malin se sentirait de prendre quelques clichés. Une fois l'opération terminée, il ne devrait en aucun cas ressembler à son ancien lui, mais dans tous les cas il avait prévu un petit plus au cas où : un masque. Il lui recouvrerait partiellement la tête et masquerait ses traits les plus caractéristiques, ceux que la chirurgie ne pourrait que très peu modifié. Finalement, tout ça partait de son erreur à Classic Town. Manipulé par une partie de lui dont il ignorait l'existence, une partie meurtrière et barbare représentée par l'image de Xia He, une assassin qu'il avait rencontré. Il avait voulu faire le bien. Un acte fortuit, qui en entraîne un autre, qui en entraîne un autre. C'est la théorie du chaos. Pour Nel il ne s'agissait pas de tuer, il s'agissait de défendre ce qui est important. Aujourd'hui, quel choix lui restait-il pour échapper au destin de criminel, primé qui plus est. Un seul, la disparition. Le changement total d'identité. Une fois son nouveau physique en place, il conviendrait d'oublier son nom et devenir quelqu'un d'autre.

Pour le moment, Craig proposait une alternative plus rapide à la rééducation naturelle. Des électrochocs. L'idée semblait simple : plutôt que d'attendre que les membre se cicatrisent et puissent reprendre les sensations en douceur et sans douleur, on allait les brusquer sur des plaies encore fraîches pour les forcer à se contracter. Une alternative qui risquait certainement d'anéantir tout le travail du chirurgien si jamais elle ne se passait pas comme prévu.

    — S'il n'y a pas d'autres moyens pour retrouver l'usage de mes mains au plus vite, faites-le.


Nel connaissait la location actuelle de Nazgahl, une bête cannibale qu'il avait libéré lors de son passage à la prison de Classic Town. Il fallait absolument qu'il aille le voir, et plus il attendait, plus la Goule risquait de trouver une nouvelle location. Inutile de dire que face à une « personne » aussi dangereuse, Nel devait se trouver en pleine possession de ses moyens. D'où la nécessité d'une si rapide convalescence.

    — Ensuite, les os. Où avez-vous mal ?
    — Cubitus droit, péroné droit, clavicule droite et humérus gauche. Mes mouvements du torse et du bras droit sont altérés et ma jambe droite est particulièrement douloureuse.

Une grande connaissance de l'anatomie médicale que Nel avait appris lorsque qu'il était seul à la maison. Il se dirigeait alors vers la bibliothèque de son père et s'instruisait sur toutes sorte de livre. Son côté naïf et aventurier avait pris le dessus par la suite, mettant toutes ces connaissances de côté. Aujourd'hui, elles lui servaient enfin.

    — Vous ne pensez pas que l’œil est plus urgent ?


Muqueuse, infection, sans parler du fait que la seringue employée par Viktor n'était certainement pas stérile. S'il y a une chose que le gamin espérait ne pas perdre c'est bien sa vue.
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Vous ne m'avez ramené que des urgences en fait. Vos os ont repoussé anarchiquement, ils ont pu vous percer un organe ou déclencher une hémorragie interne que vous ne le remarqueriez pas forcément, alors que vos heures seraient comptées.

C'est à dire que vous pourriez perdre la vie. Un oeil valide ne vous serait plus utile.


Ça serait une bête mort, tué par son propre corps qui joue d'incompétence alors qu'on a survécu à... à quoi il a pu bien survivre ? Il doit être passé dans un mixeur à échelle humaine pour finir aussi cabossé. Il a réussi à s'traîner jusqu'à moi avec les ossatures de ses membres réduites en scoubidous ? Plus grave que prévu. J'aurais p'tete besoin de ma scie si ses os se laissent pas dompter. Dépend d'comment ils ont proliféré. J'en ai vu, des os qui ressemblaient plus à des poutres de bois truffées d'échardes qu'à de vraies bâtonnets de calcium sains et frais. J'ai souvent eu l'impression de plus faire dans la charpente que de la chirurgie en m'attaquant à des os, et...

Hmmm. J'espère parfois que les patients ont raison de me faire confiance, sans trop de faux espoirs. Il va être temps d'ouvrir les gros pistons rouges boursouflés qui lui servent d'avant-bras, et de trifouiller là-dedans voir où le vilain humérus a décidé de prendre une douloureuse initiative. Pourvu qu'il ait pas déchiqueté un muscle sur son passage.

J'dégaine mon scalpel et fait l'tour du siège pour attaquer son flanc gauche. Son bras déjà tendrement étreint par mes multiples sangles est parfaitement incapable de s'laisser aller à des spasmes surprises, donc j'y vais hardiment. J'dessine la première incision, un grand trait rouge ruisselant sur son triceps. Oublié de crier gare en coupant : pas grave, il semble être sous anesthésie naturelle. Je ne sais pas s'il est gavé d'adrénaline ou s'il est naturellement immunisé à la souffrance. Plutôt que continuer à me poser la question, autant lui demander. On se confie facilement à un toubib.

Vous avez une sacrée tolérance à la douleur, hein ?

Quoique tolérance est un mot tout léger par rapport à la situation : son cas tient plus de la parfaite ignorance. Alors que j'arrive à son os qui, effectivement, a cru bon de dévier de sa place prévue en se logeant tranquillement dans le muscle douillet, je remarque que la cicatrisation s'est faite à l'arrache. Il s'est pété les os et n'a pas reçu les soins nécessaires pour qu'ils reviennent en forme et en paix : il a l'ossature totalement tourmentée, des copeaux blancs traînent un peu partout comme une poudreuse macabre et ensanglantée. Un voyage sinistre. C'pas le genre de blessure qu'on s'fait en trébuchant ça, hinhin. Ça va demander plus qu'un scalpel ça. Où est ma pincette ?

Je noie la plaie sous l'antiseptique, au cas où. Ce gosse va probablement me coûter toute ma bouteille. Si j'tombe en pénurie durant une opération, j'ai toujours quelques flacons de rhums qui traînent. Du pinard bas de gamme offert par un client particulièrement jouasse en tant que pourboire. Aucune envie d'approcher ça d'mes lèvres, mais autant ne pas gâcher...

Ensuite je vais commencer la collecte de fragments d'os. Il n'y en a pas tant qu'ça mais ils sont minuscules, c'est dans ces instants-là que j'regrette de pas avoir chapardé une petite loupe à la marine. C'est presque pareil qu'aller aux champignons tôt le matin, faut être vigilant, précis, et laisser traîner ses yeux partout, tout le temps. Sauf qu'il n'a pas de champignons dans son corps hihi, il en est pas encore là. De loin, les micro-fragments d'os ressemblent à des amanites.
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Craig avait une manière très personnelle d'aborder le domaine médical. En général les médecins se contentent des faits et ne s'interrogent pas au-delà de ce que leurs patients veulent bien leur dire. Et quand l'un d'eux décède, les praticiens ont pris suffisamment de recul pour ne pas être affecté et continuer leur job en toute clairvoyance. L'objectivité, voilà le maître mot. Assez paradoxale quand on leur demande d'aider et d'accompagner les personnes dans leur souffrance. La psychologie joue un gros morceau dans le rétablissement. Mais Craig lui il discutait tranquillement, comme à son pote de bistro, les péripéties sexuelles en moins. Une caractéristique qui avait le mérite de faire paraître le temps moins long. Le nouveau Nel, au contraire, préférait s'en tenir à une relation professionnelle. Cette distance qu'il maintenait agissait comme une sorte de protection. En plus de ça, Craig est la seule personne qui saura faire le lien entre l'ancien Nel et celui qu'il va devenir. Il deviendra une menace potentielle qu'il sera peut-être nécessaire de faire taire, un jour.

C'est une fois la plaie inondée d'alcool que Craig décida d'entamer le sujet de la douleur. Il devait se retenir depuis le début de l'intervention. Nel dégageait un certain mystère particulièrement intriguant que ses réponses directes et froides entretenaient. Quand on restait près de lui, on ne pouvait s'empêcher de gratter la surface de cette barrière qui l'empêchait de se confier. Son cœur flétri ne laissait jamais qu’un silence brutal à la curiosité utopique des prétendants – ou de Craig en l'occurrence. Nel ressentait la douleur comme tout le monde, il arrivait simplement à l'ignorer. Ce qui ne changeait rien au fait que le sentiment de souffrance restait déplaisant. On passe de atroce à déplaisant en clair. Après avoir enduré les pires souffrances sous l'effet d'une drogue amplifiant les sensations, on ne restait pas intact.

    — Qu'est-ce que vous avez fait ?!


Le ton de Nel se rapprochait d'un hurlement de détresse. Progressivement, sa vision s'embuait de noir pour finalement devenir totalement aveugle. Il secoua vivement sa tête, cligna des yeux, sans résultat.

    — Je vois plus rien ! Rajouta-t-il en sursaut.


Un bras à moitié ouvert sur la table de l'opération et l'autre doté d'une main non fonctionnelle, il ne pouvait strictement rien faire à part s'en remettre au chirurgien, comme depuis le début de cette opération d'ailleurs.

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Putain d'yeux ! J'aurai tout fait pour retarder l'échéance de cette manip' que je maîtrise encore moins qu'une transplantation d'doigts. C'est courant sur ces mers de s'chopper bobo à l'oeil... mais en général, à la première égratignure, la bulle de flotte est foutue et on est bon pour porter le cache-oeil sexy à vie. J'avais pas trouvé utile de m'former à ça, beaucoup d'énergie et d'temps que j'me sentais pas de sacrifier alors que les jours paisibles, j'en ai pas à volonté... j'devais faire des choix.

Mais voilà son droit qui semble s'armer dans son orbite, prêt à exploser. Et son gauche qui roule frénétiquement sous sa paupière, patinant dans une vase sanglante. J'dépose une lingette sur son bras ouvert qui, toujours sanglé, ne devrait pas se dérober à mes bonnes oeuvres, puis j'choppe mon scalpel et me décale au niveau d'sa tête, un brouillard d'options s'élevant autour de mon esprit, mais sans que j'ai le temps de m'y perdre : peut pas tout explorer, j'dois vite dégager la plus efficace. Son droit a l'air injecté de sang, boursouflé, comme un raisin trop mûr s'apprêtant à quitter son plant. D'évidence il a la priorité sur le gauche, qui ne fait que suivre la révolution sanglante amorcée par son compagnon.  

J'suis clairement pas qualifié pour gérer ce délire-là. Me reste qu'à apprendre sur le tas, et limiter les dégâts. Savoir précisément ce que son tortionnaire a fait à ses mirettes m'aurait été bien utile, mais le gosse n'est malheureusement pas arrivé à moi avec un cahier des charges.

La seule réponse à cette crise qui se présente à moi comme fiable est également la plus niaise : lui percer l'oeil pour évacuer ce sang qui afflue dedans par on-ne-sait-où. Peut-être le nerf optique qui pisse dedans ? Faut colmater l'hémorragie. Mais dans ces régions de l'anatomie, les hics peuvent être microscopiques. Il aura perdu la vue avant que je ne décèle la source de ce carnage. J'comprends rien. Merde. La sensation d'impuissance se pointe. Amère. Cruelle. Rieuse. J'perds le contrôle de mon opération : en une infime tranche de seconde, tout a dérapé. Les caprices des corps...

Ça va faire très mal. Bougez pas.

L'alerte réflexe que je réserve aux patients qui se sont sentis suffisamment durs à cuire pour être avares sur l'anesthésie, lorsque je me risque à un acte autant désespéré que téméraire. Le moindre muscle facial qu'il pourrait contracter en réponse à la douleur pourrait faire ripper mon scalpel, et le faire partir causer l'irréversible. Autant dire que si c'est sa tête entière qu'il hoche, on se retrouvera avec une bouillie d'oeil.

Mais on va pas commencer à envisager l'pire, ça va ternir mes jugements. J'approche ma pointe de sa pupille. Je l'enfonce délicatement. Mes tympans vibrent : aucun son ne lui sort du gosier. De l'hémoglobine perle. L'odeur putride du sang s'engouffre dans mes naseaux, fait pas bon d'être chirurgien quand on est allergique à cette merde écarlate. Mais je gère. Je prends sur moi, et je gère. Cette nauséabonde sauce rouge s'évacue à son rythme. Comme prévu, la mirette en était gorgée. Et elle continuera à se remplir tant que j'saurai pas d'où ça vient, mais...

mais merde. Peu d'espoir pour cet oeil-là. L'est foutu, totalement inondé, périmé et plié. Je vais le lasser se vider un peu puis j'trifouillerai du côté du nerf optique tout à l'heure. J'ferai mieux d'me concentrer sur l'autre, sur l'oeil gauche, qui semble opprimé par des muscles faciaux crispés et tordus, un danger que je sais gérer sans encombres. Il peut facilement être sauvé, contrairement à son frangin de droite, et il me demandera pas du savoir approfondi que je n'ai pas. Alea jacta est, comme on dit. Tu seras borgne, petit.

Il s'est pointé ici en kit, j'ai assemblé les morceaux que j'ai trouvé, et je sauve ce qui peut être sauvé. J'suis toubib, plutôt bon mais sans moyens, alors même avec tout l'or du monde, j'me voyais pas lui pondre des tonnes de miracles.

Une seringue, une charge de sédatif. Pas l'choix. Il a commandé la formule légère mais ces muscles DOIVENT se relaxer s'il veut garder une demi-vue. Et les massages tranquilles, c'pas mon truc. J'connais que les médocs lourds et les lames acérées...


Dernière édition par Craig Kamina le Mar 10 Nov 2015 - 21:24, édité 1 fois
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Rufus observait la scène d'un œil distant. La soudaine complication de l'opération ne l'intéressait pas outre mesure. Après tout, il était déjà à moitié payé et pourrait récupérer le reste si jamais le gamin y passait. D'un autre côté le savoir faire du renommé Craig Kamina suffisait en soit à avoir fait tout ce trajet. Il notait donc ce qu'il pouvait sur un petit calepin, bien que la majorité de l'opération dépasse de très loin ses compétences. En particulier cette œil qui se gonflait comme une baudruche. Apparemment même le chirurgien réputé ne put pas faire grand chose face à cette soudaine attaque. Le plus intriguant à ses yeux, tout comme son confrère, restaient sa résistance à la douleur. En particulier quand il ne laissa même pas un léger cri après s'être fait transpercé l’œil par une aiguille de cette taille. Ah les tarés, toujours aussi imprévisibles.


~~~~~~~~~~

Une sensation se faufilait tout doucement entre ses membres. Il se sentait mieux mais aussi différent. Il tenta un ou deux mouvements au niveau du torse. Voilà, c'était ça, plus rien ne le gênait devant son épaule, cette satanée clavicule tordue avait fini par le laisser tranquille. C'est là qu'il commença à s'interroger. Venait-il de s'endormir ? Non, impossible. Sa tête tournait, pourquoi ? Se rappeler, il lui fallait absolument se rappeler. Ça lui revient. C'est Craig. Saucissonné à la chaise opératoire, pas possible de l'attraper et le foutre à terre en lui demandant des explications. De toute façon, même frais comme un gardon, sans ses orteils et ses mains, peu de chance qu'il gagne un combat de mâchoire avec un homme-poisson. Le combat mis de côté, pourquoi est-ce qu'il l'observait sans rien faire ? C'est pas parce qu'on est pas payer la fortune d'un dragon céleste qu'il faut bailler au corneille en profitant du sommeil artificiellement forcé d'un patient.

Et là, comme s'il ne s'en était pas rendu compte jusque là sa vision aussi avait changé. Le monde semblait, moins bien dessiné. Pas de doute, son œil droit ne voyait pas un broc. Nel allait bien évidemment demander des comptes, mais au fond il se doutait de la réponse. Ce qui l'étonnait plus, c'était peut-être qu'il ait échoué. Enfin, peut-on parler d'échec : la demande formulée par Nel s'apparentait à devoir reconstituer un puzzle où chaque pièce menaçait de disparaître dans la minute qui suivait. Indubitablement, restaurer dans son intégralité un corps massacré ayant macéré pendant plusieurs semaines était médicalement impossible. Dans l'espoir de ne pas avoir plus de mauvaises nouvelles qu'il n'y en avait déjà, Nel respira un bon coup avant de prendre la parole. « J'avais dit pas d'anesthésie » s'apprêtait-il à lancer. Mais tout bien considérer, pousser sa chance un peu trop loin n'était pas une très bonne idée. La patience de Craig dépassait la norme mais une fois son travail terminé, peut-être qu'il n'hésiterait pas à foutre en charpie le gamin. Il avait résolu l'énigme en fait, le reste était peut-être moins intéressant. Finalement les mots ne sortirent pas comme il l'aurait voulu. Plutôt que d'aligner quelques sons maladifs, il préféra lancer un regard à son chirurgien. Une dose d'interrogation s'y mêlait et à l'intérieur on y retrouvait de la déception, du contentement et probablement l'espoir d'une vie. Malgré les apparences, c'était une vie qu'il fallait soigner, et pas juste quelques bouts de peau à attacher. Quand Craig avait fouillé l'intérieur, il s'en était certainement rendu compte.
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Bon.

L'heure des confessions après trois très longues heures. Le plus rude est derrière moi mais il reste la partie qui décidera de l'avenir de ce gamin. J'espère qu'il sera bon joueur. Rufus se sent clairement trop petit pour ses godasses. Il n'a bafouillé qu'une ou deux questions durant l'opération, probablement terrifié à l'idée de m'déconcentrer. Il a tort, car la fin n'a été qu'une paisible croisière sur un paisible fleuve de sang visqueux.

Vous êtes borgne. C'est comme ça. J'ai pas pu faire mieux.

Il fait évidemment la moue, le regard d'un saint indigné face à son Dieu qui aurait rompu une promesse.
Mais non, pas de promesses en médecine. Seulement des circonstances, du timing, du talent, et un certain lot de chance qu'il ne m'a pas fourni. Le niveau était très relevé, c'était du challenge harassant, un nouveau défi à la Nature assorti d'un doigt levé à son ordre. Pourtant, le pire n'a pas surgi, on peut déjà en être heureux.

Je vous ai énuclée.

C'est à dire que vous n'avez plus rien dans votre orbite droite. Votre mirette était totalement foutue. Vous visualisez un oeuf dur ? Bah c'était comparable. Ce que je vous ai extrait n'était plus un oeil, juste une mélasse inapte emprisonnée dans une croûte de sang coagulé. Les risques d'infection étaient trop importants pour que je laisse cette merde vous pourrir dans l'orbite.

Je l'ai rangé dans votre glacière, si vous voulez tout de même le garder en souvenir.

Vous serez au moins ravi d'apprendre que votre oeil gauche est absolument hors de danger. Il marchera très bien tant que personne n'enfoncera un clou dedans. Prenez soin de lui : la cécité complète et définitive vous guette.


Ouais, ouais... Outre l'épée de Damoclès pointée vers ce dernier oeil qui doit désormais le séparer seul du noir complet, devenir cyclope est une terrible malédiction ! On abandonne une dimension entière, et l'harmonieuse symétrie du corps est définitivement violée.

Ce môme est très jeune, il s'habituera à voir, à apprendre, à comprendre, à vivre avec son seul oeil. S'il trouve la volonté de compenser son handicap par des efforts de damné, le chiot encore plein de ressources s'en ressortira plus facilement grandi qu'un vieux loup qu'on prive subitement d'un atout phare auquel il s'était habitué dès son plus jeune âge. Le petit a un îlot de chance sur son océan de malheur : il a toute sa vie devant lui pour apprendre à dompter cette nouvelle faiblesse.

Je me suis aussi arrangé pour qu'on ne puisse plus vous reconnaître, comme promis.
Une décoloration complète des cheveux...


On dirait effectivement qu'un yéti lui a chié sur la tête. J'avais pas prévu que ma solution au chlore n'éradique à ce point tout ses pigments : innocemment, j'voulais juste lui éclaircir encore plus les cheveux, à la base, une altération radine de sa face, à la mesure du ridicule prix qui est censé justifier cette galère. Finalement, son corps affaibli a extrêmement mal réagi à ma potion miracle, et toutes ses couleurs l'ont quitté. Il est extrêmement pâlot. J'aurais pu jurer qu'il est sur le point de chuter de très haut dans les pommes, si je ne savais pas que c'était moi qui lui avait piqué les doux coloris de bambins qui l'ornaient avant.

D'une certaine manière, j'suis très satisfait de mon idée. Tout ce blanc, ça reflète son absence d'émotions. J'en ai fais une métaphore vivante sans le vouloir.

Dépigmentation de la peau...
Ah, puis votre oeil survivant est rouge vif, c'est parce qu'il est vidé de ses pigments d'origine également : désormais, c'est votre sang lui-même qui lui donne sa couleur. Joli non ? Hm.
Ça vous laisse grosso modo une apparence d'albinos. Si vous prétendez l'être, votre physique atypique n'éveillera aucun soupçon.


Puis ça lui donne un camouflage naturel s'il reste faire la bringue sur Drum, hinhin.

Après. Les os. Rien que je ne puisse gérer. Évitez les cabrioles dans les prochains jours et votre corps fignolera de lui-même les soudures.

Puis le sujet qui fâche. Les doigts...


J'ai beau lui avoir négocié une demi-vue, sans doigts et sans orteils, il ne fera jamais ces choses crades et haineuses qui, j'en suis sûr, peuplent ses rêves dégénérés. C'est un pari d'aliéné que je tente là : je sais que j'ai pas à m'préoccuper des affaires sordides dans lesquelles tout mes patients se prélassent, mais si demain je découvre que ce gosse a investi ses doigts dans une vengeance démesurée, la culpabilité toquera à ma porte pour me demander des comptes.

Ben, vous sentez ? L'odeur de cochon grillé ? J'ai envoyé de petites décharges dans chacun de vos doigts pour en stimuler les nerfs. Les secouer un peu pour les réveiller...

Petits décharges qui tenaient parfois plus de la grosse châtaigne barbare, en fait. J'ai trouvé dans mon tas de bricoles une vieille bobine tesla totalement incontrôlable, cette conne n'en a fait qu'à sa tête. Les ampères giclaient sans mon accord dans un ballet d'éclairs, j'ai levé un orage dans ma baraque. Rufus a failli se faire friser la crinière, d'ailleurs. Mais bon. Tout ça devait juste tenir du chatouillis rigolo pour le gosse.

Ça vous a pas fait de mal, mais j'sais pas si ça arrangera votre affaire non plus. On verra. J'ai restauré les connexions aussi proprement que possible, le reste ne dépend plus de moi. On peut difficilement aller plus vite que la nature.

Je suis bien placé pour le savoir.


Dernière édition par Craig Kamina le Jeu 12 Nov 2015 - 18:10, édité 1 fois
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Rien à dire, Craig avait fait un bon boulot, fidèle à sa réputation. Moi-même je pensais avoir apporté un mort-vivant. J'aurais très bien pu le laisser moisir le jour où il a toqué à ma porte avant de s'évanouir, mais il faut avouer que le bras d'honneur qu'il avait fait à la faucheuse m'avait bien trop inspiré. Sans parler de son paiement. Le plus excitant dans l'histoire, c'est que je jouais sur tous les côtés : s'il mourrait, je pouvais tout simplement rester à Drum pour me perfectionner dans l'art de la médecine. Sinon, et bien comme en ce moment, je pousse un gamin qui atterrit dans un fauteuil roulant avant d'avoir du poil au menton. Il semble bien décidé à vivre mais faut pas déconner, Craig est médecin pas magicien. D'ici quelques mois il finira dans une de ces obscures fosses communes.

Vous auriez dû le voir plonger le seul œil qui lui restait dans ceux de Craig en se levant de la chaise  tapissée de toute sorte de déchet organique avant de lui dire qu'il avait une dette envers lui. Saloperie, je crois même avoir entendu un « merci ». Un mois ? Ça fait pratiquement un mois que je m'occupe de lui et je n'ai pas entendu un seul remerciement de sa part. Et je vous parle même pas de la différence de paiement entre Craig et moi, faut croire que la chirurgie ça paye bien. Non pas que je sois un de ces pingres docteurs qui arpentent le monde à la recherche de la moindre piécette, mais c'est vrai que faut vivre. Et quand je vois des petits blonds, enfin, comment on dit maintenant qu'il a des cheveux blancs ? Bon, quand je vois quelqu'un comme lui qui a pas le tiers de mon âge et débarque avec plus de dix millions de berrys, je me dis que je ferai mieux de devenir un morveux apathique.

Je vais arrêter de ronchonner parce que c'est quand même un beau métier que j'ai. Soigner les gens et voir leur reconnaissance – enfin pour la plupart – dans les yeux, ça fait chaud au cœur. Ma femme  , elle, elle supporte pas que je m'implique autant. Faut la comprendre, quand je lui annonce que je pars pendant quelques semaines à l'autre bout du monde avec un inconnu, elle s'arrache les cheveux. C'est comme ça. Et mine de rien ce qu'il me paye suffira à prendre de bonnes vacances, le jeu en vaut bien la chandelle. Mon seul regret au final, c'est de n'avoir absolument rien appris sur lui. Le peu que je connaissais concernait son physique, et maintenant tout s'est envolé. Je connais même pas son prénom. C'est pas faute de lui avoir demandé. Mystère, mystère. Je me demande s'il repensera à moi, plus tard. Et j'espère que le tout puissant là-haut prend note : ça fait la cent trente troisième âme que je sauve des griffes de la mort. Si un jour il arrive quelque chose à moi ou ma famille, pas de blague, tu nous fais une place.
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