7.
Malgré lui, Loth suivit Midnight dans son enquête. La Commandante ne prit la peine d'enfourcher un cheval, elle se métamorphosa en hybride femme-abeille et vrombit en se dirigeant à toute vitesse vers l'ouest, en direction de l'embouchure des fleuves gelées. Une traversée de trois longues heures à travers les landes gelées et désolées de Boréa. A leur arrivée, ils découvrirent un clan de trois à quatre cent âmes. La bourgade était un bel agglomérat d'igloos et de maisons taillées dans les blocs de glaces. A l'intérieur, des fourrures d'animaux tapissaient les murs et isolaient ses habitants de la fraicheur négative de l'extérieur. Ils furent reçus par le chef de village, un nonagénaire aux yeux laiteux. Assis en tailleur sur une pile de coussin, il semblait méditer. Des collations fumantes et de la viennoiserie étaient disposées devant lui. Soit il venait de recevoir des invités soit...
- Je vous attendais, murmura-t-il d'une voix très faible mais parfaitement audible.
- Vous nous attendiez, chef Jethro ? fit Midnight perplexe.
- Dès que vous avez dépassé les landes du Grand Sabot, vous êtes entrés sur mon territoire.
Loth et Midnight se regardèrent en plissant des yeux. Les landes du Grand Sabot étaient à plus cinq kilomètres de là. Il était prouvé qu'en perdant un sens, les autres se développaient mais cela semblait abusé que ce vieillard ait pu ressentir leur présence à une aussi grande distance. A moins qu'il ne fît appel à une technique, un pouvoir qui leur était totalement étranger. Méditant sur ses capacités, Loth entendit au loin un rapace, une harpie féroce à crête lancer un cri strident. Ce cri, il l'avait notifié, juste avant leur entrée sur le "territoire" de Jethro. Il s'était même demandé à l'occasion si les harpies féroces s'attaquaient aux humains. Maintenant, il se demandait si ce n'étaient pas ces oiseaux qui avaient donné l'alerte...
- Chef, notre présence est motivée par...
- Samir, le petit Samir Castillo. Ça aussi, je le sais.
- Vous a-t-il contacté ? Il est soupçonné de cinq meurtres et de détournement de six cent millions de Berry. Ce sont des faits de la plus extrême gravité.
- Non, il ne viendra pas ici. Jamais. Il n'est pas la bienvenue.
- Et pourquoi ? Un passé trouble ?
- Nous sommes des taupiers. Notre clan est le seul du royaume spécialisé dans la chasse et la domestication des taupes des givres. De sales et redoutables créatures de la taille de carrosses qui vivent sous la banquise. Elles sont très prisées dans les mines où leurs griffes sont indispensables pour retourner la terre gelée. Mais c'est un travail harassant, très dangereux qui nécessite qui nous allions chercher les taupes dans leur habitants naturels. Sous la glace. En creusant nous-mêmes des tunnels. Mais nous sommes à Boréa et un trou, une cavité dans la terre ne le reste jamais bien longtemps. Il faut toujours quelqu'un pour veiller sur les entrées des tunnels que les chasseurs creusent avant d'aller débusquer les taupes au risque que la neige recouvre le tout et qu'en ressortant, ils se retrouvent coincés. Et ça, c'était la tâche spécifique de la famille Castillo. C'étaient nos veilleurs. Les chasseurs mettaient leurs vies entre leurs mains avant de se faufiler sous la terre. Mais un jour, durant le malheureux indicent de...
Jethro mit plusieurs minutes à raconter l'histoire, entrecoupée de phases de douloureuses nostalgies. Les parents de Samir étaient les chefs de leur famille, les veilleurs en chef en quelque sorte. L'incident s'était déroulé près de trente-cinq ans plutôt, à une époque où leur fils, Samir Castillo avait cinq ans. Durant une chasse dans une région de l’occident Boréalin appelée "Les Nid-de-poule", les parents de Samir étaient, comme à l'accoutumée en train de veiller sur l'orifice que les chasseurs avaient emprunté pour descendre dans les entrailles de la terre. Mais à la différence de l'habituel, ce jour-là, le jeune Samir avait été emmené sur le terrain. Un enfant de cinq ans, c'était turbulent, ça découvrait le monde, ça gambadait partout. Le pire arriva, il échappa à la vigilance de ses parents occupés à entretenir la cavité. Ils ne virent que trop tard leur enfant marcher sur la frêle banquise qui avait recouvert l'étang voisin. La couche de glace se craquela sous ses sauts joyeux et il tomba dans l'eau. Naturellement, ses parents affolés se portèrent à son secours et mirent un certain temps avant de le retrouver sous la masse d'eau, de le réanimer, de le réchauffer. Un temps dont ne disposèrent pas les infortunés chasseurs qui s'étaient retrouvés en sous nombre et face à plus de taupes que prévu. Remontant en catastrophe, ils s'étaient heurtés à une ouverture bouchée par plusieurs centimètres de glace qu'ils ne purent briser avant qu'une horde de bêtes sauvages ne les mette en charpie...
- Ce fut le plus grand massacre de l'histoire de notre clan, fit douloureusement Jethro. Quinze des nôtres parmi lesquels mon fils furent tués ce jour-là...
L'histoire datait, mais la blessure était vive et ça se voyait encore. Après ce massacre, les Castillo furent pris à partie par les autres membres du clan Primus et les familles de ceux qui perdirent des leurs. Ils avaient sauvé leur enfant certes, mais l'avaient en quelque sorte troqué contre la vie de quinze autres. Les parents de Samir et l'intégralité de la grande famille Castillo furent chassés du clan, exilés, pour ceux qui n'avaient pas goûté à la vindicte populaire.
- Inutile de chercher, Commandante, vous ne trouverez personne dans ce village susceptible d'aider un Castillo. Beaucoup de famille comme la mienne ont perdu leur fils ainé et souvent le seul ce jour-là et par la faute des Castillo, condamnées à disparaître sans héritier mâle.
Penauds, ils prirent congés du clan et retournèrent à Lavallière. Bien sûr, ils s'interrogèrent sur la véracité des faits énoncés par Jethro mais sa peine était tellement communicative qu'ils n'en doutèrent pas un instant. Malgré tout, une fois en ville, Midnight prit soin de vérifier. Les archives de la Marine relataient de ce fait, exactement comme raconté par le chef de Clan. La 157e de l'époque était même intervenue pour exfiltrer, et difficilement, quarante membres de la famille Castillo retenus en otage par les familles éplorées.
- Bon voilà, ça ne donne rien votre piste. Vous en avez d'autres ?
- Non, c'était la seule, marmonna-t-elle en se mordant la lèvre inférieure.
- Je peux avoir un duplicata de ce rapport d'intervention ?
- Pourquoi faire ?
- Pour l'étudier. J'y verrai peut-être quelque chose qui vous aura échappé.
- Bien sûr, je vais demander au scribe de te recopier tout ça, dit-elle lentement et soupçonneusement. Et quand tu trouveras quelque chose, tu m'en aviseras ?
- Sans faute, fit Loth tout souriant en se levant. Ce fut un plaisir, je vais aller vaquer à d'autres occupations. Inutile de m'accompagner, des pistes broutilles, je vous ferai appel si c'est vraiment important.
- Loth ?
- Oui ?
- Tu prépares un mauvais coup ?
- Naturellement, répondit-il en relevant ses lunettes.
8.
Il était trop tard pour prendre de nouveau rendez-vous avez les instances du port. Loth regagna donc le cimetière de Brinborian où il passa sa soirée à étudier le rapport sur l'incident Castillo comme ça avait été nommé à l'époque. Il le trouva extrêmement instructif et pensa même qu'il serait passé à côté d'une piste importante s'il avait refusé d'accompagner Midnight. Le drame des Castillo lui donna matière à réfléchir et à se questionner sur les origines de Zéro. Où diable avait-elle connu Samir Castillo ? Était-il, à l'instar de Don Viera ou d'Helen Urée, un simple pion stratégiquement placé dans une institution importante en cas de cas ? Où étaient-ils plus proches que ça ? Zéro était-elle originaire des clans des fleuves gelés ? Était-elle un Castillo ?
Nombreuses étaient les questions qui le martelèrent cette nuit-là. Il s'en alla se coucher, la tête pleine d'hypothèses, sans aucune nouvelle de Dena' ou d’Émeline.
Le lendemain matin, il se présenta à la capitainerie de Lavallière avec son mandat royal sous les yeux écarquillés de la secrétaire qui le fit entrer sans délai chez la directrice financière. Quelques instants plus tard, la chef comptable entra dans le bureau et prit place à côté de sa directrice. Loth avait demandé à les voir toutes les deux. Elles étaient en face de lui, de l'autre côté d'un large bureau vernis. De ses yeux, il les scruta pendant une dizaine de minutes, laissant une fausse tension s'installer.
D'emblée, il sut que la directrice financière, Vicky Carter, n'était pas celle qu'il cherchait. Trop vieille, de la génération de Lavoisier lui-même. Soixante-dix, soixante-quinze ans. Ses cheveux étaient ligotés en un chignon transpercé d'une aiguille au milieu de son crâne. Son air était sévère, le genre de femme autoritaire qui ne supportait pas la contradiction. D'ailleurs, remarqua-t-il, la chef comptable avait posé sa chaise à une respectable distance d'elle. Dans son bureau, les murs étaient constellés de photos d'elle et des grands de Boréa et des Blues. Maximilian et d'autres rois. C'était définitivement une femme de pouvoir et de poigne qui aimait démontrer son rayon d'action. Une tigresse. Ce que Loth cherchait, c'était plus une... Il ne savait pas.
La chef comptable, Eleanor Grims par contre monopolisa son attention. Elle était dans la bonne tranche d'âge. Trente-cinq à quarante ans. Des cheveux tintés en rose, svelte, des lunettes rondes sur le nez. Il lui arriva de sourire de crispation et faire découvrir ses énormes incisives qui lui donnaient un air de femme-lapine. Par deux fois, elle toussota violemment et s'excusa en sortant de la pièce, un mouchoir contre les lèvres. Son départ fut auréolé par le regard dédaigneux et méprisant de sa directrice.
- Elle est souffrante ?
- Depuis des années, dit Vicky comme si elle lui reprochait d'être tombée malade sans son accord. Mais c'est sans importance.
- C'est faux. Vous mentez.
- Pardon ?
- Vos expressions vous trahissent. Vous tenez à elle bien plus que vous ne le croyez vous-même. Enfin, professionnellement, je parle. Vous êtes peut-être un tyran mais vous n'êtes pas bouchée, vous savez reconnaître de la valeur et Eleanor en a. Énormément. Vous la tolérez même dans votre aire d'aisance. Je suis sûr que si c'était un autre employé qui avait daigné s’asseoir à côté de vous, vous l'aurez rabroué avec une telle violence qu'il aurait donné sa démission sur-le-champ. Vous êtes une tigresse qui n'accepte pas qu'on marche sur son territoire et si vous tolérez une autre femme, c'est sans doute parce qu'elle vous est soumise. Ce qu’est Eleanor. Brillante, intelligente, visionnaire mais pas ambitieuse. Elle ne vise pas votre place, aussi, vous la tolérez.
Ne soyez pas étonnée, c'est juste de l'étude comportementale basique.
Loth agrémenta son discours d'un petit sourire narquois sous les airs hébétés de Vicky Carter. Eleanor choisit ce moment pour revenir d'une démarche hésitante, s'assit les mains jointes entre les jambes. Elle dévisageait Loth avec curiosité et intérêt. Elle força ce dernier à réviser la déclaration faite à Dena'. Si cette femme était Zéro, il ne saurait l'affirmer.
- Depuis combien de temps travaillez-vous ici, Miss Eleanor ?
- *tousse* Dix ans. Sa voix était maladive.
- Où avez-vous étudié ?
- Je ne vois pas le propos de tout ceci, fit sèchement Vicky. Quel est l'objet de votre visite ?
- J'enquête sur les ramifications du scandale de C&C au début d'année. Le roi m'a chargé d'une sorte... d'audit. Pour savoir comment vos services ont pu échouer à déceler cette faille vu que l'audit des sociétés portuaires dépend de la capitainerie. Donc on peut dire que je suis l'auditeur de l'auditeur. Et pour l'instant, j'enquête sur les personnalités des têtes pensantes de la capitainerie. On viendra aux chiffres plus tard, quand mon équipe sera au point. Donc, ayez l'obligeance de répondre à mes questions, mesdames.
Elles tressaillirent toutes les deux. Craig & Croupton, une sale affaire qui avait mit Maximilian hors de lui. Il avait, à l'occasion, démis le directeur général de la capitainerie de son poste et Vicky Carter était passée à un cheveu de perdre le sien. Remuer cette vieille blessure était ce que Loth pouvait faire de mieux pour avoir leur coopération. Qui plus est, elle ne saurait ébruiter qu'une enquête royale était de nouveau en cours, ça entacherait leur renommée.
- A l'académie de Jalabert, répondit-elle d'une voix plus assurée. Filière *tousse* de mathématiques financières.
- Quelle promotion ?
- 1599-1604. J'ai été première de ma promo'.
Était-elle Zéro ou pas ? La certitude jouait à cache-cache avec lui. Elle correspondait au profil en tout point sauf celui de l’inachèvement des études. Alors qu'il était perdu dans ses pensées, Loth se rendit compte avec une violence inouïe que ses atermoiements n'avaient pas lieu d'être. Comment avait-il pu oublier cet indice crucial ? Il jura intérieurement sa propre stupidité et maudit sa mémoire eidétique surchargée qui lui jouait parfois de sales tours.
Il avait un moyen infaillible de reconnaitre Zéro.
Et le souvenir de ce moyen lui indiquait qu'Eleanor n'était pas celle qu'il recherchait avidement. Mais il avait besoin d'un échantillon pour vérification. Aussitôt, il plongea une main dans son manteau et agrippa un objet au même moment où on toqua à la porte. Vicky aboya de ne pas les déranger mais la personne insista et Eleanor partit ouvrir.
- Oui ?
- Désolé, vraiment désolé de vous déranger mais nous avons besoin de vous pour nous orienter sur les procédures Beta 24-5D. C'est que les conteneurs de charbons sont déjà chargés sur le transocéanien et doivent appareiller dans une heure, bafouilla une petite voie apeurée. Et nous n'en avons pas encore fini avec les procédures.
- Quoi ?!!! explosa Vicky. Mais c'est d'une extrême importance ! Ça devait être fait depuis avant-hier ! Qu'est-ce que vous fichiez ?
- Nous ne comprenons pas les nouvelles procédures.
- Je croyais que Madoff les avait formés ?
- *tousse* *tousse* Plutôt trois fois qu'une, répondit Eleanor d'une voix blasée entre deux quintes de toux. Mais il semblerait *tousse* que ce soit trop compliqué pour eux. Je vais aller résoudre *tousse* tout ça. Mr Reich, vraiment désolé *tousse* mais ce bateau doit partir, autrement, vous devriez *tousse* enquêter sur un scandale encore plus grand. Pouvons-nous *tousse* *tousse* reporter cette entrevue ?
- A votre aise. Vaquez à vos occupations, fit-il souriant. Il avait déjà ce qu'il voulait et il retira la main de sa poche. Le département comptabilité, comment est-il organisé ? demanda-t-il après le départ de Grims.
- Eleanor Grims chapeaute cinquante comptables de différents niveaux, organisés en 5 services.
- Et ben ! C'est une armée que vous avez là. Pourrais-je avoir un listing de tous les employés de votre direction, le département comptabilité inclus, bien sûr.
- Les ressources humaines devraient pouvoir vous fournir ça. Elle décrocha un escargophone, contacta immédiatement ladite direction et vociféra un ordre. Ils apporteront une copie dans la minute. Y-a-t-il autre chose que je puisse faire pour contenter le roi ? Enfin, vous contenter ?
- Oui, j'aimerais voir vos locaux. Là où votre armée de comptables travaille. Non, non, restez assise, vous avez surement mieux à faire, chargez juste votre secrétaire de me guider. Ah voici les ressources humaines, je suppose ! Ma liste, merci, merci pour tout.
- J'espère que nous vous avons fait bonne impression et que vous en tiendrez compte dans votre rapport au roi.
- Nickel, assura-t-il. Je vous tiens au jus.
La secrétaire l'aiguilla vers le troisième étage de l'immeuble, dans un espace vaste de plus de mille mètres carrés. Un "open-space", un aménagement en plateau ouvert divisé en bloc séparés par de la verrerie. A l'intérieur, les comptables travaillaient, penchés au-dessus de leurs états financiers, gribouillant furieusement sur du papier. Le bureau était plutôt bruyant et l'arrivée de Loth n'attira presque aucun regard. Des gens rentraient et sortaient. Il libéra la secrétaire et resta un moment près de la porte à scruter l'intérieur. C'était un environnement majoritairement masculin. De femmes, il n'en dénombra que neuf. Presque toutes des soixantenaires aux airs aigris. Eleanor n'y était pas et plusieurs box étaient vides. Certains étaient sans doute occupés ailleurs et Zéro aussi, sûrement. Il eut l'envie de fureter à travers les box vides dans l'espoir de trouver un truc, une quelconque babiole pouvant lui rappeler quelque chose, mais y renonça et s'en alla. Il en avait largement assez pour travailler.
En sortant de la capitainerie, il eut une vague chair de poule, celle qu'il avait généralement quand un regard puissant et pénétrant était braqué sur lui. Il regarda aux alentours et bien qu'il y eût du monde, personne ne semblait s'intéresser à lui. Vivement, il se retourna vers l'édifice de la capitainerie et pendant un bref instant qui aurait pu ressembler à un rêve, il crut voir sur la façade vitrée du troisième étage, une longue silhouette et des lunettes s'illuminer par l'effet du soleil d'hiver. Aussitôt, l'apparition s'évanouit, lui donnant un fort sentiment de contentement. Son passage n'était pas passé inaperçu.
Elle savait.