-Qu’est ce qu’on a là, Carver ?
-Rien de très importants. Des outils, du matériel. La routine quoi.
-Pourquoi d’aussi gros boulons ? Et d’aussi grosses vis ?
-Ah ? Ça ? C’est pour les grosses réparations, on ne sait jamais…
-Je vous où vous voulez en venir, Carver …
-Ah bon ?
-Et c’est non.
-Roooh ! Faites pas l’enfant. Ça pourra vous sauver la vie une nouvelle fois…
Je m’apprête à répondre à l’ingénieur principal de la GM42 lorsque des voix font état d’un problème : une vingtaine de marines transportant diverses marchandises pour la base mobile font la queue et ils n’aimeraient pas y passer toute la journée, surtout que le commandant Trovahechnik a fixé une heure de plus en plus proche pour que l’ensemble des troupes soit prêt à opérer. Et pour certains, la poussière et la saleté ayant pris possession de la cale compromettent déjà beaucoup trop la qualité du cirage de leur botte. Vaut mieux pas attirer le regard sournois et inquisiteur du commandant. Je soupire, jetant un regard entendu au visage faussement innocent de Sam Carver. Il veut me travailler de l’intérieur. Me recoller des plaques de métal sous la peau pour me rendre plus solide. On en reparlera. Je le laisse passer avant de passer au suivant. Des vivres. Rien de surprenant. Je laisse à nouveau passer. Dans la cale, ça s’active de tout côté tout autant que ça s’active sur le pont du Passeur. Pour la plupart des hommes de la GM42, il est l’heure de regarder une dernière fois la lumière du jour avant de s’enfoncer pour un temps inconnu au sein des ténèbres de la forteresse. Pour ce que l’on attend de nous, les promenades frivoles n’y ont pas leur place. Je les laisse faire, acceptant même certains membres de l’équipe d’approvisionnement de profiteur de ces derniers instants. Les plus jeunes la plupart. Pour d’autres baroudeurs, le voyage enfermé est beaucoup plus supportable.
On pourrait croire que c’est du favoritisme et que ce dernier entraine la division au sein de l’unité. Pas après ce que l’on a vécu au Trou. Au milieu d’une horde d’ennemis qui n’ont reculé devant rien pour tenter de cueillir nos vies, mes hommes se sont battus et se sont défendus mutuellement avec courage. Celui qui fume une dernière cigarette en laissant son visage profiter des rayons du soleil, c’est celui qui sera une arme ou un bouclier dans les moments les plus précaires de nos prochaines missions. Un petit sacrifice pour quelques vies de gagné, ce n’est pas cher payé. Moi-même, je n’ai pas le droit à de traitement de faveur. Si ce n’est une chaise, mais qui fait de la figuration. Je passe mon temps debout à laisser les gens entrer et sortir de la GM42. On refait les stocks. L’espace autour est dégagé, histoire d’éviter les sorties hasardeuses et les collisions. Surtout si c’est de la poudre. Un peu plus loin, le lieutenant Grit supervise les derniers arrangements de postes. Certains soldats fragilisés par le Trou essaient d’éviter les affiliations dangereuses de la forteresse. Heureusement, d'autres, plus courageux, acceptent de changer de place. Pas toujours. Et Grit doit faire avec un sang-froid qui n’a rien à envier celui qu’il a arboré face aux criminels du Trou.
C’est la fin de la file. Je ne cache pas un bâillement puissant et certains soldats sourient en passant. Une matinée à faire ça, c’est usant. L’un des derniers est le médecin-chef Avnell, avançant lentement, une caisse fermée entre les bras. A son approche, je lui lance un regard entendu en murmurant.
-Vous les avez ?
Conrad, d’habitude imperturbable, ne peut s’empêcher de lâcher une grimace exagérée, prouvant bien que l’affaire n’était pas si mince que ça.
-A peu de choses prête. J’espère qu’ils fermeront les yeux sur l’absence de pousses de bambous. Ce n’est pas par ici que l’on trouvera ce genre de chose.
-Je l’espère, Avnell, je l’espère. Allez vous débarrasser.
Il va passer et il glisse un mot discret dans un sourire rare.
-J’ai le homard.
Je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour. Trouver un homard sur un rafiot, c’est rare. Il doit faire partie du stock réservé pour les grandes occasions. Il y’en a forcément un. Trovahechnik n’aurait pas éclipsé ce genre de détail d’une importance capitale si un membre influent du Gouvernement Mondial avait pris place à bord. Ce met rare, il ira pour les deux pirates cacher dans les profondeurs de la GM42. Plutôt illustres, pas vraiment autant souhaiter que des officiers supérieurs de l’Amirauté, ils sont toutefois une menace pour tous les hommes de ce navire. Et les quelques marines au courant de l’affaire ne laissent rien au hasard. S’ils veulent un homard, ils l’auront, si c’est possible. Mourir pour un homard, c’est un peu con.
Le chargement prend fin. Je patiente encore quelques minutes pour que les derniers gros bras puissent sortir et enfin aller à leur occupation. Grit s’approche de moi et me fait un rapport détaillé de la situation. Plusieurs éléments n’ont pu être recasés. Le lieutenant mettra l’un de ses sergents sur le coup pour les encadrer. Bonne idée. Il aurait bien aimé le faire, ça se voit, mais ses responsabilités sont grandes. Alors que le médecin Avnell sort à nouveau, c’est une autre figure de la GM42 qui déboule en manquant de se cogner le front contre l’une des poutres du plafond bas. La carrure massive de Max Coddy impressionne et la bonne humeur qui l’anime semble prometteuse.
-Hé ! Lieutenant ! Vous devinerez jamais !
-Non, je ne devinerais pas. Qu'est-ce qui se passe ?
-Trovahechnik a une extinction de voix ?
J’apprécie l’humour sarcastique de Grit, un peu trop dangereuse. Les murs peuvent avoir les oreilles choux-fleurs du Commandant. Coddy sourit aussi, mais il enchaine rapidement.
-Je viens justement de la part du Commandant, il n’avait pas le temps pour le faire, qu’il a dit. Alors, je m’en charge.
-De quoi ? Allez, Max, dépêche !
-J’ai eu une promotion !
-Sérieux ?
-Je suis caporal !
Les marines, Grit, moi-même et même le discret Conrad, nous éclatons de joie à cette annonce. Caporal Coddy ? Je ne pensais pas que ça irait si vite. Le rapport, certes ennuyeux, que j’ai rédigé a dû jouer pour cette promotion. Il la mérite. Il a beaucoup fait au Trou. Et même s’il fait actuellement le modeste en disant qu’il ne saura pas commander des hommes, je suis sûr qu’il le pourra. C’est un brave gars.
-Et vous savez pas la meilleure !
-Quoi ? Lou en a une aussi ?
-Nan ! Lieutenant !
-Hein ?
-Vous êtes promu lieutenant !
Je ne comprends pas tout de suite. Puis je lis les quelques lignes sur le papier estampillé du courrier officiel de la marine que oui, j’ai eu une promotion. Plus sous-lieutenant. Lieutenant. Tout simplement. J’ouvre la bouche. J’essaie de parler. Ça marche pas. J’essaie. Puis Grit me frappe joyeusement le dos d’une claque puissant qui me conduit presque à raser le sol. Coddy me rattrape en chemin.
-Bah ça alors ! Lieutenant Pludto. Ça sonne bien, mais on le sait déjà, ça.
-ça va Grit… n’en rajoute pas.
-Et elle dit quoi la lettre ?
-Il y a eu des médailles !
-Sérieux Max ? Genre ?
-La croix de fer !
Ah ouai.
-Et la médaille de la rescousse !
Ah ouai !
-Et le ruban rouge, évidemment !
-Ah bah ça, on pourra l’accrocher sur la plaque commémorative de Carver. Ça rendra bien.
Je vide le contenu de la lettre dans ma paume ouverte. La médaille au ruban rouge glisse dedans. Pas les autres. Naturellement, c’est plus de l’ordre de la cérémonie officiel ce genre de chose et je suis sûr que Trovahechnik les garde quelque part. Pas d’entorse au protocole. Par contre, les rubans rouges, c’est tellement courant que c’est devenu une bagatelle. Il n’y a plus que les jeunes marines pleins d’illusions qui éprouvent de la fierté en en recevant une. Je suis un peu comme ça. Jeune marine. Nouveau marine. Je la jette dans les airs avant de l’attraper et de la porter à mon nez pour en sentir l’odeur. Discret, mais il y’en a une. Toujours la même odeur. Comme toujours l’odeur du sang pour lequel on mérite cette décoration. J’en ai eu des tonnes dans mon existence. Mais celle-ci, c’est autre chose. Je prends sur moi de cacher mon émoi en raffermissant mon poing sur le petit objet. Je souris.
-Et bien, Grit. On va pouvoir s’appeler par nos prénoms. N’est ce pas, Tan
-Nan ! Par pitié, non ! Pas mon prénom ! Si c’est ça, je continuerais à donner du lieutenant.
-J’aime mieux ça, Grit.
-Je crois qu’il faudrait aller sur le pont.
-Bien dit Conrad. J’ai hâte de demander mes écussons à Trovahechnik.
-Tu paries sur quoi ? Le visage inexpressif ou la petite moue dégoutée ?
Je regarde un instant par une écoutille. On arrive. Mon sourire se fige.
-Je ne parie pas. La situation ne se prête plus trop à rire.
-Rien de très importants. Des outils, du matériel. La routine quoi.
-Pourquoi d’aussi gros boulons ? Et d’aussi grosses vis ?
-Ah ? Ça ? C’est pour les grosses réparations, on ne sait jamais…
-Je vous où vous voulez en venir, Carver …
-Ah bon ?
-Et c’est non.
-Roooh ! Faites pas l’enfant. Ça pourra vous sauver la vie une nouvelle fois…
Je m’apprête à répondre à l’ingénieur principal de la GM42 lorsque des voix font état d’un problème : une vingtaine de marines transportant diverses marchandises pour la base mobile font la queue et ils n’aimeraient pas y passer toute la journée, surtout que le commandant Trovahechnik a fixé une heure de plus en plus proche pour que l’ensemble des troupes soit prêt à opérer. Et pour certains, la poussière et la saleté ayant pris possession de la cale compromettent déjà beaucoup trop la qualité du cirage de leur botte. Vaut mieux pas attirer le regard sournois et inquisiteur du commandant. Je soupire, jetant un regard entendu au visage faussement innocent de Sam Carver. Il veut me travailler de l’intérieur. Me recoller des plaques de métal sous la peau pour me rendre plus solide. On en reparlera. Je le laisse passer avant de passer au suivant. Des vivres. Rien de surprenant. Je laisse à nouveau passer. Dans la cale, ça s’active de tout côté tout autant que ça s’active sur le pont du Passeur. Pour la plupart des hommes de la GM42, il est l’heure de regarder une dernière fois la lumière du jour avant de s’enfoncer pour un temps inconnu au sein des ténèbres de la forteresse. Pour ce que l’on attend de nous, les promenades frivoles n’y ont pas leur place. Je les laisse faire, acceptant même certains membres de l’équipe d’approvisionnement de profiteur de ces derniers instants. Les plus jeunes la plupart. Pour d’autres baroudeurs, le voyage enfermé est beaucoup plus supportable.
On pourrait croire que c’est du favoritisme et que ce dernier entraine la division au sein de l’unité. Pas après ce que l’on a vécu au Trou. Au milieu d’une horde d’ennemis qui n’ont reculé devant rien pour tenter de cueillir nos vies, mes hommes se sont battus et se sont défendus mutuellement avec courage. Celui qui fume une dernière cigarette en laissant son visage profiter des rayons du soleil, c’est celui qui sera une arme ou un bouclier dans les moments les plus précaires de nos prochaines missions. Un petit sacrifice pour quelques vies de gagné, ce n’est pas cher payé. Moi-même, je n’ai pas le droit à de traitement de faveur. Si ce n’est une chaise, mais qui fait de la figuration. Je passe mon temps debout à laisser les gens entrer et sortir de la GM42. On refait les stocks. L’espace autour est dégagé, histoire d’éviter les sorties hasardeuses et les collisions. Surtout si c’est de la poudre. Un peu plus loin, le lieutenant Grit supervise les derniers arrangements de postes. Certains soldats fragilisés par le Trou essaient d’éviter les affiliations dangereuses de la forteresse. Heureusement, d'autres, plus courageux, acceptent de changer de place. Pas toujours. Et Grit doit faire avec un sang-froid qui n’a rien à envier celui qu’il a arboré face aux criminels du Trou.
C’est la fin de la file. Je ne cache pas un bâillement puissant et certains soldats sourient en passant. Une matinée à faire ça, c’est usant. L’un des derniers est le médecin-chef Avnell, avançant lentement, une caisse fermée entre les bras. A son approche, je lui lance un regard entendu en murmurant.
-Vous les avez ?
Conrad, d’habitude imperturbable, ne peut s’empêcher de lâcher une grimace exagérée, prouvant bien que l’affaire n’était pas si mince que ça.
-A peu de choses prête. J’espère qu’ils fermeront les yeux sur l’absence de pousses de bambous. Ce n’est pas par ici que l’on trouvera ce genre de chose.
-Je l’espère, Avnell, je l’espère. Allez vous débarrasser.
Il va passer et il glisse un mot discret dans un sourire rare.
-J’ai le homard.
Je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour. Trouver un homard sur un rafiot, c’est rare. Il doit faire partie du stock réservé pour les grandes occasions. Il y’en a forcément un. Trovahechnik n’aurait pas éclipsé ce genre de détail d’une importance capitale si un membre influent du Gouvernement Mondial avait pris place à bord. Ce met rare, il ira pour les deux pirates cacher dans les profondeurs de la GM42. Plutôt illustres, pas vraiment autant souhaiter que des officiers supérieurs de l’Amirauté, ils sont toutefois une menace pour tous les hommes de ce navire. Et les quelques marines au courant de l’affaire ne laissent rien au hasard. S’ils veulent un homard, ils l’auront, si c’est possible. Mourir pour un homard, c’est un peu con.
Le chargement prend fin. Je patiente encore quelques minutes pour que les derniers gros bras puissent sortir et enfin aller à leur occupation. Grit s’approche de moi et me fait un rapport détaillé de la situation. Plusieurs éléments n’ont pu être recasés. Le lieutenant mettra l’un de ses sergents sur le coup pour les encadrer. Bonne idée. Il aurait bien aimé le faire, ça se voit, mais ses responsabilités sont grandes. Alors que le médecin Avnell sort à nouveau, c’est une autre figure de la GM42 qui déboule en manquant de se cogner le front contre l’une des poutres du plafond bas. La carrure massive de Max Coddy impressionne et la bonne humeur qui l’anime semble prometteuse.
-Hé ! Lieutenant ! Vous devinerez jamais !
-Non, je ne devinerais pas. Qu'est-ce qui se passe ?
-Trovahechnik a une extinction de voix ?
J’apprécie l’humour sarcastique de Grit, un peu trop dangereuse. Les murs peuvent avoir les oreilles choux-fleurs du Commandant. Coddy sourit aussi, mais il enchaine rapidement.
-Je viens justement de la part du Commandant, il n’avait pas le temps pour le faire, qu’il a dit. Alors, je m’en charge.
-De quoi ? Allez, Max, dépêche !
-J’ai eu une promotion !
-Sérieux ?
-Je suis caporal !
Les marines, Grit, moi-même et même le discret Conrad, nous éclatons de joie à cette annonce. Caporal Coddy ? Je ne pensais pas que ça irait si vite. Le rapport, certes ennuyeux, que j’ai rédigé a dû jouer pour cette promotion. Il la mérite. Il a beaucoup fait au Trou. Et même s’il fait actuellement le modeste en disant qu’il ne saura pas commander des hommes, je suis sûr qu’il le pourra. C’est un brave gars.
-Et vous savez pas la meilleure !
-Quoi ? Lou en a une aussi ?
-Nan ! Lieutenant !
-Hein ?
-Vous êtes promu lieutenant !
Je ne comprends pas tout de suite. Puis je lis les quelques lignes sur le papier estampillé du courrier officiel de la marine que oui, j’ai eu une promotion. Plus sous-lieutenant. Lieutenant. Tout simplement. J’ouvre la bouche. J’essaie de parler. Ça marche pas. J’essaie. Puis Grit me frappe joyeusement le dos d’une claque puissant qui me conduit presque à raser le sol. Coddy me rattrape en chemin.
-Bah ça alors ! Lieutenant Pludto. Ça sonne bien, mais on le sait déjà, ça.
-ça va Grit… n’en rajoute pas.
-Et elle dit quoi la lettre ?
-Il y a eu des médailles !
-Sérieux Max ? Genre ?
-La croix de fer !
Ah ouai.
-Et la médaille de la rescousse !
Ah ouai !
-Et le ruban rouge, évidemment !
-Ah bah ça, on pourra l’accrocher sur la plaque commémorative de Carver. Ça rendra bien.
Je vide le contenu de la lettre dans ma paume ouverte. La médaille au ruban rouge glisse dedans. Pas les autres. Naturellement, c’est plus de l’ordre de la cérémonie officiel ce genre de chose et je suis sûr que Trovahechnik les garde quelque part. Pas d’entorse au protocole. Par contre, les rubans rouges, c’est tellement courant que c’est devenu une bagatelle. Il n’y a plus que les jeunes marines pleins d’illusions qui éprouvent de la fierté en en recevant une. Je suis un peu comme ça. Jeune marine. Nouveau marine. Je la jette dans les airs avant de l’attraper et de la porter à mon nez pour en sentir l’odeur. Discret, mais il y’en a une. Toujours la même odeur. Comme toujours l’odeur du sang pour lequel on mérite cette décoration. J’en ai eu des tonnes dans mon existence. Mais celle-ci, c’est autre chose. Je prends sur moi de cacher mon émoi en raffermissant mon poing sur le petit objet. Je souris.
-Et bien, Grit. On va pouvoir s’appeler par nos prénoms. N’est ce pas, Tan
-Nan ! Par pitié, non ! Pas mon prénom ! Si c’est ça, je continuerais à donner du lieutenant.
-J’aime mieux ça, Grit.
-Je crois qu’il faudrait aller sur le pont.
-Bien dit Conrad. J’ai hâte de demander mes écussons à Trovahechnik.
-Tu paries sur quoi ? Le visage inexpressif ou la petite moue dégoutée ?
Je regarde un instant par une écoutille. On arrive. Mon sourire se fige.
-Je ne parie pas. La situation ne se prête plus trop à rire.