Jusqu'en enfer s'il le faut !

« Allô, mon colonel ? Je ne vais pas pouvoir rentrer, je déserte. Adieu.
_ Gné ? Maikesetelemeuh… STOP, RACCROCHE PAS RACHEL !! » Rugit brusquement le colonel Trevor en usant de toute l’autorité dont il était capable.

Fort heureusement, plus d’une décennie à la tête de la forteresse troglodyte d’Hexiguel, à encadrer une majorité d’officiers mutés dans les Confins par les instances disciplinaires de la Marine, avait permis au colonel de développer une véritable aura de commandement. Pour preuve, l’escargophone ne signala pas une rupture de la communication et le gradé put entendre le bruit d’un combiné qu’on rapproche de l’oreille.

« Qu’est-ce qui se passe, Rachel ? C’est quoi cette nouvelle lubie ? On avait pourtant définitivement réglé le coup du "ch’uis pas faite pour la Marine", la dernière fois…
_ Ce n’est pas une lubie, mon colonel, rétorqua froidement la voix de l’imposante albinos. Je suis à Manshon et je dois me rendre à Luvneel. Je me suis renseignée, je ne pourrais jamais être de retour à la forteresse avant la fin de ma permission. Alors tant pis, ça sera une désertion. »

Une dizaine de jours auparavant, la jeune femme s’était présentée dans le bureau du colonel. Elle avait sollicité un congé exceptionnel. Pas besoin d’être grand clerc pour voir que ça n’allait effectivement pas fort, avait constaté Trevor. Il avait donc jugé plus prudent d’accéder à sa demande : d’une part, la nouvelle vice-liuetenante avait vécu plus que son lot d’évènements particulièrement stressant depuis son arrivée, et d’autre part, elle n’avait encore bénéficié d’aucun repos depuis son engagement dans la Marine or la situation toute particulière d’Hexiguel – une forteresse troglodyte sans rien autour – n’était pas propice au repos et à la relaxation.
Sur le coup, ça lui avait semblé la bonne chose à faire. S’il y avait bien une aptitude dont s’enorgueillissait Trevor, c’était de savoir s’y prendre pour gérer adroitement mêmes les plus problématiques des officiers. Il savait quand relâcher la bride ou serrer la vis. Jauger l’état d’esprit de ses subalternes d’un simple coup d’œil pour adapter au mieux la façon de les traiter. Sauf que là, il avait visiblement loupé une partie des signaux : ce n’était clairement pas juste un coup de mou et un besoin de se ressourcer qui affectait l'imposante albinos… Et maintenant, il avait l’un de ses officiers les plus prometteurs perdu dans la nature avec des velléités de désertion et juste une foutue ligne escargophonique pour tenter de rattraper le coup. Tu parles d’une guigne !

« Purée, mais tu vas vraiment toute me les faire, toi, hein… D’accord, d’accord, d’accord… Temporisa Trevor. Écoute, Rachel, on s’est accordé sur deux semaines parce que c’était ce que tu me demandais, mais on peut revoir ça à la hausse si nécessaire, tu sais ? C’est MOI qui m’occupe des papiers, alors tu te doutes bien que je peux rectifier et modifier ça à ma guise, pas besoin de s’embêter avec des démarches administratives. Donc, si tu as besoin de plus de temps, hé bien, pas de soucis, je te l’accorde. Tu me connais, je suis plutôt du genre arrangeant, non ?
_ Si, mon colonel, répondit l’intéressée d’une voix neutre.
_ Alors y’a aucun problème, affirma d’un ton volontairement joyeux le gradé. Du moment que tu me promettes de revenir, moi, je te rallonge ta permission autant que nécessaire. Et je te jure qu’y aura zéro conséquence, pas de soucis. Du coup c’est bon ? On oublie cette vilaine histoire de désertion ?
_ …
_ Heu… Allôôô ? La terre appelle Rachel, me recevez-vous ?
_ Désolée, mon colonel. Je ne peux pas vous promettre que je vais revenir, annonça inflexiblement la jeune femme.
_ Pardon !? N’en revint pas Trevor. Minute, Rachel, je te connais bien, tu es littéralement dévouée corps et âme à la Marine. Et là, tu veux me faire croire que t’abandonnerais tout, là, comme ça ? Et tes hommes ? Ta Fanfare ? Le sergent-chef Krieger ? L’adjudant Marlow ? Qu’est-ce qu’ils deviennent, eux, dans tout ça ? »

Le colonel était tout à fait prêt à recconaître que ça n’était pas très fair-play de sa part : la vice-lieutenante s’était toujours investie au maximum auprès de ses hommes, se préoccupant constamment d’eux. D’un autre côté, il sentait confusément que l'imposante albinos était mortellement sérieuse, alors il lui fallait taper là où ça faisait mal sans état d’âme s’il voulait infléchir très vite sa position.

« Désolée, mon colonel, mais ils devront se débrouiller sans moi. »

La panique gagna tout doucement le gradé. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond : en temps normal, jamais la petite Syracuse n’envisagerait la plus petite seconde d’abandonner ses gars. Ça sentait les gros ennuis.

« Bon, écoute, Rachel, reprit patiemment Trevor. Je suis un officier plutôt cool, n’est-ce pas ? Voire même carrément coulant, en fait. Je n’ai jamais fait preuve d’intransigeance déplacée, je me suis toujours montré compréhensif et je pense t’avoir prouvé que je ne cherchais que ton bien-être à la forteresse, non ?
_ Si, mon colonel, reconnut la vice-lieutenante.
_ Alors, par égard pour toute cette coolitude, est-ce que tu voudrais pas me dire exactement ce qui se passe ? Tenta le colonel. Tu crois pas que tu me dois bien ça ?
_ …, hésita longuement l'imposante albinos.
_ Allez, sois honnête, c’est pour ça que tu m’as appelé, poursuivit Trevor en usant de sa voix la plus persuasive. Où t’as déjà vu un déserteur qui téléphone à son supérieur pour le prévenir ? La vérité, c’est que tu veux te confier à quelqu’un. Tu as besoin de te confier à quelqu’un. Et moi, je suis ce quelqu’un. Je t’en prie, Rachel : parle-moi.
_ C’est Victor. » Annonça la jeune femme dans un souffle.

Le colonel se passa une main sur le visage en se retenant de maugréer dans le combiné.
Victor.

Victor était un chasseur de primes. Du genre idéaliste. Il opérait sur un créneau tout particulier : s’attaquer aux gros morceaux que les garnisons locales de la Marine ne pouvaient gérer seules. Mais des gros morceaux vraiment gros. Du genre à nécessiter plusieurs chasseurs pour pouvoir faire face. Raison pour laquelle il était à la tête d’un petit groupe de combattants d’élite. Un brave gars, qui n’avait pas froid aux yeux. Il avait laissé une très bonne impression au colonel. En effet, il était intervenu tantôt dans les Confins, avec l’appui d’Hexiguel, pour ce qui avait été justement la première véritable mission de Rachel : abattre la clique de Barbe-de-fer. Son baptême du feu en tant qu’officier.
L’occasion aussi pour Trevor de s’apercevoir que les deux larrons se connaissaient de longues dates et entretenaient des rapports aussi tumultueux que passionnés. Pas la peine d’être grand clerc pour deviner qu’ils étaient un peu plus que des amis. D’ailleurs, le sous-lieutenant Severn, qui s’était inopinément retrouvé à chapeauter la mission, avait confirmé après coup qu’ils étaient fiancés.

Ceci expliquait donc cela : le comportement soudainement fantasque et erratique de la jeune femme prenait subitement sens. Victor était suffisamment spécial et important à ses yeux pour occulter la Marine et jusqu’à sa propre troupe. Elle était peut-être une officier-née mais, comme le disait le dicton, le cœur a ses raisons et tout le tralala…

« Mais pourquoi ne pas m’avoir dit que c’était pour une urgence familiale. !? Lui reprocha le colonel. C’est des cas de figures prévus, ça, on aurait pu gérer les choses différemment… On est pas à deux semaines piles, dans ces cas-là, tu penses bien !
_ Ben c’est-à-dire que… ce n’est pas la famille, en fait… fit remarquer Rachel.
_ Au diable ton honnêteté à toute épreuve, s’emporta Trevor. Vous êtes fiancés, c’est tout comme !
_ On est pas fiancé ! Rétorqua l'imposante albinos avec véhémence.
_ Hein ? Mais que… attend, mais vous êtes quoi, alors ? Se demanda le colonel.
_ C’est… C’est compliqué, esquiva la vice-lieutenante.
_ En même temps, le jour où quelque chose sera simple avec toi, petite, je pense que le choc de la surprise me tuera.
_ N’importe quoi.
_ Bon, très bien, alors si tu m’expliquais plutôt tout depuis le début ? » Proposa Trevor.

Tout doucement, Rachel commença à lui raconter. Le démarrage fut assez laborieux, la jeune femme étant encore réticente à parler, mais au fur et à mesure qu’elle le faisait, les choses lui venaient plus facilement. Le colonel avait eu raison : elle avait grand besoin de vider son sac.

Tout avait commencé quelques jours plus tôt. La vice-lieutenante avait reçu un appel de Charlotte Fandango. Les deux femmes s’étaient connues lors de la mission conjointe contre Barbe-de-fer, juste avant que la chasseuse ne quitte le groupe de Victor. En effet, l’écrasante majorité des chasseurs de primes qui gravitaient autour de Victor n’étaient pas aussi idéalistes que lui : eux le suivaient dans un objectif bien précis – souvent lié à la renommé ou l’argent – et ceux qui survivaient suffisamment longtemps pour atteindre leur but lâchaient l’affaire sans vergogne. Charlotte ne différait pas de ce schéma : ses traques avec Victor n’avait constitué qu’un marchepied pour se faire repérer et recruter par la Baroque Works.

Pour autant, la chasseuse de primes avaient gardé un œil sur son ancien mentor à qui elle devait tant : il lui avait quasiment appris tout ce qu’elle savait sur le métier. Elle avait donc su qu’il avait décidé de traquer et abattre un certain Roy le Mangeur-d’hommes – un surnom surtout lié au fait qu’il provenait de l’Îlot Flottant : il ne mangeait pas réellement ses victimes. Enfin, pas souvent, en tout cas – alors que ce dernier avait été repéré près de Manshon. Sauf que quelque temps plus tard, le réseau de la BW avait émis une note annonçant le départ de Roy de Manshon vers Reverse Mountain, pour Grand Line. Or, au vu du laps de temps passé sur place, c’était impossible qu’il n’ait pas croisé la route de Victor et sa clique. Ce qui ne pouvait donc signifier qu’une chose…
Étant elle-même prise ailleurs, Charlotte s’était souvenue de l’officier albinos et des liens qui l’unissait à Victor. Elle avait donc décidé de faire d’une pierre deux coups : la mettre au courant, parce que Rachel était concernée en premier chef, et lancer quelqu’un sur la piste de Victor pour en savoir plus sur ce qu’il s’était réellement passé, parce qu’en bonne commère, elle vivait littéralement pour tout savoir sur tout le monde.

C’était là que l’histoire rejoignait le colonel. L'imposante albinos avait tout d’abord refusé de croire la nouvelle : avec ses flingues, Victor était tout bonnement invincible, point final, y’avait pas à discuter. Et pis c’était pas comme si un minable petit pirate de rien du tout pouvait lui donner le moindre fil à retordre. Non mais, puis quoi encore !
Ça, c’était pour la théorie. Parce que très vite, l’avertissement de Charlotte s’était insinué jusque dans le cœur de la jeune femme, y faisant naître une angoisse profonde, aussi irrésistible qu’indéracinable. Moins de deux heures après le coup de fil, une Rachel en plein désarroi débarquait donc en trombe dans le bureau du colonel pour quémander un congé exceptionnel. Mais ce qu’elle avait tu à Trevor, c’est qu’elle comptait se rendre sur-le-champ à Manshon pour retrouver Victor et s’assurer qu’il aille bien.

« Voilà qui explique ce que tu fiches là-bas, opina le colonel. Qu’est-ce que tu as trouvé, sur place ?
_ Hé bien, par chance, le groupe de Victor n’est pas vraiment du genre discret non plus, révéla la vice-lieutenante. À partir de là, j’ai su à peu près quand est-ce qu’ils sont arrivés et, surtout, quand est-ce qu’ils ont disparu de la circulation. Je savais que je n’avais aucune chance de trouver des témoins, mais à tout hasard, j’ai fouillé les hôpitaux. Et j’ai trouvé un survivant du groupe. Alors, j’ai… on a… heu… discuté.
_ Discuté ? Releva Trevor d’un ton suspicieux.
_ Heu… Oui. Discuté. »

Discussion à Manshon a écrit:
Manshon – petit hôpital de banlieue – chambre 307

La pièce n’était pas très grande, vaguement illuminée par une petite lucarne partiellement obstruée par des obstacles au dehors. Elle n’était pas très meublée non plus : un lit, une table de chevet et une chaise branlante pour d’éventuels visiteurs. Et sur le lit, Boris Dalton, chasseur de primes de son état, en convalescence forcée après s’être fait broyer près de la moitié du squelette suite à l’algarade contre Roy le Mangeur-d’hommes. Œils pochés, minerve, bras en écharpe, pied posé sur un étrier et une giga-tonne de bandages pour faire bonne mesure : pour le coup, Boris ne faisait pas semblant.
Fort heureusement, le plus dur était passé, tout ce qu’il avait besoin maintenant, c’était de calme et de repos pour se remettre et oublier les dernières horreurs qu’il avait vécu.

Inutile de préciser que la porte de la chambre qui s’ouvrit avec tant de force que la moitié des gonds en explosèrent remettait légèrement en cause ce programme.

Boris sursauta violemment – ça faisait mal – tout en tentant de jeter des regards paniqués en direction de la porte pour distinguer qui c’était – et c’était pas facile avec ses yeux pochés. C’était grand, c’était large, c’était massif, c’était OH MON DIEU, ROY LE MANGEUR-D’HOMMES EST REVENU POUR M… Ah non, tiens, ça ressemblait beaucoup trop à un cachet d’aspirine pour correspondre au semi-sauvage de l’Îlot Flottant.
C’était… oui, a priori, c’était une femme. Habillée comme un as de pique, avec un pull bleu délavé informe qui jurait totalement avec un improbable manteau marron beaucoup trop large, une touffe de cheveux qui devait ignorer jusqu’à l’existence du mot coiffeur, des yeux qui lançaient des éclairs et une gestuelle qui transpirait la détermination à chacun de ses mouvements.
Merde, il savait pas qui elle était, celle-là, mais là, coincé comme il l’était sur le lit, elle lui flanquait presque plus les pétoches que Roy le Mangeur-d’Hommes !

« Toi ! Mugit Rachel en traversant l’espace qui la séparait du lit en deux pas. Tu étais avec Victor ! Qu’est-ce qui s’est passé !? Où est-il !?
_ Maiheuhum… Z’êtes-qui, d’abord ?? Sortez de ma chambre, je ne vous connais pas !
_ Victor ! Répéta la jeune femme. Qu’est-ce qui s’est passé !? Où est-il !? Tu vas me répondre, oui ! Beugla la vice-lieutenante en attrapant le type par le col de son pyjama de patient.
_ AU SECOURS, À MOI, ON M’ASSASSINE !! »

En quelques secondes, une petite infirmière alarmée déboula soudainement du couloir, juste à temps pour voir l’imposante albinos secouer le pauvre Boris comme un prunier pour obtenir ses réponses.

« Hé ! Arrêtez-ça tout de suite, madame, ou j’appelle les vigiles !
_ Minute, je discute, ch’uis à vous après, signala Rachel après un vague coup d’œil à la nouvelle venue. Alors, Victor ! Kékicépassé !? OUKILÉ !?! Rugit la vice-lieutenante en reportant son attention sur le blessé. Mais tu vas me répondre, oui ?
_ Oui, veuillez lui répondre, le raffut va finir par déranger les autres patients, appuya l’infirmière.
_ QUOI !? Z’êtes pas censé prendre ma défense ? Appeler les vigiles ? S’étrangla d’indignation Boris.
_ Hé ho, à l’impossible, nul n’est tenu, hein, se défendit l’infirmière. Pis la madame a l’air suffisamment déterminée à avoir ses réponses pour filer une trempe aux vigiles et ça nous ferait plus de boulot derrière ; non, non, non, le mieux, c’est encore que vous coopériez pour faciliter les choses à tout le monde, monsieur.
_ Non mais je rêve ! D’accord, d’accord, je vais parler, je vais parler ! Arrêtez de me secouer ! Implora le blessé.
_ Vous secouez !? S’étonna Rachel. Mais je vous sec… Oh. Hum… Oups ? Désolée, je me suis un peu emportée, assura la jeune femme en lâchant le pauvre type avant de lisser les plis de sa veste de pyjama d’un air contrit. Mais je vous écoute, fit-elle en s’asseyant bien sagement sur le siège à disposition. Victor. Oukilé. Toudsuit !
_ Tout ça, c’était une erreur dès le début… On était pas prêt à affronter Roy le Mangeur-d’Hommes, avoua Boris. On pensait l’avoir coincé et là… il s’est avéré que ce type dispose maintenant des pouvoirs d’un fruit du Démon, révéla le blessé avec emphase.
_ M’en fout. Y’a que Victor qui m’intéresse, moi.
_ Maieuuuh, mon effet dramatique ! On s’est fait tailler en pièce, rien de ce qu’on a tenté n’a pu le blesser, expliqua Boris. Même Victor. D’accord, il a été le dernier à tomber, mais ça doit lui faire une belle jambe, pour le coup.
_ C’est pas possible que Victor perde ! Clama Rachel en frappant brutalement du poing la table de chevet. Il est invincible avec ses flingues !
_ Fruit du démon.
_ INVINCIBLE !
_ C’est pas parce que vous le criez plus fort que ça change quelque chose, hein…
_ IN-VIN-CI-BLEUH !!
_ Ah, mais j’ai une preuve qu’il a été vaincu ! Clama Boris.
_ N’importe quoi. J'vous crois pas !
_ Premier tiroir de la table de chevet, sous la pile de vêtements. Regardez, j’ai récupéré son trésor, affirma le blessé.
_ Très bien, voyons voir ça. Hé, c’est marrant ce design de poing imprimé sur le plateau de la table de chevet, dites-donc. »

Rachel tira prestement le tiroir, farfouilla dans le tas de tissus et en ressortit une chaînette brisée enroulée autour d’un fin anneau d’argent, dans lequel était enchâssé un minuscule fragment d’émeraude.

« Mais qu’est-ce que… souffla la jeune femme, la gorge nouée par l’émotion.
_ Son trésor, répéta fièrement Boris. Ch’ais pas ce que c’est, mais vu comment qu’il y tenait comme à la prunelle de ses yeux, ça doit clairement valoir une petite fortune ! »

Les doigts tremblants, l'imposante albinos referma sa main autour du bijou. Elle était bien placée pour savoir qu’il ne valait pas du tout une petite fortune. Sa valeur se situait bien ailleurs.
Leur anneau de fiançailles.
Elle ignorait que Victor l’avait gardé. Ni pourquoi exactement il l’avait fait. Mais puisque c’était le cas, alors Boris avait raison : il devait y tenir comme à la prunelle de ses yeux. Jamais il ne s’en serait séparé, ni par inadvertance ni non plus par accident.
Autant pour les espoirs d’invincibilité.

Enserrant toujours l’anneau, Rachel porta la main au front, yeux fermés, expirant tout doucement pour essayer de ne pas céder au désespoir.
Victor !

« Je refuse de croire qu’il est mort ! Bondit brusquement la jeune femme. Dis-moi où il est ! TOUT DE SUITE !!
_ Ok, ok, ok, mais me touche pas ! J’vais tout te dire. Il s’est fait capturer, révéla précipitamment Boris.
_ Capturé ?
_ Ouais, je me faisais passer pour mort, pour pouvoir me tirer de ce merdier, alors j’ai tout vu, assura le blessé. Roy l’a terrassé et ils ont discuté de trucs que j’ai pas entendu. Victor lui a craché à la gueule, ça par contre, j’ai bien vu. Mais Roy s’est pas énervé, ça l’a juste fait rire. Il a claqué des doigts et des sbires des Bambanas se sont pointés. Et ils ont emporté Victor à la suite de Roy.
_ Ô MON DIEU, IL VA LE MANGER ! IL VA LE MANGER !!
_ Mais non !! Roy ne mange pas réellement les gens : il est né sur l’Îlot Flottant mais il a pas été élevé par les cannibales. C’est juste une rumeur qu’il fait courir. Et visiblement, ça marche.
_ Ah. Ouf… Bon, et les gugusses des Bambanas, je les trouve où, alors ? Voulut savoir Rachel.
_ Mais comment je le saurais ? Ch’uis pas d’ici, moi non plus, je vous rappelle ! Se défendit Boris.
_ Oh, c’est vrai. Et vous m’dame, demanda l’imposante albinos en se retournant vers l’infirmière toujours plantée là. Vous savez où je peux les trouver ?
_ Alors, puisque vous êtes une étrangère, expliqua l’intéressée, sachez que les Bambanas sont l’une des six grandes familles mafieuses de l’île. Donc je ne sais pas dans quoi vous êtes en train de tremper et je ne veux surtout pas le savoir ! Néanmoins, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est peu probable que qui que ce soit ayant affaire avec les Bambanas vous l’avoue et vous renseigne sur le sujet.
_ Ah.
_ Désolée.
_ Non mais pas de soucis, fit la vice-lieutenante en haussant les épaules. ‘Faut juste que je les trouve et que je les convaincs du contraire.
_ Vous ne m’avez pas du tout écouté ou bien ?
_ Sur ce, j’y vais, déclara la jeune femme en se relevant brusquement. Merci pour les infos… heu… Machin !
_ C’est Boris Dalton. Héééé ! Attendez, vous filez avec mon trésor, là !
_ C’est çui de Victor et je compte bien le lui rapporter ! Gronda Rachel Kek’chose à y redire ?
_ Non. Non-non, du tout, affirma le blessé en essayant de se faire tout petit pour échapper à l’œillade peu amène que venait de lui décocher l’imposante albinos. Bo-bonne chance pour la suite, hein. »

Mais la jeune femme ne l’écoutait déjà plus, s’engouffrant à toute vitesse par la porte. La piste continuait et  elle n’avait plus de temps à perdre ici.
« Discuté, hein ? Grogna Trevor.
_ Non mais j’ai pas fait exprès de le bousculer, non plus, affirma Rachel pour sa défense.
_ C’est marrant, j’m’étais justement déjà demandé à quoi ça ressemblait quand tu perdais ton sang-froid… Ben maintenant je sais : tu ressembles à ton grand-père.
_ Tant mieux, Papy Coriace, il résout toujours tout.
_ Et donc, tu t’es mise en quête des Bambanas, relança le colonel.
_ Oh, je les ai rapidement trouvé ; ça, c’était facile, balaya la vice-lieutenante.
_ Facile ?
_ Ben… »

Investigation auprès des Bambanas a écrit:
BLAM ! PAF ! BING ! CRASH ! ARRGH !
« Pas taper, pas taper ! »
CRAC ! BOUM ! CRUNCH ! VLAN ! OUCH !
« Pitié, arrêtez, arrêtez ! J’vais tout vous dire ! Les hommes, Ok, mais épargnez au moins le mobilier, je vous en supplie ! »
« Racheeeeel…
_ Quoi !? En plus, c’est EUX qu’ont commencé les premiers, d’abord ! Le principal, c’est que j’ai pu obtenir une entrevue avec l’un des lieutenants des Bambanas, pointa l’ancienne des commandos d’assaut du Royaume d’XXXX. Pis j'ai rien fait de mal, je posais juste des questions, moi…
_ Quoi ? Une entrevue ? Vraiment ? N’en revint pas Trevor.
_ Oui, affirma Rachel.
_ Et il a accepté ? Comme ça ? Tout simplement ?
_ Ben… Bon, ok, à vrai dire, potentiellement, il se pourrait éventuellement bien que j’eusse hypothétiquement décidé unilatéralement d’une entrevue surprise, pour être tout à fait honnête… »

Rencontre avec le lieutenant des Bambanas a écrit:
Manshon – Au Doux Velouté, charmant restaurant de caractère – 77 rue de la Boustifaille

La petite gargote avait à peine ouverte que la vice-lieutenante se présenta au comptoir. En réalité, elle avait fait le pied de grue dans la rue pendant près de deux heures avant l’ouverture, juste au cas où la cible passe par là. L’imposante albinos se laissa lourdement tomber sur une chaise et fut rapidement alpaguée par le patron.

« Et qu’est-ce que je vous sers, madame ? Demanda jovialement le barman.
_ N’importe. Ce que vous avez de moins cher, grogna Rachel.
_ Oh. Rude nuit dans les pattes ? S’enquit le patron.
_ Grosse journée en perspective, plutôt. » Soupira la vice-lieutenante.

Tout en s’affairant, le barman jaugea la jeune femme d’un œil appréciateur. Dans les milieux autorisés, c’était un secret de polichinelle que ce petit bouge servait de bureau informel à Ludwig Bambana, l’un des lieutenants de la famille la plus crainte et respectée de North Blue. Partant de là, avec sa dégaine qui ne payait pas de mine, sa tête de désespérée et son regard morne, il n’était pas sorcier de deviner que l’imposante albinos était là pour affaire avec le mafieux. Des gens acculés et pris à la gorge, ça n’arrêtait malheureusement jamais de défiler par ici. Le patron avait de la sympathie pour ces pauvres bougres qui avaient mis le doigt dans un engrenage qui les dépassait, mais il ne pouvait rien y faire. Après tout, le mieux avec les mafieux, c’était encore de se tenir à l'écart de leurs petites affaires.
Au moins, la jeune femme avait deux atouts pour elle : d’abord, même en faisant abstraction de sa tenue qui la desservait particulièrement, elle était assez éloignée des canons de beauté standards. Quelles que soient ses démêlées avec les Bambana, il était donc fort peu probable qu’ils l’obligent à prodiguer des faveurs intimes en retour. Ensuite, vu son imposant gabarit justement, il y avait même plutôt de bonnes chances qu’ils proposent de la recruter pour intégrer leurs gorilles. Après tout, les Bambana vénérait la puissance brute. Si tel était le cas, elle s’en tirerait à bon compte : quitte à tremper dans les affaires de la mafia, mieux valait se trouver du côté qui filait des beignes et cassait des jambes que du côté qu’en prenait plein la gueule.

« Et voilà votre café, annonça joyeusement le patron en servant Rachel.
_ Oh, merci, répondit poliment l'imposante albinos en rangeant précipitamment la bague qu’elle s’était remise à contempler.
_ Vous inquiétez pas, Ludwig est plutôt un gentil. Quoi qui vous amène, ça devrait s’arranger, affirma le barman.
_ Désolée mais ch’uis pas du genre loquace, esquiva la vice-lieutenante.
_ Pas de soucis, je vous laisse tranquille, assura aimablement le patron. Faites-moi signe si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout. »

L’attente fut aussi longue que déprimante. Rachel reconnaissait sans mal qu’elle était plutôt une femme d’action. Patienter, c’était pas forcément son truc. Surtout dans son état actuel. Avancer coûte que coûte lui permettait de se concentrer sur l’instant présent, que ce soit tataner des gens ou recouper les informations qu’elle obtenait. Mais là, sans plus rien à faire, seule avec elle-même, l’introversion revenait la hanter. Trop de temps pour penser. Trop de temps pour se remémorer. Trop de temps pour envisager le pire. Une angoisse et une souffrance de tous les instants.

Peu après midi, Ludwig fit son entré dans la gargote. Il aurait été difficile de le louper : déjà, parce que son arrivée fut précédée d’un type en costume trois pièces hors de prix, verres fumés, chapeau de feutre vissé sur le crâne, et que deux autres gorilles similaires fermaient la marche derrière leur lieutenant. Ensuite, parce que Ludwig détonnait : marchant comme si le monde lui appartenait – ce qu’il devait sans doute penser, à vrai dire – il était la seule personne détendue en ces lieux alors que tout le monde s’était sensiblement crispé. Son costume, d’un blanc éclatant, était encore plus élaboré et précieux que celui de ses gardes du corps. Quant à son visage, il était tout simplement angélique. Des traits avenants, une symétrie parfaite, des cheveux d’un blond éclatant et un grand sourire aux dents parfaitement blanches. Ludwig était quelqu’un qui prenait soin de sa personne et cela se voyait.

Le lieutenant des Bambanas se dirigea automatiquement vers sa table habituelle, près du mur, au fond de la salle, et n’eût à attendre que quelques secondes avant qu’on ne lui apporte son plat préféré d’ores et déjà préparé et juste chaud comme il le fallait. C’était basique mais cela suffisait à marquer la ligne très nette qui séparait Ludwig du reste des clients. À lui le pouvoir et la déférence qui allait de pair, aux autres le lot banal et sans intérêt du commun des mortels.

Rachel expira tout doucement, chassant toutes les pensées négatives qui la tourmentaient depuis des heures, et se releva.

« Un autre café ? C’est la maison qui offre, lui proposa subitement le patron en se matérialisant comme par magie devant elle.
_ Je… Pardon ? S’étonna l’imposante albinos.
_ Je vous propose de vous rasseoir et de profiter d’un bon café au lieu de faire une bêtise, expliqua le barman.
_ Une bêtise ?
_ Ça se voit à votre regard, affirma le patron. Les gens qui ont affaire avec Ludwig contre leur gré, il en passe à la pelle. Et ils ont tous ce regard abattu et résigné. Mais pas vous. Je le croyais au début, mais dès lors qu’il est entré, vos yeux se sont mis à briller de cette petite flamme déterminée. À mon avis, vous êtes acculée et vous allez faire quelque chose d’aussi stupide que téméraire. Croyez-moi, ça n’en vaut pas le coup. Renoncez tant que vous le pouvez.
_ Je ne peux pas, secoua tout doucement la tête Rachel. Plutôt mourir que de repartir sans lui.
_ Mais c’est bien exactement ce que je crains, souffla le barman.
_ C’est gentil de vous inquiéter. Désolée. Mais je vais tâcher de faire le minimum de grabuge. » affirma la jeune femme en se détournant pour rallier son prochain objectif.

Au fond de la salle, Ludwig se frottait les mains tout en se pourléchant les babines, savourant par avance les délices de son plat. Le patron connaissait maintenant bien ses habitudes : à chaque jour son plat. Et là, c'était le meilleur d'entre tous, la raison même pour laquelle il avait fait de ce simple restaurant son point de chute favori. Les lasagnes à la bolognaise !
Tous ceux qui pourraient objecter que cela n'avait rien d'un met de luxe n'avaient juste jamais, au grand jamais, goûté à de véritables lasagnes préparées de mains de maître par un expert en la matière. Savoureux, délicieux, merveilleux… Ces mots devenaient tout simplement inutiles et obsolètes face au tour de force que représentait une telle œuvre d'art gastronomique. Le dictionnaire ne recelait encore à ce jour aucun mot permettant de décrire à sa juste valeur, sa juste mesure, le plaisir infini, l'extase gustative qu'elle représentait. Si ce n'était déjà fait, Ludwig aurait volontiers vendu son âme au diable dans le seul but de pouvoir en manger à volonté tout au long de sa vie.

Aussi ne prit-il même pas la peine de relever la tête quand une silhouette s'approcha de lui. C'était des plus simples : il ne recevait pas lorsque c'était lasagne. Ses gardes du corps le savaient, depuis le temps, et auraient tôt fait d'éparpiller les indésirables. D'ailleurs, le brave Ludo s'avançait déjà au-devant de l'intrus, lui priait de bien vouloir allez voir ailleurs si…

Un fracas sinistre retentit tandis que le pauvre Ludo était catapulté sur la table devant celle de Ludwig avec tant de forces que ladite table en tournoya sur les airs avant de retomber sans ménagement sur le malheureux.

En une fraction de seconde, la scène plongea dans le chaos, tandis que les deux autres gardes du corps défouraillaient en direction de l'intruse – une grande albinos vêtue avec si mauvais goût que c'en devenait presque gênant d'être simplement vu en sa présence, songea Ludwig – lui intimant à grands cris de s'arrêter et de mettre les mains sur la tête. Avant même d'avoir le temps de s'étonner que ses hommes ne tirent pas, le mafieux capta tout de suite la menace : sous son manteau, la nouvelle venue pointait elle-même un flingue en sa direction. Un seul faux-pas et les Bambana devraient enterrer l'un de leur plus brillant lieutenant – en grande pompe, forcément, Ludwig n'en doutait pas une seconde au vu de son calibre et de son charisme, mais ça n'était pas pour autant une raison pour s'y résigner : lui aussi préférait avant tout s'en sortir vivant.

« Baissez vos armes. » Décréta le mafieux.

Malgré les cris répétés de ses gardes du corps et les hurlements de la foule présente dans l'établissement qui craignait l'imminence d'une fusillade, Ludwig n'eut même pas besoin d'élever la voix pour se faire entendre et obéir. C'était ça, l'autorité naturelle.

« Excusez-moi, boss, mais vous êtes sûr ? Lui demanda Tyler, le responsable de sa sécurité, tout en s'exécutant malgré tout.
_ Si notre hôte avait simplement voulu la violence, ce serait déjà chose faite, le morigéna le mafieux. Elle désire quelque chose de nous et ne faisait qu'attirer notre attention. Mademoiselle, si vous voulez bien prendre place ? » Proposa Ludwig à Rachel en lui indiquant la chaise en face de lui.

L'imposante albinos ne se fit pas prier et s'installa, posant ses bras sur la table et révélant par la même sa main cachée sous le manteau. Ludwig haussa un sourcil amusé.

« J'admire votre culot de nous avoir menacé sans aucune arme sous la main, signala le mafieux. Mais ne craignez-vous pas d'avoir éventé quelque peu prématurément votre bluff ?
_ À cette distance, je n'ai plus besoin de bluffer, rétorqua la vice-lieutenante d'un haussement d'épaule.
_ Voyez-vous ça ? Éclata Ludwig d'un petit rire sophistiqué. Et qu'est-ce qui… vous… vous… »

Le regard du mafieux se troubla. Un être de sa stature se devait d'avoir un petit plus par rapport au commun des mortels. Ce petit plus à lui, c'était son sens de l'observation aiguë. Il lui permettait de repérer quantité de petits détails qui l'aidait à être plus performant. Entre autre chose, à percevoir les prémices d'un danger. Comme ici.
Ç'avait commencé par le verre d'eau. De petites rides s'étaient mises à le traverser de part en part. De plus en plus rapidement. Puis les couverts, qui se mirent à trembler de façon à peine perceptible. Le poing crispé de l'imposante albinos. Et la table qui commençait maintenant à ployer sous la pression écrasante des muscles de la jeune femme.

Ludwig ignorait quelle force était nécessaire pour mettre à si rude épreuve le mobilier mais ne doutait pas un seul instant qu'un tel poing représentait un danger des plus certains. Et que la nouvelle venue avait raison : assis face-à-face, tels qu'ils l'étaient, elle n'aurait aucun mal à lui en coller une sur son beau et délicat visage.

« Effectivement, le bluff n'est plus nécessaire, reconnut Ludwig en levant les mains de façon conciliante. Je reconnais mon erreur. … Hum… Pourriez-vous arrêter cela, maintenant, s'il vous plaît ?
_ Arrêtez quoi ? S'étonna Rachel en fronçant des sourcils, perplexe.
_ Votre poing, pointa le mafieux. Et par là même, votre tentative de pulvériser cette table.
_ Hein ? Ho ! S'exclama l'imposante albinos en remarquant le problème. Heu… Désolée, j'voulais pas… » S'excusa la vice-lieutenante en s'efforçant de poser à plat sa main sur la table et de détendre son bras.

Ludwig cilla. Elle ne s'en était même pas rendu compte ? Voilà qui était particulièrement intéressant.
Son regard acéré dévisagea l'imposante albinos de long en large. Ce n'était pas facile parce qu'il lui fallait tout de même faire de gros efforts pour ignorer son accoutrement si disgracieux. Mais une fois fait, plusieurs choses sautèrent aux yeux du mafieux.
Le désespoir. Un sentiment que Ludwig avait l'habitude de reconnaître parmi les gens qui venaient quémander les services ou un arrangement avec la famille Bambana. Mais ordinairement, il était accompagné d'une belle touche peur. Pas ici. La jeune femme avait un regard déterminé. Implacable. Une combinaison dangereuse, l'archétype du "j'ai rien à perdre alors j'irais jusqu'au bout quoi qu'il en coûte". Et pourtant… Pourtant, une note d'espoir restait tapi au fond de ses yeux.

Si Ludwig avait aussi rapidement atteint son poste, c'était aussi en raison de sa capacité à analyser rapidement une situation. Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour relier Rachel aux rapports récents de casses et de rixes dans différentes arrières-boutiques des Bambana. Cercle de jeu, arène de combat clandestine, ce genre de trucs. Rien de vital pour la famille, puisque son cœur d'activité touchait bien davantage à la drogue. Ces activités n'étaient là que pour la vitrine, parce que toute famille qui se respecte se devait d'en avoir une. Néanmoins, ça faisait toujours tâche de laisser des gens fracasser votre vitrine en toute impunité.

La bonne nouvelle, c'est qu'il avait l'opportunité de régler cette affaire. La mauvaise, c'est que l'imposante albinos pouvait bien lui régler purement et simplement son compte en retour s'il se loupait. C'est là que l'espoir entrait en ligne de compte. Si Ludwig ne se trompait pas – principe de base duquel il partait toujours – la jeune femme était en quête de vengeance. Et elle tirait une piste, de la même façon qu'on tire le fil d'une pelote de laine pour en atteindre le bout. En clair, Ludwig et les Bambana n'étaient qu'une étape. S'il parvenait à l'orienter sur l'étape qui suit, ce ne serait pas à lui de se préoccuper de la déflagration qui en résulterait.

Aucun danger immédiat, donc. Néanmoins, la jeune femme avait l'air d'être elle-même à deux doigts de se laisser submerger par de puissantes émotions, comme en dénotaient les gestes échappant un tantinet à son contrôle. À lui donc de s'assurer de ne pas allumer la mèche par mégarde.

Bien, bien, bien…

Rasséréné quant au fait qu'il avait le contrôle de la situation, Ludwig se carra plus confortablement sur sa chaise, joignit les doigts de ses mains devant lui et dégaina son plus charmant sourire.

« Hé bien, mademoiselle, je vous écoute : que peut faire la famille Bambana pour vous ?
_ Roy le Mangeur-d'Hommes, lâcha Rachel.
_ Hélas, je crains que vous n'arriviez trop tard, s'excusa Ludwig d'une voix mielleuse. J'ai entendu dire qu'il était parti pour…
_ J'm'en fiche !
_ Hein ? Non mais attendez, c'est vous qui…
_ Je sais qu'il vous a confié un prisonnier avant de partir, asséna l'imposante albinos. Un chasseur de primes. Du nom de Victor. Je veux le récupérer !
_ Ah.
_ Me mentez pas, je sais que c'est vous qui l'avez ! Explosa la vice-lieutenante en se penchant agressivement par-dessus la table.
_ Allons, allons, du calme, la convia le mafieux d'un ton apaisant. Je n'ai ni l'intention de nier ni même de mentir. Seulement, avant toute chose, il faut que vous compreniez que vous mettez le doigt dans quelque chose de complexe et qui risque grandement de vous dépasser.
_ Continue comme ça et c'est mon poing entier que je vais mettre dans quelque chose de complexe !
_ Cal-mez-vous. Pour commencer, il est vrai que ce cher Roy nous a confié la garde d'un prisonnier, reconnut Ludwig.
_ J'le savais ! Oukilé ? OUKILÉ !? S'excita l'imposante albinos.
_ En route pour Luvneel.
_ Pour Luvneel ? Mais enfin… Que… Comment… ? Bafouilla Rachel, perdue.
_ Et si vous me laissiez tout vous expliquer ? Proposa aimablement le mafieux.
_ Bon. Je vous écoute, déclara l'imposante en se rasseyant.
_ Pour commencer, il est vrai que ce cher Roy nous a confié la garde d'un prisonnier, reconnut Ludwig. Je ne connais pas l'ensemble du contentieux qui les oppose mais ce cher Roy a décrété qu'il fallait, et je le cite, "garder en vie cette petite raclure le plus longtemps possible et l'humilier un peu plus chaque jour".
_ L'ordure ! Cracha la vice-lieutenante. Il va sentir sa douleur quand Victor ira lui régler son compte !
_ Heu… Il a déjà perdu, je vous rappelle. Bref, poursuivit le mafieux, comme nous devons de sérieux services à ce cher Roy, impossible pour nous de refuser sa requête et nous voici donc avec un encombrant prisonnier sur les bras.
_ Victor n'a rien à voir avec les encombrants !
_ Comprenez bien que nous sommes la mafia, expliqua soudainement Ludwig. Certes, les gens nous assimilent surtout à des bandits, des truands ou des prédateurs, mais la vérité, c'est que nous sommes avant tout une entreprise familiale. À ce titre, notre but est clairement lucratif : nous sommes là pour faire de l'argent, peu importe les méthodes.
_ Et alors ? Gronda Rachel qui ne voyait pas le rapport avec la choucroute.
_ Et alors ? Singea ironiquement le mafieux. Alors nous n'avons pas de prison : en tant qu'entreprise, nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre d'investir dans des locaux où des hommes valides et exploitables seraient immobilisés pour s'assurer que d'autres hommes valides et exploitables y restent bien sagement à ne rien y faire. Un gâchis complet de moyen, avant même d'ajouter toute la logistique : repas, soin, etc. Quoiqu'en dise ce cher Roy, nous n'avons donc pas les moyens de satisfaire son petit caprice.
_ Vous l'avez envoyé dans une prison de Luvneel ? Tenta de comprendre l'imposante albinos.
_ Oh non, ce serait que remplir la moitié de la demande de ce cher Roy, pointa Ludwig en agitant l'index. N'oubliez pas qu'il nous fallait aussi l'humilier chaque jour davantage. Alors…  nous en avons fait un esclave.
_ MENSONGE !! Vociféra la vice-lieutenante en balayant le contenu de la table d'un revers. Luvneel ne pratique pas l'esclavage !
_ Bon sang, on ne vous a donc jamais appris à ne jamais gâcher la nourriture !?
_ Hein !? Mais qu'… Oh. Heu… pardon, j'l'ai pas fait exprès. »

Ludwig leva le bras et claqua des doigts, pointant sa table.

« Patron ? La même chose s'il vous plaît. Tyler, range ton flingue et va plutôt nettoyer ton visage. Tu n'as pas entendu la dame ? Elle a dit qu'elle ne l'avait pas fait exprès.
_ Depuis quand Luvneel fait dans l'esclavage ? Insista Rachel. Le Gouvernement Mondial a interdit cette pratique !
_ Sauf exception, souligna le mafieux avec un grand sourire. Luvneel a donc toujours l'autorisation de prononcer cette peine pour les plus dangereux criminels.
_ Alors j'ai juste à prouver que Victor n'a rien fait de mal ! Affirma l'imposante albinos.
_ Désolé de vous l'apprendre, mais nous sommes particulièrement bien rodés, la contra Ludwig, l'air faussement chagriné. Nous avons un accord avec des membres du système judiciaire local : ils nous fournissent en certificats d'esclavage légaux et, en échange, ils touchent une commission sur les ventes d'esclaves.
_ Si ce sont des faux, j'arriverai bien à le prouver, ce n'est qu'une question de temps ! S'entêta la vice-lieutenante.
_ Mais du temps, vous n'en avez pas, rétorqua impitoyablement le mafieux. Nos faux-esclaves ne restent évidemment pas à Luvneel, trop de risques que quelqu'un finisse par éventer la supercherie. Nous les revendons donc au royaume de Saint-Uréa, sur South Blue. Transaction on ne peut plus légal, piste diluée, aucun risque que quelqu'un remonte quoi que ce soit jusqu'à nous. Comme le blanchiment d'argents, mais appliqué aux esclaves.
_ Vous avez envoyé Victor sur South Blue, n'en revenait pas Rachel alors que le désespoir la gagnait. Réduit en esclavage… BANDE DE MONSTRES, JE…
_ Un instant ! Claqua la voix pleine d'autorité de Ludwig, tandis qu'il levait les mains pour temporiser et pousser la jeune femme à contenir sa fureur. Tout n'est pas encore joué : votre Victor n'est pas encore parti, vous avez le temps de rejoindre Luvneel avant que cela n'arrive. Et je peux vous donner l'adresse de notre blanchisseur d'esclaves, vous ne perdrez donc pas de temps à le rechercher. Qu'en pensez-vous ?
_ Je… Hésita la vice-lieutenante en faisant de son mieux pour se calmer. Je… Non, attendez, c'est quoi le piège ? Qu'est-ce que vous allez me demander en échange ?
_ Rien, affirma très honnêtement le mafieux. Absolument et résolument rien. Vous avez ce que vous êtes venue chercher, vous quittez Manshon, je peux me prévaloir auprès de mes supérieurs d'avoir réglé le cas de la furie qui faisait des siennes dans le secteur, nos chemins ne se recroisent plus jamais… Tout le monde est content.
_ …, fit la moue l'imposante albinos, visiblement peu convaincue.
_ Néanmoins, avoua Ludwig, le piège, si l'on peut dire, c'est que le site de Luvneel est bien gardé et qu'ils ne se laisseront pas faire. Vous avez donc naturellement toutes les chances d'y rester. Mais ce n'est pas ça qui va vous faire reculer, n'est-ce pas ? Parce qu'en définitive, vous êtes prête à mourir pour votre fameux Victor.
_ Oui, sans hésiter, reconnut instantanément Rachel. Mais même si je dois y rester, soyez sûr que je le tirerai de là. Donnez-moi l'adresse !
_ Et la politesse, ça vous parle ?
_ Aboule ou c'est mon poing qui va parler ! »

Ludwig tira un crayon de sa poche et griffonna sur une serviette en papier quelques lignes d'une ample écriture élégante – après tout, un homme de son calibre se devait de briller dans de nombreux domaines.
Le mafieux fit glisser la serviette jusqu'à la vice-lieutenante qui s'en saisit et la détailla rapidement. Ç'avait l'air solide. Elle se releva, hésita un bref instant, puis remercia son interlocuteur.

« Merci, monsieur. Merci beaucoup, affirma la jeune femme avec sincérité.
_ Je vous en prie, je déteste les histoires d'amour qui finissent mal, répondit aimablement Ludwig. Bonne chance, mademoiselle. Vous allez en avoir besoin. »

Mais Rachel ne l’écoutait déjà plus, filant à toute vitesse à travers le restaurant. La piste continuait et elle n’avait plus de temps à perdre ici.

« Heu… Est-ce que vous êtes sûr de vous, boss ? Hasarda le brave Tyler. Je veux dire, lui donner l'adresse de notre affaire, comme ça…
_ Mon ami, sais-tu ce qu'il y a de plus dangereux qu'une bête sauvage acculée ? Lui demanda Ludwig.
_ Non, boss.
_ Une bête sauvage acculée et prête à traverser la moitié de l'océan pour le type qu'elle aime, affirma le mafieux. Et maintenant qu'elle a bien saisi la situation – par mes soins, il est vrai – qu'elle sait que ses chances sont faibles et qu'elle n'a aucune échappatoire, elle est on ne peut plus désespérée. Lorsqu'elle sera définitivement coincée, l'explosion de violence qui en résultera ne sera pas belle à voir. J'aime autant que ça se passe là-bas plutôt que chez nous.
_ Mais alors… doit-on prévenir nos hommes sur place, demanda Tyler.
_ Bien sûr que non, s'amusa le mafieux. Si on les prévient, ils pourraient se douter que la fuite vient de chez nous. Faisons plutôt confiance à leur sécurité habituelle. Maintenant, dans son état, s'ils parviennent à la neutraliser, ils ne l'auront pas vivante, ça j'en suis certain. Ainsi, personne ne saura jamais que c'est nous qui l'avons rencardé. Et s'ils n'y parviennent pas… Hé bien, ce n'est jamais qu'un centre de blanchiment parmi d'autres, après tout…
_ Excusez-moi, monsieur, intervint le patron, votre plat.
_ Ah merci ! S'exclama Ludwig. Mais nous aurons aussi besoin d'une autre table.
_ Une autre table ? M'enfin… »

Pour toute réponse, Luwig appuya du bout du doigt sur celle qui lui faisait face. Dans un brusque craquement, une énorme fissure se propagea depuis l'endroit où le poing de Rachel avait fait pression. La funeste ligne de destruction se propagea, notamment jusqu'aux pieds et, dans un sinistre fracas, la table s'effondra finalement sur elle-même.

Une puissance à ne surtout pas sous-estimer. Oui, songea de nouveau Ludwig, il était bien content de ne pas être celui qui devrait affronter cette monstrueuse albinos.
« … et voilà où j'en suis, conclut tristement Rachel. J'ai trouvé un navire qui peut m'emmener à Luvneel, j'appareille tout à l'heure.
_ Grmflmgbrmlflm… Mais quel merdier, bon sang… Rien ne te fera renoncer à cette folie, pas vrai ? Soupira Trevor.
_ Non, rien, confirma la vice-lieutenante.
_ Je ne vais pas pouvoir t'envoyer de renforts, insista le gradé.
_ J'en attendais pas, de toute façon, relativisa l'imposante albinos.
_ Tu risques de mourir ! L'interpella Trevor.
_ Je refuse de vivre sans Victor ! Rétorqua la jeune femme. S'il faut que j'aille jusqu'en enfer pour le retrouver, alors ainsi soit-il !
_ …
_ …
_ Je sais que c'est moi qui t'ai dit de cesser d'hésiter et d'aller de l'avant lors de ta dernière promotion, mais je commence un peu à le regretter, là.
_ N'importe quoi.
_ Très bien, soupira Trevor. Je m'occupe de la paperasse, donc soit rassurée, tu auras encore toute ta place parmi nous à ton retour. Mais en échange, je veux que tu m'appelles dès que tu en as fini avec Luvneel, d'accord ?
_ Je… D'accord, mon colonel. Et merci, ajouta timidement la vice-lieutenante. Heu… Je vais devoir y aller.
_ Je comprends. Bonne chance, Rachel. »

Combiné qu'on raccroche, déclic, fin de la communication.

Trevor soupira longuement tout en raccrochant son propre escargophone. Il resta un long moment les yeux dans le vague, songeur, à ruminer la situation. Soudainement, une idée lui traversa l'esprit. Certes, il ne pouvait pas aider directement la jeune femme : il n'avait aucun contact fiable dans la garnison de Manshon et il n'y en avait tout simplement pas à Luvneel. Mais il pouvait néanmoins préparer quelque chose pour couvrir les arrières de sa subordonnée. C'était toujours ça de pris.

Quant à l'opération sur un comptoir mafieux de Luvneel… Hé bien, il allait falloir lui faire confiance au passif de la Rachel chez les commandos d'assaut de la Marine du Royaume d'XXXX. Un dernier espoir carrément flippant maintenant qu'il y pensait.
Trevor se prit à espérer qu'il n'y aurait qu'une faible opposition présente sur Luvneel…
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La nuit était tombée depuis quelques heures sur l'île de Luvneel. Le long des côtes déchiquetées de Luvneelpraad progressait une petite barque à fond plat avec, à son bord, un gros baluchon de voyage soigneusement allongé au sol pour ne pas dépasser le plat-bord de la frêle embarcation. Quant au propriétaire de l'esquif, il était en tranquillement en train de dormir sur ses deux oreilles dans sa petite maisonnette de Port Vince. Sa cliente, par contre, était présentement en train de nager près de la barque avec un minimum de bruits et de remous.
Formée chez les commandos d'assauts du Royaume d'XXXX, Rachel connaissait deux-trois astuces dans le domaine de l'approche furtive et planter sa grande carcasse sur une barque pour être bien repérée à mille lieux à la ronde n'en faisait pas partie.

Embarquer pour Luvneel n'avait été qu'une formalité. Déterminer où se trouvait les esclavagistes à partir des informations de Ludwig Bambana n'avait demandé que l'achat d'une carte de l'île, disponible en quantité illimitée dans tous les magasins touristiques du coin. Une rapide étude topologique lui avait permis de déterminer que longer la côte constituait le chemin le plus rapide pour rallier la zone dévastée de Luvneelpraad. Et que le faire par la voie des mers serait infiniment plus rapide et moins casse-gueule que d'essayer de progresser à travers le champ de ruine.
La location de la barque n'avait guère posé problème non plus dans une zone touristique comme Luvneelroom. Il n'avait ensuite fallu que quelques heures à Rachel pour rallier le secteur de Luvneelpraad. Et même si ç'aurait été vachement classe de prétendre qu'elle avait fait tout le trajet à la nage comme une forcenée, la réalité était autrement plus pragmatique : elle avait caboté comme tout le monde jusqu'aux abords de la zone des esclavagistes avant de se jeter à l'eau – dans tous les sens du terme – lorsqu'elle avait estimé qu'elle était suffisamment proche pour que de possibles sentinelles soient aux aguets.

Maintenant qu'elle s'approchait, elle pouvait distinguer le repaire des esclavagistes. Ce n'était pas bien difficile puisqu'ils ne se cachaient pas. Après tout, tout ce qu'ils faisaient n'était-il pas légal du point de vue de la législation de Luvneel ?

La zone faisait partie des lieux peu touchés par le quoi que ce soit qui avait fait sombrer la majeure partie du coin – Rachel n'était pas très férue d'Histoire et n'avait pas même jeté un coup d’œil aux divers dépliants touristiques qu'on trouvait à chaque coin de rue de Luvneelroom. À l'origine, cet endroit devait sûrement faire partie d'un chantier naval : on distinguait sans peine les portes d'une énorme écluse défoncée, trahissant la cale sèche qu'elle abritait. Plusieurs bâtiments semblaient encore en bon état, qu'ils aient survécu en l'état où qu'ils aient été réparés. Le plus flamboyant et illuminé de mille feux semblait être un genre de gros troquet. À l'écart des habitations, près de l'écluse, deux gros navires étaient à quai. Le premier battait pavillon Luvneelois, mais le cœur de Rachel se serra lorsqu'elle réalise que le second arborait l'emblème de Saint-Uréa. Les marchands d'esclaves !
Il n'y avait plus de temps à perdre. Si elle ne se dépêchait, il ne lui resterait plus d'autres options que de prendre d'assaut le galion des marchands.
Rachel accéléra le mouvement.

*
*     *

Karl retint un bâillement tout en maudissant une fois encore sa poisse aux dés. Faute d'argent, il avait parié un tour de garde au terrier – la prison à flanc de collines où on entassait les esclaves – et il avait bien évidemment perdu. Juste le jour où les marchands de Saint-Uréa débarquaient. Quelle poisse !

Moralité, il était planté là comme un glandu, à attendre dans l'obscurité et le froid, à peine réchauffé par le petit brasero à disposition et sa bouteille d'alcool déjà à moitié vide, pendant que le reste de la fine équipe fêtait avec les marchands leur juteuse transaction à la taverne. Pfff… C'était vraiment trop injuste, oui.

Pour couronner le tout, ce soir, il faisait équipe avec Tête-en-bois. Aussi loquace qu'une porte et au moins aussi con. Non mais franchement, il était verni, tiens ! Si seulement il…

« Hep, réflexe ! » Lança soudainement une voix depuis la pénombre.

Karl fut incapable de distinguer qui lui parlait. Par contre, le gros baluchon qui lui tombait dans les bras, si. Avant même d'avoir pris le temps de réfléchir, le forban lâcha sabre et bouteille pour réceptionner le ballot, tandis qu'un choc sourd émaillé d'un grognement de douleur retentissait à sa droite. Karl jeta un coup d’œil et… Putain de merde ! Tête-en-bois venait de se faire encastrer le crâne dans le mur par une imposante albinos toute dégoulinante de flotte. Le forban lâcha aussitôt le sac mais comprit instantanément qu'il n'aurait jamais le temps de ramasser son arme lorsque Rachel pivota vers lui. Il inspira un grand coup dans l'ultime espoir de pouvoir appeler à l'aide mais l'énorme poing blafard qui emplissait son champ de vision à toute vitesse ne lui en laissa jamais le temps. Il ne se souviendrait de rien d'autre après ça.

Rachel expira tout doucement tandis que le deuxième garde gisait à ses pieds. Des sentinelles à la manque, l'effet de surprise, jusque-là, tout allait bien ! L'imposante albinos farfouilla rapidement les corps des deux forbans inanimés et trouva un gros trousseau de clefs sur le second. Parfait ! Trois tentatives plus tard et elle déverrouillait la serrure de la grosse porte de la prison souterraine.
Rapidement, elle balança son baluchon à l'intérieur, puis, l'attrapant par les pieds, traîna le premier garde à l'intérieur. Sur sa gauche et sa droite, des barreaux. Et des tas de gens derrière. Mouvement. L'un des prisonniers s'approchait au bord de sa cellule. Rachel porta son doigt à ses lèvres pour signaler de ne pas faire de bruits.

« Chhhut, chuchota-t-elle, nous faites pas repérer ! »

Puis elle retourna dehors, attrapa le second garde et le traîna tout pareil à l'intérieur avant de refermer la porte. Ça n'empêcherait pas les curieux de remarquer l'absence des sentinelles, mais les gens moins suspicieux ne remarqueraient rien de particulier, comme auraient pu le faire deux types étalés par terre. C'était toujours ça de pris.

Cela fait, Rachel s'approcha du prisonnier. De la prisonnière, en l'occurrence. Cheveux roux, court et en bataille, yeux noisettes en amande, visage parsemé de taches de rousseur. Un je-ne-sais-quoi la faisait détonner au milieu des autres, mais l'imposante albinos n'était pas bien sûr de quoi. Mais si, son regard ! Sa posture ! Elle, elle ne s'était pas encore résignée, contrairement à tous ses autres compagnons de cellules.

« Heu… Bonjour ? Hésita Rachel.
_ Écoutez, madame, j'ai besoin de votre aide, affirma la prisonnière. Je suis l'adjudante Olga Hammerstein, de la Marine. Je dois absolument prévenir l'état-major de ce qui se joue ici, libérez-moi !
_ Si ça peut vous faire plaisir, opina l'imposante albinos en commençant à chercher la clef correspondante du trousseau. Pis ça m'évitera d'avoir à le faire, j'ai pas le droit d'être là, moi, à la base.
_ Merci, fit Olga avec gratitude, je vous promets que le Gouvernement vous récompensera com…
_ Nan mais je m'en fiche, balaya la vice-lieutenante en continuant de tester les clefs une à une – à tous les coups, ç'allait être comme pour les poches, ça serait la dernière de ce foutu trousseau – Par contre, vous pourriez m'aider ? Je recherche quelqu'un qui est arrivé ici récemment depuis Manshon.
_ C'est le cas de la majorité des personnes présentes, vous savez ? Pointa l'adjudante. Décrivez-le-moi.
_ Il s'appelle Victor, expliqua Rachel en changeant encore de clef. Il est toujours impeccablement sapé… Ah ben non, p't-être plus là. Heu… il porte tout le temps des lunettes de soleil… Ah non, plus forcément non plus…
_ Et si vous me le décriviez plutôt physiquement ? Soupira Olga.
_ Ah oui, bien vu ! S'exclama l'imposante albinos. Il a des cheveux magnifiques ! …
_ La couleur m'aiderait plus, hein…
_ … des yeux superbes et un sourire, un sourire juste… absolument merveilleux ! Qui illumine le monde quand il sourit, v'voyez ?
_ Non mais vous le faites exprès !? Bon, visiblement, c'est quelqu'un de très spécial pour vous, déduisit aisément la prisonnière. J'ignore si c'est lié, mais on a justement un locataire spéciale, dans la cellule tout au fond et…
_ C'est vrai, c'est vrai, c'est vrai !? La coupa derechef la vice-lieutenante les yeux plein d'espoirs. Gardez le trousseau, je vais vérifier ! Et délivrez bien tout le monde, hein !
_ Hein ? M'enfin que… bafouilla Olga en rattrapant de justesse le trousseau que venait de lui lancer la jeune femme. Héééé, mais… Elle est partie. Oooh, que j'appréhende beaucoup cette opération de sauvetage, soudainement… »

Rachel fonça à toute allure jusqu'au fond de la prison sans plus rien voir de ce qui l'entourait. Là ! Une cellule individuelle au fond. Et dedans… Victor !
Ce fut comme si quelqu'un venait d'appuyer subitement sur un interrupteur. Le jour et la nuit. La couleur et les détails qui revenaient brusquement dans un monde auparavant plongé dans le flou et le grisaille. Il était là. Solidement enchaîné au mur, visiblement méchamment blessé, mais il était là. Elle pouvait presque le toucher, n'étaient ces stupides barreaux sur le passage. Elle voulait le toucher.

Plus légère que jamais alors que l'horrible boule d'angoisse qui lui nouait les tripes depuis des jours disparaissait comme par magie, la jeune femme se précipita jusqu'à la porte. Verrouillée, bien entendu. Rachel farfouilla rapidement dans ses poches, sans succès. Pas le temps de chercher ces foutues clefs : l'imposante albinos saisit les barreaux et tira violemment, arrachant la porte de ses gonds et en en pliant la moitié supérieure.

« Victor ! S'écria la jeune femme en se précipitant dans la cellule.
_ Rachel ? N'en revint pas le chasseur de primes en relevant la tête, éberlué.
_ Oh mon dieu, ne me refais plus jamais peur comme ça ! Déclara l'imposante albinos en se jetant au cou de l'élu de son cœur.
_ Mais qu'est-ce que t'aïe-aïe-Aïe-AÏE !! 'gaffe, bon sang, ch'uis blessé !
_ Aaah, zut, désolée ! S'excusa Rachel. Attends, bouge pas, je vais te sortir de là !
_ J'peux pas bouger, c'est un peu le principe des fers, princesse…  »

L'imposante albinos s'écarta d'un demi-pas et fronça des sourcils lorsqu'elle nota les cadenas. Bon sang, où était passé ce foutu trousseau de clefs ? Elle était pourtant certaine de l'avoir eu en main y'avait genre cinq minutes. Qu'est-ce qu'elle avait bien pu en faire ?
Pas le temps de tergiverser. Rachel attrapa la première chaîne qui retenait Victor au mur, banda ses muscles et commença à tirer de toutes ses forces entre ses mains. Les maillons lui mordirent profondément la paume, mais tout doucement, ceux au centre commencèrent à se déformer, jusqu'à ce que l'un d'entre eux cède et explose.
Victor était peut-être devenu l'as du combat, mais la plus costaude, c'était toujours elle, décida la vice-lieutenante.

La seconde entrave connut bientôt le même sort et le blessé manqua de s'effondrer par terre, n'eût été la présence de la jeune femme qui le rattrapa aussitôt.

Rachel fronça des sourcils. Elle ne savait pas quels traitements avaient subi le chasseur de primes, mais ce n'était pas beau à voir. Son dos était couvert d'entailles qui n'avaient pas été soignées, plusieurs semblaient même infectées. Son visage était recouvert d'une pellicule de sueur, son front était brûlant de fièvre et il n'avait plus guère de force. D'une façon ou d'une autre, les directives de Roy le Mangeur-d'Hommes semblaient s'être perdues en chemin. Victor avait besoin de voir un médecin et de toute urgence.

« Attends, appuie-toi sur mon épaule, je vais t'aider à marcher, décida l'imposante albinos en attrapant le bras du jeune homme avant de le faire passer d'autorité sur ses épaules.
_ Mais qu'est-ce que tu fiches-là, Rachel ? Insista le blessé.
_ Vas-y, dis que t'es pas content de me voir, aussi !
_ C'est pas du tout ce que j'ai dit ! T'es en poste dans les Confins, souligna le chasseur de primes.
_ C'est Charlotte qui m'a prévenue, avoua la jeune femme. Elle a dit qu'il t'était arrivé un pépin à Manshon, mais j'ai refusé de la croire, alors je suis venue vérifier.
_ Ici, on est à Luvneel, grogna le Victor.
_ Oui, ben quand j'ai su, ch'uis venue, grommela la vice-lieutenante.
_ T'as traversé la moitié de North Blue !? Réalisa le jeune homme, abasourdi.
_ Genre j'allais laisser un tout petit océan de rien du tout m'arrêter…
_ Et quel est la suite du plan ? Reprit le blessé. Tu comptes utiliser la fuite des autres prisonniers comme diversion ?
_ Ça va pas la tête !? Le rabroua Rachel. On repart tous ensemble, évidemment !
_ Ch'uis curieux de voir comment… signala le Victor.
_ T'inquiètes, j'ai un plan ! Affirma la vice-lieutenante.
_ Lequel ? Insista le chasseur de primes.
_ Heu… Non mais j'y travaille encore, voilà tout…
_ Racheeel… »

Cahin-cahant, les deux XXXXiens arrivèrent jusqu'aux portes de la prison, où Olga avait déjà fini de réunir tous les autres prisonniers. L'imposante albinos réalisa subitement qu'il y avait plus d'une centaine de personnes présentes, au bas mot. Peut-être même cent cinquante.
Mazette, ça en faisait du monde, en fin de compte.

« J'ai délivré tout le monde, comme vous me l'avez demandé, annonça fièrement l'adjudante. Et maintenant ? Quel est la suite du plan ? »

Rachel s'humecta les lèvres. Clair que ça faisait beaucoup trop de monde pour sa petite barque, là. Même en faisant plusieurs voyages. Hum… Une idée. Une idée, vite !

« Heu… À tout hasard, demanda l'imposante albinos à la cantonade, y'a des gens ici qui savent utiliser les bateaux ? Genre, les très gros, avec plein de voiles et de cordages et tout…
_ Vous n'aviez pas un plan ? S'inquiéta la rouquine.
_ Siiiii… mais c'est juste pour… heu… peaufiner un détail ou deux, tenta de baratiner la vice-lieutenante. Mon côté perfectionniste, on va dire.
_ Je sais barrer et diriger la manœuvre, répondit l'adjudante en haussant les épaules. Pour le gros œuvre, n'importe quelle paire de bras suffira, mais on aura quand même besoin de quelques marins pour cadrer un peu les choses. »

Suite à cette remarque, plusieurs prisonniers se manifestèrent parmi la foule pour se signaler. Rachel n'avait pas la moindre idée de si ce serait suffisant mais, au hochement de tête satisfait d'Olga, il semblait que ça ferait l'affaire.

« Super ! S'enthousiasma l'imposante albinos. Alors voilà le plan : on va emprunter le navire des esclavagistes et se tirer loin d'ici avec !
_ Peaufiner les détails, hein…
_ Non mais d'accord, c'était un gros détail, j'admets.
_ C'est ridicule, balaya la rouquine, on va se faire tailler en pièces par les gardes avant même de franchir la rampe !
_ Pas s'ils ne sont plus en poste, rétorqua Rachel avec assurance.
_ Et comment voulez-vous que ça arrive !? Répliqua Olga.
_ En orchestrant une diversion, pardi ! Affirma joyeusement la vice-lieutenante. C'est une suggestion de Victor.
_ Moi j'avais surtout suggéré d'utiliser les autres comme diversion.
_ L'écoutez pas, c'est la fièvre qui le fait délirer. Primo, on sort et on se poste à l'abri, dans les ruines près des quais, expliqua l'imposante albinos. Secundo, je file jusqu'à leur taverne et j'en fais un immense feu de joie. Du genre à rameuter tout le monde dare-dare pour l'éteindre. Tertio, on subtilise le navire et on se tire avant qu'ils n'aient le temps de réaliser ce qu'il se passe. Simple, propre et net. Je vous promets de tous vous tirer de là. Des questions ? … Non ? Alors on y va ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait et la petite troupe abandonna le terrier pour se faufiler parmi les ruines et se rapprocher des navires, près de la cale-sèche. Rachel s'assura que tout le monde cerne bien les limites à ne pas dépasser pour ne pas risquer de se faire bêtement apercevoir par les sentinelles, puis s'en retourna un instant auprès de Victor.

Ça n'allait visiblement pas fort pour lui. Assis sur un morceau de maçonnerie, sa grande carcasse repliée sur lui-même, le chasseur de primes conservait la tête obstinément baissée, ignorant du reste du monde, ses fins cheveux châtains plaqués au visage par la sueur, les yeux clos, le souffle court. Il était déjà complètement épuisé après seulement quelques minutes à progresser dans le chaos ambiant. Rachel sentit l'inquiétude revenir la ronger mais fit de son mieux pour la juguler. Elle allait avoir besoin de toutes ses capacités pour le sortir d'ici au plus vite.

La jeune femme s'approcha du blessé, ôta son manteau et le lui passa sur épaules. Le chasseur de primes frissonna.

« Merci, chuchota Victor. C'est frais. Ça fait du bien. J'ai l'impression d'avoir le dos en feu…
_ Ben j'ai pas pensé à le retirer pour nager tout à l'heure, alors il est encore tout trempé… Je vais y aller, mais je reviens vite, affirma Rachel avec douceur. Tiens bon, je vais te tirer de là, promis.
_ J'en doute pas, t'as jamais été du genre à laisser tomber. » Murmura le chasseur de primes en esquissant un sourire fatigué.

La jeune femme opina, se releva, voulut se retourner, hésita, puis reporta son attention sur le blessé.

« Heu… J'ai récupéré ton trésor auprès de Bojo Glastone, signala l'imposante albinos.
_ Bojo Glast… Boris Dalton ? Pis comment ça, mon trésor d'abord ?
_ Poche intérieure droite du manteau. Allez hop, j'y vais. À tout à l'heure ! »

Rachel se détourna vivement pour s'enfuir à toute jambe. Elle ne savait pas pourquoi Victor avait décidé de garder leur anneau de fiançailles. Souvenir précieux ? Nostalgie perdue ? … Mince espoir ? Elle l'ignorait…
Elle l'ignorait et elle ne voulait surtout pas le savoir !

C'était on ne peut plus lâche de sa part, mais elle préférait infiniment mieux l'ignorance bienheureuse que des illusions irrémédiablement brisées. Tout plutôt que de risquer de s'écraser avec pertes et fracas contre l'impitoyable mur de la froide réalité.

À filer à grandes enjambées, perdues dans ses angoisses, la jeune femme manqua d'heurter de plein fouet Olga lorsque la rouquine se planta devant elle, mains sur les hanches, l'air décidée.

« Je vous accompagne ! Déclara l'adjudante.
_ Heu… Non, décida Rachel après une courte réflexion, avant de faire un pas de côté pour l'esquiver.
_ Si, s'entêta Olga en décalant pour lui bloquer le passage. Je suis de la Marine, j'ai été formée au danger, je vous accompagne.
_ Je vous assure que je peux me débrouiller toute seule, affirma l'imposante albinos d'un ton persuasif.
_ Ne me sous-estimez pas ! Insista la rouquine. Je suis une adjudante, vous verrez que je peux vous aider en cas de combat !
_ Tout le principe de la diversion, c'est justement qu'il n'y ait pas de combat, rappela Rachel.
_ Écoutez, madame, je suis de la Marine, persista l'adjudante. Je ne peux pas vous laisser prendre tous les risques pendant que je me tourne les pouces !
_ Justement, vous êtes de la Marine, pointa la vice-lieutenante. Votre rôle, c'est de protéger les civils. En l'occurrence, tous ces gens. Vous constituez leur unique ligne de défense en cas de pépin. Et si la diversion échoue, c'est à vous qu'il incombera de les mener à travers les terres jusqu'à loin d'ici. Ils ont besoin de vous, vous devez rester ici. Pour eux.
_ …, fit silencieusement la moue Olga tout en dévisageant longuement son interlocutrice.
_ … Quoi ? S'inquiéta Rachel.
_ Joli discours, très inspiré, reconnut la rouquine. Vous êtes de la Marine, hein ?
_ … Noooon. 'fin, pas pour l'instant, techniquement.
_ Oh. Déserteuse ? Suspecta ouvertement l'adjudante.
_ Heu… C'est un peu compliqué, éluda l'imposante albinos.
_ Ouais, genre… Vous fatiguez pas, j'ai compris, balaya Olga. Mais si vous avez fait partie de la maison, vous pouvez me comprendre : je ne peux pas rester les bras croisés en laissant les civils risquer leur peau à ma place. Je vous accompagne ou je vous remplace, mais je ne vous laisserai pas y aller seule. Il y va de l'honneur de la Marine. De mon honneur !
_ Arrêtez ça, je déteste qu'on me prenne par les sentiments.
_ Allez, quoi ! Mettez-vous un peu à ma place ! … Siouplé ?
_ D'accord, d'accord ! Capitula Rachel. Moi non plus, je ne pourrais pas rester en place si j'étais vous. Très bien, allons-y ensemble. Mais vous faites bien tout comme je vous dis, compris ?
_ Compris, affirma joyeusement Olga. Pas d'inquiétude, vous ne serez pas déçue, promis ! »

Les deux Marines se mirent en route jusqu'aux abords du grand bâtiment bien éclairé. Bien qu'elles eussent pris grand soin à se faire les plus discrètes possible, ce fut en pure perte : il n'y avait tout bonnement aucune surveillance au sein même du périmètre des esclavagistes. La paire de gardes à l'entrée du terrier suffisait amplement à prévenir une fuite des prisonniers et, pour le reste, la menace ne pouvait provenir que de l'extérieur, pas vrai ?
Hé bien, ils vont apprendre à la dure que c'est plus compliqué que ça ! Jubila d'avance Rachel.

Les deux jeunes femmes se faufilèrent jusqu'à l'arrière du bâtiment. L'imposante albinos identifia rapidement ce qu'elle cherchait – un soupirail menant aux réserves de la taverne – et, deux bons coups de pied plus tard, la voie était libre pour pénétrer dans le bâtiment.

La cave était pleine de tonneaux diverses, de rack de bouteilles d'alcools variés, ainsi que de montagnes de vivres. Bien, bien, bien, songea la vice-lieutenante.

« Heu… Du coup, c'est quoi le plan ? Chuchota Olga, à ses côté.
_ On fait tout cramer, expliqua Rachel. On prépare quelques cocktails incendiaires pour bouter le feu à la façade extérieure du bâtiment. Auparavant, on va badigeonner d'alcool le plafond pour le faire flamber en partant. Ça foutra le feu au parquet du rez-de-chaussé et – de là – tout le bâtiment devrait très vite s'enflammer.
_ Wow. Radical. Mais efficace. J'adhère carrément !
_ Ça leur apprendra à jouer avec la vie des gens, ces raclures. Vous voulez bien vous occuper des cocktails ? Demanda l'imposante albinos. Je vais m'occuper du plafond. Ch'uis plus grande, ça ira plus vite.
_ Très bien, approuva la rouquine. Il nous en faut combien ?
_ Quatre ou cinq, ça devrait aller. Mettons-nous au travail. »

Il ne fallut que quelques instants à Rachel pour s'apercevoir que son super-plan recelait néanmoins une faille immense : elle n'avait rien sous la main pour alcooliser proprement le plafond. Naïvement, elle s'était attendue à trouver une serpillière ou un truc du genre dans le coin, mais non. Ces crétins d'esclavagistes avaient pensé à se doter d'un placard à balais ailleurs et à tout bien y ranger. La jeune femme dut donc se résoudre à sacrifier son pull pour s'en servir comme d'un gros chiffon, pestant intérieurement pendant toute l'opération. En plus, l'alcool lui coulait sur les bras et lui gouttait sur la tête, ce qu'elle n'avait pas du tout envisagé non plus. Bon, il serait somme toute préférable que ce soit Olga qui s'occupe de la mise à feu, ça serait moins dangereux. L'adjudante avait finalement eu raison d'insister pour venir.

Claquement sec. Grincement de porte accompagné de l'écho d'une salle bien alcoolisée.
Merde, quelqu'un descendait dans la réserve !

Olga attrapa un tesson de bouteille avec détermination. Rachel lui fit les gros yeux : c'était une très mauvaise idée. Les probabilités qu'elle parvienne à le planter sans qu'il crie comme un porc qu'on égorge était ridiculement faible. Et si les esclavagistes percutaient que les prisonniers étaient en fuite, plus aucune diversion au monde ne les détournerait d'une traque d'envergure pour récupérer leur gagne-pain. Non, non, non, mauvaise idée !
Mais l'adjudante l'ignorait complètement. Mâchoire crispée, regard brûlant, phalanges blanchis à serrer de toutes ses forces son tesson, elle n'était visiblement plus guidé que par la colère et la haine. Elle voulait se venger et le destin lui offrait une cible vulnérable sur un plateau. Elle ne laisserait pas passer cette occasion.
Rachel réfléchit à toute allure pour trouver un autre plan d'action.

Le nouveau venu descendait les marches d'un pas lourd, en sifflotant gaiement un air si magistralement massacré que l'imposante albinos fut bien incapable de l'identifier. Olga était accroupie à quelques mètres du palier, derrière une caisse, prête à se jeter sur le nouveau venu. La vice-lieutenante était elle-même cachée derrière l'un des gros tonneaux, encore quelques mètres plus loin de la rouquine. Bon sang, elle n'aurait jamais le temps de se jeter sur l'esclavagiste avant l'adjudante.

Le type atteignit le bas de l'escalier.
Tout s'enchaîna très vite.

D'un bond, Olga se redressa et se jeta sur sa cible. Alors qu'elle n'avait fait que la moitié du chemin, l'homme perçut le mouvement et tourna la tête dans sa direction. La rouquine se fendit en avant avec l'énergie du désespoir. Peine perdue : avant qu'elle n'ait pu atteindre l'esclavagiste, un gros pull bleu roulé en boule et imbibé d'alcool percuta avec force et violence la tête du malheureux forban, qui s'en retrouva brutalement catapulté à la renverse, son cri de surprise étouffé par la lourde chape de tissu qui lui recouvrait le visage. Le sanguinaire tesson de bouteille d'Olga ne trancha que du vide suite à l'esquive impromptue de sa cible. Avant que le cerveau de la rouquine n'analyse cet enchaînement bordélique d'évènements, Rachel était déjà sur eux et, d'un bon coup de talon dans la tempe de l'esclavagiste, l'étendit raide KO pour le compte.
Pfffiouu, et une catastrophe d'évitée, une !

Rachel récupéra son pull et s'en servit pour nouer ensemble les mains du pauvre type.

« Mais qu'est-ce que vous faites ? S'étonna Olga.
_ Ce que je peux : j'ai pas de menottes sous la main, je vous rappelle, expliqua la vice-lieutenante.
_ Mais qu'est-ce qu'on s'en fiche, il va cramer avec la baraque, souligna la rouquine.
_ Bien sûr que non, on va le sortir avec nous, répliqua l'imposante albinos comme si c'était une évidence.
_ Que… pardon !?
_ On est là pour faire diversion, pas commettre un meurtre, précisa Rachel. Donc non, on ne le laisse pas brûler ici, on va le mettre en sécurité dehors.
_ Mais ça va pas bien dans votre tête !? S'insurgea l'adjudante. C'est un de ces putains d'esclavagistes ! Il mérite la mort !
_ Non, décida l'imposante albinos.
_ Ce n'est pas à vous de décider ! S'entêta Olga. Qu'est-ce que vous savez de ce qu'on a vécu !? Qu'est-ce que vous savez de ce qu'on a subi !? Ces ordures doivent payer !
_ Oui, mais pas comme ça, réfuta la vice-lieutenante en attrapant sa collègue par l'épaule. Écoutez, c'est vrai que je n'ai pas la moindre idée de ce que vous avez vécu. Mais vous n'y êtes pour rien : comme vous le dites, vous l'avez subi. Par contre, si vous l'exécuter de sang-froid, c'est quelque chose que vous ferez. Vous en porterez l'entière responsabilité et ça vous poursuivra toute votre vie. Ça sert à quoi qu'on se décarcasse à vous sortir indemne d'ici si c'est pour que vous ne puissiez plus vous regarder dans une glace après ça ? O… Vous êtes la Marine, non ? Alors on fait les choses bien, un point c'est tout.
_ Mais…
_ Pas de mais, la coupa la Rachel. On a convenu que vous m'accompagniez à la condition que vous fassiez tout ce que je vous disais. Et on a pas le temps de discuter : tôt ou tard, quelqu'un là-haut va s'inquiéter que ce type ne remonte pas.
_ …, fit boudeusement la moue la rouquine.
_ Vous avez promis, insista l'imposante albinos.
_ Je vous déteste, vous ne valez pas mieux qu'eux, à les couvrir, cracha Olga en lui jetant un regard rageur. Très bien, on va faire comme vous dites, mais je vous promets que je vous le ferai payer ! Humpf. Sale déserteuse !
_ Pas de soucis, opina Rachel. Pis, vous verrez plus tard que j'avais raison, de toute façon. »

La vice-lieutenant fit ressortir tout le monde par le soupirail, s'assura de déposer l'esclavagiste inconscient à bonne distance du futur lieu d'incendie, puis s'en retourna près du soupirail.

« Allumez les cocktails, signala Rachel, je vais flamber le plafond.
_ Et vous comptez vous y prendre comment ? S'enquit la rouquine d'un ton blasé.
_ Avec mon briquet, bien évidemment, fit joyeusement l'imposante albinos. J'en ai toujours un sur moi depuis… 'fin depuis qu'il m'est arrivé des bricoles faute de briquet. Poche gauche de mon mant… Oh. Oups…
_ Votre manteau ? Celui que vous avez laissé avec votre Victor avant de partir ? Souligna l'adjudante.
_ Hem…
_ Votre manteau tout détrempé parce que vous avez eu la bonne idée de vous jeter à l'eau avec le briquet qu'il contenait.
_ …
_ …
_ Mais merde, pourquoi j'ai jamais de bol quand faut que je foute le feu à un truc ? Nan, mais minute, je vais bien trouver une solution… Hum… On aurait pas deux bouts de bois à frotter ensemble, par hasard ?
_ Je dois admettre qu'entre votre morale totalement déplacée et votre véritable tête de linotte, je suis de plus en plus impressionnée que vous vous lanciez tête baissée dans des projets d'envergures comme cette libération de masse, commenta Olga tout en allumant ses cocktails. Je parie que si vous n'aviez pas déserté, la Marine aurait fini pour vous radier, en fait.
_ Non mais là c'est spécial, d'habitude, je planifie vachement mieux, je vous assure. Hé ! Comment vous… balbutia Rachel en voyant danser les flammes.
_ J'ai fouillé l'autre type et j'ai récupéré ce qu'il avait d'utile, expliqua la rouquine. C'est quand même le B.A.BA de la survie en milieu hostile, j'vous ferais dire, hein… J'aurais du en profiter pour lui cramer la gueule avec votre pull alcoolisé mais bon… j'ai promis. Allez, attrapez et dépêchez-vous, l'exhorta l'adjudante en lui lançant le briquet.
_ Super, merci ! »

La vice-lieutenante alluma la mèche avec précaution avant de lancer le briquet par le soupirail. Le plafond s'embrasa instantanément, les flammes se propageant à toute vitesse grâce à l'alcool. Rachel rejoignit la rouquine et les deux Marines balancèrent leurs cocktails incendiaires sur la façade. Puis l'imposante albinos mit ses mains en porte-voix et hurla à pleins poumons « Au feu ! Au feu !! ».

Les deux jeunes femmes filèrent rapidement à couvert dans les débris puis regardèrent le chaos qui s'ensuivit du côté de la taverne. Une horde de clients dégrisés sortaient en trombe du bâtiment, complètement paniqués, tandis que les gens alentours se radinaient. Rapidement des cris de détresses retentirent quand tout ce petit monde réalisa que le péril frappait leurs réserves d'alcool et bien vite, dans l'anarchie la plus complète, les esclavagistes et les marchands d'esclaves tentèrent de s'organiser sans grande efficacité pour réunir des seaux et former des chaînes humaines.
Voilà qui devrait les occuper un petit moment, se félicita Rachel.

Les deux Marines filèrent rejoindre discrètement leurs camarades, notant avec satisfaction que les gardes et personnels près des navires filaient donner un coup de mains à leurs collègues près de la taverne. De mieux en mieux, la voie était libre.

À peine arrivée auprès du reste du groupe, Rachel se dirigea droit vers Victor pour l'aider à se déplacer – « Allez, un dernier petit effort et on est bon ! » – avant de filer avec lui en tête de colonne pour y rejoindre Olga qui, en bonne adjudante, canalisait adroitement la foule à grands renforts d'engueulade. Si elle devait se réincarner un jour, elle ferait sûrement merveilles comme chien de berger.

Les fugitifs quittèrent le couvert des débris et foncèrent droit vers le navire des esclavagistes, leur échappatoire. L'incrédulité cédait de plus en plus la place à l'excitation parmi les esclaves. Contre toute attente, aussi improbable que cela puisse paraître, un miracle allait leur offrir la liberté !

C'est alors qu'un sifflement caractéristique parvint aux oreilles de Rachel. Retenant d'une main par le col la rouquine qui fonçait tête baissée à ses côtés, elle se figea brusquement sur place – si brusquement, même, que plusieurs personnes la percutèrent derechef dans le dos, mais sans parvenir le moins du monde à lui faire lever ne serait-ce qu'un pied. Il en fallait de plus gros gabarits pour la bousculer.
L'instant d'après, une longue chaîne métallique s'abattit avec force et brutalité juste devant la tête du cortège.

Rachel coula un regard vers le côté. Deux types se tenaient là. Le premier était plutôt grand, fin et sec, le visage taillé à la serpe, chignon noir sur le sommet du crâne, fine moustache, barbe rasée courte. Il était vêtu d'un ample kimono cramoisi rehaussé de feuillages ors et portait un katana au côté, la main négligemment posée sur le pommeau. L'imposante albinos frissonna en croisant son regard. Ce type était fort. Assurément.
Légèrement en retrait derrière lui se tenait le propriétaire de la lourde chaîne. Tout en muscle, cheveux châtains en bataille, sourire torve, torse nu sous un épais gilet de cuir sans manche et bordé de fourrures argentées. Un pantalon treillis plein de poches et de grosses godasses coqués. Lui non plus n'était pas à prendre à la légère.

« Comme de justes, nos petits fuyards se trouvent bien ici, se délecta l'homme au sabre. Je te l'avais bien que ce beau feu de joie n'était qu'une diversion, poursuivit-il à l'adresse de son compagnon.
_ Qui êtes-vous ? Leur lança Rachel.
_ Il est d'usage de donner son nom avant de demander celui d'autrui, lui rétorqua l'inconnu d'une voix désagréable douce. Je suis Tatsuya Sakai, et voici mon acolyte, Alexis Lituac. Nous sommes les Protecteurs de ce site. Vos ennemis, donc. »

Néanmoins, avoua Ludwig, le piège, si l'on peut dire, c'est que le site de Luvneel est bien gardé et qu'ils ne se laisseront pas faire. Vous avez donc naturellement toutes les chances d'y rester.

Une grosse goutte de sueur glissa de la tempe jusqu'au menton de Rachel. Quelle gourde elle faisait, réalisait-elle. Les gardes fantoches à l'entrée du terrier, le périmètre de surveillance moisi, l'aisance avec laquelle elle avait disposé du poivrot aviné. Elle s'était laissée monter la tête et avait cru que ce serait facile. Quelle erreur ! Bien sûr qu'un site mafieux ne fonctionnait pas selon la même logique qu'une garnison de la Marine. Toute la défense reposait sur la puissance individuelle plutôt que l'organisation structurelle. Elle avait foncé tête baissée sans même prendre le temps de chercher à identifier ceux à même de poser une menace. Et maintenant, elle venait de conduire tout le monde droit dans leurs rets.
Merde !

Il n'y avait plus qu'une seule solution envisageable.

« Olga ? Prends Victor et embarquez le plus vite possible, décréta Rachel sans quitter du regard les deux esclavagistes.
_ Attends, qu'est-ce que tu comptes faire là ? S'inquiéta le chasseur de primes.
_ Je vais vous faire gagner du temps, profitez-en pour filer ! Répliqua fermement l'imposante albinos.
_ Tu vas quand même pas les affronter seule ? S'insurgea Victor. T'es pas folle !?
_ Sans tes flingues, tu peux pas te battre, ça règle la question, rétorqua la vice-lieutenante.
_ Attendez ! Moi, je peux vous aider ! Affirma Olga.
_ Non, vous êtes la seule à savoir comment piloter cette connerie de navire, gronda Rachel. Sans vous, tout le monde est coincé. Allez, foutez le camp, maintenant ! »

La jeune femme confia le blessé à l'adjudante et s'avança au devant des deux esclavagistes. Ça s'annonçait rude, il fallait qu'elle les occupe le temps que le navire file. Ça prendrait du temps. Est-ce qu'elle pourrait tenir aussi longtemps ? Rien n'était moins sûr…

Mais ce n'est pas ça qui va vous faire reculer, n'est-ce pas ? Parce qu'en définitive, vous êtes prête à mourir pour votre fameux Victor.
_ Oui, sans hésiter, reconnut instantanément Rachel.


Et ça n'avait pas changé d'un pouce.

La jeune femme s'avança en entrechoquant ses poings devant elle, se préparant mentalement pour une bataille totale.

« Très bien, moi, Rachel Syracuse, serait donc votre adversaire. » Annonça l'imposante albinos.

Avant de charger tête baissée dans le tas…
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« COMMANDO !! »

L’inévitable cri de guerre de Rachel satura l'espace sonore tandis que l'imposante albinos chargeait ses deux adversaires médusés : visiblement, ceux-ci s'étaient attendus à beaucoup de réactions mais pas à se faire charger à un contre deux.

La vice-lieutenante avait pourtant vu juste : Alexis hésita, indécis. Il aurait pu tenter de la fouetter avec sa lourde chaîne, mais elle n'aurait eu aucun mal à l'éviter et ç'aurait pu gêner le sabreur. Finalement, le geôlier jugea plus prudent de s'écarter pour laisser la main à son chef. De son côté, Tatsuya esquissa simplement un sourire et attrapa la poignée de son sabre d'une main assurée, tandis que l'autre agrippait fermement le fourreau. Il comptait se débarrasser de l'imposante albinos en la tranchant d'un seul coup d'un seul avec sa technique de bâtto.

Rachel ne lui en laissa pas le temps : alors que le sabreur commençait à dégainer à toute vitesse, le pied de la vice-lieutenante jaillit brutalement. Appuyant de tout son poids sur le pommeau, la jeune femme rengaina illico la lame dans son fourreau avant qu'elle ne puisse complètement s'en libérer.

Impact violent dans le nez, douleur explosive.
Profitant de la puissance dégagée par l'imposante albinos, Tatsuya avait sublimé le contre de la vice-lieutenante en tournoyant sur lui-même pour finalement dégainé son fourreau de son sabre et le planter dans le nez de la jeune femme d'un vicieux coup d'estoc.

Rachel serra les dents, puisant dans la douleur pour alimenter sa rage, et frappa immédiatement en représailles un direct titanesque dans le sourire narquois du samouraï.
Cling.
La vice-lieutenante fut si brutalement figée dans son mouvement qu'elle en perdit l'équilibre. Surgissant de ses arrières, la lourde chaîne d'Alexis venait de s'enrouler autour de son bras et le geôlier l'avait tracté avec suffisamment de force pour bloquer l'attaque.

Par réflexe, le regard de Rachel se posa une fraction de seconde sur cette entrave inopinée. Elle n'eût pas le temps de se maudire de sa bêtise que Tatuya passait à l'action, lançant une tranche horizontale si vivement que la lame en fut presque invisible.
Heureusement, les réflexes de survie de la jeune femme avait pris le relais, la poussant à bondir en arrière sitôt qu'elle avait perdu de vue le sabreur. Profitant du déséquilibre, elle poussa désespérément sur ses jambes pour s'extraire de sa position.

Atterrissage en retrait trois mètres plus loin. Tiraillement suivit d'une sensation de brûlure sur sa poitrine. Ce n'était pas passé loin, mais la blessure était superficielle.
Rachel bloqua cette information inutile hors de son esprit, tandis que sa main jaillissait pour capturer la chaîne et tirer Alexis dans la mêlée. Peine perdue : le temps qu'elle saute, l'entrave s'était mystérieusement volatilisée.
Merde. Il était doué. Ils l'étaient tous les deux.
Merde, merde, merde.
Ses craintes se concrétisaient.

Sourire amusé du côté du sabreur. Adoptant une garde haute, Tatsuya se mit à courir en direction de la jeune femme. Rachel fronça les sourcils. Elle ignorait ce qu'il préparait, mais une attaque aussi téléphonée n'avait aucune chance de réussir. La jeune femme se cala solidement sur ses appuis, les yeux rivés sur les épaules de son assaillant. Elle n'était peut-être pas capable de suivre les mouvements de sa lame, mais ainsi, elle pourrait déterminer le moment où il allait passer à l'action. C'était amplement suffisant pour le contrer.
Cling.
Le bruit des maillons tinta comme une sonnette d'alarme dans sa tête. Mouvement en périphérie de son champ de vision ! La jeune femme se baissa brusquement, tandis que la lourde chaîne tournoyait dans le vide là où s'était trouvée sa tête.
Bordel ! Il avait voulu l'étrangler ! Une chance que la chaîne se soit retrouvée dans son champ de vision au même niveau que les épaules du sabreur sinon elle n'… Oh merde, le sabreur !

Rachel reporta vivement son attention sur Tatsuya, trop tard. Le samouraï avait complètement basculé son centre de gravité vers l'avant, la chargeant à une vitesse phénoménale. Par en dessous la chaîne.
Merde, merde, merde, les épaules ! Les épaules !!
Frappe oblique !
L'imposante albinos se jeta en arrière, trébucha et se vautra dos au sol. La deuxième attaque du sabreur s'armait déjà pour compléter son attaque en croix. Rachel volta désespérément en arrière et, à peine réceptionnée sur ses pieds, bondit sur le côté pour s'extraire de l'axe d'attaque de son adversaire.

Tout en se remettant en garde, la jeune femme se recula précipitamment de quelques pas pour tenter de conserver simultanément Alexis et Tatsuya dans son champ de vision. Sa plus grande appréhension se matérialisa lorsqu'elle vit les deux hommes se déplacer, se positionnant en étau autour d'elle sans même échanger un coup d’œil pour se concerter. Ce n'était pas juste une bagarre à un contre deux : ses adversaires avaient l'habitude de se coordonner et d'opérer de concert sans se gêner.
Ses maigres espoirs s'effondrèrent. Dans de telles conditions, avec un tel niveau, elle n'avait tout simplement aucune chance de l'emporter.

Rachel inspira tout doucement pour sceller le sentiment de panique qui montait en elle. Ce n'était pas le moment de perdre bêtement ses moyens. Elle savait depuis le début que c'était une éventualité. Et maintenant qu'elle était fixée sur son sort, il lui fallait uniquement se concentrer sur son ultime objectif : occuper l'ennemi suffisamment longtemps pour permettre aux autres de fuir.

La vice-lieutenante expira profondément, rassemblant toute sa détermination. Puis elle tourna volontairement le dos à Alexis pour faire face à Tatsuya. Il constituait le principal danger, c'était donc sur lui qu'elle devait se concentrer en priorité.

Le samouraï la chargea, garde relâchée. Rachel se campa solidement au sol, tous les sens aux aguets. Ses yeux, rivés sur les épaules de son adversaire, ne perdaient pas une miette du moindre de ses faits et gestes, tandis que ses oreilles étaient à l'affût du bruit si caractéristique de la chaîne. Pas question de leur faciliter la tâche.

À quelques pas de l'imposante albinos, Tatuya se fendit brusquement en avant, portant un vif coup d'estoc. Rachel pivota sur son pied d'appui pour s'enrouler autour de l'attaqu…
Cling.
Au moment de poser sa jambe gauche, la chaîne s'enroula autour de celle-ci avant que la jeune femme ne puisse réagir. Elle n'eut même pas le temps de se maudire qu'une brusque traction la força à poser genou à terre, juste à côté du samouraï. Pas bon, ça. Pas bon du tout.

Comme de juste, Tatsuya pivota vivement pour porter un coup de tranche horizontale. Rachel eût tout juste le temps de se jeter au sol pour éviter la décapitation pure et simple. Quelques cheveux coupés voletèrent mais elle n'avait pas le temps de s'en préoccuper, sa situation s'étant considérablement aggravée.
La jeune femme roula immédiatement sur le côté. Bien lui en prit : le sabreur avait enchaîné pour la clouer au sol de son arme. Le timing fut néanmoins un poil trop juste et une vive douleur assaillit la vice-lieutenante alors que la lame lui mordait le dos.

Serrant les dents, Rachel perçut malgré tout que le samouraï n'y était pas allé de main morte : son arme était profondément fichée dans le sol. Chance ! D'un violent mouvement de hanche, l'imposante albinos tournoya sur elle-même pour faucher la lame de son talon droit. Un coup parfaitement perpendiculaire, propre à la faire éclater. Malheureusement, Tatsuya vit venir le danger et bondit vivement plusieurs mètres en arrière, arrachant in extremis sa lame du sol dans le même mouvement.

La vice-lieutenante se releva en pestant. La chaîne avait de nouveau disparu. Alexis était toujours hors de vue, bien planqué dans son angle mort. Tatsuya reprenait tranquillement sa garde, son insupportable sourire narquois aux lèvres. Bon sang de bois, ça n'allait pas du tout, elle n'arrivait à rien comme ça. À ce rythme, encore deux-trois passes d'armes et elle serait complètement dépassée.
Pas moyen, fallait qu'elle trouve une astuce pour neutraliser cette foutue chaîne, c'était sa seule chance de grappiller un peu de temps.

Rachel chargea le samouraï. Elle n'avait pas réellement de plan en tête, hormis provoquer l'inattendu. À tout le moins, elle s'attira l'intérêt de Tatsuya, qui lui décocha un regard aussi amusé que curieux. Certes, il avait l'avantage de l'allonge avec son sabre, mais l'imposante albinos avait l'expérience de ce genre de confrontation asymétrique, ce qui n'était peut-être pas le cas du sabreur. Les jeux n'étaient peut-être pas aussi joués qu'il se le plaisait à l'imaginer.

À peine la jeune femme eût-elle pénétré l'espace vital du samouraï qu'il frappa, d'un vif coup de tranche oblique. Là ! Pas de placement, pivot extérieur pour tournoyer autour de l'axe d'attaque et coup de coude rotatif en plein dans la tempe !
Cling.
Comme de juste, la chaîne se matérialisa pour sauver in extremis le sabreur, s'enroulant autour du bras de Rachel. Dans le même temps, Tatsuya pivota d'un bloc en relevant ses bras, avant de frapper une tranche verticale à grande vitesse. Mais l'imposante albinos n'était pas en reste : attrapant la chaîne de sa main libre, elle se retourna tout aussi vivement, la tendant devant elle pour s'en servir de bouclier.
Le samouraï frappa.

Douleur terrible à l'abdomen. Les poumons de Rachel se vidèrent de leur air sous le choc.
À l'ultime seconde avant l'impact, Tatsuya avait inversé la prise de son sabre, évitant la chaîne dans le mouvement, avant de planter un violent coup de pommeau dans les abdominaux sans défense de la jeune femme.
Les épaules du sabreur s’affaissèrent légèrement.
Merde, merde, merde, trop près, beaucoup trop près !

Malgré son souffle coupé, Rachel mobilisa toutes ses forces pour bondir vivement en arrière, se mettre en sécurité au plus vite. Cela se joua à un cheveu, mais le fait qu'elle soit encore vivante lui apprit qu'elle avait réussi.
Dans sa panique, elle avait stupidement lâché la chaîne d'Alexis, qui en avait bien évidemment profiter pour disparaître. N'ayant plus rien en main, la jeune femme en profita pour tâter sa gorge douloureuse. Un peu de sang perlait. Ça s'était vraiment joué à très peu.
N'empêche qu'elle pouvait le faire. Elle n'arrivait toujours pas à cerner totalement les passes d'armes du samouraï, mais elle pouvait exploiter leur combinaison contre eux.
Voilà qui rééquilibrait un peu les choses en sa faveur. Elle n'avait toujours aucune chance de s'en sortir à terme, mais elle pourrait tenir un petit moment comme ça et c'était tout ce qui comptait.
C'était jouable !

Tatsuya la chargea, adoptant de nouveau une garde relâchée, mais Rachel n'était pas dupe : il était capable d'adapter son équilibre et sa posture de frappe en un instant. Est-ce qu'il escomptait tout de même endormir la méfiance de son adversaire ? Si tel était le cas, ces espoirs furent comblés au-delà de ses attentes, puisque la lieutenante ferma les yeux.
Cling.
Pleinement concentrée sur son ouïe, la jeune femme détecta aussitôt le mouvement de la chaîne d'Alexis qui se rapprochait dans son angle mort, audiblement proche du sol. Le duo était bien rodé et elle commençait à saisir leur rythme. Bien évidemment que la chaîne aller arriver, c'était leur signature. Et elle visait sa jambe.

Vive comme l'éclair, l'imposante albinos abattit brutalement son pied gauche sur la chaîne, la clouant illico au sol, avant d'y faire peser tout son poids pour empêcher Alexis de la dégager. Dans le même temps, Rachel rouvrit immédiatement les yeux tout en entrechoquant ses poings, prête au combat. Tatsuya n'était qu'à quelques mètres, un éclat de surprise traversant ses yeux, alors qu'il levait soudainement le pied face à ce nouveau développement.

Une joie sauvage envahit la lieutenante. Là, elle venait de casser leur combinaison. Tant qu'elle conserverait cette foutue chaîne sous contrôle, ce ne serait plus qu'un combat à un contre un. Le samouraï était indubitablement fort, mais elle était confiante dans sa capacité à l'affronter tout en conservant un pivot sur la chaîne. Elle s'était durement entraînée pour maîtriser le close-combat, pour ce genre de cas de figure. Elle pouvait gérer !
Vint alors la déflagration.

L'instant d'avant, Tatsuya lui faisait face, son désagréable sourire narquois lui barrant le visage… Et puis une frappe dans le vide, et l'instant d'après, le monde semblait exploser autour d'elle alors qu'elle se retrouvait violemment propulsée dans les airs.
Un genre de lame d'air, réalisa Rachel, comme Kazumachi, le Valet de la révolution qu'elle avait vaincu, en utilisait. Mais là, sa puissance était juste sans commune mesure avec le Valet.
Alors qu'elle retombait lourdement au sol, une autre lame d'air vint la percuter de plein fouet, l'envoyant bouler au loin sans avoir le temps de réagir.

La jeune femme mordit la poussière sur une dizaine de mètres, avant d'entreprendre de se relever vaille que vaille, les jambes tremblantes. Elle s'était trompée. Elle avait eu faux sur toute la ligne.
Gagner du temps ?
Impossible, la différence de niveau était trop prononcée, elle ne faisait pas le poids. Ils ne faisaient finalement que jouer avec elle et…
Cling.

Sensation glacée autour du cou. Troublée et perdue, Rachel n'avait pas vu venir la chaîne d'Alexis qui venait de s'enrouler autour de sa gorge. Avant qu'elle ne puisse réagir, une violente traction la tira en arrière, la projetant violemment à terre, tandis que le métal comprimait impitoyablement sa chair, l'étranglant brutalement.

L'imposante albinos essaya désespérément de trouver un souffle, incapable d'émettre le moindre son alors ses doigts griffaient frénétiquement sa gorge, tentant vainement d'attraper les maillons qui lui mordait profondément la chair.

« Félicitation, jeune fille ! Déclara Tatsuya. Tu as été une proie des plus divertissantes. Cela faisait longtemps qu'on ne m'avait pas attaqué avec autant d'entrain et de pugnacité. »

À la lisière de son esprit, elle percevait vaguement le samouraï s'approcher, mais sans en tenir compte. Toute son attention, son instinct de survie, était pleinement mobilisée sur cette foutue chaîne. Ses poumons la brûlaient. Sa tête allait exploser. Elle se débattait avec l'énergie du désespoir, sans succès. Sa bouche s'activait en vain pour tenter d'aspirer la plus petite goulée d'air. Sa vision commençait à se troubler.

« Ce serait très distrayant de te voir étouffer jusqu'à la mort, poursuivit la voix de plus en plus lointaine du samouraï. Mais il nous faut encore nous occuper de tes compagnons. Et puisque tu m'as bien amusé, laisse-moi te récompenser par une mort rapide. »

L'imposante albinos n'entendait plus guère ce que disait Tatsuya. Mais même avec sa vision qui se piquetait de noir, elle vit la forme sombre qui se jetait sur elle et l'éclat miroitant du reflet de la lune sur la lame qui fonçait vers elle à toute allure.

Je vais mourir ! Réalisa Rachel avec horreur.

Deux détonations retentirent tandis qu'une gerbe d'étincelles s'épanouissait sur la lame, la déviant brutalement de son axe. La forme du samouraï bondit vivement sur le côté. Dans le même temps, la traction monstrueuse qui clouait la jeune femme au sol cessa brutalement, détendant la chaîne et son étau impitoyable. Rachel roula sur le côté, toussant et crachant ses poumons tandis que de l'air divinement frais pénétrait enfin jusque dans ses bronches en feu. Ce n'est qu'alors qu'elle leva les yeux et qu'elle le vit.

Baigné dans un éclat de lune, une paire de colts encore fumant en main, il était grand, immense même en cet instant. Ses fins cheveux châtains voletaient dans la brise nocturne, masquant le haut de son visage d'où ne dépassait qu'un nez mince et allongé. Il était torse nu sous un manteau détrempé parce qu'une gourde s'était jetée à l'eau avec sauf que, sur lui, ce n'était plus du tout un manteau minable et informe mais un impressionnant pardessus qu'il portait avec une classe presque indécente. Et même si c'était plus probablement à cause de ses blessures, il avançait à pas lents, d'une démarche posée, impériale, déterminée et sans la moindre trace de crainte face à ses adversaires.

« Victor !? Parvint à éructer Rachel.
_ Oui, j…
_ Mais qu'est-ce que tu fous là ?!
_ … Vas-y, dis que t'es pas contente de me voir, aussi !
_ C'est pas du tout ce que j'ai dit ! Pourquoi t'es revenu ? Vous deviez vous enfuir !! Lui hurla l'imposante albinos d'une voix éraillée par sa récente strangulation.
_ On a trouvé une paire de flingues, sur le navire, rétorqua calmement le chasseur de primes. Et si tu pensais qu'on allait se carapater sans notre sauveuse, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu'à l'omoplate, princesse. T'es venue jusqu'ici pour nous tirer de là, alors assume : c'est tous ensemble qu'on repartira !
_ Pourquoi tu crois que je me casse justement le cul à faire diversion !? Lui lança hargneusement la jeune femme.
_ Tout à fait : pourquoi se casser le cul à faire diversion alors qu'on peut tout simplement les écraser ? Releva le pistolero. Olga va nous attendre aussi longtemps que possible, mais réglons ça rapidement.
_ Qu… Se tut Rachel alors qu'elle réalisait tout doucement.
_ Ha ! Parce que tu penses vraiment pouvoir faire le poids contre nous ? S'amusa Tatsuya.
_ Bien évidemment, répondit nonchalamment Victor. Il me reste dix munitions, c'est largement suffisant pour m'occuper d'un type comme toi pendant que Rachel se chargera de régler son compte à ton acolyte à la chaîne. Bien sûr, votre point fort, c'est la coordination, mais ça, suffit juste de vous séparer pour annuler cet avantage.
_ Nous séparer ? Pouffa ouvertement le samouraï. Et je peux savoir comment tu comptes t'y prendre, l'ami ?
_ Ça, ce n'est pas à moi qu'il faut le demander, signala le chasseur de primes.
_ Me fait pas rire, ricana Tatsuya. Ta copine est à moitié morte, al…
_ COMMANDO !! »

Avant que Victor n'ait le temps de faire remarquer que sa "copine" était dotée d'une vitalité à ne surtout jamais sous-estimer, Rachel venait brusquement de se relever et de charger tête baissée Alexis, prenant tout le monde par surprise. La vice-lieutenante faucha le geôlier au niveau des hanches, le soulevant de sol, et poursuivit sa course en direction de la fosse de la cale sèche. Là ! De la séparation, en veux-tu, en voilà !

Tatsuya réagit en un éclair. Pivotant vivement sur lui-même, il dégaina son sabre dans un même mouvement et… et une sensation de chair de poule accompagnée de sueurs froides lui parcourut subitement l'échine tandis qu'il pouvait presque sentir le fil de la Grande Faucheuse glisser le long de son cou. Avec l'énergie du désespoir, le samouraï pivota d'un bloc tandis qu'un coup de feu retentissait et sa lame brassa énergétiquement l'air.
Les deux morceaux de la balle qu'il venait de trancher in extremis cliquetèrent en rebondissant au sol, de part et d'autres.

Tatsuya inspira profondément pour retrouver son calme. Dans son dos, le hurlement poignant d'Alexis lui apprit que lui et la fille étaient tombés au fond de la cale sèche, mais là, maintenant, il s'en contre-fichait totalement.

« Hé bien toi, au moins, quand tu veux tuer quelqu'un, tu ne fais pas semblant ! Lança le samouraï au chasseur de primes, flingue encore fumant. Je comprends mieux pourquoi tu n'as visé que la chaîne et le sabre, tout à l'heure.
_ Question de timing, convint Victor. Si je vous avais visé directement, vous l'auriez senti et pu réagir en conséquence. Je ne pouvais pas me le permettre, vu la situation de Rachel.
_ Je suis Tatsuya Sakai, Protecteur de ce site, se présenta le sabreur. Et toi, qui es-tu ? À qui ai-je donc l'honneur ? » Demanda l'homme en pointant son sabre en direction de Victor.

Le chasseur de primes pivota à moitié sur sa jambe, tandis que ses cheveux étaient balayés par un brusque courant d'air le frôlant. Dans le même mouvement, il fit feu avec son arme d'un large mouvement circulaire. Derrière lui, l'estoc aérien que venait de discrètement lui lancer Tatsuya percuta un mur, y forant en profondeur un trou large comme sa tête. Devant lui, le samouraï para sans difficulté la balle à trajectoire courbe qui tentait de le faucher latéralement.
Dommage… Plus que neuf munitions.

« C'est une lame d'air très discrète que tu as là, releva le pistolero. Mais désolé, bonhomme, je possède l’œil absolu. Je vois tout.
_ Oh, allons, ce n'était pas une véritable attaque, juste une manière de se présenter, monsieur l'esclave-en-fuite, minora Tatsuya d'un ton affable.
_ Ben voyons… Je m'appelle Victor. Chasseur de primes de mon état, répondit l'intéressé.
_ Victor, hein ? Marmonna le samouraï. J'ai déjà entendu parler de toi, tu sais ? Mais je suis ravi de rencontrer l'un de mes semblables.
_ Nous n'avons rien en commun, grogna le chasseur de primes.
_ Allons, tu as la même odeur que moi, sourit ouvertement le sabreur. Tu pues le sang et la mort ! Chasseur de primes ? Pas de ça avec moi, l'ami. Tu es un tueur et tu adores ça, ni plus ni moins.
_ … C'est vrai, reconnut Victor. Tuer est addictif. Mais ça ne suffit pas à faire de nous des semblables : contrairement à toi, moi, au moins, je n'ai jamais affaire qu'aux forts ! Et toujours des pourris dans ton genre qui méritent de crever.
_ Et on voit que ça t'a bien réussi, opina Tatsuya. Tu es maintenant passé du statut de chasseur à celui de proie. MA proie.
_ Tu sais quel est le point commun de tous ceux qui m'ont enterré trop vite ? Lui rétorqua le pistolero. Y'en a plus un seul en vie pour en parler.
_ Très bien ! S'excita le samouraï. Tu peux voir mes lames d'airs, je discerne la trajectoire de tes balles, affrontons-nous donc à l'ancienne, sur un pied d'égalité et voyons qui est le plus fort !
_ Sur un pied d'égalité ? Sachant que mes blessures m'empêchent de bouger correctement et que je n'ai pas de réserves de munitions ? Me fait pas rire, ça fait mal.
_ Pas. Mon. Problème, jubila Tatsuya. Bien au contraire, même !
_ Bah, t'en fais pas, j'ai l'habitude de gérer ce genre de situation. » S'amusa Victor en révélant tout doucement un irrépressible sourire sauvage.

Le pistolero releva le chien de ses flingues. Le samouraï se mit en garde.
Et les deux combattants déclenchèrent les hostilités au même moment.

*
*     *

Rachel se releva péniblement en grognant et rouspétant. Ça faisait une sacrée chute, quand même. Pour l'instant, ç'allait, mais elle sentait bien que son corps le lui reprocherait douloureusement dès demain. Pourtant, l'idée de base était bonne : sauter dans le vide et se servir du corps d'Alexis comme coussin pour amortir la chute de six mètres. D'une pierre, deux coups. Simple, net et efficace !
Sauf qu'Alexis avait utilisé sa chaîne façon grappin pour s'accrocher aux espèces d'énormes échafaudages en bois qui bordaient les flancs de la cale sèche et l'imposante albinos s''était donc écrasée toute seule comme une grande par terre.

Cling.

La fameuse chaîne d'Alexis jaillit à toute vitesse vers sa jambe, mais la jeune femme n'eût aucun mal à s'écarter de la trajectoire. Si elle avait eu du mal à gérer les attaques depuis son angle mort pendant qu'elle se concentrait sur le samouraï, là, maintenant qu'elle n'avait plus qu'Alexis à gérer, c'était tout de suite beaucoup plus simple.
Le geôlier parvint à la même conclusion dès son deuxième essai, alors que la vice-lieutenante manquait de peu de lui attraper son joujou.

« Aha ! Je vois qu'il va falloir utiliser la manière forte, s'exclama Alexis en s'humectant nerveusement les lèvres. Très bien, tu ne me laisses pas le choix, alors. Marsupila-punch !
_ Marsu-quoi ?? »

D'un habile mouvement de bras, le geôlier venait d'entortiller le bout de sa chaîne en une petite masse métallique avant de la lancer directement sur Rachel. Le petit projectile ricocha sur le front de la jeune femme, sans autre dommage qu'une grosse veine qui se mit à palpiter furieusement.

« COMMANDO !! Beugla l'imposante albinos en chargeant frontalement son adversaire.
_ Marsupila-punch, Crescendo !! »

Alexis commença à ruer de coups l'adversaire qui le chargeait, entortillant toujours plus l’extrémité de sa chaîne pour en faire grossir le nœud. À moins de dix mètres d'écart, le nœud était devenu aussi large que la tête de Rachel, l'obligeant à se défendre en faisant écran de ses bras.
À moins de cinq mètres, l'amalgame d'anneaux avait encore grossi et frappait avec tant de force que la vice-lieutenante marqua le pas. Mais ne cessa pas de progresser, un pied après l'autre.
À trois mètres, la tête du fléau improvisé était maintenant aussi large que le torse de l'imposante albinos. Cette dernière réagit soudainement en plantant un violent uppercut du gauche dans l'énorme sphère, l'envoyant bazarder sur le côté et lui laissant le champ libre pour se jeter sur Alexis avec un puissant direct du dr…

« Nebula-chan !! »

En une fraction de seconde, un choc puissant éjecta Rachel en l'air, jusqu'à ce que sa course aérienne ne soit interceptée par l'un des solides piliers de bois des échafaudages latéraux. Retombée au sol, la jeune femme réalisa ce qu'il s'était passé, tandis qu'Alexis continuait à faire tourbillonner sa chaîne autour de lui.

« Hahaha ! Jubila le geôlier. Contemple l'arcane défensif ultime, Nebula-chan !
_ Nebula… Chan ? Ch'uis à peu près certaine que t'as merdé dans l'orthographe, bonhomme.
_ Ben ouais, Nebula, c'est le nom de ma chaîne. J'vois pas pourquoi y'aurait que les sabres à pouvoir avoir des noms.
_ Ridicule.
_ Et comme elle est trop mimi, j'ai rajouté le suffixe '-chan'. Nebula-chan. C'est classe, non ?
_ …
_ Ben quoi ?
_ 'faut vraiment que je te défonce avant que Victor ne s'aperçoive que j'étais en difficulté face à un clown.
_ Hahaha ! Aucune chance, rien ni personne ne pourra jamais percer la défense de Nebula-chan ! »

Sourde aux rodomontades ridicules de l'autre clown, Rachel chargea. Alexis n'essaya même pas de ralentir l'assaut comme la fois précédente et se campa solidement pour la réception. Trois, deux, un…

« Nebula-*sblorf* ! »

Le geôlier mordit la poussière sur dix mètres, accompagné d'un vaste fatras de chaînes, la joue étonnamment douloureuse.

« Im-impossible ! Balbutia Alexis, paniqué. Comment as-tu pu passer ma défense parfaite !?
_ Le point faible de tous les mouvements circulaires, c'est l'axe de rotation, signala la jeune femme. Si je saute pour t'attaquer par au-dessus, je n'ai plus rien à craindre. Jamais entendu parler de l’œil du cyclone, tête de nœud ?
_ Heu, je… Non mais attends… Pouce ! C'est pas du jeu ! C'était pas prévu, ch'uis méga pas prêt, là ! »

Rachel leva fugacement les yeux au ciel avant de s'avancer d'un pas décidé vers son adversaire. C'était une quiche en combat frontal, l'affaire serait très vite pliée.

*
*     *

Six mètres plus haut, un balle de pistolet calibre 20 millimètres fendait l'air en direction du samouraï. Celui-ci s'était légèrement fléchi sur ses appuis, frappant une tranche horizontale pour couper le projectile en deux. À quelques centimètres de l'impact fatal, le complexe équilibre de forces qui gouvernait la trajectoire de la munition s'effondra subitement et la balle plongea brusquement vers le bas, passant d'un cheveu sous la lame avant de s'enfoncer profondément dans la cuisse du sabreur.

Plus que six munitions.

En tant qu'ancien batteur de son lycée, Victor était bien placé pour savoir à quel point les différents lancers de base-ball existants pouvaient se montrer traîtres et s'était donc fait un devoir d'en reproduire toute la gamme dans ses techniques de tir.

Le chasseur de primes n'eût malheureusement pas le temps de se réjouir de son dernier succès : par réflexe à la douleur, Tatsuya venait de modifier sa frappe pour déclencher une puissante lame d'air en direction de son adversaire. Et que ce soit la douleur ou la surprise d'être touché, celle-ci n'avait rien à voir avec les petites pichenettes qu'il avait envoyées jusque-là. Une trombe virevoltante d'au moins cinq mètres de haut au bas mot, pour facilement trois de large, qui se rapprochait à une vitesse folle.

Victor tenta d'arrache-pied de se jeter sur le côté. La fatigue et la fièvre lui coupaient toujours les jambes, mais, en cet instant, l’adrénaline inondait littéralement son organisme, lui offrant de petites marges de manœuvres. D'une poussée désespérée, il parvint à se jeter de quelques pas sur le côté, tout en maintenant son équilibre et sans glisser à terre.

Malheureusement, prisonnier de sa vision absolue, le chasseur de primes ne manqua pas une miette de la manœuvre que le samouraï orchestra en parallèle, alors que sa propre esquive l'empêchait de pouvoir réagir. D'un bond phénoménal propulsé par sa jambe valide, Tatsuya chargea à la suite de sa lame d'air, son expérience lui ayant permis de deviner de quel côté allait s'échapper Victor.

En un instant, le samouraï fut sur le chasseur de primes, lançant une vive attaque en croix. À cette distance, dans cette position, il était impossible à Victor d'y échapper. Ses réflexes prirent néanmoins le dessus et son bras droit se releva vivement, interposant son pistolet entre lui et la lame. Le délicat revolver explosa littéralement sous l'impact – Plus que trois – mais dévia suffisamment la lame pour qu'elle ne touche pas son propriétaire.
Malheureusement, la violence du choc venait de déséquilibrer Victor. Avant qu'il ne puisse faire quoi que ce soit, le retour de lame du samouraï lui lacéra profondément le bras gauche.

Repoussé en arrière, Victor dérapa sur les propres débris de son arme détruite et manqua de trébucher, n'évitant de finir à terre que grâce au renfort bienvenue d'une façade en ruine. Le choc lui arracha un grognement de douleurs, tandis que toutes les plaies dans son dos se rappelaient à son bon souvenir. Cela ne l'immobilisa qu'un battement de cœur, mais c'était déjà trop : Tatsuya se tenait maintenant devant lui, incapable de réprimer un large sourire de triomphe moqueur.

« Quel dommage ! Pouffa le samouraï. Il ne te reste justement qu'un bras et un flingue valide, mais ils ne sont pas associés ! »

Le sabreur disait vrai, Victor ne pouvait qu'en convenir. Son bras droit était convulsivement plaqué sur sa blessure au bras gauche tandis que ce dernier pendait maintenant le long du corps, complètement inutile, mais serrant toujours fermement en main son dernier revolver. Impossible de lever le bras gauche dans cet état…

« Et le temps que tu attrapes ton arme en main droite, j'aurais mille fois le temps de t'exécuter, commenta Tatsuya. Échec et mat, mon cher.
_ …, ne répondit rien Victor en serrant les dents.
_ Enfin, c'est un dénouement on ne peut plus logique : tu n'as affaire qu'aux forts, moi qu'aux faibles ; tu perds, je gagne, c'est dans l'ordre des choses.
_ …, rétorqua le chasseur de primes en plissant légèrement des yeux.
_ Mais je te remercie, cela faisait un moment que je n'avais plus pu trancher quelqu'un dans le sens de longueur, s'excita le samouraï. Ne bouge pas et tu ne devrais rien sentir, affirma le sabreur en levant les bras au-dessus dessus de sa tête. Une dernière parole, peut-être ?
_ Oui. »

Victor fit feu. Le sabreur tressaillit en jetant un regard surpris et blessé au chasseur de primes. Une auréole de sang se formait déjà au niveau de son cœur transpercé. Ses bras, privés soudainement de leur force, lâchèrent son katana, puis ses jambes se dérobèrent à leur tour sous ses pieds et il s'effondra sur lui-même, une question muette dans les yeux.

Le chasseur de primes s'avança d'un pas, enjambant les débris de son autre pistolet dont il s'était servi pour faire ricocher son tir. Ceux-là même qu'il avait préventivement positionnés en "trébuchant" dessus, au cas où une occasion se dégage.
Comme il l'avait dit tantôt, il avait l'habitude de gérer des situations désespérés.

Basculant son arme en main droite, le pistolero tira deux fois dans le crâne du samouraï. Juste par précaution.

« S'il y a bien un truc qu'on apprend en affrontant les forts, c'est à ne surtout jamais baisser sa garde avant la fin. » Signala Victor.

À l'instant même où le samouraï avait inconsidérément levé bras et armes, il avait tout simplement signé son arrêt de mort.

Le chasseur de primes se détourna du cadavre et entreprit de marcher en direction de la fosse de la cale-sèche. Audiblement, Rachel n'en avait pas encore fini avec son propre adversaire. Elle le prendrait sans doute mal s'il intervenait pour l'aider mais tant pis : ils avaient un navire à prendre et même si Olga avait assuré qu'elle attendrait aussi longtemps que nécessaire leur retour, ça ne dépendait pas d'elle. L'urgence restait de se tirer de là le plus vite possible.

La distance qui le séparait de la fosse ne semblait cesser de s'allonger à chaque pas. Le décor se mit à tanguer. Victor vacilla. L’adrénaline refluait, ne laissant plus qu'une effroyable agonie de douleurs dans son sillage. Le chasseur de primes se força à avancer vaille que vaille. Sa jambe gauche le lâcha brusquement et il s'écrasa de tout son long dans un hoquet de douleur.

Tant Rachel qu'Olga le lui avait pourtant dit, il n'était pas en état de combattre. Il avait poussé son corps au-delà de ses limite et il en payait maintenant le prix. Un pic de souffrance le crispa tout entier et il vomit brutalement du sang. Un frisson. Il pouvait sentir l'ombre de la Faucheuse s'agrandir dans son dos. Elle avait pris le samouraï mais ça n'était pas suffisant pour la satisfaire. Elle réclamait une autre tête.

Victor se tortilla et entrepris de ramper pour tenter de s'en éloigner. Pas question, pas comme ça, pas maintenant. Pas avant de le lui avoir dit !

Encore un bras. Encore une traction. Ses yeux se voilèrent, il n'y voyait plus rien. Encore un bras. Encore… Son corps refusait maintenant de bouger, il n'avait plus la moindre force. Encore… Sa tête retomba sur les pavés. Ça ne faisait pas mal du tout, bien au contraire, c'était frais et doux. En fait, c'était même agréable de s'arrêter un peu. La douleur disparaissait, il ne sentait plus rien.
Sa conscience se délita.

Rachel !

*
*     *

« Victor ? Uh… »

Rachel regarda tout autour d'elle, perplexe. Personne. Elle aurait pourtant juré l'avoir entendu l'appeler. Son imagination qui lui jouait des tours ?

Cling.

Le bruit caractéristique de la chaîne d'Alexis la ramena bien vite à la réalité, mais trop tard : le lien d'acier était en train de s'enrouler autour de sa gorge ! Réagissant avec l'énergie du désespoir, la vice-lieutenante parvint à glisser son poignet gauche dans la boucle avant que celle-ci ne se referme, empêchant la strangulation.

Elle venait d'éviter le pire mais sa position n'était maintenant pas bien brillante avec une main ainsi complètement entravée. Voilà où ça la menait de manquer d'attention au beau milieu d'un combat !

« Hahaha ! Jubila le geôlier. Je l'ai fait exprès de paraître faible pour que tu baisses ta garde !
_ Non mais genre ! Attends voir un peu que je me libère et… !
_ Désolé mais maintenant que je t'ai eu, tes chances de victoire se sont envolées. Admires ma plus terrible technique : Infernal Living Flail !
_ Hé ? »

D'une brusque traction en avant, Alexis la tira vers le sol. Par réflexe, Rachel regimba aussitôt. Mal lui en pris : la manœuvre du geôlier n'avait pour but que de la déséquilibrer. Tournoyant subitement sur lui-même d'un mouvement ample et puissant, le spécialiste de la chaîne profita de la posture brisée de la vice-lieutenante pour l'arracher du sol. L'imposante albinos effectua un très joli demi-cercle aérien au-dessus de la tête de son adversaire avant de s'écraser douloureusement au sol de l'autre côté.
Bigre, ça faisait mal. Et ce n'était rien comparé à la pression sur sa nuque, elle avait bien cru qu'il allait lui arracher la tête !

« Infernal Living Flail, Festival !
_ De quoi !? »

Nouveau mouvement circulaire d'Alexis. Rachel n'avait même pas eu le temps de reprendre ses esprits qu'elle s'envolait de nouveau dans les airs avant de revenir heurter brutalement le sol. Ouch. Mais cette fois-ci, elle avait rentré la tête dans les épaules et contracté ses muscles au maximum, sentant bien que l'objectif du geôlier était de lui briser la nuque.

À peine eût-elle touché le sol qu'Alexis profita de la contre-réaction à l'impact pour la bazarder une nouvelle fois. D'une façon ou d'une autre, il avait du sentir que l'imposante albinos protégeait sa nuque – ou bien était-ce son plan depuis le début – car cette fois-ci, l'apocentre de sa trajectoire ne la fit pas passer au-dessus du geôlier mais au travers des échafaudages. Bris de poteaux et de planches diverses. Ça faisait mal aussi. Choc brutal de l'impact au sol.

Se sentant une nouvelle fois propulsée pour de nouvelles cascades. Rachel maugréa. Saloperie de technique ! Comme pour la lame d'air du samouraï ! Et celle de Kazumachi avant lui. Et tout l'art martial de M. Fletcher encore avant, aussi, d'ailleurs…

Il serait peut-être plus que temps qu'elle se mette aux techniques, elle aussi, en fait. Ça commençait vraiment à bien faire de se faire systématiquement rouler dessus chaque fois que quelqu'un en dégainait une !

Nouveau choc brutal au sol. Vive douleur près de l'épaule gauche. Rapide coup d’œil. Le bois des échafaudages était vieux et sec : sous la puissance des coups, il s'éclatait en grosses échardes de plusieurs dizaines de centimètres dont un élément très représentatif venait de se ficher profondément dans son bras. Pas grave, c'était celui qui ne lui servait présentement à rien, mais ça n'augurait rien de bon pour la suite.
Focus ! C'était vraiment pas le moment de faire des plans sur la comète parce que si elle ne se concentrait pas immédiatement pour trouver très vite une solution, y'aurait bien vite plus aucun futur à planifier !

Alexis tourbillonna de nouveau sur lui-même, la chaîne se tendit et le fléau humain continua son festival à travers les échafaudages. Encore. Et encore. Le geôlier ne savait pas combien de coups il allait lui falloir pour en finir avec la folle furieuse, mais il ne s'inquiétait pas. Lui pouvait continuer à faire ça toute la nuit s'il le fallait. Il tourbillonna à nouveau et une atroce douleur lui déchira subitement le flanc.

Tandis que sa captive retombait lourdement au sol, Alexis jeta un rapide coup d’œil et grimaça en voyait l'énorme écharde profondément enfoncée au-dessus de sa hanche.
Comment ? Pourquoi ?

Nouveau coup d’œil vers l'imposante albinos en train de se relever. Merde, elle tenait une de ces fichues pointes de bois en main.

« J'ai peut-être pas de techniques, mais j'ai été rookie de l'année 1621, moi ! Clama triomphalement Rachel.
_ … Hein ? Cookie de l'année ? Mais quel rapport ?
_ Rookie ! J'étais lanceuse de base-ball, pas pâtissière, abruti !
_ Peuh ! Cracha Alexis. Ç'a marché une fois avec l'effet de surprise, mais ne crois pas que je vais avoir du mal à éviter les prochains !
_ Je prends le pari. » Annonça la vice-lieutenante.

Les yeux du geôlier flamboyèrent sous le coup de la colère. Il attrapa sa chaîne, tira un grand coup pour briser la posture de la jeune femme et la placer en déséquilibre, puis il pivota…
Là ! Pendant un court instant, le mouvement de rotation d'Alexis l'obligeait à placer de lui-même sa cible dans son angle mort. Mieux : le mouvement de traction de la chaîne offrait à Rachel tout l'élan dont elle avait besoin en dépit de sa posture brisée. Son bras se détendit d'un seul coup et une nouvelle écharde de vingt centimètres alla se loger juste au-dessus de la précédente !

Et puis l'envol, nouveau passage à travers les échafaudages – ça faisait mal – l'imposante albinos en profita pour attraper un nouveau débris en vol, et enfin l'impact au sol – encore plus douloureux. Rachel grogna. Elle n'était pas bien certaine de combien de coups elle allait encore bien pouvoir encaisser comme ça. Tout son corps irradiait de douleurs et la tête commençait à lui tourner. Mas ça n'était rien comparé à sa nuque. Ses muscles crispés la lançaient comme elle n'aurait jamais cru ça possible. Mais si elle se relâchait, il la lui briserait aussi sec.
Non, pas "si". Plutôt "quand". Deux, trois coups au mieux.

Pour autant, la situation n'était pas toute noire : de son côté, Alexis venait de s'apercevoir que faire le mariole, à s'agiter comme ça avec des pointes de bois fichées dans le corps, était loin d'être une bonne idée. La plaie de la première écharde s'était élargie, faute à son mouvement. Et maintenant, il en avait deux. Bientôt trois, même, au vu de l'arme récupérée par l'imposante albinos. Les blessures étaient profondes : s'il retirait les pointes, il se viderait tout simplement de son sang encore plus vite que s'il ne les laissait. Mais il ne pouvait pas non plus se laisser transformer en pelote d'épingles sans rien faire ! Sauf que de ce qu'il avait vu du combat entre Rachel et Tatsuya, il n'avait juste aucune chance contre elle en close-combat. Non, le Festival restait son unique solution.
À tout le moins, il pouvait tout de même adapter sa stratégie.

Alexis s'activa une nouvelle fois, tirant un grand coup sur la chaîne avant de tourbillonner à nouveau sur lui-même. Il grimaça alors qu'une nouvelle écharde se fichait dans son flanc. Rachel, elle, grimaça en s'apercevant que sa trajectoire aérienne n'était plus la même : le geôlier avait décidé de laisser tomber les échafaudages et se contentait de lui faire faire un bel arc-de-cercle au-dessus de la tête. Finis les projectiles gratuits !

La vice-lieutenante s'écrasa lourdement au sol et entreprit de se relever vaille-que-vaille. Le combat n'était pas encore terminé ! D'ailleurs, un détail la chiffonnait. Quelque chose avait été différent… La tête d'Alexis lui donna la réponse. Celui-ci était en nage et ahanait lourdement. Il n'avait pas l'habitude de souffrir au combat et la douleur incessante commençait à le miner. Un pâle sourire se dessina néanmoins sur son visage : le fait que l'imposante albinos n'ait plus d'armes en main lui redonnait force et courage. Il pouvait le faire !

Alexis tira une nouvelle fois un grand coup. Et alors qu'il commençait à tourbillonner, ses espoirs s'effondrèrent brusquement tandis qu'il apercevait Rachel arracher l'écharde plantée dans son épaule gauche. L'appréhension le fit hésiter un instant, réduisant drastiquement la puissance de son attaque.

La vice-lieutenante saisit sa chance et bondit pour accompagner le mouvement, arme en mains, se plaçant à l'aplomb du geôlier. Ce dernier réagit avec l'énergie du désespoir et tenta frénétiquement de projeter l'imposante albinos n'importe où en balançant sa chaîne en tout sens. Peine perdue, celle-ci n'était plus tendue, les mouvements qu'il y imprimait ne pouvait plus affecter la trajectoire de l'imposante albinos. D'une pichenette, Alexis relâcha sa prise sur la jeune femme.

« Nebula-chan ! »

En une fraction de seconde, le tourbillon protecteur se déploya autour de lui.
"Jamais entendu parler de l’œil du cyclone, tête de nœud ?"
Rachel lui tombait dessus à l'apex de sa structure défensive et s'engouffra donc sans peine dans l'ouverture béante. Alexis paniqua et voulut se jeter sur le côté mais une douleur fulgurante et insoutenable lui remonta du flanc et le tétanisa sur place.
Le geôlier hurla. La vice-lieutenante aussi. Et une fraction de seconde plus tard, l'imposante albinos s'abattait de tout son poids sur son adversaire, un bon quintal et demi de muscle et de fureur, lui enfonçant sa pointe de bois dans l’œil et le clouant brutalement jusqu'à terre tandis qu'un fracas de chaîne s'abattait tout autour d'eux.

Rachel souffla tout doucement, relâchant progressivement les muscles de sa nuque avec soulagement. C'était fini et elle s'en était sortie. Elle reporta son attention sur feu le geôlier. Son visage figé dans une grimace de terreur et d'incompréhension, un œil grand ouvert. Contrairement à elle, lui n'avait jamais réellement envisagé la défaite. Qu'est-ce qui avait bien donc pu lui passer par la tête à l'ultime seconde ? 'fin, en dehors de la pointe en bois, évidemment… Bref !
La vice-lieutenante referma l’œil du cadavre avec un sentiment mitigé. Ce n'était pas la première fois qu'elle tuait et ce ne serait vraisemblablement pas la dernière. Mais depuis qu'elle avait quitté les commandos d'assaut du Royaume d'XXXX, elle n'en éprouvait plus aucune joie ni satisfaction comme à l'époque…

Rachel s'ébroua et se releva soudainement, angoissée. Victor ! Elle n'entendait plus de coups de feu depuis un bon moment, or ni lui ni Tatsuya n'avaient fait irruption dans son combat. L'angoisse revint plonger ses griffes dans son cœur et elle oublia aussitôt Alexis pour en revenir à sa préoccupation première.
Aussi vite qu'elle le pouvait, elle rejoignit l'échafaudage et entreprit de le gravir pour rejoindre la surface.
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Une main jaillit de la fosse de la cale sèche pour s'agripper fermement aux pavés, puis une autre. Dans un grondement d'effort, Rachel se hissa définitivement hors du trou, sourde aux éclats de souffrances qui rayonnaient depuis son épaule gauche, là où la pointe de bois s'était fichée tantôt. Son esprit restait imperméable à la douleur. Une seule pensée tournait en boucle dans sa tête, une unique préoccupation angoissante qui faisait obstacle à tout le reste.

Ses yeux parcoururent frénétiquement la rue, traquant avidement le moindre détail aussi vite que ses sens étaient capables de les percevoir, son cerveau tournant en surrégime pour processer les informations aussi rapidement qu'il lui était possible. Il ne lui fallut donc qu'une infime fraction de secondes pour distinguer les deux corps étendus non loin à terre et ce faire un film à peu près correct des événements survenus pendant son propre combat dans la fosse.

« Victor !! » Appela Rachel folle d'angoisse tout en courant éperdument vers l'élu de son cœur.

Aucune réponse. En un tournemain, la jeune femme fut auprès du chasseur de primes, le retournant délicatement, notant confusément tout ce sang autour de lui. Pas assez pour l'inquièter en temps normal mais Victor n'avait pas entamé ce combat au mieux de sa forme. Il était déjà blessé et malade, merde !

« Non, non, non, non, non, non, se murmura frénétiquement l'imposante albinos, comme un mantra pour exorciser le mauvais sort. Ça va aller. Ça va toujours ! »

Le visage du jeune homme était plus pâle que jamais sous la lumière de la lune. Yeux clos. Inerte. Il ne réagissait pas à ses appels.

« Victor, on a pas le temps, là, faut filer ! Allez, réveille-toi, je t'en prie ! »

Rachel avait le plus grand mal à se contenir et à ne pas secouer le chasseur de primes pour qu'il arrête son manège. C'était bénin, c'était forcément bénin ! Certes, Tatsuya n'était pas un adversaire facile et Victor était malade mais… Non, voilà, il avait juste fait un petit malaise de rien du tout ! C'était rien ! Absolument rien !
Le déni céda brutalement le pas à la panique lorsque la jeune femme s'aperçut qu'aucun souffle ne soulevait plus la poitrine du chasseur de primes.

« Me fait pas ça, Victor, gémit piteusement Rachel. Réveille-toi, merde ! Victor ! Réveille-toi !! »

Sa gorge se serrait presque au point de l'empêcher de respirer. Les larmes troublèrent sa vision, l'empêchant de distinguer l'affreuse réalité avec netteté. Jusqu'à son nez qui refusait de lui faciliter la vie et la forçait à renifler par à-coups. Maladroitement, elle se mit à chercher un pouls. La gorge, la poitrine, elle ne savait plus ce qu'était le plus efficace mais n'importe quoi du moment qu'elle puisse se rassurer avec.
Rien.

Absolument rien.
Négatif, inexistence, absence, zéro, vide, néant.

Mort.

Un cri de détresse tenta de s'échapper en vain du fond de sa gorge, sans succès. Alors qu'elle réalisait seulement la portée de ce que ce rien signifiait, une digue céda au fond d'elle-même, libérant une vague qui engloutit son esprit d'un seul coup, balayant tout sur son passage. Une folle envie de rire la saisit, infernale et irrépressible. L'hystérie la menaçait.

« NAANN ! Refusa brusquement Rachel de toutes ses forces, serrant furieusement Victor contre elle tout en se balançant frénétiquement d'avant en arrière. Je refuse ! T'as pas le droit, j'veux pas !! Réveille-toi, Victor ! Réveille-toi maintenant !! Tu peux pas partir comme ça, tu peux pas me laisser toute seule ! Reviens, merde !! Je t'en supplie, ne me laisse pas, j'ai besoin de toi ! Pitié, ne m'abandonne pas, je peux pas vivre sans toi, je veux pas… »

Pleurant à grand sanglot, la jeune femme se mit à bercer tendrement le corps du chasseur de primes, l'esprit figé par le chagrin, incapable de penser. Les esclaves à sauver, le navire à rejoindre, les esclavagistes à fuir… plus rien n'existait. Rien qu'un néant d'affliction, un océan de souffrance éternel.
Ses larmes coulaient dru, ruisselant sur son visage, s'écrasant en grappe serrées sur le visage de Victor. Et soudain, le chasseur de prime tressaillit et toussota faiblement !

Rachel ne put réprimer un cri. Il était vivant ! Il était vivant !!

Elle ne savait pas si c'était un miracle ou si elle avait loupé quelque chose et elle s'en fichait. Certes, il était toujours d'une pâleur affolante et sa respiration était aussi intangible qu'affreusement erratique, mais il était vivant. Et tant qu'il y avait de la vie, il y avait de l'espoir !

L'esprit chamboulé de la jeune femme était encore sens dessus dessous, mais une lumière perçait dorénavant dans la brume. Elle n'était pas médecin et n'avait pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire pour soigner Victor. Mais des tas de gens plus futés qu'elle étaient justement en train de se faire la malle sur un bateau. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était d'y transporter Victor ! Elle avait un but, maintenant, et c'était tout ce dont elle avait besoin pour le moment.

Essuyant du mieux qu'elle le put ses larmes d'un revers de la manche, elle se pencha sur le chasseur de primes et l'embrassa avec douceur sur le front.

« Accroche-toi Victor. Je vais t'amener très vite en lieu sûr, je te le promets ! »

L'imposante albinos s'ébroua et tout son corps se rappela à son bon souvenir. Ses muscles s'étaient refroidis, l'adrénaline était retombée et les séquelles de sa bataille lui fusillèrent le corps. Rachel serra les dents, repoussant la douleur dans un coin de son esprit. La douleur physique, ça, elle savait gérer. Ça ne lui poserait aucun problème.
Ce qui en poserait davantage, par contre, c'était l'état de son bras gauche, tout à la fois affreusement sensible et tout engourdi. Elle ne pouvait plus guère le lever et seules sa main et son avant-bras avaient encore de la force.

Alors que la jeune femme essayait de réfléchir à comment elle allait s'y prendre, le bruit d'une cloche agitée frénétiquement la ramena brutalement à la réalité qui l'entourait. Même une nulle en bateau comme elle savait que c'était un signal d'urgence.
Rapide coup d’œil circulaire.

La cloche infernale provenait du gros navire esclavagiste qui s'éloignait des quais en prenant de plus en plus de vitesse. Même de là où elle était, Rachel n'avait aucune peine à distinguer la flamboyante tignasse rousse d'Olga Hammerstein, l'adjudante de la marine, solidement campée à la barre. Elle n'avait pas menti, elle savait clairement comment diriger l'énorme coque de noix. À bord, les cent cinquante esclaves en fuite, dont un bon nombre dans les gréements et sur le pont hurlaient en direction de l'albinos tout en lui faisant de grands signes, déchirés à l'idée de filer sans leur sauveuse. Cela dit, une partie des signes pointaient tout autre chose. Les esclavagistes ! Ils se radinaient le long du quai, arme au poing – notamment moult mousquets et autres pistolets – dédaignant la chaleureuse diversion de la taverne. Probablement les coups de feu qui avaient attiré leur attention. La cloche ne faisait maintenant que rajouter à leur détermination.

Pour Rachel, l'équation était simple : les esclavagistes venaient pour elle, en trop grand nombre pour qu'elle puisse les gérer, pendant que le navire filait sans elle alors qu'elle devait y apporter Victor de toute urgence.

Fort heureusement, ladite équation n'était pas insoluble. Alors que la jeune femme terminait son coup d’œil circulaire, les dernières pièces s’emboîtèrent proprement. La cale sèche. Elle était séparée de la mer par l'énorme porte d'une écluse, desservie par une rampe d'accès culminant une demi-douzaine de mètres au-dessus du sol. Le navire d'Olga s'éloignait de la berge mais, à ce rythme, il ne serait probablement pas plus loin qu'une trentaine de mètres, à tout casser. Un joli saut en longueur, mais rien d'insurmontable avec le surplomb. D'accord, elle transporterait le chasseur de primes en plus, mais à cœur vaillant, rien d'impossible !
Rachel n'envisagea pas la plus petite fraction de seconde l'échec. Victor avait besoin de soins, ceux-ci l'attendaient sur le navire, alors rien ni personne au monde ne pourrait l'empêcher de l'y acheminer. C'était aussi simple que cela.
Y'avait plus qu'à !

L'imposante albinos attrapa le poignet gauche du jeune homme avec sa propre main gauche – celle de son bras sans force – fit passer le bras derrière sa nuque, puis agrippa de sa main droite la ceinture de Victor, avant de se relever le plus délicatement possible. Le chasseur de primes n'étaient absolument pas en état de marcher, même avec de l'aide, mais la vice-lieutenante était suffisamment costaude pour pouvoir le soulever et avancer. Et de cette manière, elle ferait bouclier de son propre corps lorsque les esclavagistes arriveraient à porter de tir.

Soufflant doucement, Rachel se focalisa uniquement sur sa tâche et prit la direction de la rampe, se hâtant sans se précipiter. Il n'y aurait pas de seconde chance, il fallait gérer tout à la fois le timing pour sauter au moment où le navire passerait – pas avant, ni après – mais aussi la course d'élan nécessaire pour réaliser le saut de sorte à maximiser les chances de réussir tout en minimisant au mieux les cahots pour l'organisme Victor.

La cloche avait cessé de carillonner pour être remplacée par les cris et les encouragements des fuyards qui assistaient à la scène en croisant désespérément les doigts, ainsi que les hurlements et les menaces des esclavagistes qui s'approchaient inexorablement et redoublaient d'ardeurs pour coincer la retardataire. Mais Rachel n'entendait rien, tout son esprit concentré uniquement sur sa tâche au détriment de tout le reste, tandis que son cerveau ruminait de complexes calculs intuitifs pour optimiser ses chances de l'emporter.

Alors qu'elle s'engageait le long de la rampe, une détonation suivit d'une petite gerbe d'esquilles de bois à deux mètres d'elle la fit sursauter. Rapide coup d’œil en contrebas. Les esclavagistes arrivaient à portée de tir. Trop loin pour ajuster quelque chose correctement cela dit. Elle avait encore un peu de marge. Elle pressa tout de même le pas.

Quelques tirs supplémentaires. La fréquence s'accélérait. Au bout de la rampe, la proue du navire était en train de filer avec détermination. On y était. Dans un dernier effort, Rachel souleva Victor encore un peu plus et commença à courir, prenant davantage de vitesse à chacune de ses foulées. Pas le droit à l'erreur. Un grondement sourd s'échappa de sa gorge tandis qu'elle puisait dans ses dernières ressources. Plus vite, plus fort, plus loin ! Le tambourinement épars des coups de feu se transformait maintenant en véritable staccato, tandis que les esclavagistes réalisaient ce qu'elle avait en tête et tentait le tout pour le tout pour l'arrêter. Plus que cinq mètres… quatre. Trois !

Une vive douleur la foudroya alors qu'une balle lui transperçait la cuisse gauche, manquant de la faire chuter sur le coup. Rachel se rattrapa in extremis sur sa jambe d'appui mais réalisa dans l'instant que toute force abandonnait sa jambe blessée. Elle était en déséquilibre et n'aurait jamais le temps de se rattraper avant que… Serrant rageusement les dents, l'imposante albinos força comme une folle sur sa dernière jambe valide. Sous le regard médusé de l'ensemble des spectateurs, la vice-lieutenante avala les trois derniers mètres à cloche-pied sans presque perdre de vitesse et se prépara à…

« Mais elle est folle, elle va jamais y arriver ! S'exclama l'adjudante Olga en réalisant que l'albinos allait tenter son saut en longueur sur une seule jambe. Dépêchez-vous, lancez-lui la corde, vite !! »

Dès que leur sauveuse s'était dirigée vers la rampe, la Rouquine avait immédiatement compris ce qu'avait en tête la foldingue de déserteuse. L'adjudante avait néanmoins suffisamment de jugeote et d'expérience pour prévoir un filet de sécurité, juste au cas où : en l’occurrence, un bout – "c'est comme ça qu'on appelle un cordage, bande de marins d'eau douce, et maintenant, trouvez-en un tout de suite et préparez-vous à lui lancer !" – un bout paré à être lancé pour qu'elle s'y accroche.
Mais maintenant, il n'était même pas certain qu'elle puisse en atteindre l'extrémité.

Rachel bondit, se propulsant-tombant en direction du flanc du navire. Ç'allait être juste. Méga-juste. Trop jus… non, beaucoup trop juste, même en fait. C'est alors qu'une corde fonça dans sa direction depuis le pont du rafiot. La jeune femme lâcha le poignet de Victor pour lancer sa main gauche – sa droite était toute occupée à arrimer le chasseur de primes à elle – mais son bras blessé lui fit défaut, l'empêchant d'agripper proprement le cordage. L'imposante albinos moulina avec l'énergie du désespoir et parvint finalement à enrouler grossièrement le bout de la corde autour de son avant-bras.
Puis ce fut la chute libre.

Le cordage se resserra vicieusement autour de son avant-bras et la chute se transforma brutalement en retour de balancier à fond les ballons contre le flanc du navire. Rachel eût à peine le temps de tournoyer sur elle-même pour se placer entre l'épaisse cloison et Victor, endossant le rôle de l'amortisseur. Le choc fut aussi rude que violent, la jeune femme se retrouvant impitoyablement écrasée entre le marteau et l'enclume dans l'affaire, mais assura son rôle du mieux qu'elle le put. La gravité reprit alors complètement la main et le poids des deux corps les tira brutalement vers les flots. La corde enroulée autour de son avant-bras se resserra encore davantage, arrachant la peau jusqu'au sang et lui rabotant le bras jusqu'au poignet. À tout le moins, profondément fiché dans sa chair, le bout se coinça solidement et évita ainsi au couple de chuter dans l'eau. La douleur fut si intense que Rachel en eût les larmes aux yeux. Elle conserva néanmoins suffisamment de lucidité pour percevoir le danger suivant et pivota pour placer Victor entre le navire et faire barrage aux esclavagistes qui prenaient positions avec leurs armes.

Les premières balles commencèrent à éclater contre la coque, faisant tressaillir Rachel. La situation n'était pas bien brillante : bras gauche blessé, inutile et pris dans la corde, bras droit valide mais entièrement dévolue à agripper fermement Victor, jambe gauche trouée et sans force, jambe droite valide mais lui servant à rester caler contre le flanc du navire. Possibilité de grimper par elle-même : nulle.

La jeune femme ne put s'empêcher de se recroqueviller sur elle-même alors qu'un impact explosait à quelques centimètres de sa tempe. C'était dangereux. Les esclavagistes n'étaient pas de fins tireurs mais ils avaient la loi des grands nombres pour eux : à saturer l'espace de plomb, tôt ou tard, y'en a bien un qui toucherait. Rachel n'osait même pas tenter des manœuvres d'esquives en se balançant de droite à gauche : vu la propension des tireurs à toucher à côté, si elle se mettait à bouger, elle augmenterait carrément ses chances de se faire toucher par accident.

Des tractions se firent sentir sur la corde, lui arrachant un grognement de douleur alors que le cordage lui râpait davantage son bras emmêlé et mutilé. Les types sur le pont essayait de la remonter. Sans grand succès, les deux XXXXiens étaient trop gros lourds pesaient suffisamment leur poids pour compliquer la tâche aux fugitifs. Le sang se mit à couler abondamment du bras de Rachel, rendant la corde enroulée autour toute poisseuse. Merde, est-ce que ça pouvait la lubrifier au point qu'elle en glisse ?

Par association d'idée, la jeune femme changea de paradigme. Et quid de se jeter volontairement à l'eau ? Le navire n'était pas sa seule porte de sortie, elle disposait toujours de sa petite barque cachée dans les parages ! … Non, d'abord Victor avait besoin de soins et ce n'est pas ses maigres connaissances en la matière et sa petite barque qui pourraient les lui prodiguer. Et puis il était faible et avait perdu du sang. Avec un séjour forcé dans l'eau, il risquait probablement une hydroélectrution, une embellie pulmonelle ou une autre saloperie médicale dont elle n'avait tout simplement pas idée. Non, non, non, mauvais axe de réflexion. Victor, sur le bateau : contrainte absolument indépassable.

Vive douleur au mollet gauche, tailladée par une balle chanceuse. Rachel laissa échapper un cri. La panique commençait à monter en même temps que la douleur et l'angoisse. Combien de temps avant qu'une balle ne l'atteigne à la tête ou au cœur ? Elle ne pouvait même pas arrimer correctement Victor pour ne pas le lâcher lorsque le pire adviendrait !
Le raclement métallique d'une épaisse chaîne parvint aux oreilles de l'imposante albinos. L'ancre ? Mais… Qu'est-ce qu'ils foutaient, là-haut ? C'était vraiment pas le moment de mettre en panne, fallait filer au plus vite de ce déluge de plomb !!

Filer au plus vite… Une nouvelle idée fusa fébrilement dans l'esprit paniqué de la jeune femme. S'ils étaient trop lourds gros imposants pour que les gars d'en haut puissent les remonter tous les deux, alors il leur fallait lâcher du leste. Victor ne survivrait pas à une chute dans l'eau et devait de toute façon recevoir des soins sur le bateau. Mais ce n'était pas son cas à elle ! Elle pouvait s'en sortir : plonger, filer en apnée et rejoindre sa barque. Avec deux fois moins de poids, les fugitifs n'auraient aucun problème à remonter la corde.
Une super-idée au détail près de la mise en œuvre : elle n'avait qu'une seule main valide et elle lui servait présentement à assurer Victor.
Merde de merde ! Peut-être qu'elle pouvait attraper la corde avec ses dents pour libérer sa seconde main ?

Et tout soudainement, une unique traction, au démarrage brusque mais sans interruption dans le temps, et les deux blessés commencèrent à s'élever de façon fluide le long de la coque. Bien vite, le bastingage apparut et des dizaines de mains jaillirent pour les agripper et les faire basculer à l'abri sur le pont.

D'une voix faible, la jeune femme supplia qu'on s'occupe de Victor en priorité, mais peine perdue : les fugitifs étaient déterminés à s'occuper d'eux tous les deux, un point c'est tout.

Pendant que des gens tentaient d'extraire délicatement la corde du carnage de chair et de sang qu'était devenu son avant-bras, Rachel focalisa toute son attention ailleurs et plus précisément sur ledit cordage mais plus loin, à l'opposé de son bras – la jeune femme était intimement convaincue  que les blessures faisaient moins mal tant qu'on ne les regardait pas. Ce petit interlude lui permit de comprendre ce qui s'était passé.

En bonne adjudante, c'était Olga qui avait pris les choses en main et trouvé une solution lorsqu'elle s'était aperçue que les fugitifs n'arrivaient pas à hisser la foldingue et son Victor à bord. C'est elle qui avait ordonnée de jeter l'ancre – pas jusqu'au bout, bien évidemment : ils étaient en train de fuir, tout de même ! – et d'y attacher la corde à l'un des maillons. Après quoi, il avait simplement suffit d'utiliser le cabestan pour remonter l'ancre et les deux tourtereaux en même temps, selon le bon vieux principe d'Archimède, des leviers et tout le bataclan…
Une solution simple, mais encore fallait-il avoir la présence d'esprit d'y penser pendant la poignée de secondes de panique qui avait régné à bord.

« Allez, on ne se relâche pas ! Beuglait la Rouquine. Nappe de brouillards à onze heures, on va y filer pour les semer. Gabiers, je veux toute la voilure que vous pouvez ! Vous deux, là, éteignez-moi ces lanternes et plus vite que ça !
_ Semer… ? Marmonna Rachel en essayant de comprendre la situation.
_ Ils ont un autre navire, expliqua le type qui se débattait avec son bras et son cordage. Les marchands de South Blue sont venus avec leur propre navire – bougez pas, j'y suis presque – Hammerstein dit qu'ils vont pas tarder à appareiller et se mettre en chasse. Hum, ça risque de faire mal, là... Du coup, on…
_ Arrêtez ! S'agita l'imposante albinos.
_ Hein ? Mais votre bras…
_ Mais non, mais pas ça ! STOP ! Touchez pas aux loupiotes ! »

Rachel s'était relevée et commençait à clopiner vaille que vaille vers le gaillard arrière. Les préposés aux éteignages s'interrompirent, jetant des coups d’œil hésitants à l'adjudante à la grande gueule, incertains quant à la marche à suivre. Olga roula des yeux exaspérés en se demandant ce que l'autre frappadingue avait encore bien pu inventer. Ce n'était pas qu'elle avait systématiquement de mauvaises idées, hein. Non, non. M'enfin, entre la diversion qu'aurait foiré si l'adjudante n'avait pas trouvé un briquet, la bataille qu'aurait tournée court sans l'intervention du blessé et l'évasion qu'aurait fini dans l'eau sans le sauvetage in extremis à la corde, on ne pouvait pas dire non plus que l'albinos brillait dans la mise en œuvre des plans qui lui passait par la tête.

« Écoutez, expliqua patiemment la Rouquine comme si elle s'adressait à un enfant. Les méchants ont encore un navire en réserve et ils ne vont pas tarder à appareiller pour nous poursuivre. Leur équipage est au complet et expérimenté, là où le nôtre est fait de bric et de broc. Dans ces conditions, ils auront tôt fait de nous rattraper et nous n'avons aucune chance en cas d'affrontement naval. Notre seule chance de nous en sortir, c'est de les perdre dans le brouillard. Et pour que ça marche, il ne faut pas qu'ils nous repèrent à des milles à la ronde. Vous comprenez ?
_ Oui…
_ Bien, alors…
_ … mais on ne doit surtout pas éteindre les lumières ! Insista Rachel.
_ … Vous n'avez rien écouté ou bien ? Bon sang de bon soir, c'est le b.a.ba de la navigation, tête de mule ! Explosa Olga.
_ Ils savent qu'on est qu'une bande d'amateurs, non ? Pointa l'albinos.
_ Faudrait être aveugle pour pas le voir vu comment on se traîne… Grommela l'adjudante.
_ Alors on a besoin des lanternes pour les piéger ! Affirma la vice-lieutenante.
_ On aura pas le temps de les piéger s'ils nous rattrapent direct dans le brouillard !!
_ Faites-moi confiance, je vous en prie. N'éteignez pas les lumières. »

Olga s'humecta nerveusement les lèvres. Depuis qu'elle avait pris la barre, tout le monde la considérait de facto comme la capitaine du navire. Sa parole avait force de loi et elle était seule maître à bord. Même l'albinos ne semblait pas remettre en cause cet état de fait. Un seul mot de sa part et on oublierait la dernière lubie de la blessée. Personne n'y trouverait rien à redire et personne ne le lui reprocherait. Et pourtant…
Et pourtant, la Syracuse n'était rien de moins que leur sauveuse. Rien n'aurait été possible sans elle, personne ne serait ici à hésiter quant au sort de ces satanées loupiotes sur ce foutu navire appartenant à la base aux esclavagistes. Quoiqu'Olga puisse trouver à redire au manque de rigueur de la jeune femme dans le déroulé de ses plans, le fait était que c'était parce qu'elle tentait les trucs qui lui passait par la tête qu'elle était arrivée bien plus loin qu'aucun d'entre eux n'aurait jamais pu l'espérer.

De fait, la Rouquine était devenue la capitaine de ce rafiot. Ramener tout l'équipage à bon port était dorénavant de sa responsabilité. Et ce qu'elle avait lu sur la stratégie maritime était claire : se cacher dans le brouillard, tout feu éteint, augmentait les chances de berner un poursuivant. Et c'était bien là que le bât blessait : les chances augmentaient mais rien n'était assuré pour autant.

Une phrase retenue pendant sa formation revint alors flotter dans sa mémoire. "Les bons stratèges savent saisir les bonnes occasions. Les meilleurs les provoquent". Et s'il y a bien une chose qu'elle devait reconnaître à l'albinos, c'est qu'elle n'avait cessé de se décarcasser jusqu'ici pour leur construire une occasion de filer.

« D'accord, acquiesça Olga, c'est quoi votre plan ? »

*
*     *

Une épaisse brume blanche entourait le navire, bloquant toute visibilité au-delà de quelques mètres. En temps normal, Rachel s'en serait inquiétée : comment savoir si on allait dans la bonne direction ? Comment être sûr de ne pas avoir fait bêtement demi-tour ? Mais en cet instant, elle s'en fichait pas mal.

D'abord, parce qu'Olga veillait au grain et ni elle ni les quelques vieux loups de mer présents à bord ne semblaient inquiets ni désorientés le moins du monde. Eux savaient ce qu'ils faisaient et parvenaient à se repérer d'une façon ou d'une autre.

Et puis surtout, parce que Rachel était tout simplement trop lasse. Elle était assise sur un tonneau près du gaillard arrière, une couverture passée sur les épaules par un membre d'équipage pour qu'elle n'attrape pas froid. Tout son corps la lançait. Les blessures à sa jambe la brûlaient et ce n'était rien comparé à son bras blessé qui trouvait tout à la fois le moyen d'irradier de douleurs et de la démanger au point de vouloir gratter ses plaies comme une folle. Chaque muscle de son corps était raide et pulsait d'une douleur sourde au moindre de ses mouvements. Le type qui s'était improvisé médecin de bord avait bien trouvé dans la réserve médicale des trucs et des machins propre à atténuer la douleur, l'anesthésier ou même la faire dormir, mais la jeune femme avait obstinément tout décliné. Victor en aurait sûrement bin plus besoin qu'elle durant cette traversée.

Victor.

Tout ce à quoi aspirait l'albinos était de retourner auprès de son bien-aimé. L'auto-proclamé médecin de bord n'avait même pas tenté de faire semblant : son état était grave et dépassait largement ses simples connaissances de secourisme. Rachel savait bien qu'elle ne pouvait lui être d'aucune aide non plus, mais elle s'en fichait : même si tout ce qu'elle pouvait faire était de veiller le blessé jour et nuit, bien évidemment qu'elle le ferait. Sa place était auprès de Victor, voilà tout.

Mais auparavant, elle devait s'assurer de la sécurité du navire. Raison pour laquelle elle restait à proximité pour cette dernière manœuvre.

« Tout est en place. » La prévint doucement Olga.

Tandis qu'ils s'enfonçaient dans la brume ambiante, les lampes avaient été progressivement rapproché les unes des autres, puis éteintes successivement, toute sauf une. Ainsi, pour un observateur distant, il n'y avait jamais eu de variations distinctes de leur signal lumineux, alors que le navire n'avait maintenant plus qu'une seule source lumineuse bien visible.

« Bien, soupira Rachel. Accrochez la dernière lanterne sur un canot de sauvetage. Surtout, assurez-vous bien de ne jamais obstruer la lumière du point de vue de nos poursuivants ! Ne passez jamais devant et mettez en biais le navire s'il faut le temps de mettre le canot à l'eau. Une fois fait, coupez les amarres et laissez-là dériver gentiment pendant qu'on file à l'opposé.
_ Vous êtes certaine que ça va marcher ? Se demanda malgré tout Olga.
_ Dans le pire des cas, ça ne changera rien à si on avait coupé immédiatement toutes les lumières, répondit l'imposante albinos dans un haussement d'épaules – qu'elle regretta aussitôt que son dos et sa nuque lui rappelèrent le traitement de choc que lui avait administré l'autre crétin à la chaîne. Mais ça va marcher, j'en suis sûre : il n'y a pas pire aveugle que celui qui croit voir.
_ Ch'uis à peu près certaine que c'est pas ça, le dicton. Vous pourriez expliciter un peu ?
_ Ce sont des marchands d'esclaves et, pour eux, nous sommes des esclaves, pointa doucement Rachel. De la marchandise, des biens de consommations, à peine moins que du bétail, voire en dessous… Ils nous méprisent et nous sous-estiment. Pire, nous avons un équipage en toc et ils le savent : nous ne sommes pas des marins. Ils auront tôt fait de nous rattraper, ce n'est qu'une question de temps. Et ils ont raison, brouillard ou pas brouillard, on ne fait pas le poids face à eux.
_ Merci de rappeler à quel point nos chances de nous en tirer sont faibles…
_ En nous voyant filer vers la brume, lumière en place, ils vont mettre ça sur le compte de notre inexpérience maritime, poursuivit la jeune femme. Une bande de terriens qui ne se rendent pas compte à quel point la lumière peut porter loin sur l'immensité des flots. Ils la voient, cette lumière. Ils la suivent, patiemment, assidûment, tout empli de leurs certitudes… sans jamais douter ni remettre en question ne serait-ce qu'une seule seconde leur postulat de départ : que ces crétins de veaux en fuite se trouvent forcément sous cette lumière.
_ Je vois, hocha de la tête Olga. Sans lumière, ils nous traqueraient en essayant d'extrapoler notre destination la plus probable. Tandis que là, ils nous suivent en visuel sans réfléchir plus loin.
_ Exact, acquiesça la vice-lieutenante. Au lieu d'anticiper notre trajectoire et tenter de nous prendre de vitesse, ils ne s'inquiètent pas et vont se fourvoyer à la poursuite d'une barque à la dérive. On va gagner le temps qu'ils vont mettre à réaliser la supercherie, le temps qu'ils vont mettre à rebrousser chemin et enfin le temps qu'ils vont mettre à nous re-rattraper pour de vrai. Avec un peu de chance, tout ce temps perdu nous sera suffisant pour nous mettre à l'abri.
_ Justement, en parlant d'abri, où va-t-on aller ? S'assombrit la Rouquine. Avec ces certificats d'esclavages officiels de Luvneel, ils peuvent légalement nous réclamer auprès de n'importe quelle autorité. Nous sommes leurs biens, maintenant, d'après la loi.
_ Sauf auprès d'une autorité peu disposée à coopérer avec des esclavagistes, fussent-ils de puissants royaumes comme Saint-Uréa ou Luvneel, rectifia l'imposante albinos avec un faible sourire.
_ Vous en connaissez une ?
_ Oui. Cap au Sud, adjudante Hammerstein… »

Alors que la barque était mise à l'eau avec succès, loupiote bien rayonnante, Rachel se releva laborieusement. L'équipage n'avait plus besoin d'elle pour la suite, elle n'avait donc plus rien à faire ici, maintenant. Clopin-clopant, elle entreprit donc de s'éloigner vers l'écoutille du pont inférieur.

« … direction le petit Royaume d'XXXX ! »



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Rachel se réveilla brusquement en sursaut. Une intense seconde de panique la secoua alors qu'elle était incapable de reconnaître le décor qui l'entourait. Il fallut une bonne seconde à son esprit mort de fatigue pour remettre les différentes pièces en place.

Elle se trouvait dans une petite cabine sans hublot. Un lit, une lanterne qui se balançait mollement au plafond, une chaise sur laquelle elle se trouvait. Rien d'autre. L'infirmerie dépouillée du navire des esclavagistes. Sur le lit se trouvait la silhouette comateuse de Victor, recouvert d'une pellicule de sueur, yeux clos, respiration erratique, les lèvres gercées par la fièvre, le teint parcheminé. L'angoisse enfonça profondément ses serres dans le cœur de la jeune femme. Le médecin de bord improvisé n'avait même pas essayé de faire semblant : le cas du chasseur de primes dépassait largement ses compétences de secouriste – et probablement même les capacités médicales du navire. La maladie le consumait à grand feu sans qu'il soit possible d'y faire grand-chose pour la ralentir ou soulager le patient. Sa seule chance de s'en sortir résidait dans le Royaume d'XXXX.
Si le navire parvenait à le rallier avant qu'il ne soit trop tard.

Une seconde de plus fut nécessaire à la jeune femme pour percevoir les coups sourds. Voilà ce qui l'avait réveillé. On tambourinait à la porte. Et on l'appelait aussi. Avec des notes d'inquiétude et d'urgence.

« J'arrive ! » Signala l'imposante albinos d'une voix rauque.

Rachel se passa la main sur le visage en grognant, trop pleine de lassitude. Tout ce qu'elle souhaitait en cet instant, c'était que le monde la laisse tranquille si ce n'était pas pour sauver Victor. Mais le monde avait visiblement d'autres projets en tête concernant le navire. Or la seule chance de s'en sortir de Victor, c'était que le navire parvienne à bon port. Alors si le navire avait besoin d'elle…

« Je reviens très vite… » Murmura avec douceur la jeune femme au blessé tout en lui tapotant affectueusement la main.
Pas de réaction. Il n'était même pas certain qu'il puisse seulement l'entendre.
Elle décida que si.

L'imposante albinos se releva sans parvenir à réprimer un grognement de douleur. Tout son corps lui faisait encore mal, conséquence de ses démêlées sur Luvneel. Dormir sur une chaise n'aidait pas. Ses muscles ankylosés regimbaient brutalement.

Rachel inspira profondément pour se donner du courage et se dirigea vers la porte. L'esprit encore embrumé, elle ne prit pas en compte le sol qui tanguait légèrement et s'en retrouva déséquilibrée. Par réflexe, elle porta davantage son poids sur sa jambe gauche pour compenser. Sa cuisse trouée céda instantanément sous son poids et elle manqua de se ramasser, s'écrasant lourdement contre la cloison.
En plein sur son épaule blessée.

La douleur lui fit monter les larmes aux yeux. Sa volonté vacilla. C'était tout simplement trop dur. Elle aurait juste voulu se recroqueviller par terre et pleurer toutes les larmes de son corps en se lamentant sur sort. Ça n'était bien évidemment pas une solution mais c'était bien tout ce dont elle se sentait capable, là, maintenant. Et pourtant, au lieu de ça, elle serra rageusement les dents et se remit en branle, puisant dans la douleur et la colère pour se forcer à avancer. La douleur physique n'était rien. Rien du tout. Celui qui souffrait ici, c'était Victor. Elle n'avait pas le droit de flancher et d'être faible tant qu'elle n'aurait pas tout tenté pour le sortir de là !

L'esprit maintenant parfaitement clair et soutenu par une implacable résolution, Rachel se remit laborieusement en marche et quitta la petite cabine de l'infirmerie.

À peine eût-elle franchi le seuil qu'elle capta aussitôt l'attention de tous les gens agglutinés dans le couloir. Le type qui avait frappé à la porte le premier. Tout juste parvint-il à bafouiller une bouillie bégayante d'où ressortaient les mots "capitaine" et "urgence". Le souffle coupé, les yeux écarquillés, il ne parvenait pas à détacher son regard admiratif de la jeune femme. Une révélation divine se serait produite sous ses yeux qu'il n'aurait pas réagi différemment.

Derrière lui, la même réaction se dupliquait sur chaque visage, se répandant comme une traînée de poudre. Car ce que les gens voyaient en cet instant, ce n'était pas l'imposante albinos à la mine de déterrée. Ce n'était pas les cernes violacés ou les yeux injectés de sang qui trahissaient sa profonde fatigue. Ce n'était pas l'énorme bandage qui lui recouvrait l'avant-bras gauche, ni même sa démarche claudicante. Non, ce qu'ils voyaient en cet instant, c'était l'uniforme immaculé de la Marine. C'était les galons dont nombres ignoraient la signification exacte mais dont tous savaient que cela désignait les officiers. C'était le manteau qui arborait les deux kanjis légendaires de la Justice. C'était un miracle qui signifiait la fin de tous leurs problèmes, la sécurité inébranlable, l'assurance que leurs déboires venaient de toucher à leur fin.
La Marine était là et elle veillerait au grain pour que tout se finisse bien.

Quelle ironie, songea Rachel. Tous ces gens lui prêtaient une force dont elle ne disposait guère. Si elle avait enfilé sa tenue alors qu'elle n'était même pas en service, c'était avant tout par faiblesse, pour se rassurer elle-même. Peu à l'aise avec les vêtements civils, la jeune femme se sentait toujours faible et vulnérable lorsqu'elle ne portait pas d'uniformes, que ce soit scolaire, des commandos d'assauts d'XXXX ou bien de la Marine. Elle se sentait tout simplement plus à l'aise et confiante lorsqu'elle en portait un. C'était uniquement pour cela qu'elle s'en était vêtue maintenant. Un curieux mélange de carapace et de doudou pour essayer de se calmer et de se convaincre qu'elle pouvait faire face et que les choses iraient mieux.

Lorsque l'imposante albinos parvint enfin sur le pont, elle fut accueilli par les yeux ronds comme des soucoupes d'Olga Hammerstein. Puis des années de disciplines reprirent le dessus et l'adjudante se planta immédiatement au garde-à-vous tout en la saluant de façon parfaitement réglementaire.

« Mes respects, mon lieutenant ! Beugla la rouquine. Adjudante Hammerstein au rapport !
_ Arrêtez, voulez-vous, fit Rachel, affreusement gênée. Je vous ai dit que je n'étais pas en service. Ch'ui presque certaine d'être en infraction avec le règlement, là…
_ Je vous prie de bien vouloir m'excuser de vous avoir pris pour une déserteuse, mon lieutenant !
_ Mais je viens de vous dire d'arrêter… Non, mais y'a pas de soucis, je vous assure. Si vous me disiez plutôt ce qu'il se passe ?
_ Ce sont les marchands d'esclaves de Saint-Uréa, mon lieutenant, expliqua Olga, soucieuse. Je suis désolée, nous n'avons pas été assez vite, ils nous ont déjà rattrapé.
_ Vous n'avez rien à vous reprocher, la rassura gentiment la vice-lieutenante. Vous avez fait au mieux avec ce que vous aviez sous la main et c'est déjà très bien. Il nous aurait fallu vraiment beaucoup de chances pour les leurrer jusqu'à ce qu'on puisse atteindre XXXX…
_ Lorsqu'ils ont tiré les coups de semonces, j'ai fait réduire la voilure, reprit la rouquine. Nous n'aurions pas la moindre chance lors d'une bataille navale.
_ Les coups de… Wow, je dormais vraiment comme une masse, en fait. Bonne décision, vous avez bien fait.
_ Dois-je sonner le branle-bas de combat ? S'enquit nerveusement l'adjudante.
_ Non, inutile, répondit Rachel. Nous n'avons que des civils sous la main : face à des gardes professionnels, nous nous ferions balayer.
_ Mais on ne va quand même pas se rendre sans se battre !? S'insurgea Olga. 'fin, sauf vot'respect, mon lieutenant, hein…
_ Je vous ai dit d'arrêter avec ça. Non, effectivement, acquiesça l'imposante albinos. Mais essayons d'abord d'en discuter avec eux. On pourra peut-être dissiper un regrettable malentendu. La communication, c'est important.
_ Mais vous n'y pensez pas !? Objecta l'adjudante. Ils nous ont acheté ! On est littéralement leurs possessions. Ils ont même des certificats de vente de Luvneel qui le prouvent.
_ Ah non mais j'ai jamais dit que ce serait facile, non plus. Ne vous inquiétez pas, j'ai un plan, affirma Rachel avec assurance.
_ … ? N'en pensa pas moins la rouquine en haussant un sourcil dubitatif.
_ Hmmm, perspicace, hein ? Vous pensez vraiment que je leur remettrai Victor juste par ce qu'ils ont certificat ? Rétorqua la vice-lieutenante.
_ Non, pas la plus petite seconde, admit sans réserve Olga – après tout, elle parlait à la femme qui avait littéralement prise d'assaut seule un camp d'esclavagistes afin de récupérer celui qu'elle aimait. Bien évidement qu'elle ne le leur lâcherait sous aucun prétexte.
_ Voilà qui clôt donc l'affaire. » décida la vice-lieutenante dans un sourire tout en tapotant l'épaule de la rouquine pour la rassurer.

L'adjudante acquiesça et s'en retourna à la barre, visiblement rassérénée. Rachel retint un soupir blasé. Elle aurait bien aimé avoir réellement la confiance qu'elle venait d'afficher à l'intention d'Olga. Mais en vrai, elle avait juste appliqué l'astuce du colonel Trevor. C'est lui qui le lui avait conseillé lors de sa dernière promotion : en attendant d'avoir véritablement confiance en elle, elle devait faire semblant que c'était effectivement le cas. Perdue comme elle l'était, l'officier en herbe se raccrochait donc comme elle le pouvait à cette unique instruction.

Elle passa en revue son plan, au demeurant fort simple pour ne pas dire carrément simpliste. Étape numéro une : entamer la discussion. Avec un peu de chance, peut-être qu'elle parviendrait à convaincre les marchands de renoncer à l'esclavage ?
Et peut-être qu'une licorne chevauchant un arc-en-ciel géant viendrait résoudre la situation d'un coup de baguette magique, tant qu'à rêver !

Et donc, inévitablement, l'étape numéro deux : utiliser l'effet de surprise pour aborder le navire des marchands, détourner un canon et faire péter leur réserve de poudre. Badaboum ! Plus de navire, plus de menace. Emballé, c'est pesé !
Bon, plus de Rachel non plus, par contre. C'était un peu le point faible du plan, pour le coup. Mais il n'y avait pas trente-six solutions pour éliminer la menace et s'assurer que tous les fugitifs s'en sortent et que le navire – et surtout Victor – n'arrive à bon port. En libérant tous ces gens, elle avait pris la responsabilité de veiller sur eux. Pas le choix, il lui fallait maintenant assumer jusqu'au bout.

N'empêche que si une licorne magique voulait bien pointer le bout de son nez…

Alors qu'elle attendait résignée que le navire des marchands s'approche, la jeune femme songea à ce que Papy Coriace aurait fait à sa place dans sa situation. Ha ha ! Il aurait probablement secoué le navire d'en face comme un prunier tout en l'abreuvant d'imprécations de son cru jusqu'à ce que les marchands demandent grâce. Probablement avant d'envoyer malgré tout l'embarcation en orbite avec son Ligthning Meteor Strike Attack pour faire bonne mesure.
À ses yeux, Papy Coriace était aussi fort qu'invincible. Elle ne doutait donc pas une seule seconde qu'il soit réellement capable d'un tel exploit.

Fort et invincible… Tout ce qui lui manquait en cet instant. Elle avait beau être sa petite-fille, elle, elle n'avait rien de tout ça. Finalement, quoiqu'en pense le Colonel Trévor, elle n'était pas du tout à la hauteur. Elle était toute cabossée et blessée de partout, complètement découragée, elle n'avait pas de plan digne de ce nom, elle n'avait même pas d'armes, tout ce qu'elle avait, c'était… c'était…

Une idée germa subitement dans son esprit.

Ce qu'elle avait, là, maintenant, c'était un uniforme de la Marine ! Plus qu'un simple vêtement : un véritable symbole. La jeune femme se remémora l'expression que les fugitifs avaient eue sur son passage. Peu importe ce qu'elle était véritablement : eux n'avaient vu que l'incarnation qu'elle représentait. L'image. L'idée. Le concept. À leurs yeux, elle n'était plus Rachel, elle était tout bonnement la Marine toute entière.
Et la Marine était forte et invincible.

Bon, d'accord, les fugitifs avaient surtout vu ce qu'ils avaient envie de voir, hein… Mais elle allait se charger de faire adopter le même point de vue aux marchands. Ça, elle devait pouvoir le faire.

Finalement, elle allait peut-être bien pouvoir se passer de licorne magique…

Plus sereine, Rachel prit donc place près du bastingage, commençant d'ores et déjà à abattre ses cartes. En se mettant en place avant même que les marchands ne soient là, ils ne verraient pas qu'elle boitait terriblement. De même, elle s'accouda tout naturellement au bastingage. Dans cette position, elle pouvait ainsi dissimuler habilement l'énorme bandage qui lui ceignait l'avant-bras. Ainsi, rien ne laisserait penser qu'elle était diminuée – et donc rien n'altérerait l'image de la Marine.
Elle ne pouvait rien faire pour les cernes mais du moment qu'elle gardait l'air déterminé et confiante, ils ne devraient pas envisager la fatigue. Au contraire, si elle s'y prenait bien, ça lui donnerait même plutôt un air plus terrible et impressionnante.

Le navire des marchands approchait. On distinguait sans peine sa figure de proue, un hybride mi-cheval cabré mi-queue de bestiole aquatique. Feuilleté de métal précieux. De façon général, le navire dégageait un aspect clinquant, sans pour autant verser dans l'outrancier. Logique : le navire était un peu la vitrine, la carte de visites des marchands. Les gens étaient plus enclins à accorder leur confiance à quelqu'un qui disposait d'un outil de travail de qualité et en prenait ostensiblement soin. Inversement, le navire des esclavagistes actuellement en possession des fugitifs était fonctionnel mais sans plus : cela se voyait qu'il aurait bien eu besoin d'un bon coup de peinture et d'un rafraîchissement des cordages et des voiles. Si les deux navires avaient été à quai côte-à-côte, il y aurait eu fort à parier que les clients auraient dédaigné le navire esclavagiste pour celui bien plus présentable des marchands.

Alors que le navire se portait à leur hauteur, Rachel put en lire le nom. La "Sirène Écarlate". Bien, c'est tout ce dont elle avait besoin.
Ça et porter l'estocade la première.

« Holà, du navire ! Beugla brusquement la jeune femme alors même que ledit navire n'avait pas encore fini sa manœuvre d'approche. Je suis la vice-lieutenante de la Marine Rachel Syracuse de la 423e Division de North Blue. Qui parlera au nom de la "Sirène Écarlate" ? »

Alors que les deux navires terminaient de se mettre côte-à-côte, une vive agitation avait lieu sur le pont du navire marchand. Un officier de la Marine ? Première nouvelle ! Qu'est-ce qu'il fichait là ? Comment était-il arrivé ici ? C'était quoi son rôle dans cette affaire ? Allait-on – pouvait-on seulement ? – investir le navire des fuyards comme prévu ? La plus grande confusion régnait subitement à bord, au grand ravissement de Rachel : il était toujours plus facile de mystifier des gens troublés.

Finalement, un type un peu enveloppé, richement vêtu, au visage grave et à la tignasse et aux favoris roux, s'approcha de son bastingage pour faire face à l'imposante albinos.

« Ahum, se racla la gorge le marchand. Je suis le négociant d'esclaves Abraham Couturielle, du Royaume de Saint-Uréa et j…
_ Pourquoi avez-vous effectué un tir de sommations à l'encontre mon navire ? Le coupa sèchement Rachel. Expliquez-vous, monsieur Couturielle. »

S'il y avait bien une chose que ses prises de bec régulières avec Victor lui avait appris, c'est que dans une joute verbale, la meilleure défense, c'est l'attaque. Pendant que votre interlocuteur cherche à se justifier, il n'est pas en train de fourbir ses propres accusations.

« Heu… s'humecta nerveusement les lèvres le marchand. C'est-à-dire que nous ignorions que vous étiez à bord, c'est un regrettable malentendu, je vous assure…
_ Parce que ça vous prend souvent de tirer sur les navires que vous croisez ? » L’interpella la jeune femme en le foudroyant du regard.

Un petit peu de culpabilité induite ne faisait jamais de mal, non ?

« Allons, pour qui nous prenez-vous ? S'offusqua théâtralement Abraham. Nous ne sommes pas des pirates ! Seulement, voyez-vous, ceci est un navire d'esclaves en fuite et…
_ L'esclavage est formellement interdit par le Gouvernement Mondial. » Le coupa derechef la vice-lieutenante.

Ne pas lui laissez l'opportunité de dérouler son discours et nier tous les postulats posés. L'avantage d'avoir fait soi-même de gros efforts pendant de longues années pour apprendre à écouter et surtout comprendre les gens, songea Rachel, c'est qu'on est aussi forcément parfaitement armé pour faire dérailler tout tentative de communication constructive.
La mention au Gouvernement Mondial en guise d'argument d'autorité lui rajoutait en plus un verni de respectabilité en soulignant bien le fait qu'elle, elle représentait l'autorité et, par opposition, que lui n'était qu'un citoyen soumis à ladite autorité.

« Tout à fait, rétorqua habilement le marchand, mais je me permets de vous rappeler que Saint-Uréa dispose d'une exemption particulière quant à ce sujet. »

Zut, elle aurait du s'en douter, se maudit Rachel. L'argument était trop bateau, il avait l'habitude d'y faire face. Vite, reprendre la main avant qu'il ne prenne de l'assurance.

« Certes, admit la jeune femme, vous êtes effectivement autorisé à posséder des esclaves à votre bord.
_ Pas seulement posséder mais aussi faire le commerce d'esclaves, nuança Abraham avec un grand sourire satisfait. Et il se trouve que des esclaves sont à bord de ce navire.
_ Excepté que nous sommes dans les eaux internationales, pointa l'imposante albinos.
_ Plaît-il ? Je ne vois pas bien le rapport, là.
_ Les eaux internationales sont régies par le code maritime mondial, signala Rachel. Il stipule que les navires sous pavillon d'une nation sont des émanations de ladite nation et, qu'à leur bord, c'est le droit local qui s'y applique. En conséquence, votre navire naviguant sous les couleurs de Saint-Uréa, c'est le droit de Saint-Uréa qui s'y applique et vous avez ainsi toute latitude pour posséder des esclaves et même en faire négoce dans la limite des conventions commerciales afférentes au Royaume.
_ Heu… Hé bien, oui. Et donc ?
_ Et donc il se trouve que ce navire-ci bat par contre pavillon de Manshon, souligna la jeune femme. L'esclavage y est dûment prohibé en accord avec les lois du Gouvernement Mondial. Il n'existe donc pas de convention commercial sur le sujet entre Manshon et Saint-Uréa, auquel cas vous ne pouvez donc ni détenir ni faire commerce d'esclaves sur ce navire.
_ Pardon !? » S'étrangla d'indignation le marchand.

L'argument était aussi technique qu’abscons. Volontairement. Rachel n'avait aucune idée de si le raisonnement pouvait réellement se tenir devant un tribunal mais elle s'en fichait. Le principal, c'était qu'il semblait plausible et qu'elle donne l'impression qu'elle savait de quoi elle parlait. Ainsi dorénavant, en l'absence d'un juriste pour trancher, et quoi que puisse objecter Abraham, les deux interprétations se vaudraient. Enfin, non, pas tout à fait : à ce jeu-là, la vice-lieutenante avait même carrément l'avantage, puisqu'elle représentait l'autorité morale du GM.
Le marchand ne pouvait maintenant plus se prévaloir du droit pour mettre la main sur les fugitifs.

« Un instant, officier. Je crains qu'il n'y ait une légère méprise quant à la situation présente, signala Abraham, une lueur matoise tapie au fond des yeux.
_ Tiens donc ? Releva Rachel en foudroyant son interlocuteur du regard – on ne savait jamais, hein, un peu d'intimidation lui ferait peut-être ravaler son prochain argument.
_ Je suis bien évidemment tout à fait d'accord avec votre interprétation des règles juridique autour du commerce d'esclaves, officier, la flagorna l'homme d'affaire. Cependant, il se trouve que je ne suis pas un chasseur d'esclaves ou quoi que ce soit que vous pouvez bien vous imaginer. Je suis un négociant.
_ Et donc ? Fronça les sourcils la jeune femme, tâchant de cacher son trouble – elle ne voyait pas du tout où ce type était en train de l'emmener, là.
_ Et donc, je suis très exactement venu récupérer mes biens dont j'ai été honteusement spolié, dévoila sournoisement Abraham avant d'enfoncer le clou. En tant qu'officier de Marine, je suppose que vous aurez bien évidemment à cœur de m'aider à recouvrer mes possessions, n'est-ce pas ? »

Oh merde, songea Rachel. Trop concentrée sur son tour de passe-passe quant aux commerces, elle n'avait pas du tout envisagé la chose sous l'angle de la propriété. À partir du moment où il prétendrait qu'on avait placé ses biens contre son gré sur ce navire, il était en droit de demander à les récupérer et elle avait même le devoir de les lui restituer.

« Bien entendu, confirma l'imposante albinos tandis qu'elle cherchait à gagner du temps. Si vous êtes en mesure de prouver vos dires, cela s'entend.
_ Mais bien sûr, ronronna presque de satisfaction le marchand victorieux. Je possède les certificats de l'Administration de Luvneel justifiant du statut d'esclaves de ces biens, ainsi que les preuves d'achats auprès d'honnêtes marchands Luvneelois. Je vous laisse vérifier par vous-même, bien entendu, mais vous pouvez me croire : tout est parfaitement en ordre. »

Là, une faille ! Rachel se dépêcha de s'y engouffrer.

« C'est avec un réel plaisir que je restituerai ses biens à un honnête citoyen tel que vous, affirma la jeune femme. Malheureusement, n'étant pas une spécialiste de Luvneel, je crains de ne pas pouvoir valider par moi-même la véracité de vos certificats. Je vous prierai donc de bien vouloir nous accompagner jusqu'à destination, que je puisse ensuite transmettre vos documents à qui de droit me permettant de confirmer votre probité. »

L'administratif et ses méandres. À ce jour, l'Humanité n'avait encore rien produit de mieux pour  ralentir voire même littéralement figer le temps, d'après la vice-lieutenante. Pour avoir plus que sa part de paperasses à gérer en tant qu'officier de la Marine, Rachel était bien placée pour le savoir et l'utiliser sans vergogne à son avantage quand nécessaire. La jeune femme venait ainsi de surseoir indéfiniment le droit du marchand à recouvrer ses biens. Tout du moins, jusqu'à ce qu'ils arrivent à bon port.
Et à la façon dont le visage d'Abraham virait au cramoisi, lui aussi venait de comprendre qu'il venait de se faire piéger : la vice-lieutenante lui avait successivement dénié ses droits sur les fugitifs, que ce soit sous l'angle de l'esclavage ou du commerce. Il n'avait plus aucuns moyens de remettre la main dessus sur le champ.

« Et puis-je savoir quelle est votre destination ? s'enquit le marchand en tentant vainement de faire bonne figure.
_ Le Royaume d'XXXX. » Déclara tranquillement Rachel.

Le sourire mi-figue mi-raisin d'Abraham disparut définitivement lorsqu'il réalisa la portée de ce que venait de dire la vice-lieutenante. Le Royaume d'XXXX. La légende voulait qu'il ait été fondé par des esclaves révoltés ayant fui Luvneel. Vrai ou faux, toujours était-il qu'XXXX abhorrait l'esclavage comme peu de Royaumes au sein du Gouvernement Mondial. Tout esclave qui posait le pied sur l'île se voyait immédiatement affranchi et protégé contre ses anciens propriétaires. Et si le Royaume d'XXXX n'avait aucune autorité hors de ses terres, condamnant généralement les affranchis à devoir y demeurer, le Royaume ne pratiquait aucune extradition non plus et était vigoureusement intraitable sur ce sujet, n'hésitant pas à aller au clash diplomatique avec qui que ce soit qui aurait le toupet de réclamer ses esclaves. En théorie, le GM se posait en arbitre si les choses chauffaient trop en ces occasions. Dans la pratique, il ne manquait jamais l'occasion de soutenir le petit Royaume, s'offrant ainsi à peu de frais quelques points de popularités auprès du grand public en s'opposant officiellement à l'esclavage, faisant adroitement oublié par là même qu'il était pourtant bien celui qui autorisait la poursuite de cette pratique honnie.
Bref, si les fugitifs atteignaient leur destination, Abraham pouvait faire une croix définitive sur son investissement et les bénéfices qui auraient dû en découler.

« Maismaismais, balbutia le marchand alors qu'il réfléchissait intensément pour trouver une parade. Attendez une seconde, pourquoi XXXX ?
_ Article deux du code maritime, lui opposa derechef Rachel. Un navire ou un équipage en détresse doit être conduit le plus rapidement possible au port sûr le plus proche.
_ Mais Luvneel était bien plus proche ! Se récria Abraham.
_ Non, rétorqua la vice-lieutenante avec assurance. Les gens à bords prétendent qu'ils font l'objet de faux certificat d'esclavages Luvneelois. Dès lors, plus aucun port de Luvneel ne peut constituer un port sûr tant que toute la lumière n'aura pas été faite sur cette situation, ne laissant donc que les ports d'XXXX possibles.
_ Vous ! Vociféra le marchand. Vous êtes la responsable de tout ça, vous avez tout manigancé depuis Luvneel, avouez !
_ N'importe quoi. Ne soyez pas stupide ! » Le morigéna sèchement Rachel avec une sincérité aussi franche que désarmante – mais après tout, de son point de vue, c'était depuis Manshon qu'elle manigançait tout ce bordel.

Néanmoins, c'était maintenant que les choses allaient se corser, anticipa Rachel tout en conservant un visage de marbre. Parce qu'après avoir passé en revue, sans succès, tous les moyens légaux de remettre la main sur ses possessions, Abraham allait forcément envisager maintenant les moyens non-légaux. À présent, tout allait dépendre du ressenti qu'elle provoquait. La jeune femme espérait avoir marqué des points pendant la joute verbale en ayant affiché une fermeté et une volonté inébranlable. Si les types d'en face pensaient qu'elle était sûre d'elle quoi qu'il arrive, ils y réfléchiraient à deux fois avant d'aller lui chercher des crosses, non ?
Non ?

« Ça suffit ! Décréta Abraham. Je récupérerai mes biens, manu militari s'il le faut ! Bruno, investiguez-moi ce navire sur-le-champ, ordonna-t-il au chef de sa garde, et ramenez-moi tout ce qui m'appartient de droit !
_ Je ne vous ai pas donné l'autorisation de mettre pied à bord, prévint sombrement Rachel.
_ Nous nous en passerons, rétorqua le marchand. Il est évident que vous essayez de me priver de mes possessions, nous n'avons plus à vous obéir !
_ Article sept du code maritime, énonça à tout vitesse la jeune femme. Est considéré comme un acte de piraterie toute tentative d'aborder un navire sans autorisation explicite de son capitaine. Quiconque parmi vous qui posera le pied à mon bord sera donc assimilé à un pirate et je vous jure que je le traiterai comme tel !
_ Ha ! Comme si on allait se laisser intimider, railla Abraham. Procédez donc, Bruno. »

Merde de merde, jura intérieurement Rachel. La bataille était donc inévitable. Tant pis, elle allait aborder la première, se jeter direct sur Abraham pour s'en servir comme bouclier humain – ses gardes devraient hésiter à risquer la peau de la main qui les nourrissait – ensuite de quoi elle attraperait un canon et, faute d'avoir pu déterminer la position de la poudrière sur ce modèle de navire, tirerait sur le château arrière. Allez, au premier qui bouge, bam, contre-attaque !
Du nerf, ma grande ! Go, go, go !

Sauf que du côté de Saint-Uréa, rien ne bougea.

« Heu… Sauf vot' respect, monsieur Couturielle, on… on va pas y aller, annonça Bruno. En plus, la mouette, elle a l'air vachement déter' à nous rentrer dans le lard, là.
_ Je… pardon !? Éructa le marchand. Je vous paye bien pour m'obéir, non ?
_ Oui mais l'argent, ça sert que si on peut vivre pour le dépenser, cru bon de rappeler le mercenaire.
_ Ne me dites pas que vous avez peur : elle est toute seule !
_ Tatsuya y est resté, je vous rappelle, patron, murmura Bruno en se penchant vers son employeur. C'était une vraie pointure et il s'est fait étendre raide. Alors même qu'il était en duo avec son pote à la chaîne qui le rendait presque invincible. La mouette est trop forte, on a aucune chance face à elle. Si on va à la tatane, on est tous foutu !!
_ Maismaismais… c'est peut-être pas elle, y'a peut-être une autre explication, proposa piteusement Abraham sur le même ton.
_ Vous l'avez dit vous-même : elle a tout manigancé. Vous pensez vraiment qu'elle aurait attaqué un repaire esclavagiste si elle n'était pas sûre et certaine de sa force ? Non, non, non, c'est mort, je me frotte pas à ça, moi. Et je crois pas qu'un seul de mes gars voudra s'y risquer non plus. Ch'uis désolé, monsieur Couturielle, mais c'est sans nous sur ce coup-là. 'faut pas déconner, non plus. »

Rachel n'en croyait pas ses oreilles. C'était tout bonnement inespéré ! Dans la précipitation pour rattraper les fugitifs, le navire marchand avait appareillé avant que les esclavagistes n'aient pu faire toute la lumière sur le décès de leurs deux champions. Le mercenaire et ses hommes pensaient donc que c'était elle qui avait vaincu seule Tatsuya et Alexis. Ce qui la plaçait à des sommets stratosphérique sur l'échelle de la bourrinitude, à mille lieux de ce qu'elle était en réalité.
Peu désireuse d'éventer stupidement ce coup de bluff offert sur un plateau par l'ennemi, la vice-lieutenante entreprit donc de garder un visage de marbre pour cacher son soulagement et s'attela à avoir l'air aussi sûre et redoutable que ce que ses interlocuteurs semblaient imaginer à son propos.

« Alors, monsieur Couturielle ? S'enquit Rachel. Que comptez-vous faire, maintenant ?
_ Vous ! Siffla rageusement entre ses dents le marchand. Je devrais vous faire envoyer par le fond, vous et tous ces stupides esclaves, séance tenante !
_ Auquel cas, gronda l'imposante albinos en se penchant par-dessus le bastingage pour prendre soigneusement son interlocuteur entre quatre yeux, assurez-vous bien que j'y reste. Vraiment. Parce que s'il existe la plus petite possibilité que je survive, aussi infime soit-elle, soyez assuré que je l'aurais saisi et que je m'en sortirai. Et que je me vengerai. Mais pas comme vous le pensez. Oh non, je ferai bien pire. Je témoignerai. Vous vous serez rendu coupable de rien que moins qu'une attaque contre le Gouvernement Mondial lui-même. N'espérez pas un seul instant que votre minable petit Royaume lève le plus petit doigt pour vous. Il ne risquera pas son rang et ses avantages dans un clash stérile et stupide avec la Marine pour les beaux yeux d'un moins que rien de votre acabit. Et rassurez-vous : j'insisterai bien fort pour que vous soyez jugé sur votre propre sol et votre propre juridiction. Et on me l'accordera, car votre Royaume sera plus qu'heureux de pouvoir démontre sa coopération dans cette affaire. Vous voyez, puisque vous tenez tant à défendre ce mode de vie, je m'en voudrais que vous échappiez vous-même à l'esclavage. Après tout, je suis certaine que vos futurs maîtres mettront un point d'honneur à traiter un héros de Saint-Uréa tel quel vous à la hauteur de ce qu'il mérite ! »

Abraham recula en clignant des yeux, le visage blême, l'air abasourdi. La vice-lieutenante lui aurait collé une paire de baffe qu'il n'en aurait pas été plus choqué. La tirade de la jeune femme avait été énoncé avec un tel mépris, une telle colère – une telle haine même ! – à son encontre très spécifique, que chaque mot avait eu un impact presque physique. En cet instant, le marchand ne doutait pas une seule seconde que s'il mettait sa menace à exécution, la jeune femme trouverait un moyen de survivre et de le lui faire payer très cher. Ce n'était pas une possibilité, ce n'était pas même juste une question de probabilité, non : c'était une véritable certitude. Une fatalité. Une vérité absolue. L'imposante albinos n'avait elle-même aucun doute à ce sujet et croyait dur comme fer à ce qu'elle venait d'énoncer, c'était évident. Au fond de son esprit, le marchand en était absolument certain.

Abraham déglutit péniblement, s'humecta nerveusement les lèvres avant d'éclater d'un rire crispé et forcé.

« Allons, allons, calmons-nous, fit-il en essayant de retrouver contenance. Je… Je reconnais que je me suis laissé quelque peu emporté par la colère. Je vous présente toutes mes excuses, mes mots ont largement dépassé ma pensée. Non, non, je vous assure, je ne le pensais vraiment pas. Absolument pas, même, j'insiste. Vous savez ce que c'est, on s'énerve, on s'emporte et on profère des idioties. Non, non, non. Nous sommes d'honnêtes marins et bien évidemment que nous allons vous escorter et vous assister du mieux que nous le pouvons jusqu'à XXXX. »

Littéralement une capitulation en rase-campagne. Abraham espérait peut-être encore vaguement une erreur grossière des fugitifs ou bien un dénouement miraculeux une fois à bon port, mais la part raisonnable de son esprit venait clairement de faire passer les esclaves par pertes et profits.

« Vous avez peut-être besoin de vivres ? D'eau ? Reprit le marchand. Nous sommes là pour vous aider, je vous assure. Un médecin, peut-être ?
_ Non, rien, répondit Rachel d'une voix froide. Nous n'avons besoin de rien. Maintenant que la situation est claire entre nous, nous allons reprendre la route sans perdre plus de temps. Ce sera tout. Du large. »

Abraham ne se le fit pas dire deux fois et ordonna rapidement à son navire de s'écarter, non sans quelques œillades apeurées en direction de l'imposante albinos qu'il n'osait pas contrarier. Ce ne fût que lorsque la "Sirène Écarlate" se trouva à suffisamment d'encablures de distance et qu'elle n'entendit aucun canon tonner que Rachel s'autorisa à se relâcher dans un long soupir de soulagement.

Alors que la vice-lieutenante se détournait du bastingage, une foule de gens en liesse l'entoura presque aussitôt pour l'engloutir sous les louanges et les remerciements. Personne n'en revenait : alors qu'ils avaient craint une confrontation inévitable, elle venait de faire reculer les marchands et leurs hommes de main sans coup férir ! Simplement en leur parlant ! C'était tout bonnement incroyable, un véritable miracle !

Écrasée par la reconnaissance indue des fugitifs, Rachel se sentait de plus en plus mal et malheureusement, essayant vainement de trouver une faille dans la foule agglutinée par où elle pourrait se faufiler et s'enfuir. Heureusement pour elle, Olga déboula finalement et, en bonne adjudante, poussa une gueulante bien sentie pour que tout le monde laisse respirer leur sauveteuse du jour et reprenne le boulot et plus vite que ça, bande de feignasses !
En un tournemain, la Rouquine parvint à faire le vide autour d'elles.

« Waouh, mon lieutenant ! Exultait Olga. Je pensais vraiment pas que… et vous juste comme ça… Waouh ! Putain, mais juste… Waouh ! C'est trop fort ce que vous venez de réaliser, là ! Bon sang, je retire toutes les méchancetés que j'ai bien pu dire à votre sujet !
_ Mais non, mais non, c'est rien, murmura une Rachel affreusement gênée et incapable de croiser son regard – tout comme elle avait été bien incapable de regarder dans les yeux le moindre des fugitifs.
_ Ok, Ok, je… je… heu, dites, vous allez bien, mon lieutenant, s'inquiéta l'adjudante en percevant le trouble de sa supérieure d'adoption.
_ C'est rien, juste la fatigue, mentit l'imposante albinos. Heu… Je vais prendre position sous le mât, vous pourriez…
_ Sous le mât !? M'enfin, pourquoi faire ? Qu'est-ce qui vous est encore passé par la tête ?
_ Les marchands, soupira la vice-lieutenante en jetant un coup d’œil en direction de la menace. Je l'ai intimidé à chaud avec mes menaces, mais cet Abraham m'a l'air du genre mesquin. Ce serait bien son type de penser que s'il ne peut récupérer ses esclaves, personne n'en bénéficiera. Les chances de survie lors d'un naufrage diminuent drastiquement à mesure qu'on s'enfonce dans les entrailles du rafiot. Si je quitte le pont, il pourrait être tenté de nous couler. Si je reste bien en vue, j'aurais trop de chances de m'en sortir pour qu'il n'envisage sérieusement cette solution.
_ Oh, réalisa Olga. Mais… à ce rythme, on en a bien pour encore deux jours de voyages, au moins, vous savez ?
_ Pas d'inquiétude, assura doucement Rachel sans quitter des yeux la "Sirène Écarlate" – une solution opportune pour éviter d'avoir à affronter le regard de l'adjudante –. Le mât est éclairé la nuit, ils me verront.
_ Alors c'était vraiment pas du tout pour ça que je m'inquiétais, hein !
_ Ne vous en faites pas, je tiendrais bon, affirma la jeune femme. Seulement… je… heu… est-ce que vous pourriez vous assurer que quelqu'un reste constamment auprès de Victor ? S'il vous plaît ? J'veux pas que…
_ Mais bien évidemment qu'on va le veiller pour vous ! Lui promit chaleureusement l'adjudante. Aaah, c'est donc pour ça que vous faisiez votre toute timide ! Vous m'avez fait peur. Et je vous promets qu'on vous tiendra immédiatement au courant s'il y a quoi que ce soit. On vous doit bien ça après tout ce que vous avez fait pour nous !
_ Mais non, pas du tout, marmonna piteusement l'imposante albinos qui ne savait plus où se mettre tout en rougissant.
_ Ne vous inquiétez pas, je m'occupe de tout, affirma Olga. Faites-nous confiance, maintenant, on va pas vous laisser tomber ! »

Au grand soulagement de Rachel, l'adjudante fila distribuer quelques ordres, gueuler un peu sur l'équipage pour la forme et remettre le navire en branle. La vice-lieutenante se traîna jusqu'au mat et s'y adossa, absolument morte de honte.
S'ils savaient. S'ils savaient tous…

« Un médecin, peut-être ? »

L'aide du marchand… Chaque mot de la réponse de Rachel lui avait été comme un coup de poignard dans le cœur. Il lui avait fallu toute sa force d'âme et faire appel à toute la rationalité dont elle avait été capable pour décliner l'offre, alors même qu'un espoir insensé balayait son esprit en emportant tout sur son passage. Il lui avait fallu se souvenir et se répéter activement les mots de leur médecin de bord improvisé : ce n'était pas qu'une question de connaissances mais aussi de fournitures. Le cas de Victor était bien au-delà de ce que pouvait traiter l'infirmerie de campagne d'un navire.

C'était uniquement pour cela qu'elle avait décliné l'offre. Pas parce qu'accueillir des membres des marchands à bord était dangereux – ils auraient pu, et aurait été en bonne place même, monter un coup fourré en faveur de leur employeur, après tout. Car en définitive, s'il y avait eu la moindre chance qu'ils puissent sauver Victor, elle aurait pris ce risque sans se soucier la plus petite seconde des conséquences. Au diable les autres si le chasseur de primes s'en sortait…
Elle aurait vendu sans hésitation les fugitifs pour sauver Victor !

Qu'elle ne soit pas passée à l'acte ne changeait rien à ses yeux. Ce n'était lié qu'à un caprice du Destin, indépendamment de sa propre volonté. Le simple fait qu'elle y ait seulement pensé était plus qu'amplement suffisant. Elle se dégoûtait et se haïssait pour ça. Elle était tellement minable…

Adossée au mât, regardant sans la voir la "Sirène Écarlate", Rachel soupira longuement, désespérée. Deux jours. Deux jours, seule, sans rien d'autre à faire que ressasser ses doutes, ses angoisses, ses remords, sa culpabilité et sa honte. Deux jours à craindre le pire, à gamberger incessamment et à s'autoflageler férocement, sans le plus petit espoir de répit ni de clémence.

Si l'enfer existait, c'était sûrement à ça qu'il ressemblait…
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Victor est sauf !

Assise sur le bord d'un fauteuil, une Rachel exténuée faisait face à un escargophone qui se prélassait tranquillement sur une grande table en bois minutieusement cirée. La présence de l'adorable bestiole lui rappelait qu'elle était là pour passer un coup de fil. Mais son esprit épuisé avait du mal à se concentrer. À enchaîner sur la suite. La jeune femme se passa laborieusement une main sur le visage, laissant échapper un long soupir fatigué. Elle était au bout de ses réserves physiques et mentales. Si elle se laissait aller contre le confortable dossier du siège ou si elle prenait le risque de fermer les yeux plus d'une demi-seconde, elle savait qu'elle finirait dans les bras de Morphée avant même de s'en rendre compte. Elle ne demandait pas mieux, d'ailleurs. Mais elle avait la discipline chevillée au corps. Aussi, dès qu'elle aurait trouvé le courage et la force nécessaire pour atteindre l'escargophone, elle appellerait le colonel Trevor pour lui faire son rapport.

Victor est sauf !

La journée avait été longue. Les fugitifs étaient arrivés à bon port au petit matin, mettant ainsi un terme à leur folle escapade. Il avait finalement fallu un peu plus de deux jours pour atteindre XXXX et mettre un terme à la longue veillée d'arme de Rachel. Peut-être avait-elle fait ça pour rien. Peut-être Abraham n'aurait-il jamais cédé à la tentation. Ou peut-être avait-elle incarnée l'ultime ligne de démarcation qui incarnait la frontière ténue entre la vie et la mort. Elle n'en saurait jamais rien. Et elle s'en fichait pas mal, maintenant que tout était bien qui finissait bien. Comme prévu, les fugitifs avaient été pris en charge par le Royaume tandis qu'Abraham ne décolérait pas à la capitainerie du port, en pure perte. Toute préoccupée par Victor, Rachel n'avait guère accordé de temps ou d'attentions aux autres rescapés et ne les avait pas recroisé depuis qu'ils avaient accosté. Même maintenant, elle ne s'inquiétait pas plus que ça pour eux. Elle avait confiance dans l'efficacité du Royaume à s'en occuper correctement. Quant à elle, elle avait d'autres priorités en tête.

Victor est sauf !

Une pointe de culpabilité parvint à percer la chape léthargique qui étouffait son esprit. Pour être tout à fait honnête, si elle n'avait pas cherché à recroiser les fugitifs, c'était aussi parce qu'elle ne se sentait toujours pas capable de leur faire face. Elle s'était torturée l'esprit pendant des heures interminables, sans succès. Peu importait qu'elle n'ait pas cédé à la tentation : il était tout de même indéniable qu'elle avait établi une hiérarchie. En définitive, la vie de Victor valait plus à ses yeux que celles de tous les autres à bord réunis. Aussi impardonnable que ce soit, ce n'en était pas moins l'amère réalité. Rachel aurait sacrifié tout le monde sans hésiter – en tout cas, pas longtemps – si elle avait eu l'assurance de pouvoir sauver Victor par ce biais.

En grande romantique, la jeune femme avait toujours pensé que l'amour était un sentiment pur, noble et bon, qui rendait les gens meilleurs. Mais, maintenant, elle en voyait le revers de la médaille. En théorie, il y avait pourtant là une forme logique : Victor constituait le centre de son monde émotionnel. La quantité de gens qu'elle pouvait sacrifier sans ciller – ou presque – n'était finalement que le reflet de l'importance que sa vie à lui avait sur elle par rapport à celles des autres. D'une certaine façon, cela constituait une mesure de l'intensité de l'amour qu'elle lui portait. Mais en définitive, n'était-ce pas là une forme d'amour pervertie, aussi dénaturée que malsaine ? Parmi tous les pirates sans foi ni loi qu'elle abhorrait, combien avait commencé leur déchéance le jour où ils avaient décrété – sûrement pour d'excellentes raisons à leurs yeux – que certaines vies valaient plus que d'autres ? En théorie il y avait une certaine forme de logique… Mais dans la pratique, Rachel avait la certitude que de tels raisonnements ne pouvaient qu'apporter le malheur.
Or, en définitive, elle s'était elle-même laissée tentée. Une pente dangereuse. Beaucoup trop dangereuse. Des plus dangereuses même. Pour le bien de tous, peut-être valait-il simplement mieux qu'elle renon…

La jeune femme se redressa brusquement en inspirant lentement pour chasser l'angoisse qui montait. Ce n'était ni le lieu ni le moment de penser à toutes ces fadaises ! Elle avait plus important à penser.

Victor est sauf !

Rachel parcourut du regard l'escargophone, la table cirée, puis le reste du salon cossu, se raccrochant à la familiarité des lieux pour se rasséréner. On était chez Papy Coriace. Un lieu magique et hors du temps où rien de mal ne pouvait arriver. Rachel avait beau avoir grandi, elle continuait à voir son grand-père avec les yeux d'une enfant. Une sorte de demi-dieu éternel et invincible, qui ne laissait jamais rien de mauvais se passer sous ses yeux. Un bon génie bienveillant, toujours là quand on avait besoin de lui et qui s'assurait de remettre les choses en ordre. C'était même indéniablement cette image qu'elle avait de lui qui inspirait à la jeune femme le code de conduite aussi exigeant qu'intransigeant qu'elle s'astreignait à suivre du mieux qu'elle le pouvait en toute circonstance.

C'était Papy Coriace qui était intervenu très tôt pour remettre Rachel dans le droit chemin alors qu'elle commençait à filer un mauvais coton dans sa jeunesse. Avec une patience infinie, il lui avait inlassablement montré tout ce qu'il y avait à gagner à se comporter comme « quelqu'un de bien ». Des récompenses bien plus riches et gratifiantes que ce qu'aucun bien physique ne pourrait jamais égaler. De fil en aiguille, Rachel avait passé le plus clair de son adolescence chez Papy, au point même d'y avoir sa propre chambre. C'était donc tout naturellement que la jeune femme était venue se réfugier ici, avec Victor, à l'abri du monde extérieur. Oh, bien sûr, l'hôpital aurait sûrement mieux convenu au blessé, mais on ne l'aurait pas autorisée, elle, à rester à ses côtés, sous prétexte d'horaires de visites et autres futilités. Quant à la demeure familiale… Hé bien, le principal problème tenait en deux mots : Jody Syracuse.
Non que la mère de Rachel soit une infâme mégère acariâtre qui lui mènerait la vie dure, hein ! Bien au contraire, maman Syracuse était aussi affectueuse qu'étouffante. Avec une vision toute personnelle de ce qui était bon pour sa fille, alliée à une détermination d'acier à le lui imposer. La branche familiale du Coriace n'était malheureusement pas spécialement reconnue pour sa capacité à mettre de l'eau dans son vin. Rachel ne se sentait ni d'attaque ni d'humeur à devoir résister aux assauts maternels et à devoir défendre bec et ongle ses choix de vie, au premier rang desquels son engagement dans la Marine.

Non, non, non, Papy Coriace constituait un bien meilleur point de chute. Victor avait été confortablement installé à l'étage, Papy et Mamie seraient là pour veiller sur lui et le garder à l’œil le temps de sa convalescence et tout irait parfaitement bien, comme toujours ici. C'était une certitude superstitieuse mais une certitude quand même.

Victor est sauf !

Victor n'était peut-être pas encore sain, mais à tout le moins, il était effectivement sauf. À peine le navire s'était-il amarré qu'Olga avait filé chercher et ramener un médecin, quoi qu'il en coûte – de fait, elle en avait quasiment traîné un de force à bord. L'adjudante estimait que c'était bien le moins qu'elle pouvait faire à l'égard de sa supérieure qui avait tout donné pour permettre à tout le monde de s'en tirer. À l'arrivée du médecin, Victor était alors plus mort que vif et Rachel au comble du désespoir. Fort heureusement, le praticien avait su quoi faire. Il avait saigné le patient pour évacuer sang et toxines, l'avait perfusé avec du sang neuf pour le maintenir en vie, avait excisé les plaies pour retirer les tissus trop pourris puis recousu, badigeonné et pansé de frais le tout avant de lui administrer des doses de cheval de tout un tas de médicaments aux noms proprement imprononçables. Les soins avaient pris une bonne partie de la journée et, tout inutile qu'elle soit, Rachel était restée constamment auprès de Victor, morte d'inquiétude, angoissée à l'idée que le pire advienne.

Elle n'avait pas été la seule d'ailleurs : dès son arrivée, le médecin lui-même avait commencé par déclarer que le chasseur de primes était bien trop affaibli et que tenter quoi que ce soit dans son état ne ferait finalement qu'hâter sa fin encore plus rapidement. Le mieux – et le plus urgent – était donc de ne surtout rien faire. Seule l'insistance très soutenue de l'imposante albinos avait fini par le convaincre de tenter quelque chose, à l'encontre son propre avis. Rachel ne se souvenait plus vraiment comment elle était parvenue à réaliser ce tour de force… Elle espérait juste être restée correcte de bout en bout mais n'en aurait pas juré, paniquée et désespérée comme elle l'avait été.

Et finalement, elle avait eu raison. Victor avait survécu. Il n'avait toujours pas repris connaissance et il lui faudrait probablement de longues semaines de convalescence, mais ses jours n'étaient plus directement en danger. Bien qu'extrêmement pâle, il n'avait plus cet affreux teint jaunâtre maladif et même s'ils restaient faibles, son pouls et sa respiration étaient redevenus plus réguliers. Il allait s'en tirer. Il n'y avait tout simplement pas de mots pour décrire l'intense soulagement qu'avait provoqué cette prise de conscience chez Rachel.
Bien sûr, il fallait encore faire attention à son traitement, mais la jeune femme n'avait aucune crainte à ce sujet : on était chez Papy Coriace donc tout allait donc forcément bien se passer.

Toujours était-il que, pour le médecin, la survie de Victor tenait tout simplement du miracle. D'après lui, d'après son expertise, d'après ses années d'expériences, jamais le patient n'aurait du pouvoir survivre à de telles blessures. C'était tout bonnement impossible. Et pourtant, contre tout attente, le chasseur de prime s'était cramponné à la vie de toutes ses forces. Faute d'explication rationnelle, le praticien avait fini par marmonner quelque chose sur l'esprit plus fort que la matière. Selon lui, pour que le blessé s'accroche avec une telle ténacité, il devait sûrement tenir à quelque chose en particulier avec une intensité telle que même l'appel du repos éternel n'avait pu l'en détourner.

Cette dernière remarque du médecin ne cessait de trotter dans la tête de Rachel. Connaissant Victor, il n'apportait guère d'importance aux choses. Ce n'était donc pas tant quelque chose que quelqu'un. Depuis qu'ils s'étaient quittés, le chasseur de primes s'était voué à la traque et au combat. La première réponse évidente était donc Roy le Mangeur d'hommes. Victor devait inévitablement vouloir se venger de sa défaite humiliante. La vengeance était un puissant moteur. Mais à ce compte-là, il devait plus probablement avoir en ligne de mire son père, l'homme qu'il haïssait au point de refuser de porter son nom. Se pouvait-il qu'il soit à ce point consumé par la haine ?
À l'opposé de ce spectre, on trouvait bien évidemment l'amour. Et Rachel était maintenant bien placée pour savoir qu'un tel sentiment pouvait pousser à des extrémités inenvisageables en temps normal. Elle osait à peine formuler le bout de sa pensée, de peur que… mais le simple fait de le non-penser suffisait à provoquer une embardée au fond sa poitrine. Après tout ce temps, ce serait tellement formidable si… "tout ce temps"… Trois ans. Trois longues années. Facile à dire, mais tellement plus long à vivre. Et si… Et si elle se faisait de faux espoirs ? Et s'il en avait rencontré une aut…

*Clic !*

D'un bond, Rachel venait de soudainement trouver la force d'atteindre l'escargophone, ses doigts engourdis par la fatigue commençant déjà à tourner vaille que vaille les numéros. Ce n'était pas du tout de la lâcheté ! Non, non, la discipline avant tout, voilà tout. Elle avait un coup de fil à passer, que diable ! Trevor attendait sûrement son rapport. Pas de temps à perdre en conjonctures aussi débiles que malvenues. Question de timing, c'est tout. Elle ne fuyait pas.
Tout du moins, c'est ce que son esprit abruti de fatigue répétait en boucle pour essayer de s'auto-convaincre.

Alors qu'elle terminait de composer le numéro du standard d'Hexguel, la jeune femme réalisa confusément qu'elle n'avait pas du tout réfléchi à ce qu'elle allait bien pouvoir dire au colonel. Elle aurait dû se sentir stupide de n'avoir rien préparé. Elle se serait sentie stupide, en temps normal. Mais là, la fatigue aidant, elle s'en fichait royalement. À ce stade, tout ce qui comptait, c'est que plus vite c'en serait fini et plus vite elle pourrait cesser de lutter et se laisser aller à l'abîme de sommeil qui lui tendait les bras.

« Standard de la base Marine d'Hexiguel, j'écoute ?
_ Heu… Bonjour, ici la vice-lieutenante Rachel Syracuse, matricul…
_ Ne quittez pas, je vous passe le Colonel !
_ Hein !? Non mais attendez pas, j'ai même pas d…
_ Allô ? Rachel !? Fit brusquement la grosse voix de Trevor. Alors c'est bon ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Tout va bien ? »

Après coup, Rachel finirait par réaliser que le colonel s'était fait un sang d'encre à son sujet. Au point de donner pour consigne au standard de basculer directement tout appel de la jeune femme directement sur son escargophone personnel. Il s'était sincèrement inquiété du devenir de son officier.
Mais ça, ce serait pour plus tard. Un peu à la peine niveau cognitif, l'imposante albinos se sentait juste complètement bousculée dans l'immédiat.

« Ben je… heu… bafouilla Rachel tout en se maudissant de n'avoir rien préparé – maintenant, elle se sentait franchement stupide – c'est-à-dire que… heu… Non mais ça fait beaucoup de questions, là, aussi…
_ Bon calmons-nous 'fin surtout moi, en fait, et reprenons dans l'ordre, se disciplina Trevor. Tout d'abord : Victor ?
_ C'est bon, il est sauf, mon colonel, affirma l'imposante albinos avec un sourire radieux qui s'entendait jusque dans sa voix.
_ Ah super, bonne nouvelle ! La félicita chaudement l'officier. Très bien, tu es où, là ?
_ Chez Pap… Hum, j'veux dire… Au Royaume d'XXXX.
_ Et tu as libéré combien d'esclaves ? S'enquit tout naturellement Trevor.
_ Gné ?? »

Rachel se redressa et jeta un coup d’œil circulaire autour d'elle. Comment diable… ?

« M'enfin comment vous avez su ? S'étonna ouvertement la jeune femme.
_ Allons, Rachel, je commence un peu à te connaître, tu sais, fit remarquer gentiment le colonel. C'était évident que tu n'abandonnerais personne sur le bord de la route comme ça.
_ Ben…
_ Alors, combien ?
_ Cent cinquante. À la louche. J'ai pas compté, j'ai juste embarqué tout le monde, avoua l'imposante albinos.
_ D'accord, d'accord, murmura songeusement Trevor. Je prends note. Joli prise. Embarqué, tu disais ?
_ Heu… oui, bafouilla la jeune femme. On a… hum… "emprunté"… le navire des esclavagistes pour rallier XXXX. … 'fin, moi, en vrai, j'ai juste tatané les gardes, hein, c'est Olga qu'a fait tout le boulot pour qu'on appareille et qu'on arrive à bon port ensuite.
_ Ça m'étonnait aussi que tu saches faire naviguer un gros tonnage. Tu peux m'en dire plus sur cette Olga ?
_ Hein ? Ben… heu… Elle est de la maison. Adjudante. De Manshon. Pis elle est rousse. Et elle a presque autant de coffre que Jürgen.
_ Intéressant. Je note, je note. Bon et la question à un million de berries : et toi, comment tu vas ? Voulut savoir Trevor.
_ Ben heu… bien, du coup, mon colonel, répondit naïvement Rachel.
_ Séquelles physiques ? Non parce que pour ça aussi, je commence un peu à te connaître, en fait.
_ J'ai le bras gauche en charpie mais l'os et le gros des muscles sont intacts, recensa rapidement l'imposante albinos. La jambe gauche est trouée, aussi, mais ça guérira vite. Pis des bricoles en plus, hématomes, plaies, traumas physiques, des trucs du genre, mais c'est secondaire. Ça guérira tout seul.
_ Et "bien" qu'elle ose me répondre... Et… mentalement ?
_ Bien aussi, mentit derechef la jeune femme.
_ Racheeeel… j'entends bien ta voix, tu sais, rappela le gradé. Le vieux singe, les grimaces, tout ça…
_ Non mais j'ai pas fermé l'oeil depuis deux jours à cause du marchand, c'est un peu compliqué, aussi… Se défendit l'imposante albinos.
_ Le march… ? Plaît-il ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de marchand ??
_ Un marchand d'esclaves nous a poursuivi jusqu'ici. Je l'ai dissuadé de nous attaquer, mais comme il était potentiellement d'humeur a essayé de nous couler, j'ai dû monter la garde. … Hum, j'avais oublié de le dire, c'est ça ?
_ Non mais je comprends, un petit détail insignifiant comme ça, normal de faire l'impasse…
_ Maieeeuh, j'l'ai pas fait exprès ! Heu… En parlant de ça, mon colonel, hésita Rachel.
_ Oui ? L'encouragea Trevor.
_ Je… Je… En fait, j'ai porté mon uniforme pendant tout le trajet de retour ! Déballa brusquement la jeune femme à toute vitesse. Et je me suis faite passer pour une Marine avec ! Je sais que j'ai transgressé le règlement, c'est pas bien, j'en assumerai toutes les conséquences !
_ …
_ Heu… Allô ?
_ T'as vraiment un don pour t'angoisser pour des broutilles, hein ?
_ N'importe quoi.
_ Relax, soupira l'officier. Tu n'as rien transgressé du tout puisque tu étais en mission.
_ Ben non.
_ Si, affirma Trevor d'un ton péremptoire.
_ Non, non, assura naïvement une Rachel incapable de saisir le sous-entendu dans son épuisement.
_ Je te dis que si, insista le gradé.
_ M'enfin, pas du tout, mon colonel ! Vous vous souvenez pas ? Le coup de bigophone, la quasi-désertion, tout ça ? »

Trevor se retrouva donc à passer les cinq minutes qui suivirent à devoir expliquer à a jeune femme que SI, il s'en souvenait, merci bien, mais que NON, la réalité était devenue un poil plus complexe que ça. Après le coup de fil de sa subordonnée, le colonel avait entrepris de couvrir ses arrières en contactant le G-6. Il n'avait certes pas les moyens de lui dépêcher de l'aide, mais il pouvait à tout le moins transformer sa petite excursion en mission tout ce qu'il y a de plus officielle. Après tout, c'était facile : c'était eux qui remplissaient les ordres de mission. Rien qu'un antidat… un petit tour de passe-passe administratif ne pouvait régler.
De fait, Rachel avait donc été envoyée en mission de sauvetage sur ordre du QG et n'avait bien évidemment pas agi de son propre-chef. Tous les torts qui pouvaient lui être imputés entraient ainsi dans le cadre de ladite mission et c'était donc au QG de la marine que d'éventuelles plaintes devraient être adressées.

« Bref, attends-toi à une médaille ou deux et quelques interviews pour le compte de la cellule de com' du G-6. Mais rien de bien méchant, t'inquiètes. Tu vas être l'héroïne du jour !
_ Oh, s'assombrit brusquement Rachel.
_ Ok, je connais ce "oh", grogna Trevor. Allez, vas-y, qu'est-ce qui t'es encore passé par la tête, cette fois ?
_ Ch'uis pas une héroïne, murmura l'imposante albinos, mal à l'aise.
_ Tu viens de sauver cent cinquante innocents d'une vie d'esclavages, souligna le colonel. Qu''est-ce qu'il te faut de plus ?
_ Je… J'aurais été prête à tous les sacrifier si ça m'aurait permis de sauver Victor, avoua la jeune femme. Si le marchand avait eu les infrastructures médicales nécessaires à son bord, il aurait pu négocier la reprise de ses biens, je lui aurais tout donner ! Je faisais passer la vie de Victor avant celle des autres ! Je mérite pas d'être une héroïne…
_ J'ai pas compris : il est où le problème ? S'enquit très innocemment Trevor.
_ Mais vous n'avez pas écouté !? Je les ai sauvés faute de mieux ! Mais on est passé à ça de la catastrophe, signala Rachel avec véhémence, avant de se rappeler que le colonel ne pouvait pas la voir resserrer l'index et le pouce. Oui, bon, 'fin à un cheveu, quoi. Z'avez compris, hein…
_ Attends voir que j'essaye de bien comprendre ce qui s'est passé, entama l'officier. Tu débarques dans le camp des esclavagistes, tu libères Victor, tu remarques des tas d'autres esclaves et là… tu t'es dit de vite les emmener des fois qu'ils puissent servir de monnaie d'échanges, c'est bien ça ?
_ Ben non, c'est juste qu'ils étaient là, alors j'ai pas réfléchi et…
_ … et tu as fait ce qui te semblait juste, compléta Trevor. Et c'est bien tout ce qui compte, non ?
_ Non ! Le fait que j'ai envisagé de les trahir est tout aussi important, se buta la jeune femme.
_ Parce que les pensées sont tout aussi importantes que les actes ? Proposa le colonel.
_ Oui, voilà !
_ Donc, enchaîna sournoisement le gradé, si en voyant les esclaves, tu t'étais contentée de penser que ce serait bien de les libérer mais sans rien en faire, on serait tout de même en train de se féliciter d'avoir bien fait tout ce qu'il faut comme c'est le cas dans la situation actuelle ?
_ Hein ? Mais non, je… c'est… c'est pas pareil, d'abord ! Hé ! J'ai l'impression que vous cherchez à m'embrouiller, là !
_ Jute une impression : t'y arrives très bien toute seule, va. Pas pareil ? Vraiment ? Et pourquoi donc ?
_ C'est juste qu'il m'a manqué l'occasion, on pourra jamais le savoir, se défendit hargneusement l'imposante albinos.
_ Moi, je le sais : tu n'en aurais rien fait, affirma sentencieusement Trevor.
_ Non, vous ne pouvez pas le savoir, s'entêta la jeune femme.
_ Oh que si, Rachel, affirma gentiment le gradé. Et je vais même te le prouver : Rocbrume, tu as placé la survie des villageois en tête de liste de tes priorités et de celle de la force d'intervention mixte – indépendamment de ce qui était alors le mieux pour Victor, soit dit en passant – et, alors que vous auriez tous pu déjà amplement vous satisfaire de ce résultat, tu t'es aussi battue pour empêcher le village d'être rasé. Lors du démantèlement de la tête de pont de Kazumachi, tu as interdit l'exécution de sang-froid des prisonniers, les tiens comme ceux du vice-lieutenant Tolosa, au risque de l'insubordination. Enfin, Rosac, tu as fait passer ta vie après celle de l'otage ainsi même que celle du preneur d'otage. Ce sont nos actes qui nous définissent, Rachel, et tes actes parlent d'eux-mêmes. Quoi que tu en penses, j'ai la certitude que tu n'aurais jamais réellement troqué la vie des esclaves pour sauver Victor.
_ …
_ Prends ton temps pour digérer, je pulvériserai tous tes contre-arguments de la même manière, de tout façon.
_ Arrêtez d'essayer de m'embrouiller, s'emporta brusquement la jeune femme. Je sais ce que j'ai pensé. Et c'était mal ! On ne devrait pas hiérarchiser la vie des gens. C'est égoïste. Et c'est la solution de facilité. Sauver tout le monde, c'est ça qu'est bien, ne me dites surtout pas le contraire parce que je sais que c'est faux !
_ Aaah, les jeunes idéalistes… on s'en lasse jamais. Je ne dis pas le contraire, Rachel, affirma doucement Trevor. Ce que j'ai dit, c'est que je ne crois pas un seul instant que tu serais réellement passée à l'acte. Quant à y avoir pensé, ma foi, personnellement, je suis particulièrement heureux que ç'ait été le cas : j'aurais été très déçu autrement.
_ Hein ?? Comment ça ?
_ Parce que tu es une stratège, Rachel, asséna victorieusement le colonel. Si tu ne peux envisager sérieusement toutes les options à une situation, comment comptes-tu pouvoir mettre en échec les pires crapules ? Tu as la chance d'avoir une échelle de valeur qui te permet de faire précisément la part des choses entre le bien et le mal, sers-t'en pour faire le tri après. Mais ne la laisse surtout pas occulter toutes les possibilités ou tu t'en mordras les doigts face à un adversaire qui ne partage pas tes convictions.
_ Ah.
_ …
_ …
_ …
_ Mais moi, je ne suis pas aussi certaine que je ne serais pas passée à l'acte, murmura finalement la jeune femme d'une petite voix.
_ Qu'est-ce qu'on a dit la dernière fois sur la confiance ? La morigéna patiemment le gradé. Tu es une vice-lieutenante, maintenant, alors tu dois avoir davantage confiance en toi.
_ Ben oui mais c'est dur, en fait.
_ Et en attendant, fais confiance à tes supérieurs. Moi, je suis certain que tu ne l'aurais pas fait. Ça ne fait aucun doute, soutint Trevor.
_ Si vous le dites, mon colonel.
_ … Regarde bien l'escargophone, ch'uis sûr qu'il te fait les gros yeux tout comme moi !
_ D'accord, d'accord, je voulais dire : j'en suis aussi convaincue, mon colonel…
_ Ouais, j'aime mieux ça. Bien, puisque ce point est clos, passons à la suite : concernant ton retour…
_ Ah oui, se précipita l'imposante albinos. J'ai vu pour les itinéraires de navires ! Il y en a un qui part ce soir. En embarquant dessus, je pourrais être de retour à la forteresse d'ici quelqu…
_ Non, trancha Trevor d'une voix sans appel.
_ Hein ? Mais…
_ Oublie ce navire, tu ne rentres pas, intima le colonel.
_ Mais… Mais… Mais vous aviez dit que je pourrais revenir, que y'aurait pas de problèmes, rappela piteusement Rachel.
_ Oui, mais pas de tout de suite, expliqua le gradé. Parce que je te rappelle que tu es en permission. Pour deux semaines.
_ Mais non, ça, je l'ai terminé la semaine dernière, cru bon de rappeler l'imposante albinos.
_ Impossible, puisque ces trois dernières semaines, tu étais officiellement en mission. Pour le QG. Tour de passe-passe administratif, tu te souviens ?
_ Heu… Je comprends pas, avoua la jeune femme, perplexe.
_ Grosse fatigue, hein ? J'ai signé deux choses te concernant : un ordre de mission et une permission, détailla Trevor. Tu as rempli ta mission sur Manshon et Luvneel, avec brio qui plus est, alors maintenant, tu seras gentille de prendre ta permission comme prévu. Repose-toi, passe du temps avec ton Jules…
_ Il s'appelle Victor.
_ Non mais c'st une expression de vieux. …et reviens-nous lorsque tu seras en pleine forme et d'attaque pour la suite. Et pas avant deux semaines, quoi que tu en penses, hein ! De toute façon, je te préviens, si tu te repointes à la forteresse avant, je t'interdirai d'entrer, tu resteras coincée sur le palier. Et à Hexiguel, le palier, c'est direct la mer, pour rappel.
_ …
_ Alors, alors, qu'est-ce qu'on dit ? »

Pour tout réponse, Rachel explosa brutalement en sanglot. Elle était épuisée tant physiquement qu'émotionnellement et venait de dépasser les limites de ce qu'elle pouvait encaisser. Elle craquait nerveusement.

« Heuuu… Hésita Trevor. Ok, j'avoue, je m'attendais plutôt à des cris de joie ou des remerciements, là, en fait. Allô ? Rachel ? Qu'est-ce qui se passe ? Un problème ?
_ Je suis vraiment désolée, mon colonel, renifla la jeune femme en s'essuyant les yeux de la manche. C'est juste que moi, je fais toujours rien que vous faire perdre du temps à vous embêter à faire du grand n'importe quoi partout tout le temps et vous, vous restez tout le temps hyper patient,  gentil et attentionné malgré tout ça. Ch'uis vraiment trop nulle…
_ Mais non, mais non, entreprit de la rassurer le colonel. Qu'est-ce que tu vas encore penser ? Non seulement ça ne m'embête pas mais, surtout, c'est tout sauf une perte de pertes. Si je suis volontairement devenu le colonel d'une garnison qui sert majoritairement de punition disciplinaire, c'est bien pour rencontrer des subalternes intéressants, pour les aider et les former du mieux que je peux. Et c'est très exactement ce que je fais avec toi, Rachel. Tu as du potentiel et je n'ai pas l'intention de te lâcher avant que tu l'aies révélé. Alors te mets pas martel en tête pour ce genre de broutilles, c'est mon job de gérer, d'accord ?
_ Voui…
_ Super ! Et maintenant, tu v…
_ KIKCÉ QUI FAIT PLEURER MA PETITE PUCE ?!
_ Heu… c'était quoi, ça ? »

"Ça", c'était près de deux colossaux quintaux de muscles et de fureur tempétueuse qui venaient d'entrer dans le salon en coup de vent, les yeux lançant des éclairs à la recherche du responsable des pleurs de sa petite-fille préférée.
Papy Coriace. En chair et en os et en colère.

À peine eût-il pénétré en trombe la pièce que Rachel, avec une aisance dénotant une longue habitude, prit grand soin de placer une main sur l'escargophone pour l'isoler de la conversation.

« Papy ! Chut, je suis en train de faire mon rapport au colonel ! Et m'appelle pas petite puce devant tout le monde, c'est hyper-gênant.
_ C'est lui le rabouin qui t'as fait pleurer ?
_ Heu… Rachel, je ne sais pas ce que tu as fait, mais moi, j'entends tout, hein…
_ Je ne pleurais pas, mentit la jeune femme. Et le colonel Trevor est très gentil, il vient de m'offrir deux semaines de repos.
_ Super ! J'aurais pourtant juré que… Mon oreille qui me joue des tours ? Hé, attends, fit brusquement le Coriace en claquant des doigts. Est-ce que ce serait pas le petit Trevor, ton colonel ? Velu, barbu, super adroit et minutieux malgré ses paluches et ses airs d'ours mal léché ?
_ Hé ! Je ressemble pas du tout un ours !
_ Velu et barbu, approuva Rachel. Pour le reste, je ne sais pas, mais son bureau ressemble à une tanière où il entasse au hasard des tas de cahiers de notes qu'il prend tout le temps.
_ Mon bureau est parfaitement… nan, bon, d'accord, c'est un peu le bordel…
_ Ouais, ç'a l'air d'être le même, sourit joyeusement Papy. Allez, aboule le téléphone, j'ai à lui parler.  Pis va dormir un peu, t'as une mine affreuse.
_ Mais… Heu… Allô, mon colonel ? Je… Heu…
_ Nan mais t'inquiètes, affirma Trevor. J'ai tout entendu, moi aussi, je serai ravi de tailler un peu le bout de gras avec le capitaine. Passe-le-moi et file te reposer, c'est un ordre. On se revoit dans deux semaines. Et surtout pas avant, hein !
_ Heu… je… d'accord, mon colonel. »

La jeune femme se releva et s'approcha de son grand-père.

« Tiens, lui dit-elle en lui confiant l'escarcophone. Le colonel n'est pour rien dans ce qui m'est arrivé, alors tu l'engueules pas, hein ?
_ Mais non, mais non, affirma le Coriace.
_ Sérieux, il est super gentil alors t'as pas intérêt à lui faire des misères.
_ Oui, oui, oui.
_ Bon. … Pas de bêtise, hein ?
_ Ça vaaaaa, j'sais me tenir, voyons. »

Après un dernier regard de mise en garde, Rachel se détourna et claudiqua vaille que vaille vers l'escalier, s'appuyant lourdement sur les meubles pour s'aider. Papy Coriace ne la quitta pas du regard tout en parlant dans le combiné.

« Allô ? Petit Trevor, c'est le Coriace !
_ Salut, capitaine. Ça faisait un bail ! Je peux savoir quand est-ce que t'arrêteras avec le "petit" ?
_ Quand tu seras plus âgé que moi, gamin. Ça doit faire depuis l'affaire Calystride, je crois bien. C'était y'a… pfffou, dix ans, au moins ?
_ Plutôt vingt, en fait. Bigre, ça ne me rajeunit pas du tout, ça.
_ Et moi donc… »

Rachel était arrivée en haut des escaliers, à l'étage. Hors de portée de voix. Le visage du Coriace perdit aussitôt son sourire et sa bonhomie naturelle pour afficher des traits plus graves.

« Ok, Trevor, un peu de sérieux. Est-que Rachel va avoir des soucis ?
_ Heu… T'es au courant que tu n'es plus dans la Marine d'XXXX, qu'elle est maintenant dans la Marine tout court et, accessoirement, que c'est maintenant une grande fille ? S'enquit l'intéressé.
_ Écoute, bonhomme, je l'ai quasiment élevée, cette petite, et j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Elle a pas encore les épaules pour faire face à un Royaume, alors je veux savoir si elle va avoir des soucis avec Saint-Uréa.
_ "Pas encore" ?? Et qu'est-ce que tu ferais si c'était le cas, d'abord ?
_ Oh ben tu sais, les Royaumes, ça s'élèvent et ça chutent, hein…
_ Pourquoi est-ce que j'étais certain que tu me sortirais un truc comme ça, capitaine ? Se prit à sourire Trevor. Je sais pas ce qui est le pire… que tu sembles y croire sincèrement ou que je pense que tu sois bien fichu d'y arriver. Bon, relax, j'ai inclus le CP1 dans la boucle – tu les connais, ils vendraient père et mère pour ce genre de story-telling – on va médiatiser un peu l'affaire et tout se passera bien. Si vraiment Saint-Uréa devait rechercher le choc frontal, on aurait l'opinion publique pour nous : personne n'aime les esclavagistes. Ils le savent, ils vont se tenir à carreau.
_ Saint-Uréa ne mouftera peut-être pas officiellement, mais officieusement… Prévint le Coriace.
_ En temps normal, s'il se sentait humilié, peut-être, concéda le colonel. Mais là, on leur offre une porte de sortie honorable : c'était pas eux, ils étaient de bonne foi, ce sont les marchands de Luvneel qu'ont trafiqué. Ils vont jouer les vierges effarouchées, dédommager leur capitaine pour s'assurer qu'il ne fasse pas de vagues et tenter de passer sous le radar.
_ Et Luvneel ? Ils vont avaler ça sans réagir ?
_ Tu connais Luvneel : ils vont annoncer en grande pompe la création d'une commission, qui lancera des enquêtes, qui rédigeront des rapports, qui seront étudiés en sous-commissions et ainsi de suite… Brasser de l'air et faire semblant d'agir avec vigueur et fermeté juste le temps que l'actualité passe à autre chose. Rien à craindre de ce côté.
_ Bien, bien, bien, approuva Papy en se détendant, t'as visiblement la situation bien en main. Merci, je t'en dois une belle, là.
_ 'faut dire que j'ai été à bonne école, aussi… Bah, t'occupes pas de ça, capitaine, c'est mon job, maintenant, je te rappelle, minimisa volontiers Trevor.
_ J'insiste : tous les officiers supérieurs ne se sentent pas tenus de protéger leurs subalternes des conséquences politiques de leurs actes.
_ "Inutile de me remercier : rends la pareille à quelqu'un qui en aura besoin et on sera quitte", cita le colonel.
_ Hééé, j'ai déjà entendu ça quelque part, sourit le Coriace.
_ Campagne de Zeroshi, la fois où j'ai été pris à faire le mur avec des potes par un certain capitaine de la force interarmée.
_ Ouais, c'est vrai que j'étais carrément cool, comme officier.
_ Même trop coulant, en fait, avec le recul. Bref, je ne fais qu'appliquer cette précieuse consigne, capitaine.
_ Ouais… Oublie pas de l'énoncer à Rachel.
_ Inutile, elle l'applique déjà. On se demande de qui elle tient, hein… Et même sans ça, Rachel fait actuellement partie des trois officiers les plus prometteurs d'Hexiguel. Et parmi eux, c'est elle qui a le plus gros potentiel et la plus grosse marge de progression. Pas question que je la laisse tomber. Les autres colonels font ce qu'ils veulent avec leurs recrues mais moi, je n'ai pas l'intention de laisser quoi que ce soit au hasard. Sinon, c'est comme ça qu'on se retrouve avec de prodiges qui tournent pirates ou, pire, révolutionnaires…
_ Hahaha ! Très bien, je rends les armes, se prit à rire le Coriace. Je vois qu'elle est entre de bonnes mains, je vais me tenir à carreau et ne pas interférer, alors.
_ Oui, ben j'aime autant, capitaine.
_ Bon, alors comme ça t'es devenu colonel de ta propre forteresse ? S'enquit le Papy.
_ Ouaip, approuva fièrement Trevor. Et tiens-toi bien : elle est troglodyte !
_ Hé ben te fait pas prier, raconte ! » Voulut savoir le Coriace en se carrant confortablement dans son fauteuil.

Pendant que les deux larrons devisaient gaiement au rez-de-chaussé, Mamie Qasar toqua légèrement à la porte de la chambre d'amis – reconvertis en annexe médicale sommaire pour accueillir Victor – et passa la tête par l'entrebâillement de la porte pour prévenir Rachel que le lit dans sa chambre était prêt. Ses mots restèrent coincés dans sa gorge tandis qu'un grand sourire plein de tendresse se dessina sur son visage à la vue du spectacle qui s'offrait à elle.

Assise à même le sol, près du lit, Rachel dormait sur le bord du lit, bras croisés, auprès de Victor, tenant fermement sa main dans son sommeil, un sourire affleurant sur ses lèvres. Et ce n'était peut-être que son imagination, mais la vieille femme était persuadée que le chasseur de primes avait retrouvé des couleurs et que sa respiration était maintenant plus forte et régulière qu'auparavant.

Mamie Qasar s'éclipsa un instant avant de revenir et traverser la pièce avec la légèreté d'un flocon. Elle déposa doucement une couverture sur les épaules de sa petite-fille pour qu'elle ne prenne pas froid, avant de battre en retraite avec la même discrétion jusqu'à la porte. Elle porta tendrement un dernier regard aux deux tourtereaux. Il n'y avait vraiment bien que ces deux gros malins pour douter un seul instant qu'ils étaient fait l'un pour l'autre. Mais la vieille femme ne s'inquiétait pas : avec un peu de patience, tout finirait bien par s'arranger tôt ou tard.
Cela ne faisait aucun doute.
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