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Effacer le sang

La chaleur du bol rempli d'eau bouillante et d'un soupçon de thé vert me réchauffait tendrement la paume des mains, siégeant sur mon lit d'hôpital, adossée contre l'oreiller moelleux et délicat posé contre le mur. J'avais dormi pendant une semaine et je ne m'étais finalement réveillée que hier. Suite à une journée et une nuit entières de douleurs sourdes et de sueurs froides, à la fois paralysée mais parcourue de spasmes incontrôlés et donc maintenue par des sangles, je commençais peu à peu à retrouver des sensations dans mes membres endoloris aléatoirement secoués par des tremblotements symptomatiques. A l'approche de l'aurore j'avais eu le droit à l'un de ces contrôles réguliers des sympathiques infirmières délivrant systématiquement une dose adéquate de morphine pour trop m'éviter de souffrir et ce n'était que désormais que celles-ci semblaient réellement être effectives.

- Est-elle réveillée ?

Affairée à diverses tâches d'aide soignante, la jeune femme au visage tendre et rond, à la tenue blanche des ballerines jusqu'au bandeau emblématique vissé sur le crâne lève un sourcil inquisiteur tout en se redressant pour maintenir un contact visuel avec mon visage circonspect.

- L'autre femme...

- Son état est stable.

Une sorte de secret médical, peut-être une clause du serment d’Hippocrate qui veut que le personnel infirmier ne divulgue jamais la réponse adéquate mais à la place quelque chose de flou et d'inefficace, me désobligeant à une forme de frustration extrême. Je peux alors lui sortir ma carte secrète, jouer sur mon atout mais mettre en avant par là la possibilité de perdre le face, que mon coup de poker se retourne soudainement contre moi. Il me faut savoir, elles ne doit pas se réveiller, elle ne me laisse aucun choix.

- Je suis sa fille. Annabella Sweetsong. avoué-je tout en reposant le bol délicatement sur le plateau-repas.

La jeune femme dévoile soudainement un air béat, la bouche involontairement ouverte dans une expression stupide et interdite mal dissimulée. Malgré ma haine envers ma génitrice, je me devais bien souvent de faire face à nos ressemblances physiques qui la faisaient ressembler à une version plus vieille de moi-même et bien que mes cheveux aient perdu de leur superbe dans leur mutation blanchâtre, n'avais-je les mêmes traits ? Alors ce second argument frappe l'infirmière comme une seconde claque alors qu'elle me reluque et se rend compte de la véracité de mon propos.

- C'est... c'est... Elle...

- Prenez votre temps, après tout, ma mère est peut-être dans le coma et je n'en sais rien, ce n'est pas si important. la pressé-je, le ton empli d'ironie et d'amertume.

Lentement, les doigts crispés par le contrecoup de la bataille et du coma qui s'en était suivi, je déplace la couverture le long de mes jambes nues pour me découvrir du drap de soie qui me recouvre de sa chaleur bienfaisante. Alors je pivote pour balancer ces mêmes membres mous et apathiques par-dessus la rambarde de la couche médicalisée et rencontrer avec la plante des pieds le froid glacial du carrelage.

- Je veux voir ma mère.

- C-c'est... c'est...

Elle ne termine pas sa phrase, embarrassée, inutile, elle ne sait quoi dire, elle n'a probablement jamais eu à gérer ce genre de situation. Comme je l'avais deviné et anticipé si facilement, elle abandonne finalement sa fausse éthique pour me libérer la voie et m'escorter à contre cœur dans les couloirs immaculés de l'établissement. Le pas d'abord incertain, lent et trébuchant, avec de l'entrainement, avec la réhabilitation usuelle de la cheville, du talon, des muscles de la jambe, la douleur finit par abdiquer petit à petit pour me permettre de marcher sans assistance. Après avoir dévalé une volée de marche nous amenant à un niveau inférieur du bâtiment, mon regard se pose fugacement sur une pancarte indiquant le service vers lequel nous nous rendons. Dissimulant avec peine la joie qui m'envahit, je me rassure en lisant et relisant intérieurement les quelques mots inscrits qui m'envoient machiavéliquement ravie.

"Service de Réanimation Médicale"
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Les heures s'étaient écoulées lentement, trop lentement. En arrivant dans la salle je m'étais empressée de simuler ce rôle de la tendre enfant au chevet de sa mère, débordée par la tristesse et l'angoisse, inquiète et déstabilisée, tantôt violente, dépressive, triste, en pleurs. J'avais tôt fait de déplacer une chaise le long du lit pour m'y assoir et serrer dans mes mains la paume moite de la femme endormie. Le temps avait alors passé, faisant transparaître progressivement l'ennui puis l'énervement sur le visage de l'infirmière qui ne savait trop où se mettre et n'osait me demander crument de vider les lieux.

- Mademois... excusez-moi...

Mimant tout d'abord l'air naïf et incompréhensible d'une pauvre fillette à qui l'on demande de quitter les bras de sa mère, je simule alors une soudaine lueur de compréhension quant à la présence obligée de l'infirmière chargée de veiller sur moi.

- Oui, bien évidemment, je ne vais pas abuser de votre temps...

Les jambes ankylosées, je me relève lentement avant de quitter la chambre de ma mère, la jeune femme sur les talons. Entre temps, la fatigue m'avait accablée, obligée à rester assise sur ce fauteuil inconfortable pour jouer mon rôle, mes muscles avaient fini par être perclus de légères douleurs dérangeantes mais surmontables néanmoins. Le cerveau lui aussi exténué par le flot de pensées y circulant, par l'étude des nombreuses situations propices à l'assassinat de Carryline Sweetsong m'étant venues à l'esprit, le manque de sommeil s'était particulièrement fait ressentir et avait dessiné sous mes yeux ses cernes si caractéristiques. Ainsi donc, c'est finalement avec un plaisir onctueux que je regagne ma couche avant de m'envelopper dans les confortables couettes et de retrouver les ténèbres chaudes mais toutefois peuplées de visions horrifiques du pays de Morphée.

***

Un proverbe raconte que la nuit porte conseil. Dans le cas des agents devant évoluer dans l'ombre et mener leurs actions secrètement, il n'en avait jamais été aussi vrai. Dans l'obscurité nocturne, l'hôpital n'était plus peuplé que de veilleurs apathiques qui faisaient des rondes aux rythmes laxistes et irréguliers, laissant systématiquement des trous de plusieurs heures entre leurs passages de routine dans l'un ou l'autre des services. Je profitais de ma solitude pour inspecter ma modeste chambre d'hôpital, voir s'il n'y avait pas de mouchard ou de système de vidéosurveillance. Rien, ils m'avaient même facilité la tâche en nettoyant mes vêtements et entreposant mes affaires dans un placard, le tout soigneusement plié et joliment empilé. Fouillant grossièrement les poches de mon manteau, j'en ressors une petite fiole remplie d'un liquide dense et incolore semblable à du sérum physiologique mais indubitablement quelque chose d'autrement plus dangereux : un puissant paralysant qui, a petite dose, simule le décès d'une personne et dans le cas d'une trop grosse perfusion, empêche le cœur de battre et provoque un arrêt cardiaque. Toujours enveloppée dans mon pyjama, je saisis donc simplement l'objet que je fourre dans une poche tout en laissant mes affaires telles quelles dans l'armoire.

Comme prévu, les couloirs adjacents étaient vides, parfois balayés d'un filet de lumière provenant da lampe torche de l'un des veilleurs aux loin. Ces-derniers avaient un local bien à eux situé à l'entrée du bâtiment et, par chance, je n'avais pas à m'en approcher pour accomplir ma sinistre besogne. Toujours à moitié groggy, récemment shootée par une sacrée dose de morphine, j'évolue à la fois difficilement et avec une lenteur extrême le long des murs à la couleur laiteuse qui, sous la lumière naturelle de la lune perçant à travers les grandes fenêtres dispersées, paraissaient davantage azurés que blancs. Comme prévu, je répète le même chemin que celui que j'avais effectué avec l'infirmière peu de temps auparavant, ne rencontrant par chance aucun obstacle sur ma route. Coulant le long des marches vers le service spécialisé dans la réanimation, je m'enfonce discrètement dans les ténèbres du corridor non-éclairé avant de m'arrêter face à la porte qui s'ouvre sur le lit de ma victime.

Clac.

Je tourne la poignée doucement derrière moi pour verrouiller l'accès temporairement. J'avais eu l'occasion, pendant mes longues heures de fausse lamentation, d'analyser l'endroit pour en déceler les moindres secrets, les moindres recoins. Il n'y avait pas d'escargots divers chargés de retranscrire mes mots ou mon image sur un écran de surveillance, j'étais véritablement incognito. Probablement qu'on ne suspectait pas le retour du tueur sur les lieux pour achever son unique témoin et c'était là une terrible erreur. Quand certains s'attendaient à voir le monstre qui n'en étaient pas un, d'aucuns ne se doutaient de la présence de la bête cachée sous les traits d'une pauvre femme en deuil de sa mère, d'une fausse victime. Alors, fiévreuse, je m'approche lentement de la patiente, étendue sur son futur lit de mort et me penche pour lui murmurer à l'oreille :

- Bonsoir maman.
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Immobile, le corps horizontal, raide, la femme gisait plongée dans l'océan de draps moelleux de son grand lit blanc. J'admirais avec quelle ténacité son corps s'accrochait à la vie, comment sa poitrine se soulevait et s'abaissait dans un rythme immuable grâce à l'assistance respiratoire sous laquelle elle était branchée, c'était la seule chose qui l'empêchait de franchir le pas et de rejoindre sa fille. Jamais ma génitrice ne m'avait semblée si vieille ni si fragile qu'à ce moment-là et même si cette vision ne m'affligeait d'aucune forme de tristesse, elle ne me confiait pas non plus cette forme intense de réjouissance à laquelle je m'étais tant attendue. Non, c'était juste une vieille femme vivant ses derniers jours, séparée de son âme avant d'être séparée de son corps, son cadavre gisant n'était plus qu'une coquille vide que je me devais de libérer de cette emprise. Même un monstre a ses valeurs et j'estimais désormais, après des heures de trauma et de réflexion, qu'elle y avait trouvé son compte. Elle devait être libre désormais, car oui, c'était possible : elle avait assez souffert.

Peut-être était-ce une forme de lâcheté ou d'innocence saugrenue provenant de cette relation mère-fille que l'on m'avait tant de fois relatée, peut-être était-ce de l'affection soudaine ou bien de la pitié, mais je me surprenais désormais à ne plus rien ressentir envers la femme mutilée davantage psychologiquement que physiquement, à présent assistée par quelque chose d'inhumain jusque dans sa propre respiration pour qu'elle demeure "en vie" sans pour autant exister. Je m'étais vengée et je l'avais tuée au moment où j'avais expulsé le cœur de son enfant hors de sa cage thoracique et que je l'avais lâché à terre comme un vulgaire déchet.

- Il est temps de se dire adieu.

Dans l'une de mes mains j'avais saisi une seringue trainant dans un coin de la pièce, sur un plateau où se trouvaient aussi d'autres outils médicaux divers, de l'autre la fameuse fiole que j'avais emporté avec moi. Ainsi, j'avais puisé la moitié du contenu du récipient en le faisant transiter à travers l'aiguille pour remplir progressivement le réservoir de la seringue. Une fois la tâche terminée, je m'étais approchée de la perfusion, hésitant tout de même à prononcer une dernière phrase, les dernières paroles d'une fille à une mère, ce que tout parent voudrait probablement entendre. Peut-être alors que ça sonnerait comme du poison, comme un ultime coup porté au cœur couvert par des mots mielleux, mais ce n'était pas ce que je voulais. Si elle était encore là, elle devait l'entendre car c'était la vérité, car tout cela je l'avais fait pour une seule raison et que j'en avais souffert tout au long de ma vie. Aujourd'hui, je mettais enfin fin à cette torture infâme, car aujourd'hui je l'avouais.

- Je t'aime.

Ce sont ces deux mots qui bien souvent font l'effet d'une flèche, qui viennent s'excaver dans l'appareil auditif et atteindre le cerveau, atteindre le cœur et ses sentiments désastreux qui t'obligent à faire n'importe quoi et à te prendre pour n'importe qui. Ces deux mots insensés qui perturbent l'esprit humain, obligeant à une forme intense de plaisir et de douceur avant de, plus tard, connaître les affres des retombées et autres contre-coups de cette drogue infâme, déplaisante, que l'on ressent depuis sa plus tendre enfance. Je n'avais pas eu, enfant, la possibilité d'exploiter un amour allant dans les deux sens, toujours unilatéral, mes sentiments n'avaient jamais pu percer le mur si grand et si large dont s'étaient entourés mes parents biologiques. Alors j'avais vécu seule, à l'abri de ces deux mots, à l'abri de la tristesse pendant toutes ces années jusqu'à me faire adopter, jusqu'à aimer à nouveau et les perdre eux-aussi. J'avais alors compris à quel point recevoir ce cadeau n'était qu'une offrande éphémère que l'on ressentait le temps de l'existence des personnes aimées et que l'on perdait soudainement lorsque celles-ci s'effondraient dans le fracas tonitruant que fait un corps mort lorsqu'il rejoint la terre. Car l'on naît poussière et l'on redevient poussière, la gravité ne cesse de nous le rappeler comme le schéma brutal qui veut que l'on apparaisse dans la vie des gens comme l'on en disparaît un jour où l'autre.

L'aiguille pénètre l'orifice de la poche de perfusion et y distille son poison mystérieux et invisible dont la seule prolifération n'est explicable qu'à la compression du réservoir du récipient. Les sentiments disparaissent soudainement pour laisser place à la technique, à l'assassinat dont il me faut me camoufler. Bientôt, le cœur perd peu à peu ses battements, se déleste du sang qu'il aurait du pomper pour ne plus décharger aux organes leur oxygène habituel, nécessaire. Bientôt, la poitrine cesse de se lester et se délester de l'air qui la comprime et le bip tonitruant du cardiogramme me rappelle qu'il est temps pour moi de partir. Bientôt, alors que je referme la porte derrière moi pour m'évader vers ma propre chambre, pour ne plus être l'actrice mais le témoin de cette fin tragique, je jette ce dernier regard empli de sentiments contradictoires, de larmes et de tristesse alors qu'il ne devrait pas y en avoir, vers le corps inerte de ma mère.

Et alors, comme pour ponctuer une dernière fois mon esprit de cette pensée entêtante, comme pour mettre une apogée à ce débâcle des sentiments qui envahit mon esprit alors que les larmes perlent, incompréhensibles, le long de mes joues, une petite voix s'élève dans les ténèbres sourdes et assommantes du vide qui remplit mon esprit fou.

- Maman...
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Les couloirs s'étaient soudainement illuminés, non plus de faisceaux des torches des veilleurs mais de l'éclairage général brutalement allumé par les médecins de garde chargés de veiller sur leur patient. Trop pressés pour remarquer la silhouette dissimulée sous un brancard, je m'arrache difficilement à la contemplation de leur démarche ridicule et simulée, dénote leur expression famélique et hypocrite des hommes qui n'ont d'autre objectif que de vouloir sauver la vie d'une femme déjà morte dans l'unique but de ne pas blesser leur égo et leurs espoirs si incongrus de réussite personnelle comme professionnelle. Car ils ont le pouvoir de changer le destin des gens, de peser dans la balance de la vie et de la mort mais ne s'en servent que pour développer leur carrière en prouvant leur capacité à garder les cadavres branchés à des machines pour simuler la continuité de leur existence dans ce bas-monde. Je les méprise donc, je les déteste.

Quelques minutes après le départ des secours, je me glisse furtivement hors de ma cachette et cours rejoindre les escaliers où je gravis les marches trois par trois sur la pointe des pieds. Véritable anguille dans ma soutane blanche à pois bleus si caractéristique qui laisse le derrière à nu ouvert aux regards indiscrets, je me fonds dans le décors et exploite le moindre recoin ou zone d'ombre pour disparaître spontanément avant de resurgir et de m'élancer vers le prochain abri. Mon cœur bat la chamade lorsque je me glisse furtivement dans l'espace étroit entre un mur et une porte, à l'affut des bruits de pas qui résonnent dans les couloirs. Immobile, inexistante, ombre parmi les ombres, j'attends que la voie soit dégagée avant de reprendre mon interminable course et finalement rejoindre la porte de ma chambre dans laquelle je m'engouffre, épuisée, sonnée par l'effort qui n'a rien de facile sous l'effet de la morphine et d'autres antibiotiques. Le corps parcouru de spasmes, j'arrive finalement à replacer le flacon à moitié vide dans la poche secrète de ma veste et m'éclipse sous les draps avec comme seul désir de rejoindre l'obscurité confortable du monde des songes.

Mais je me rends progressivement compte que le temps passe et que malgré tout mes efforts, je reste inévitablement éveillée. Incroyablement glacée jusqu'au sang, je serre les poings contre ma poitrine compressée par ce mal inconnu qui me ronge et fait naître ces larmes qui perlent le long de mon museau humide. Tout en essayant de m'endormir, je cherche inutilement à me convaincre que ce n'est simplement que la douleur physique qui est derrière ces terribles symptômes, qu'il n'y a aucun rapport avec ce que je viens de faire, avec ce que je viens de perdre, avec mon malêtre. Mais bien évidemment, cette idée ne suffit pas, alors torturée, fatiguée mais insomniaque malgré tout, mon lit devient rapidement une cage trop chaude et trop moite où je ne trouve pas le sommeil. Emprisonnée, j'en viens à faire des tours et des tours, me débarrassant de mes couches de tissus et de laine jusqu'à finir totalement nue, recroquevillée en position fœtale. Alors malgré moi, bien malgré moi, mon cœur saute par à-coups dans mon thorax et provoque une douleur déchirante sans que mon cerveau ne puisse le suivre. Bientôt, l'illusion n'est plus, j'assume la perte de contrôle, je me laisse sombrer dans ce moment de démence. Une main recroquevillée entre mes seins, l'autre cherchant à camoufler mes larmes, je souffre d'avoir perdu à toute jamais l'unique possibilité de rédemption qu'il m'eut été donnée. Les yeux clos, la lippe vibrante, je peux désormais me l'avouer entre deux tremblements fragiles...

...que plus jamais je ne pourrai aimer.

***

Accablée par la fatigue de la nuit qui s'était révélée éprouvante, j'avais eu du mal à débloquer le regard lorsque l'infirmière m'avait confirmé, non sans moult difficultés, la disparition de ma mère. Dégoulinante d'excuses, la jeune femme enrobée de blanc avait considéré mon regard vide puis avait pris la porte après une dizaine de longues minutes sans que je daigne ouvrir la bouche. A l'image de ce moment, vide et plat, les jours avaient suivi, eux-même vides et plats, extrêmement monotones et semblables les uns aux autres. Le temps était nuageux, voire grêleux par intermittence, la lumière du jour s'alternait aux rayons lunaires et aux nuits peuplées de démons, les rêves parasités par les fantômes du passé, par la vision de ma mère et celle de ma sœur qui ne cessaient de me reprocher systématiquement leur mort. A l'instar de mes vieux démons, j'avais fini par m'habituer à l'apparition inquiétante de ces nouveaux monstres qui étaient venus se rajouter aux anciens de mes cauchemars.

Trois jours après le décès de ma mère, je m'étais faite accompagner par un médecin méprisable et insignifiant pour participer aux obsèques. A l'occasion, je l'avais vu, de loin, de si loin et dans le fouillis indescriptible de son visage ridé et dépressif, j'avais tout de même dénoté ses yeux bordés de cernes, larmoyants et sa barbe rêche et mal taillée. Mon père. La cérémonie funéraire s'était déroulée dans nombre de sanglots, nombre d’apitoiements sur la mort de la petite davantage que celle de sa mère, mais pour lui, c'était son monde qu'il venait de perdre, c'était son foyer. Son éloge funèbre avait témoigné de sa détresse, à la fois de sa fragilité comme de son désir irrépressible de rendre la justice, car c'était son métier, il en avait le pouvoir.

- ...et je retrouverai ce criminel, ce prétendu médecin qui arrache la vie de ses confrères, qui tue impitoyablement des enfants en leur retirant le cœur. Et quand la justice sera rendue, je me ferai alors moi-même bourreau et c'est dans sa cage thoracique que ma main plongera à son tour pour en ressortir son terrible et minuscule organe.

Je comprenais, à l'éloquence de ses paroles, d'où me venaient cette capacité innée à adopter un rôle, mais aussi l'origine de cette haine infinie délivrée par la mère Détresse et sa sœur Tristesse. Si, de ma mère, j'avais hérité mes traits féminins et ma silhouette svelte ainsi que la couleur de mes cheveux qui désormais n'était plus, de mon père j'avais puisé ce caractère méprisable, ce désir de vengeance constant et inassouvi.

- Je promets que justice sera rendue, oh oui je vous le promets comme je me le promets à moi-même. Le Gouvernement Mondial fera tout pour que jamais plus une telle horreur ne se répète, ni ici, ni ailleurs. Nous continuons nos recherches et lorsque nous le trouverons... lorsque nous les trouverons, ces coupables, ces criminels, ces révolutionnaires, alors l'impitoyable sentence sera délivrée.

Des révolutionnaires ? Ah, oui c'était vrai, cette rumeur. Je n'avais pas eu l'occasion d'appeler Enrod, mon coordinateur, pour lui dire qu'elles avaient été démenties. Ainsi, Craig Kamina avait été affilié au régime révolutionnaire, comme son frère Tark Kamina, et involontairement ce concours de circonstances avait fini par ensanglanter un peu plus le pavillon rouge de l'organisation. Comme je n'avais pas encore tout à fait fini d'effacer toutes mes traces, cela me donne une nouvelle idée, une idée ingénieuse et terrifiante, qui pour la première fois depuis le début des événements, éveille à nouveau en moi cette personnalité bestiale avide de sang. Et pas n'importe quel sang, car j'avais failli les oublier mais ils faisaient partie de tout ça.

Le sang des menteurs.
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Trois jours supplémentaires s'étaient égrainés depuis les funérailles. Tyrell Sweetsong avait épuisé ses congés de deuil pour repartir à l'assaut des criminels jugés sur Enies Lobby. J'en avais profité pour recueillir des informations à son sujet et apprendre que c'était un homme très respecté sur Grand Line, qui bénéficiait d'un haut statut au sein du Gouvernement Mondial et, à sa manière, combattait la criminalité sur les mers en jugeant les terribles criminels. Il était en quelques sortes un héros et, curieusement, en tant qu'agent du Cipher Pol j'étais probablement l'une des petites mains qui lui amenaient ses victimes qui venaient subir ses sentences en se présentant au barreau. Craig Kamina, aurait pu être l'une d'entre elles, mais le Logia n'avait pas été pris en ligne de compte et ma folie meurtrière ne lui aurait probablement pas permis de survivre jusque là. Alors des fois, un peu comme mon père condamnait en aval, je me réservais ce travail en amont, juge, avocat et bourreau à la fois. Et cette fois-ci j'avais jugé qu'ils seraient tous coupable.

Le troisième jour après les obsèques, on m'avait enfin relâchée de la prison blanchâtre. J'étais libre d'aller où je voulais désormais et je n'allais évidemment pas me priver de terminer ma mission. Ainsi donc, j'étais redescendue du pilier montagneux, le regard perdu dans le vide, suspendue par le téléphérique, avant de reprendre un traineau direction... direction... oui, c'était bien ça, direction Blyktrovitch.

- Blyktrovitch ? Pour y faire quoi mam'zelle ?

- J'ai une affaire à régler là-bas.

***

Lorsque le traineau s'était arrêté devant la petite agglomération dénombrant au grand maximum une dizaine de maisons et une quarantaine d'habitants, la nuit était d'ores et déjà tombée. L'homme m'avait alors invitée à descendre tout en me dévoilant toute une litanie de mots qu'ils n'aurait pas eu besoin d'utiliser.

- Vu qu'il fait nuit maint'nant, j'vous conseille d'trouver une chambre dans l'coin vit'fait. Fait pas bon voyager de nuit ici, m'voy-

- Shigan.

Alors même que le conducteur était en train de me susurrer ses bons conseils généreusement emplis de gentillesse, mon doigt était venu se planter en plein dans son cœur avant de se retirer aussi sec. Lâchant un gazouillis affreux et une gerbe de sang, le musher était tombé raide mort auprès de ses chiens qui étaient aussitôt venus lui lécher le visage, inquiets pour leur maître. Mon plan diabolique venait de commencer. Tournant donc les talons au cadavre dont le sang formait lentement une flaque rouge dans la neige immaculée, j'entamais ma marche funèbre en direction du village aux couleurs chatoyantes, même dans la nuit.

***

Le feu s'était rapidement propagé, incendiant d'abord la taverne avant de s'étendre aux autres maisons avoisinantes et de s'élever aussi du côté de celles plus éloignées. Çà et là, des victimes gisaient inanimées dans la poudreuse, se vidant de leur sang, d'autres tentaient de fuir mais je les rattrapais immanquablement. En l'espace d'un quart d'heure, le village était passé d'un lieu festif et joyeux à un carnage terrible où se mêlaient odeurs de sang et de brûlé ; ils étaient presque tous morts et je savais où se trouvait ma dernière victime, mon messager. Il s'était vulgairement dissimulé derrière un arbre, stoïque, comme si je ne l'avais pas vu, les yeux larmoyants, écarquillés, choqués dans le drame terrible qui se déroulait devant lui. Le jeune Billy.

J'avais commencé ma terrible inquisition dans le bar. Visiblement ils se souvenaient de moi et c'était tant mieux, je leur avais laissé une terrible impression la dernière fois et je comptais bien dépasser les bornes cette fois-ci. A peine étais-je entrée que le trappeur m'avait barré la route... à tort.

- Vous n'êtes pas la bienvenue ic-

- Shigan.

Perforé d'une balle invisible dans le crâne, le chef du village s'était écroulé sur le bar derrière lui et sa mort avait eu pour effet de provoquer un mouvement de panique générale dans le troquet. Implacable, je n'avais pourtant laissé personne sortir, tranchant en deux le barman d'un rankyaku avant qu'il puisse se saisir de son arme, éliminant spontanément les différents clients, hommes, femmes, enfants en me téléportant face à eux et en les transperçant sans aucun état d'âme. Puis, une fois que j'étais persuadée d'avoir vidé l'endroit, j'étais passée à la maison suivante, puis la maison suivante et celle d'après. Au bout d'un moment, les habitants alarmés par les cris et les hurlements avaient commencé à sortir de leurs habitations et à se ruer dans l'avenue principale, parfois encore habillés de leurs pyjamas. Lorsque j'apparaissais devant eux, les mains en sang, ils criaient généralement avant de prendre leurs jambes à leur cou. Mais c'était inutile, je les rattrapais en un mouvement.

Shigan.

Ainsi donc, j'avais mis le feu aux maisons que je délaissais, remplies de cadavres fumants et continuais ma sombre besogne tout en sachant que le petit Billy s'était caché dans un recoin d'où il regardait mes faits et gestes, immobilisé par la peur.

- Billy ? Je te vois, tu ne t'es pas assez bien caché. fais-je soudain d'une voix pleine de malice, le regard tourné vers l'enfant qui, presque aussitôt, se met à courir.

Mais c'est inutile, il le sait bien, il a tout vu. En dix coups de talons sur le sol, je me propulse vers lui à la vitesse de l'éclair pour lui barrer la route. Son air interloqué a quelques chose de drôle lorsqu'il s'arrête immédiatement dans sa course folle et reste transi devant mon regard impitoyable. Alors je lui dévoile mon sourire carnassier car il est la perle de ce village, il est le joyaux de mon plan, l'innocent petit Billy. Instantanément je porte ma main à son cou et le soulève à la hauteur de mon regard comme une vulgaire poupée de chiffons.

- Oh ne t'en fais pas, je n'ai rien contre toi. J'applique simplement la Justice et, comme vous m'avez menti à propos de Craig Kamina, j'ai trouvé un autre moyen de vous rendre utiles.

Le gamin gigote, il me supplie, il s'égosille et mouille ses chausses mais je reste imperturbable. Il est la clé de voute, le messager, assez innocent pour faire figure de martyre, assez jeune pour perturber les esprits.

- S'il-vous-plait, ne me faites pas de mal, s'il-vous-plait... Maman, maman au seco-

- Shigan. l'interromps-je dans sa folie, perforant son petit cœur à son tour, sans plus aucun scrupule, sans plus aucun sentiment.

Alors, tenant toujours le corps du mioche inanimé suspendu au bout de mon bras, je sors un bout de papier, une lettre, avec quelques mots griffonnés dessus et le fourre dans sa poche, avant de le déposer à terre, au centre du village, entre les bâtiments en flammes, la peau blanche comme la neige qui autour de son jeune cadavre est désormais rouge comme le sang.

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Dernière édition par Annabella Sweetsong le Dim 15 Nov 2015 - 15:31, édité 2 fois
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Après m'être rapidement nettoyée les mains dans la neige, j'avais mis route vers l'un des ports de l'île, non-loin de là, non sans un petit détour obligé vers les ruines du cabinet de l'homme-requin, désormais vides, nettoyées par son passage en trombes lors de sa fuite, je supposais.

Cette fois-ci ma progression n'avait pas été ralentie par une tempête de neige et en l'espace de quelques heures de marche dans un froid moins rude que celui que j'avais dû traverser auparavant, j'avais pu remarquer les lumières de la ville qui brillaient à l'horizon et se rapprochaient immanquablement. Finalement, j'étais arrivée dans une zone urbaine bien développée vivant non seulement de la pêche mais aussi du commerce avec les autres îles. Je m'étais mise en tête de passer la nuit dans une auberge ici avant d'embarquer le lendemain à bord de la première galère de la Translinéenne. Je m'étais donc arrêtée devant une bâtisse tout ce qu'il y avait de plus normal où un aubergiste lambda m'avait souri en me voyant débarquer à une heure pareille pour lui demander une chambre. C'était non sans une remarque qu'il avait accepté finalement de me donner les clés pour accéder à la pièce où se trouvait ma couche.

- C'est étrange, vous sentez le brûlé.

- On me dit souvent cela.

J'étais alors montée et m'étais affalée subitement sur le matelas pour m'enfoncer dans un sommeil sans rêves, les yeux fermés sur un fond davantage rouge vermeille que noir.

***

Le lendemain matin je m'étais réveillée de bonne heure dans l'optique de faire mon rapport et me préparer à l'embarquement. Dévoilant le Den Den Mushi hors de l'une des poches de ma veste, je m'étais assise en tailleur sur mon lit après avoir bien vérifié que l'endroit était bien insonorisé et absolument pas sous écoute.

- Agent Sweetsong ? Mais où étiez-vous passée bon sang ! Cela va faire des semaines, nous vous croyions morte !

Je lâche un petit rire, tout ce qu'il y a de plus formel, sans dévoiler ne serait-ce qu'une pointe de l'agacement qui m'habite suite à ce message.

- Hahaha, désolée de ne donner des nouvelles que maintenant, Enrod. J'ai terminé la mission et je mets les voiles à bord de la translinéenne dans la journée.

- Bien et Craig Kamina ? Les rumeurs disaient-elles vrai ?

Je déglutis avec peine pour aborder le sujet de mon échec.

- Malheureusement non, mais je me suis débrouillée pour que désormais elles le soient : dans les jours qui vont suivre la révolution devrait devenir le fléau de Drum, j'y ai pris grand soin et Craig Kamina y sera forcément affilié, comme son frère. J'ai en revanché échoué à capturer le sujet, il s'agit d'un élément notoire puisqu'il est le détenteur d'un Fruit du Démon... plus précisément un Logia.

Au bout du fil, l'homme peste face à cette annonce.

- Dommage, désormais nous nous retrouvons donc avec un dangereux criminel en fuite, mais bon tu n'y peux rien, tu n'es pas armée pour te battre contre de tels monstres. Moi non plus d'ailleurs, hahaha. Soit, je te fais confiance. Combien de victimes sont à déplorer ?

Visionnant les visages des morts dans mon esprit, je les compte un par un avant de lâcher le nombre de civils morts pour la réputation d'un seul homme, d'un criminel. C'était dommageable, mais c'était juste.

- Plus d'une quarantaine, en comprenant un membre des Toubib Twenty, Carryline Sweetsong et sa fille, Sophia Sweetsong ainsi qu'un village entier de l'île de Drum, Blyktrovitch, officiellement rayé de la carte par la révolution.

L'homme siffle.

- Et beh, t'as pas chaumé dis donc, un village entier. Et une gos- Attends ? Sweetsong ? On parle bien de ta famille là ? De ta mère, de ta sœur... Oh mon dieu...

- C'était pour le bien de la mission. mens-je. Qui plus est, désormais le juge Tyrell Sweetsong est aussi sur le coup, il va tout faire pour foutre Craig en taule.

Pendant une bonne minute, je n'ai en guise de réponse qu'un long silence avant que le coordinateur abroge la conversation.

- Bon et bien... si pour toi c'est bon... Seul l'intérêt de la mission me regarde, du reste tu fais ce que tu veux. Je vais joindre les différents agents en poste sur Drum actuellement pour gérer la situation, voir si ton coup monté prend bien. Dans tous les cas, félicitations Sweetsong, tu t'es bien rattrapée. A bientôt.

Gotcha.

***

Vers quinze heures, le navire avait largué les amarres, me portant sur les vaguelettes blanches que la coque disséquait drastiquement, loin de Drum et des carnages terribles que j'y avais provoqué. Exténuée, je me tenais fermement appuyée, les coudes posés nonchalamment sur le bastingage, le dos vouté comme une carapace, le regard à nouveau perdu dans le vide à l'instar du début de l'histoire. Tant de choses avaient changé, tant de choses s'étaient effacées, plus que je n'en avais réellement désiré au départ. Avais-je été trop gourmande ? Aurais-je pu y changer quelque chose ? Aurais-je pu obtenir le pardon de ma mère, le pardon de Craig, éviter tout ce sang... Probablement, peut-être, mais désormais c'était fait, c'était comme ça. J'avais coupé un lien supplémentaire me retenant à ce monde, j'avais développé davantage le monstre en moi et réduit un peu plus l'existence d'Annabella Sweetsong. Plus ça allait et plus l'enfant au fond de moi devenait complète tandis que je me séparais d'elle, tandis que pour ma part je devenais vide, simple outil creux sans âme dont l'objectif était de servir constamment cette même cause Booléenne : vrai ou faux, tuer ou laisser vivre.

Lentement, régulièrement, le bateau se soulève et retombe, il fend l'écume en me transporte vers l'horizon bleu, à bonne distance de ces montagnes cylindriques, de cette neige en sang, de ces cadavres d'enfants et de ce ciel d'un blanc faussement immaculé. A nouveau, je m'enfonce dans mes débats psychologiques sans queue ni tête et reste sur le pont des heures durant, troublée à en perdre définitivement le sommeil. Et même si le temps passe, même si je la masque au plus profond de moi, la douleur est toujours là, omniprésente, comme une pointe d'acide gangrénant mon cœur et s'incarnant systématiquement sous la forme de cette même question. Cette question dont je connais la réponse mais que je me force à tout prix à oublier à chaque fois.

- Oui, elle t'a aimée.
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