Ghislain Tarre arpentait les rues du Port de Norland. C’était un homme d’une bonne cinquantaine d’années, à l’embonpoint avancé et qui traînait une patte gauche à son côté droit. Un déséquilibre causé plusieurs années auparavant dans un accident de canasson que la douleur persistante continuait sans cesse de lui rappeler. Il ne lui restait que quelques touffes de ses cheveux filasses et grisonnants qu'il rabattait sur le haut de son crâne pour en cacher la calvitie, du moins le croyait-il. Quant à se tenue – si elle avait pu être sophistiquée à une époque – l’usure et la poussière ainsi que les divers raccommodages qui y avaient été effectués le présentaient au tout venant comme un vulgaire vagabond, un besogneux ; un de ces sales transporteurs de microbes dont on ne veut pas chez soi.
Ce n’était pas exactement ce qu’était Ghislain Tarre. Ah il n’était pas riche ça non et il n’avait certes pas de foyer – pas de foyer fixe en tout cas – mais il n’était ni besogneux ni sans le sou ; c’était un artiste. L’heureux propriétaire du cirque Tarre – qui traversait les quatre mers pour amener joie et bonheur dans tous les cœurs – préférait investir dans la réussite de ses spectacles plutôt que dans sa propre apparence. S’il avait été autrefois vaniteux – comme tout artiste qui se respecte me direz-vous – cet homme simple ne vivait plus que pour l’amour de son art qu’il pratiquait, somme toute, fort correctement.
Quoi qu’il en soit Ghislain Tarre marchait – boitillait nous l’avons dit – sur le port de Norland à la recherche d’une vieille taverne dirigée par un homme tout aussi vieux et bedonnant que lui et qui était située, si ses souvenirs ne le trompaient pas, un peu plus loin sur la gauche. La bâtisse était branlante, mal indiquée et pas bien propre et n’accueillait encore des clients que parce qu’on y pratiquait des prix somme toute très abordables et qu’il est bien connu qu’une bière, même très mauvaise, quand elle ne coûte quasiment rien trouve toujours son public. Et comme un public ça se fidélise et que le vieux Tom, installé ici depuis longtemps, avait eu le temps de fidéliser…
« Dites moi pas qu’c’est pas vrai !
-T’en crois pas tes mirettes vieille branche, hein ?
-Combien de temps qu’on t’avions pas vu en ville ? Viens ici que je t’embrasse.
-Eh ben – smoutch – je dirais – smoutch – que ça doit faire…
-Chez nous c’est quatre
-Ah oui, c’est vrai… – smoutch – bien quatre ans – smoutch.
-Et bah mon gars, si qu’on m’avions dit qu’aujourd’hui… T’es venu r’planter ton chapiteau dans not’ contrée l’vieux Ghi’ ? Ell’nous manque ta bicoque gredin. Les circassiens de Taraluvneel sont trop loin pour nouz’autres, pis t’façon c’est pas pareil, y manque la patte Tarre, ce petit truc qui t’fait décoller t’ton siège.
-C’est gentil Tom, mais on devrait pas rester bien longtemps. On a des dates de prévues un peu partout sur les Blues, les gars ont accepté de faire un détour par ici parce que je leur ai demandé, mais j’peux pas abuser, faut pas qu’on se mette en retard. Nan, si je suis ici c’est parce que j’ai quelque-chose à te demander.
-Ah j’me disions bien…
-J’suis désolé Tom, mais Luvneel, c’est pas rentable pour nous, y a trop de concurrence, on se fait bouffer par la jeune génération.
-Oublie vieux, c’est pas d’ta faute, j’le savions ben. J’espérions parce que je l’apprécions ton pestac’. Prends donc une tite bière, c’est cadeau, et tu vas m’raconter un peu c’que j’pouvions faire pour toi. »
Autour d’eux les quelques clients déjà présents à cette heure assez matinale les avaient regardé d’un œil fatigué et vitreux avant de replonger, avec une envie toujours plus grande d’oublier leur misère, dans les profondeurs de leur alcoolisme. Ghislain Tarre avait une profonde empathie pour ces types avec lesquels il avait sans doute déjà partagé quelques verres à l’époque où il donnait encore des shows tous les soirs au même endroit ; à seulement quelques kilomètres du Port de Norland, dans son chapiteau en dur qu’il avait mis des années à bâtir. Quel déchirement ça avait été de quitter l’endroit pour commencer une vie d’itinérance. Mais son activité n’était plus pérenne et la nouvelle lui permettait au moins de payer ses artistes et de manger à sa faim.
« J’te trouve ben songeur l’vieux Ghi’… Qu’est-ce donc qu’à quoi qu’tu penses ? Relança Tom en déposant avec un bruit sec un boc’ de bière sur la table qu’avait choisie Tarre.
-Rien de bien méchant, un soupçon de nostalgie.
-Alors, si tu m’disions ce qu’t’es venu m’dire.
-Ça risque de faire un peu long, mais j’vais quand même t’expliquer. Y a quelques semaines, alors que j’en étais bien à la moitié de ma tournée sur North Blue, je m’arrête à Inu Town, p’tite île connue surtout pour ses thermes, mais tu dois avoir entendu parler.
-Ça pour sûr, la bobonne m’a bassiné des années pour que j’ly emmènois faire un tour sur une fin de s’maine. Tout ça pour un bain d’eau chaude. Nan, mais les bonnes femmes…
-Donc je fais escale là-bas, on décharge le bateau, on monte les tentes et voilà une jeune femme et sa môme qui viennent m’aborder. Comme d’habitude dans ces cas-là, je leur dis que les places seront à vendre juste avant le spectacle, et tout le blabla qui va avec, un truc pour éviter que le tout venant vienne nous déranger pendant le montage…
-J’faisions la même chose avec les clients qui consomment pas.
-Eh bah la nana me dit qu’elle cherche plutôt à nous accompagner et qu’elle travaillera dur, qu’elle fera ce qu’on voudra, mais qu’il lui faut de l’argent pour nourrir sa môme et tout. »
Le vieux Tom écoutait avec attention le récit de son vieil ami mais ne voyait toujours pas où il voulait en venir. Ni ce qu’il pourrait bien faire pour lui rendre service. La jeune femme était dans le besoin et après ? Il avait été touché par sa misère et après ? Qu’est-ce qu’il y pouvait, lui, Tom, depuis son petit bouge cradingue ? Et le circassien qui en rajoutait sur son impossibilité de la garder éternellement avec lui parce qu’elle ne lui rapportait pas plus que ce qu’il gagnait avant et que deux bouches à nourrir ce n’est pas rien. Ah il savait y faire le Tarre ; sacré verbe, sacrées envolées lyriques et une larmiche allait forcément finir par couler sur la joue du vieux Tom. C’était ce moment que l’homme de spectacle attendait. Le moment où il pourrait jouer du fouet et dompter son fauve.
« C’est trop triste ton histoire, l’vieux Ghi’ ! J’avions les yeux qui en couleraient presque si cette bicoque poussiéreuse m’avait pas desséché les mirettes. Mais j’voyons pas bien ce que j’viendrons faire là-d’dans. Qu’est-ce qui leur est arrivé à la chtiote et sa môme ?
-Elles sont au navire, probablement en train de rire avec l’équipage. Mais ce soir je lui trouve une chambre, prétextant agir pour son confort. Et on met les voiles pendant la nuit.
-C’t’horrible ! T’viens m’raconter tout’cette histoire pour finalement abandonner un’ gosse et sa môme encore plus gosse !
-J’viens te demander de veiller sur elles. Possiblement de trouver un petit boulot à la jeune maman, qu’elle puisse survivre.
-Bobonne va pas voir d’un bon œil que j’m’occupions d’une jeunette… Pourquoi tu m’fais ça l’vieux Ghi’, tu m’déchires le cœur...
-À ton avis pourquoi je ne suis pas venu directement avec elles ici?
-Et comment qu’elle s’appelle ta jeunette ? Attention, j’te promettions rien. Juste de faire mon possible. Tant que j’avions pas bobonne sur le dos...
-Merci, merci beaucoup. Elle s’appelle Elie Jorgensen, et je l’installe dans une des chambres du Moustique Hôtel, j’ai filé une pièce au groom pour qu’il t’indique la chambre.
-Très bien, mais sâche que c’est la dernière fois que j’te rendions service. Qu’il essaie de d’mander encore quek’chose et il peut s’gratter l’vieux Ghi’ Tarre... »
Ce n’était pas exactement ce qu’était Ghislain Tarre. Ah il n’était pas riche ça non et il n’avait certes pas de foyer – pas de foyer fixe en tout cas – mais il n’était ni besogneux ni sans le sou ; c’était un artiste. L’heureux propriétaire du cirque Tarre – qui traversait les quatre mers pour amener joie et bonheur dans tous les cœurs – préférait investir dans la réussite de ses spectacles plutôt que dans sa propre apparence. S’il avait été autrefois vaniteux – comme tout artiste qui se respecte me direz-vous – cet homme simple ne vivait plus que pour l’amour de son art qu’il pratiquait, somme toute, fort correctement.
Quoi qu’il en soit Ghislain Tarre marchait – boitillait nous l’avons dit – sur le port de Norland à la recherche d’une vieille taverne dirigée par un homme tout aussi vieux et bedonnant que lui et qui était située, si ses souvenirs ne le trompaient pas, un peu plus loin sur la gauche. La bâtisse était branlante, mal indiquée et pas bien propre et n’accueillait encore des clients que parce qu’on y pratiquait des prix somme toute très abordables et qu’il est bien connu qu’une bière, même très mauvaise, quand elle ne coûte quasiment rien trouve toujours son public. Et comme un public ça se fidélise et que le vieux Tom, installé ici depuis longtemps, avait eu le temps de fidéliser…
« Dites moi pas qu’c’est pas vrai !
-T’en crois pas tes mirettes vieille branche, hein ?
-Combien de temps qu’on t’avions pas vu en ville ? Viens ici que je t’embrasse.
-Eh ben – smoutch – je dirais – smoutch – que ça doit faire…
-Chez nous c’est quatre
-Ah oui, c’est vrai… – smoutch – bien quatre ans – smoutch.
-Et bah mon gars, si qu’on m’avions dit qu’aujourd’hui… T’es venu r’planter ton chapiteau dans not’ contrée l’vieux Ghi’ ? Ell’nous manque ta bicoque gredin. Les circassiens de Taraluvneel sont trop loin pour nouz’autres, pis t’façon c’est pas pareil, y manque la patte Tarre, ce petit truc qui t’fait décoller t’ton siège.
-C’est gentil Tom, mais on devrait pas rester bien longtemps. On a des dates de prévues un peu partout sur les Blues, les gars ont accepté de faire un détour par ici parce que je leur ai demandé, mais j’peux pas abuser, faut pas qu’on se mette en retard. Nan, si je suis ici c’est parce que j’ai quelque-chose à te demander.
-Ah j’me disions bien…
-J’suis désolé Tom, mais Luvneel, c’est pas rentable pour nous, y a trop de concurrence, on se fait bouffer par la jeune génération.
-Oublie vieux, c’est pas d’ta faute, j’le savions ben. J’espérions parce que je l’apprécions ton pestac’. Prends donc une tite bière, c’est cadeau, et tu vas m’raconter un peu c’que j’pouvions faire pour toi. »
Autour d’eux les quelques clients déjà présents à cette heure assez matinale les avaient regardé d’un œil fatigué et vitreux avant de replonger, avec une envie toujours plus grande d’oublier leur misère, dans les profondeurs de leur alcoolisme. Ghislain Tarre avait une profonde empathie pour ces types avec lesquels il avait sans doute déjà partagé quelques verres à l’époque où il donnait encore des shows tous les soirs au même endroit ; à seulement quelques kilomètres du Port de Norland, dans son chapiteau en dur qu’il avait mis des années à bâtir. Quel déchirement ça avait été de quitter l’endroit pour commencer une vie d’itinérance. Mais son activité n’était plus pérenne et la nouvelle lui permettait au moins de payer ses artistes et de manger à sa faim.
« J’te trouve ben songeur l’vieux Ghi’… Qu’est-ce donc qu’à quoi qu’tu penses ? Relança Tom en déposant avec un bruit sec un boc’ de bière sur la table qu’avait choisie Tarre.
-Rien de bien méchant, un soupçon de nostalgie.
-Alors, si tu m’disions ce qu’t’es venu m’dire.
-Ça risque de faire un peu long, mais j’vais quand même t’expliquer. Y a quelques semaines, alors que j’en étais bien à la moitié de ma tournée sur North Blue, je m’arrête à Inu Town, p’tite île connue surtout pour ses thermes, mais tu dois avoir entendu parler.
-Ça pour sûr, la bobonne m’a bassiné des années pour que j’ly emmènois faire un tour sur une fin de s’maine. Tout ça pour un bain d’eau chaude. Nan, mais les bonnes femmes…
-Donc je fais escale là-bas, on décharge le bateau, on monte les tentes et voilà une jeune femme et sa môme qui viennent m’aborder. Comme d’habitude dans ces cas-là, je leur dis que les places seront à vendre juste avant le spectacle, et tout le blabla qui va avec, un truc pour éviter que le tout venant vienne nous déranger pendant le montage…
-J’faisions la même chose avec les clients qui consomment pas.
-Eh bah la nana me dit qu’elle cherche plutôt à nous accompagner et qu’elle travaillera dur, qu’elle fera ce qu’on voudra, mais qu’il lui faut de l’argent pour nourrir sa môme et tout. »
Le vieux Tom écoutait avec attention le récit de son vieil ami mais ne voyait toujours pas où il voulait en venir. Ni ce qu’il pourrait bien faire pour lui rendre service. La jeune femme était dans le besoin et après ? Il avait été touché par sa misère et après ? Qu’est-ce qu’il y pouvait, lui, Tom, depuis son petit bouge cradingue ? Et le circassien qui en rajoutait sur son impossibilité de la garder éternellement avec lui parce qu’elle ne lui rapportait pas plus que ce qu’il gagnait avant et que deux bouches à nourrir ce n’est pas rien. Ah il savait y faire le Tarre ; sacré verbe, sacrées envolées lyriques et une larmiche allait forcément finir par couler sur la joue du vieux Tom. C’était ce moment que l’homme de spectacle attendait. Le moment où il pourrait jouer du fouet et dompter son fauve.
« C’est trop triste ton histoire, l’vieux Ghi’ ! J’avions les yeux qui en couleraient presque si cette bicoque poussiéreuse m’avait pas desséché les mirettes. Mais j’voyons pas bien ce que j’viendrons faire là-d’dans. Qu’est-ce qui leur est arrivé à la chtiote et sa môme ?
-Elles sont au navire, probablement en train de rire avec l’équipage. Mais ce soir je lui trouve une chambre, prétextant agir pour son confort. Et on met les voiles pendant la nuit.
-C’t’horrible ! T’viens m’raconter tout’cette histoire pour finalement abandonner un’ gosse et sa môme encore plus gosse !
-J’viens te demander de veiller sur elles. Possiblement de trouver un petit boulot à la jeune maman, qu’elle puisse survivre.
-Bobonne va pas voir d’un bon œil que j’m’occupions d’une jeunette… Pourquoi tu m’fais ça l’vieux Ghi’, tu m’déchires le cœur...
-À ton avis pourquoi je ne suis pas venu directement avec elles ici?
-Et comment qu’elle s’appelle ta jeunette ? Attention, j’te promettions rien. Juste de faire mon possible. Tant que j’avions pas bobonne sur le dos...
-Merci, merci beaucoup. Elle s’appelle Elie Jorgensen, et je l’installe dans une des chambres du Moustique Hôtel, j’ai filé une pièce au groom pour qu’il t’indique la chambre.
-Très bien, mais sâche que c’est la dernière fois que j’te rendions service. Qu’il essaie de d’mander encore quek’chose et il peut s’gratter l’vieux Ghi’ Tarre... »
Dernière édition par Elie Jorgensen le Ven 20 Nov 2020 - 11:42, édité 1 fois