Kurn se réveilla quand une gerbe d’embruns lui arriva en plein dans le nez. Ses branchies firent naturellement leur travailet expulsèrent l’eau après lui avoir donné une bouffée d’oxygène, et il sentit que tous ses membres étaient lourds. Lourds de fatigues, mais pas que. Avec un effort non-négligeable, il ouvrit ses yeux collés par le sommeil pour voir le bastingage de proue juste au-dessus de sa tête. Avachis sur lui, il constata la présence de la Parabole, de la Toupie, du Crocodog et de Fantine en haut de la pile, chacun un filet de bave au coin des lèvres.
Plus loin au-dessus, le ciel était à la grisaille, du genre un peu menaçant, et la hauteur des vagues et le mouvement du bateau expliquaient qu’il ait reçu une vague dans la figure. Avec un grognement, il roula sur le côté en délogeant la fragile pyramide, qui tomba en tas au beau milieu du pont. La Toupie atterrit en position et se mit à tourner élégamment sur elle-même, toute à sa carrière de Danseuse Etoile. La Parabole secoua sa tête et se mit à grimper, par un procédé miraculeux et inexplicable, les cordages pour retourner sur le nid-de-pie.
Fantine et le Crocodog tombèrent l’un sur l’autre, roulèrent, et l’un des deux continua de ronfler.
Soif, horriblement soif, songea Kurn.
Il se releva et fit quelques pas vers la cuisine, pour se faire un bon thé aux algues sous-marines, bien infusé et parfumé. Il en restait probablement dans un pot. Les roues à aubes tournaient gaiement en échangeant les derniers potins du navire, comment un des tonneaux s’était fait rouler dessus par la moitié de la cargaison, cette petite pute, hein, mais quand on voyait comment elle avait été élevée, était-ce vraiment surprenant ?
Il salua d’un son inarticulé avant de noter une présence inhabituelle à la roue qui servait de gouvernail, et qui habituellement se commandait très bien toute seule. Quand le vent tourna, une odeur de formol le prit un peu à la gorge, par surprise, et lui déboucha totalement les narines. En se rapprochant, il put identifier une dame âgée, habillée comme au siècle dernier, avec un cardigan rose, un chignon bien tiré en arrière, une jupe et des escarpins vernis à bout et talon carrés.
Elle tenait entre ses mains deux aiguilles à tricoter, et une boule de laine se dévidait à folle allure à côté d’elle. Un pull mélangeant des couleurs improbables prenait forme au son du clac-clac-clac des aiguilles, et elle leva vers lui ses yeux, derrière de grosses lunettes à double-foyer.
« Bonjour, Kurn. Bien dormi ?
- Hein, euh, oui, merci… »
Il répondit par réflexe, et se figea un instant.
« Pardon, mais vous êtes ?
- Votre nouvelle navigatrice. Vous m’avez recruté à notre départ de l’Île en Fête. Tu ne t’en rappelles pas ? »
Des flashs un peu flous, peut-être…
« Je dois dire que j’ai impressionné tout le monde avec ma performance de jitterbug.
- Sans doute…
- Allez, va prendre ton petit-déjeuner, je nous mène dans la bonne direction.
- Super, merci. »
C’est quoi, la bonne direction ? Et pourquoi est-elle à moitié décomposée ?
Dans la cuisine, la bouilloire sifflotait gaiement en racontant sa folle jeunesse au Mousse, qui regardait d’un œil blasé, une cigarette dans une main et une flasque de mauvais rhum dans l’autre.
« Salut, le Mousse, la Bouilloire.
- Hello, Poiscaille.
- Tu bois encore ?
- Il faut combattre le mal par le mal. C’est ma bonne vieille technique.
- Mh. Tu te souviens de ce qui s’est passé quand on a quitté l’île ?
- Pas vraiment. Crois-en mon expérience, ça prouve bien que c’était une sacrée fête, si tu veux mon avis.
- Et la vieille zombie qui sent le formol ?
- Alors ça…
- Hum. »
Kurn attrapa la bouilloire et versa l’eau et les feuilles dans une tasse avant de remonter sur le pont, suivi par le Borgne. Ils se rendirent tous les deux voir leur nouvelle navigatrice apparemment auto-proclamée.
« Vous avez pris un bon petit-déjeuner ? N’oubliez pas, c’est le repas le plus important de la journée, il faut manger équilibré.
- Ouais, ouais, répondit le Mousse.
- Est-ce de l’alcool, mon garçon ? »
Galowyr regarda derrière lui avant de se rendre compte que c’était à lui qu’elle s’adressait. Cela faisait bien longtemps que personne ne l’avait appelé comme cela.
« Non, c’est de l’eau dans ma gourde porte-bonheur, dit-il avec aplomb.
- Dommage, j’en aurais bien pris une gorgée, comme au bon vieux temps.
- Justement, le bon vieux temps, c’était quoi ? Pourquoi vous tricotez et guidez notre navire ? Demanda Kurn. »
La vieille dame pose ses aiguilles à côté de sa pelotte de laine et croise les doigts au niveau de son ventre. Son regard est moitié perçant, moitié chassieux.
« Tout a commencé il y a fort, fort longtemps sur South Blue. Mes parents étaient… Non, je vous fais marcher, je sais bien que les jeunes ne s’intéressent pas à nos vieilles histoires de vieilles gens. Tout ce qu’il vous faut savoir, c’est que j’étais la navigatrice d’un équipage pirate jusqu’au 24 août 1572. Avec ma joyeuse bande, les Furieux, nous sommes arrivés sur l’Île en Fête, et nous avons connu une fin tragique. »
La date rappelle vaguement quelque chose à Kurn, mais pas moyen de mettre la nageoire dessus.
« Puis quand vous êtes arrivés, je me suis trouvée réanimée, d’une manière ou d’une autre. C’était l’occasion de reprendre mon rêve, surtout que nos objectifs sont les mêmes.
- On a des objectifs ? Questionne le Mousse.
- Pas que je sache, mais hoche la tête sereinement.
- Je vois, abonde-t-il.
- Je voulais voir le Nouveau Monde, mettre mes talents à l’épreuve, et c’est justement là que vous allez. Capitaine Fantine m’a expliqué que vous alliez voir des copines là-bas.
- Oui, sans doute…
- Puis, un équipage où une femme commande ne peut que bien se passer. Je me rappelle que…
- C’est pas tellement elle qui commande, coupe le Manchot.
- Oui, c’est davantage que… »
« GROOOOOOOOOOT ! MOUUUUUUUUSSE ! JE VEUX MON PETIT-DEJ’ !
- On arrive, s’écrièrent-ils en entendant la voix de la furie bleue. »
La grand-mère hocha la tête d’un air entendu.
Et quelques jours plus tard, par accident, ou navigation, ils accostaient à Chat-Bondit, la porte du Nouveau Monde.