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The Way Back.

Le barman me zieute, pas tendre. Je fouille mes poches une deuxième fois. Sans succès.

Merde.

Y'a du bruit dans cette taverne. Pas une ambiance sympathique, juste un brouhaha confus, agressif, irritant. Ça me prend aux tympans et me fout en rogne. Mais s'il y a autant de raffut, c'est que les gens parlent. Ils parlent de tout un tas de choses. Et dans le lot, y'en a certaines qui méritent mon attention. Dix jours désormais que je me suis tiré de l'enfer du bon docteur Hochman. J'ai encore la sensation qu'il me manque une case ou deux, mais je recouvre mes facultés petit à petit. Je le sens. Reprendre mes habitudes de pisteur aide à accélérer le processus. Je fouine, en quête d'une piste, d'un os à ronger depuis mon passage à Hamelin. Une semaine depuis l'affaire avec le flûtiste. Mon flûtiste. Pas eu grand chose à me mettre sous la dent. Du musicos, on le dit discret, méticuleux. Personne l'a repéré dernièrement. Pas banal pourtant un mec avec une flûte. De ragot en commérage, on m'a trainé sur Hinu Town. La métropole de West Blue. La fourmilière. Lieu regorgeant de rumeurs et de gibets de potence. Intéressant. Mais cette chasse est spéciale; c'est la première d'une nouvelle série, et je suis pas à la poursuite de n'importe quel gibier. Celui-là a embarqué dans sa musette la vingtaine de mômes du patelin. En se permettant en prime une crasse que j'ai pas vu venir. Pas une raison pour changer mon mode de fonctionnement. Il fallait plonger dans le fumier pour tirer de tous ces sacs à vin l'information qui changera la donne, ravivera ma piste. C'est ce que j'ai fait.

Quand j'suis entré dans la boutique tout à l'heure, une sale môme m'a bousculé en sortant de l'endroit en coup de vent, accompagnée de la flopée d'insultes que lui balançaient deux poivrots. J'ai manqué de trébucher, puis de me ramasser le verre vide qu'ils lui destinaient. Ça a annoncé la couleur. J'suis bien arrivé au fond de la fosse. Je me suis retenu d'aligner une beigne à la morveuse et de faire voir leur table en gros plan aux deux loques humaines. Pas le moment de jouer au con. Je suis et en cavale, et en chasse. L'un comme l'autre requièrent un minimum de discrétion. Je me suis posé au comptoir et j'ai attendu. Et encore attendu. Ça parle de tout, de rien. Surtout de rien d'intéressant. À ma deuxième bière, j'ai bien cru tenir le bon bout quand j'ai entendu parler musique dans un coin. J'ai ramené ma gueule à la table en question; ça a coupé le sifflet aux jeunots. S'avérait qu'ils causaient simplement d'un concert miteux dans une poignée de jours de ça. À la fin de ma troisième bière, le barman est venu lorgner ma trombine de plus près et a demandé à voir la couleur de mon argent. Coup de bol, j'ai emprunté quelques liasses à Hochman en quittant sa pension. Un beau portefeuille en cuir de quelque chose, et pas loin de cinq mille Berrys dedans. Ma pogne a plongé dans ma veste et là... pas moyen de retrouver le flouze. Maintenant, j'ai un patron grincheux à gérer.

Quoi merde ? Tu comptes boire à l'œil encore longtemps enfoiré ?

'chier. Jl'avais cette oseille. Et là jl'ai plus. C'est gênant. Surtout quand on veut pas se faire remarquer.

Alors ça vient ? ...

Et là j'percute. La gosse. Elle m'a fait les poches. Saloperie. Je savais que j'aurais dû l'avoiner. Ils méritent que ça, les jeunes délinquants.

... où j'dois appeler mes "serveurs" ?

Le mot redouté fait baisser le vacarme d'un ton. C'est toujours ça de pris, même si ça suppose pas mal d'emmerdes à venir. Les serveurs de ce type sont d'un genre un peu particulier. Je les ai lorgnés à l'entrée : deux mètres, cent vingt kilos. Va les faire rentrer dans un costard, eux. Des gueules à faire peur à n'importe quelles honnêtes gens et une batte de baseball pour caresser les côtes des clients qui croient que le " Mets ça sur mon ardoise" ça marche dans ce boui-boui. Tant pis, pas moyen de mettre la main sur du pognon. Va falloir régler ça dehors avec les cerbères. Et là, pile quand je me fais une raison, pile quand je dis merde à la discrétion et commence à me retrousser les manches pour montrer ma façon de voir au tenancier, un bras s'interpose entre lui et moi. Un bras dans un kimono d'un vert trop propre pour se retrouver dans pareil bordel. Un bras qui tend sous mon nez un billet.

Monsieur, vous avez laissé tomber ceci.

Le billet et le bras appartiennent à un vieil homme. Tout en lui le définit comme un samouraï. Jusqu'à cette voix empreinte de respect. Sur son visage, derrière les stigmates du temps flotte un air noble qui ne sied pas au cadre. Qu'est ce qu'il fout dans ce trou à rats serait alors la bonne question. Mais au lieu de ça, j'lui balance :

À moi ? Vous en êtes sûr ?
Parfaitement, j'en suis persuadé. Tenez.

Bon samaritain. C'est pas mon pognon mais qu'importe; j'vais pas cracher sur la proposition. Le billet glisse d'entre ses doigts pour atterrir sur le comptoir, devant le barman qui suivait ça d'un œil scrupuleux.

Votre fric.

Et j'pars. La pêche était pas bonne ici de toute façon. Dans mon dos, j'entends vaguement deux-trois clients s'adresser avec égards au viel homme. Des " z'êtes trop bon, monsieur Ossoï " ou des " z'auriez pas dû, vous savez, monsieur Ossoï ". Monsieur Ossoï ? Ce mec est sacrément brillant s'il a réussi à inculquer à cette racaille une bribe de politesse. Mériterait une médaille. Mais le monde marche pas comme ça. Un soupir, je sors de l'endroit.

Dehors, il pleut. Où que j'aille depuis mon évasion, un ciel gris me suit. C'est pas pour me déplaire. Ça aide à garder la tête froide. La lumière est mordante à cette heure, en tant normal. Elle brouille mon bon sens, c'est la dernière chose dont j'ai besoin en ce moment. Ce qu'il me faut, c'est un indice. J'alpague un passant, demande la taverne la plus proche. "Au Vaurien" qu'il me répond. J'en viens. Il s'en fout, passe son chemin en enfonçant sa caboche vide dans le col de son pardessus pour éviter l'averse. Du con.

J'avance sur une centaine de mètres à peine que j'entends un cri s'élever. Perçant, aigüe. Aussi vite dissipé qu'il était monté. Ça venait d'une ruelle sur ma gauche. J'hésite deux secondes. Cela vaut-il vraiment la peine ? Je viens d'éviter les embrouilles, c'est pas pour plonger tête baissée dans les suivantes. Surtout que j'ai autre chose sur le feu. Et ça peut n'être rien du tout... Qu'est ce que jraconte bordel ? Depuis quand je transige. Foutre les pieds dans le plat, c'est ma spécialité. Si un truc tourne pas rond, jle cogne jusqu'à ce qu'il le redevienne. Allez, jetons un œil.

Avec la flotte qui s'abat, on y voit pas à trois mètres. Les voix sont étouffées par le crépitement des gouttes sur les allées boueuses. Je marche jusqu'à tomber presque nez à nez avec trois mendiants ou guère mieux, au bout d'une ruelle. Armés de bâtons. Ils étaient de dos, ils se retournent. Gueulent en ouvrant bien grand leur bec vide de dents. M'insultent. Derrière eux, piégée dos au mur, une gamine. Les guenilles qu'elle porte me rappellent un truc. C'est ma pickpocket. Je rigole.

Qu'est ce qu'y n' veut çui-là ? L'a pas compris squ'on dit ? Dégage.
Ouais, mêlez toi d'vos affaires !


Insectes. La gamine me toise, fière malgré le pétrin dans lequel elle s'est fourrée. Elle va passer un sale quart d'heure. Une main disparait à l'intérieur de ma veste. Les trois pouilleux prennent peur, m'imaginent déjà leur braquant un flingue sous le nez. Non. Je montre ma main, enfouie dans une poche intérieure, là où reposait l'argent. Puis en affiche le contenu. Vide.

Démerde toi.


Dernière édition par Trinita le Mer 29 Fév 2012 - 5:57, édité 1 fois
    Foutu peste ! On y va l'gars !
    T'as cradé mes pompes...


    Tout se paie. Les bières comme les arnaques. D'une manière ou d'une autre. Que le dénouement soit heureux ou non. Parfois, il l'est, comme tout à l'heure au Vaurien, grâce au vieil homme. Parfois moins, comme ici, la faute aux mains baladeuses de la môme. Elle a lu dans mon regard comme dans un livre ouvert. Pris conscience que j'étais pas son allié. C'est le cas. J'ai tourné les talons, puis suis remonté en direction du boulevard sans me soucier du raffut dans mon dos. Des menaces des trois sales types à la répartie mordante de la gamine. La pluie a emporté leurs voix. Pour mieux me laisser tracer ma route.

    Mais je suis pas allé bien loin, non. Cette journée devait pas n'être témoin que d'une banale averse, faut croire. À mesure que moi, j'avançais, le boucan me suivait. Gagnait même du terrain. Curieux. J'ai pivoté à nouveau. La petite m'a rattrapé, en trombe, ses pieds nus battant le pavé boueux. Avec lancés derrière elle les pantins qu'elle emmenait sur le porte bagages. Pantins tout fâchés, brandissant bien haut bâtons ou pieds de table. Pauvres types. Faut pas être doué pour voir une voleuse de même pas quinze piges vous filer entre les pattes. Surtout à trois contre un. Chacun avait l'air plus pathétique que ses acolytes. À tel point que j'aurais bien misé une pièce sur les chances de la gosse. Mais là, au moment de me doubler, elle a trébuché pour s'étaler de tout son long. Sa tête venant mourir nez à nez avec mes godasses. Splach, ça a fait. Et les poursuivants nous ont entourés, plus énervés que jamais.

    T'as pas f'ni d'n'ous faire cavaler la drôlesse ?
    On va t'fair' apprendre la bonne manièr' !

    Ils ont même pas prêté attention à moi. Ça a suivi son cours gentiment, j'étais qu'un élément du décor. Partis pour la tabasser juste sous "mes yeux". Tout ça pour... J'en savais rien. Alors, pas que les déboires d'une bande de clochards m'intéressent, mais je leur ai demandés :

    L'a foutu quoi pour vous foutre en rogne, les gars ?

    On s'attendait pas à c'que je l'ouvre. Ils m' ont regardé ce coup-ci. Comme s'il y avait une fausse note dans la partition. L'un a répondu dans un patois impropre de mec qui a séché l'école à partir de six ans. L'érudit du trio sans doute. La morveuse vole à l'étalage, s'est attiré les foudres d'un commerçant qui a promis aux trois crèves la faim la bouffe pour deux jours s'ils lui flanquent la volée qu'elle mérite et l'amène à leur employeur. Ils l'ont cherché trois jours, elle leur a échappé trois fois. Fadaise sans intérêt. L'histoire s'est achevée.

    L'un des redoutables redresseurs de torts a empoigné la môme toujours étendue au sol par les cheveux. Elle, a serré les dents, attrapé ma cheville. Comme dernier rempart à la trempe qui se préparait. Lui gueulant, menaçant, pour la faire lâcher. Elle s'agrippant. Fort. Qui aurait crû qu'une frêle créature comme ça cacherait tant de hargne. Un coup de bâton en plein poignet l'a fait céder. En plein poignet, et sur mes grolles....

    Qu'es' y dit lui ?
    T'as cradé mes pompes. Lâche la gamine.


    À présent, ils me rendent un regard vide de toute intelligence. Un sourire arrogant détestable. Trois fouilles merdes fiers comme des paons, avec le trophée qu'ils trainent par les cheveux.

    Hé ! Puis quo' encore !
    Mauvaise réponse.


    Le pas sûr, j'avance vers le plus bavard. Un bâton se lève, ma droite part avant. Le choc est violent. Dépasse tout ce à quoi ils s'attendaient. L'air claque, un bruit de mâchoire brisée l'accompagne. Je prolonge le mouvement, les deux pieds du type décollent du sol. Il fuse percuter les deux autres. Un bris de verre, les trois finissent encastrés dans une fenêtre, sonnés.

    Elle a regardé ça assise dans la boue, sans bouger, sans ciller. Bouche-bée. Elle en revient pas. Quand j'approche d'elle, je la vois esquisser un sourire. Elle se croit tirée d'affaire. Erreur. On a toujours un compte à régler. Je l'attrape au col, la soulève comme un fétu de paille pour la plaquer contre un mur. Violemment. J'approche ma tête à quelques centimètres de la sienne, plante mon œil unique dans les siens. Le regard qu'on échange est pesant.


    Tu m'as fait les poches, petite conne.

    Mon poing s'écrase dans le béton, juste à côté de sa tête. Elle cligne des yeux, tremble. Elle ne s'y attendait pas. La surprise réveille sa peur. Je relâche l'étreinte. Elle retombe par terre, je pars. Maintenant, on est quittes.


    Dernière édition par Trinita le Ven 13 Juil 2012 - 2:17, édité 3 fois
      Alors comme ça, tu sais où je peux trouver le flûtiste ?

      Elle me lance à nouveau son regard fier, battant; joueur aussi. Avec l'aplomb de cette jeunesse des rues. Un sourire en coin qui me défie. Comme si hier était déjà oublié. Je pique du nez dans mon assiette; le hasard se fout de moi. Ce serait bien le diable que la seule personne capable de me renseigner dans tous les bas quartiers soit cette peste. J'ai battu le secteur durant toute une journée, arpenté les coins les plus mal famés de la ville toute la nuit pour ne rien obtenir. Pourtant, on va pas m'apprendre mon métier. J'ai fouillé, remué. Manqué d'en venir aux poings plus d'une fois, pour délier quelques langues. Je me suis retenu de faire dans le trop démonstratif. Dans les on-dit du moment, une rumeur mentionne une espèce de déséquilibré mental en fuite après avoir sauvagement assassiné le directeur de l'hôpital où il résidait. Sans m'y reconnaître totalement, la description me colle plutôt bien. Ça mérite de la mettre en veilleuse. Régler leur compte aux trois sombres idiots d'hier était déjà de trop.

      Seulement, obtenir des informations diplomatiquement, c'est périlleux. Jm'y suis essayé, sans succès. Les vieilles rengaines reviennent bien vite. Un regard oppressant, une menace pas qu'en l'air pour faire bon genre, un poignet qui se tord discrètement. Chassez le naturel il revient au galop. Et ainsi, toute l'après-midi. Puis toute la soirée. Et même une bonne partie de la nuit. Pour rien à l'arrivée. Un échec cuisant. À vous refroidir. À doucher votre frénésie. Mais on m'abat pas si facilement.

      Quand les rues se sont vidées de tout marcheur, j'ai changé mon fusil d'épaule. À un vieux qui cuvait sa vinasse et vomissait ses tripes, j'ai arraché une feuille de chou avant qu'il ne la dégueulasse complètement. Puis me suis trouvé une baraque délabrée et vide de toute crapule pour lorgner les articles, dévorer les pages. J'ai pris des nouvelles d'une vieille connaissance à moi, Al Capuccino. La vie roule bien pour le businessman véreux. Trop bien. Sitôt que j'en aurai fini avec mon flûtiste, j'irai lui rendre une petite visite. Entre amis, il faut savoir garder le contact. La mort de Hochman encore en page huit. Elle a dû tenir la Une en début de semaine. Joint à l'article, un communiqué mentionnant la rétrogradation au rang de simple soldat du Commandant Barnes, le brave témoin à charge de mon dossier. J'ai ausculté le journal jusqu'aux premiers rayons de soleil, casé dans ce taudis abandonné. À m'informer des nouvelles dont on m'avait tenu soigneusement éloigné pendant six mois. Ça fait du bien. On se sent revivre. Satisfaction nuancée, aucune information sur le flûtiste.

      La matinée suivante ne m'a pas plus souri. Partagée entre les passants qui m'ont fui en courant et ceux qui menaçaient d'appeler à l'aide quand je les approchais. De quoi mettre tout bon enquêteur en rogne. Sur les coups de onze heures, je suis entré dans la première taverne que j'ai croisé pour commander à manger. On m'a balancé une assiette de faillots encore fumants et du porc. Le porc en moins. Le billet de 500 Berrys trouvé dans un caniveau pendant la nuit n'autorise pas ce luxe. Déjà une aubaine de l'avoir déniché. Le tenancier a demandé si j'avais besoin " d'aut' chose " j'ai réclamé du silence, il est parti. Et à ce moment, une voix fraîche m'a suspendu dans mon geste, quand je portais ma première cuillère de haricots à ma bouche.

      Toujours aussi aimable à c'que j'vois !

      Une voix jeune, presque charmante derrière la pointe de moquerie. Mes yeux ont quitté mon gueuleton pour atterrir sur Elle. La gosse. Jlui ai demandé une bonne raison de pas l'amener moi-même au commerçant qu'elle pille.

      Je sais où trouver celui que tu cherches.
      T'as surtout une tête à trouver les emmerdes. Dégage.
      Dommaaage...Tu ne le retrouveras jamais dans ce cas.
      Qui ça ?
      Le joueur de flûte.

      J'en ai lâché ma fourchette. J'avais aucune raison de l'écouter gentiment mais son air déterminé m'a plu. J'ai claqué du doigt, le tenancier est revenu.

      Servez à bouffer à la petite.
      Vous payez ?
      Servez à bouffer à la petite.

      Je l'ai dardé, il a pas reposé la question et a filé en cuisine aussi sec. La minute suivante est arrivée une seconde assiette de haricots. Avec le porc. Elle m'a gratifié d'un franc sourire. J'ai coupé court aux remerciements pour aller droit au but.

      Alors comme ça, tu sais où je peux trouver le flûtiste ?

      D'un air faussement sérieux, elle m'a dit :

      D'abord, on mange tant que c'est chaud.
      Je m'en fous de la bouffe. Pourquoi tu te pointes devant moi comme ça ? Comment tu sais qui je cherche ? Parle.
      Ça va refroidir !
      Tch.

      Ça fait un bail que j'ai pas partagé un repas avec quelqu'un. J'aurais préféré autre chose qu'une voleuse en herbe mais soit.

      Tu t'appelles comment ?

      Lina.
      Tu as quel âge, Lina ?
      Quatorze ans. C'est fini les questions ?
      Oui.

      Bientôt ne résonne plus dans la pièce presque déserte que nos coups de fourchette. Le temps des explications attendra. Au moins jusqu'à la fin du repas.
        Alors, où il est ?
        C'est le mec louche là-bas.

        Son doigt pointe en direction d'un type malingre accoudé à une façade, de l'autre côté de la cour. Un cure dent en bouche, une boucle à l'oreille. Sale look. Entouré d'autres petites vermines dans son genre, lui au milieu façon petit chef de bande.

        Pas trop tôt...

        Cinq heures et cinq minutes plus tôt...

        On vient de sortir de table. Après trois interminables heures. Elle s'étire longuement, repue, réjouie. Rieuse.

        Bon, maintenant qu'on a bouffé, crache l'affaire.
        Pourquoi t'es si pressé ?
        On est resté trois heures dans cette auberge.
        Et alors ? Ma compagnie te dérange ?
        Pas pour le moment mais à ce rythme, ça devrait plus tarder.
        Pourquoi tu tires cette tête ? Souris, c'est une belle journée.
        Il pleut. Les enfants n'aiment pas la pluie.
        J'aime la pluie.

        Elle me dévoile toutes ses dents. Moi, je souris pas. D'ordinaire ça m'arrive déjà pas. Et là, la situation s'y prête encore moins que d'habitude. Parce que j'ai la sensation de perdre mon temps à jouer à son petit jeu. À satisfaire sa curiosité.

        Qu'est ce qui est arrivé à ton œil ?
        T'occupe. Alors, ça vient ces renseignements ?
        Hmm...ça dépend.
        De quoi ?
        Ce renseignement, c'est en quelque sorte un service, non ?
        Et alors ?
        Alors, un service en vaut bien un autre, non ?
        Je t'ai offert un repas.
        Repas d'affaires, ça n'entre pas dans le deal.

        Elle se fout de moi. Complètement. Cette petite se paye ma tête.

        Alors tu veux quoi d'autre ?
        Aller au parc d'attractions.
        C'est pour les gosses.
        Tu m'as traité de sale gosse dix fois pendant le repas.
        J'ai pas d'argent.
        Chi-hi-hi...

        Elle me dévoile un portefeuille garni sorti d'un repli de sa robe. Encore un travailleur soulagé de sa bourse. Je devrais gueuler mais vu les coutures de l'étui, celui qu'elle a dérobé est tout sauf nécessiteux. Je me retiens et tâche de rester calme.

        Alors, on y va ?

        Elle triomphe, tout en fausse candeur. Fichue môme. Je déteste ça. Le genre de personnes à avoir réponse à tout. Mais soit. Allons au parc d'attractions. Je suis à un ticket pour adolescent d'obtenir les infos que je veux...

        Cinq heures, deux glaces et un ballon gonflable plus tard, le parc ferme. Par moment, j'ai presque regretté ma chambre chez Hochman. Cet endroit est maléfique. Du bruit, des flash, des enfants. Des rigolards, des gueulards, des pleurnichards. Et tous ces abrutis de parents qui satisfont les moindres de leurs caprices. Le pire, je devais leur ressembler avec Lina dans les pattes. On sort de l'enceinte du parc, entourés d'une masse d'autres familles. Quand la plupart bifurque vers les quartiers bourgeois, on replonge vers la basse-ville. Sombre, nauséabonde. J'y suis plus à mon aise. On marche silencieusement cinq minutes, je l'observe. Elle a semblé bien profiter de son après-midi. Comme quoi, derrière cette carapace de vices et de malice réside toujours une enfant. Contrat rempli.

        Bon.
        Bon ?
        Mes infos.
        Oh, oui...

        Comme si elle avait oublié. C'est une sacrée comédienne pour son âge. Elle suspend sa marche, avise un banc, s'y assoit en tailleur. Je la regarde faire sans l'imiter. La récréation est finie.

        Je n'ai pas ces infos. Mais je connais l'individu qui peut te les fournir. Il s'appelle Sticky.
        Sticky ? Et je le trouve où ?
        À cette heure, sûrement au square désaffecté. Il doit y avoir un concert là-bas ce soir. Sticky y sera sans doute pour refourguer sa marchandise.

        Marchandise ? Brave Sticky. Un honnête citoyen. Encore un qui mériterait que je m'attarde sur son cas. Mais je chasse plus gros gibier en ce moment, coup de bol pour lui. Sait-on jamais, si je repasse dans la région un jour.

        Conduis moi au square.

        La nuit tombe sur Hinu Towh et je suis Lina me mener auprès de l'indic. On marche d'un bon pas, elle me donne quelques détails sur l'endroit. Cette place est le point de rendez-vous de tous les jeunes rebelles de la ville. Apprentis pirates, aspirants révolutionnaires et voyous de petite envergure s'y côtoient. Parfois, des festivals ou autres concerts s'y déroulent. La marine en profitait pour organiser régulièrement des coups de filet, mais à force de n'y rien pêcher d'intéressant, elle s'est lassée. Tires-au-flanc.

        Quand on arrive, l'ambiance est encore tranquille. La description des lieux que m'en a faite Lina est plutôt fidèle. Grande place en terre battue, une estrade en hémicycle en son cœur. Quelques recoins d'ombre, et c'est tout. Les gens s'installent à même le sol, où bon leur semble. Un beau ramassis de ratés. L'organisateur monte à la tribune, la foule l'applaudit. Il dévoile le programme de la soirée. Un groupe viendra jouer sur les coups de vingt et une heure, les Skull N' Bones. L'annonce est bien accueillie. D'ici là, tous les volontaires sont libres de monter sur scène et de jouer chacun leur tour la partition qui leur plaira, en guise d'ouverture. Drôle de principe. Le mec quitte l'estrade, je me retourne vers la môme qui me montre du doigt celui que l'on cherche. Enfin. Je touche au but.

        Tu m'attends là.

        Je traverse la place, atteins le petit gang et me plante devant le caïd qui lève les yeux vers moi.

        C'est toi Sticky ?
        Qui le demande ?

        Sa voix est méfiante. Les regards posés sur moi aussi.

        Je ...
        C'est moi !
        Toi !

        Ce n'est même plus une surprise. Lina n'en fait qu'à sa tête. Je me retourne. Y'a comme de l'électricité dans l'air. L'échange de regards entre le dealer et la gosse en témoigne. Ça va pas tarder à tonner.

        Petite salope, tu as le culot de te pointer devant moi...tu connais cette morveuse ?
        Malheureusement.

        À mon tour, je fusille du regard la gamine. J'aurais dû m'en douter. La petite maline s'est servie de moi pour pour venir nettoyer son linge sale. Elle, loin de s'en laisser décontenancer, lance un petit rire.

        Chi-hi-hi. Je doute qu'ils soient coopératifs maintenant. Si tu veux tes infos, tu sais ce qu'il te reste à faire...
        Attrapez cette gamine !!

        Je devrais l'étriper. Vraiment. Je devrais, mais je vais avoir d'autres clients avec qui traiter dans l'immédiat. Un premier junkie trop sûr de lui me déborde. Une droite en pleine mâchoire, il s'étale par terre.

        T'en mêle pas, connard.
        Trop tard.

        Fin des négociations. Place à l'action.
          Le vent balaie la place. Elle se tient immobile, effrayée; ses jambes flageolent. Se dérobent sous elle. Sa voix fluette bégaye quelques mots, appelle à l'aide. Personne ne l'écoute. Il n'y a plus personne pour prêter attention à une malheureuse gamine. Devant le tumulte, les spectateurs se sont carapatés. Il n'y a rien à gagner à rester ici. Tout le monde le sait. La place s'est vidée. Elle est seule.

          Dé...désolé...

          Elle m'envoie un regard larmoyant, incapable de se relever. J'approche lentement, mine fermée, respiration saccadée. Chacun de mes pas soulève un petit nuage de terre ocre.

          Gamine...
          Désolé ! Désolé !

          ...

          Désolé.

          Un deuxième corps gît au côté du premier. Un autre d'entre eux est venu me tester, sur les directives de Sticky. Je l'ai laissé faire. Son poing a rencontré ma tempe dans un bruit mat. J'ai pas bronché. Il a haussé un sourcil, surpris. Ma réplique est venue, dévastatrice. Frappe lourde, féroce, en plein coffre. Diaphragme atteint, souffle coupé. Un deuxième adversaire hors-service. Ils ne font pas le poids. Comment le pourraient-ils ? Une bande de jeunes délinquants, ni plus ni moins. L'assurance a disparu des traits de Sticky. La méfiance l'a remplacée. Mais il ne font pas mine de passer à table. M'attaquer à tour de rôle, c'est du suicide pur et simple. Ils viennent de s'en rendre compte. Leur reste l'avantage du nombre. Ils comptent bien en jouir.

          Désolé ?
          Pour ce qui va suivre. Allez, venez.

          Je les provoque. Pas dans mes habitudes, mais ça fait gagner du temps. J'en ai suffisamment perdu à cause de la morveuse. La réaction ne se fait pas prier. Le groupe entier approche en rangs serrés. Je jette mon œil sur Lina, derrière. Elle jubile. Son petit plan se déroule sans le moindre accroc. Jusque là. Les hyènes m'ont encerclé. Couinant, brandissant de petites lames émoussées. Leur cercle se resserre peu à peu. Prudemment. Personne n'ose vraiment se livrer. Risible.

          On va pas y passer la nuit, mesdemoiselles...

          Ils s'offusquent. On a touché à leur virilité. Tous chargent, désordonnés. Bien. Maintenant je vais toucher à leur gueule. Faire plier un petit gang, un jeu d'enfant.

          On investit le centre de la place, reconverti en ring; l'échauffourée commence. Les premiers échanges voient ma veste essuyer une entaille. Leurs surins coupent, malgré tout. Je réplique, serein mais vigilant. Si ces mecs n'ont aucun talent pour le combat, ils ont l'instinct de survie chevillé au corps. La roublardise aussi. On n'est jamais à l'abri de sentir un couteau se ficher dans son dos à défier cette racaille. Mon poing vient chatouiller les mâchoires. Une parade ajustée, une lamé déviée. Un nez se brise, on crache deux-trois dents. Simple préambule. Je monte en régime, doucement. Les sens s'éveillent, les muscles se chauffent. Encore une trentaine de secondes à s'offrir poliment nos spécialités, puis on s'arrête. On se jauge. Se renifle. Et prend une grande respiration. Fin de l'échauffement.

          Mû par la prudence, la place prête attention au remue-ménage. Évalue le potentiel d'emmerdes qui s'en dégage. Et initie un mouvement de migration vers des coins plus calmes. Le concert se jouera sous d'autres cieux. C'est le signal. On entre dans le vif du sujet. Un premier courageux se rue sur moi en beuglant. Rapidement imité de ses congénères. On s'engage dans un tourbillon de violence. La terre battue se soulève autour de nous; eux tournoient autour de moi, se succèdent pour m'attaquer. Par petites touches successives. Bien vu. Visibilité réduite, je chasse l'air sur la plupart de mes crochets. Bien vu; mais exaspérant. Ils ne perdent rien pour attendre. Ma colère gronde. Mes bonnes résolutions s'étiolent. Ceux que je coince, je les sèche.

          J'encaisse deux estafilades aux jambes sans broncher, joue leur jeu. Et serre les dents. Leur méthode porte ses fruits, ils s'enhardissent. Dépècent littéralement ma veste. Dommage. C'était une bonne veste. Pratique, d'un bon cuir. Ce sera difficile de s'en trouver une autre aussi accomplie. Une balafre supplémentaire, dans la nuque. Je la ressens, comme une brûlure. Me cambre. Ce coup-ci, c'est trop. Je pivote, vif. La voilà. L'ouverture. La main coupable qui traine, pas assez vive. Un rugissement de plaisir accompagne mon sourire. Le vent vient de tourner. Mon assaillant le sent, il gémit. Trop tard, c'est avant qu'il fallait réfléchir. Je le soulève comme un fétu de paille sans tenir compte de ses cris. Puis le martèle au sol, violemment. Une fois, il hurle de douleur. Deux fois, les cris faiblissent. Trois fois. Le silence. La place entière en tremble. Ses collègues se figent. La poussière retombe. J'ai essayé d'être gentil, pourtant.

          Le corps de l'inconscient se reconvertit en arme de jet, vient percuter deux autres assaillants. En un bond, je suis sur un troisième. Il esquisse un geste de défense. Trop lent. Ma droite ravage son nez et sa mâchoire, le couche à terre. Je l'achève proprement puis retourne m'occuper des fuyards. Au nombre de deux. J'en rattrape un. Coup de bol pour l'autre. Mauvais karma pour celui-là. Les frappes pleuvent sur sa tête pendant quinze bonnes secondes. Pas question de m'arrêter avant d'avoir évacuer toute ma frustration. Dupé par une foutue gamine. Assailli par ces rebuts. Je suis tombé bien bas.

          Enfin, un détail suspend mon bras. Il en manque un. Sticky. Je ne l'ai pas vu s'enfuir; je me souviens pas l'avoir cogné. Tout n'est pas perdu. Je lâche le col de la loque ensanglantée. Et bats du regard la place. Il ne reste plus que lui, dix mètres sur ma gauche. Et Lina, un peu plus loin derrière encore. L'un comme l'autre vont subir mon courroux. D'abord, le dealer. Il a les infos. Le vent se lève, à nouveau, vient gonfler mes pas. Je m'approche, il recule. J'accélère, il fuit. Passe devant la gamine. Et germe en son esprit une idée. Une mauvaise idée comme en ont souvent les imbéciles dans son genre.

          Il empoigne sans ménagement la môme, je l'observe, curieux tout en m'approchant. Rien ne pourra se mettre entre lui et moi, il le sait. Mais il s'accroche désespérément. Soudain, une bourrasque, plus forte. Une poussière vient s'incruster dans mon œil; je perds de vue mes cibles un court moment. L'instant d'après, un bruit. Contact visuel rétabli. C'est Lina, balancée sans ménagement, par terre quelques mètres devant moi. Quant à Sticky...

          Tchak.

          'gh...

          Le métal froid entre en contact avec mon corps, déchire la peau et les chairs sur une belle profondeur. En plein abdomen, au dessus de la hanche gauche, sous le cœur. Sticky vient de me planter. Il me regarde, tout tremblant, effrayé par l'acte qu'il vient de commettre.

          Enfoiré !!
          Merde...

          Con de gosse. Il m'a pas loupé. J'attrape la garde de l'arme, retire sèchement la lame. Un coutelas de bonne facture. Il s'était bien gardé de le faire miroiter devant moi, celui-là. Je fais un pas mal assuré dans sa direction. Il court, manque de trébucher et disparait au loin porté par sa peur. Ne reste plus que Lina, qui se morfond en excuses.

          Gamine...
          Désolé ! Désolé !

          Mon maillot blanc prend la teinte de mon sang. Ma vue se brouille. C'est mauvais. Quelques pas, jambes lourdes, je rejoins l'estrade et m'y adosse. Me laisse glisser le long du mur. M'assieds comme je peux. Respire difficilement. J'entends la petite me dire de me relever. On vient. Une voix d'homme. Des pleurs. Du bruit. Plus rien.


          Dernière édition par Trinita le Mar 10 Avr 2012 - 12:38, édité 1 fois
            Étrange. Mon corps ne répond pas. Mon cerveau est dans le coltard. Parfois, des flashs de lumière défilent devant mes yeux, percent le néant. Des sons brouillés me parviennent. Est-ce que j'hallucine ? Difficile à dire. Je suis mal. Transpire. Souffre. Mais je vis, c'est l'essentiel...

            ...

            Je me réveille, à nouveau. Ce n'est pas la première fois. Je me sens suffisamment vivant pour tenter de me lever cette fois-ci. Un tiraillement me prend au flanc gauche. Je grogne, et m'assied sur le lit que j'occupe depuis... difficile à déterminer. Autour de moi, une pièce sobrement meublée, mais avec goût. Des rideaux atténuent la lumière du jour qui propose un halo de lumière blanchâtre, pacifique. La pièce dans son ensemble ne m'est pas familière. Je suis en terrain inconnu ici. Ça ne me plait pas. Derrière la porte close, des pas. On monte à un escalier. Vient par ici. La poignée s'abaisse, on entre. Je chasse le mal de tête qui m'étreint, scrute l'individu qui pénètre dans la chambre d'un œil dur. J'ignore qui m'a trainé ici, mais il me doit des explications.

            Vous êtes déjà réveillé ? Ce n'est guère une surprise, compte tenu votre constitution.
            Vous ? Je vous connais. Vous êtes mon bon samaritain du Vaurien.
            Shimada Ossoï. Monsieur ?

            Il plie du buste, mains jointes, pour me saluer selon les coutumes.

            Comment je me suis retrouvé ici ? Vous m'avez soigné ?
            En effet, j'ai quelques compétences en médecine. Vous devez votre salut aux appels à l'aide de la jeune adolescente qui vous accompagnait ce soir là. Sans elle, la Mort vous emportait dans l'au delà.
            Je me moque de l'au delà. J'ai suffisamment à faire ici. Où sont mes vêtements ?
            Je vous les apporte.

            Et il s'éclipse. D'un pas tranquille, silencieux. Drôle de type. Un visage calme, apaisé. Pas un mot plus haut que l'autre. Tout en grâce et en harmonie. Tant mieux. Quitte à être redevable envers quelqu'un, autant que mon débiteur soit digne d'estime. Je jauge rapidement mon bandage. Serré avec justesse, il a été posé avec soin. Ça fera l'affaire le temps qu'il le faudra. Mon pied gauche foule le sol. Je fais un premier pas, prudent; la douleur lancinante refait surface, aigüe. J'ai l'habitude. Lentement, j'avance, grince des dents. Arrivé à l'escalier, l'hôte de maison m'aperçoit depuis le rez-de-chaussée; il m'apporte mes frusques. Ma défunte veste en moins.

            Pressé de nous quitter ?
            Nous ?
            La jeune Lina a résidé ici ces deux derniers jours.
            Elle aurait pu trouver pire.

            Je finis de me vêtir à la hâte, grimaçant quand même un peu.

            Rien d'autre qui m'appartienne ?
            Non Monsieur.
            Bien. Merci. Au revoir.

            Il ne s'offusque pas de mes manières. Serre la main que je lui tends dans un doux sourire. Je descends laborieusement l'escalier, porté par son regard encourageant. Ce n'est pas tâche aisée. À chaque nouveau pas, je crois sentir ma blessure se rouvrir. Mais ça tient. Marche après marche, j'approche du but. Jusqu'à la dernière. Un appui trop confiant, mon poids entier semble s'affaler sur la plaie. Je lâche la rampe qui me servait de soutien et porte ma main à mes côtes. Me fige, réceptif à ma douleur pour mieux l'écouter. Une douleur différente de ce que je connais, insolite.

            Tout va bien Monsieur ?

            Le ronin descend l'escalier, arrive à ma hauteur. Je sonde son regard.

            C'est vraiment pas passé loin, n'est ce pas ?

            Il hoche la tête, l'air grave.

            Que diriez vous de rester ici pour la nuit ? J'ignore tout des affaires qui vous attendent, mais un homme amoindri ne saurait remplir convenablement sa tâche, quelle qu'elle soit.
            ...
            Et votre jeune amie serait ravie de vous voir avant votre départ. Elle se sait coupable. Donnez lui la chance de se faire pardonner. C'est important pour elle.
            Vous avez l'art de savoir jouer avec les mots, vous savez ?
            Il faut savoir employer à bon escient les talents dont on a été doté.

            Un court silence; je me décide. D'un côté, les arguments du samouraï font mouche. De l'autre, je n'ai pas pour habitude de m'accorder de trêve superflu. Celle-ci l'est-elle vraiment ? Un seul moyen de le découvrir.

            Pour une nuit, entendu. Vous pouvez m'appeler Trinita.
              Le ronin est de ceux qui ont peu à offrir, mais n'en sont pas moins bon hôte. Nous sommes attablés. Une assiette de volaille, généreusement remplie trône devant moi. Je vide son contenu, au gré de la conversation. Subtilement engagée par Ossoï. Il dose ses remarques pour ne pas offusquer; s'enquiert sans se montrer indiscret. Ça fonctionne. On devise plus librement au gré des minutes. C'est étrange. Pas eu l'occasion de me hasarder à une franche discussion depuis des années. Je me rappelais pas que ce soit si simple. Agréable, presque. L'interlocuteur y est pour beaucoup. J'en viens à l'interroger sur sa condition. Un samouraï sans seigneur, c'est un katana qui se meurt.

              Un samouraï reste avant tout fidèle à son Bushido. La solitude est un bien faible prix à payer pour l'homme qui vit en accord avec ses principes.
              Je respecte ça.

              J'ai roulé ma bosse en solo une paye d'année juste pour me tenir éloigner des imbéciles.

              Vous vous considérez homme d'honneur ?
              Je suis mon propre code.
              Il est important pour chacun d'avoir son propre libre-arbitre.
              Certains ne méritent pas d'en bénéficier.
              Qui êtes-vous pour en juger ?
              Pas un philanthrope.
              Nous le sommes tous en un sens. Certains d'entre nous ont simplement décidé d'ignorer cette part d'eux-mêmes.
              Pure utopie. Difficile de défendre un tel point de vue.
              Je poursuis un idéal, œuvre pour lui. Vous, pourquoi œuvrez-vous ?
              Je n'œuvre pas. Je me bats. Contre tout.

              Je broie un dernier os d'un coup sec. Le repas prend fin. La discussion aussi. Aussi brusquement qu'elle avait commencé. Un débat qui a mis en exergue nos divergences d'opinion. Je respecte l'homme pour ses convictions, mais regrette son absence de lucidité. Je crois lire une déception derrière ses traits paisibles. Je ne peux rien pour lui. Je dois au moins remercier son altruisme, sans lui, je serais peut-être mort à cette heure. La porte d'entrée s'ouvre soudainement. La voix de l'intruse perce depuis l'entrée. Voix familière.

              Bonjour !
              Nous sommes ici.

              Elle débarque, aérienne, un panier en main, un sourire aux lèvres. Suspend son vol quand elle me voit. Je la fixe, elle ne soutient pas mon regard. Silence gêné. Une voix bienveillante le chasse hors du logis.

              Hé bien. N'es-tu pas contente de le voir sur pied ?
              S...si.
              Tu n'as pas quelque chose à dire ?
              Je suis désolé. Pour ce qui s'est passé.
              Tu me l'as déjà dit l'autre soir.
              Désolé...
              Je suis pas pour le pardon des offenses.

              Je me lève. Passe à côté d'elle. En d'autres circonstances, je lui alignerais une beigne. Mais je suis simple invité. Je respecterai les traditions en vigueur ici.

              Merci pour le repas. Demain matin, je ne serai plus un souci pour vous.
              Vous n'en êtes pas un.
              Bonsoir.

              Je monte l'escalier. Sans m'appuyer contre la rampe. Le bois craque sous mes pas. C'est bien. J'ai repris des forces. Une nuit de sommeil et je serai assez rétabli pour reprendre la route. Une nuit de sommeil et je quitterai Hinu Town. Prêt à repartir en chasse. Seul.


              Dernière édition par Trinita le Ven 13 Juil 2012 - 3:06, édité 2 fois
                Seul. C'était le plan. On en a sensiblement dévié. Trois zèbres et demi me fixent dans la pénombre du jour naissant. Le demi se tient la bouche à deux mains, le sang continue de s'en écouler abondamment. Les trois entiers lorgnent le cinquième plus très frais, le nez planté dans la boue, ma pompe droite sur sa tête.

                J'ai rien contre vous messieurs, mais où vous le relâchez, ou vous morflez.

                J'essaye d'y mettre les formes. De suivre les préceptes de Ossoï. Peut mieux faire semblent juger les yeux du vieux ronin silencieux qui attend, impassible, encadré comme il faut par son escorte. Lui d'un sang-froid à toute épreuve. Eux, tout le contraire. Ils échangent des regards nerveux. L'un s'agite. L'autre trépigne. Un imperceptible mouvement de tête, le signal. Ils s'élancent. Encore une journée qui prend une tournure inattendue.

                Je comptais me lever à l'aube. Mais y'a eu encore plus matinal que moi. Au début, on aurait dit une souris qui grattait contre la porte. Sale petit rongeur. J'aime pas. C'est nourrissant quand on a rien à se mettre sous la dent, mais ça me renvoie à des périodes de ma vie peu réjouissantes. Et puis le bruit a gagné en intensité. Je suis allé à la porte. C'était pas une souris. Ou plutôt, c'en était une différente. Lina. Je me suis pas fâché après elle, j'en ai pas eu le temps. Elle m'a déballé l'affaire en moins de deux. Un groupe bizarre venait de faire irruption sur le perron, demandait Shimada. Et ça ressemblait pas à de la visite de courtoisie.

                Pas que ça m'enchante, mais la môme avait l'air inquiète. Jme suis sappé, l'ai prévenue que si je me bougeais pour rien, ça allait pas le faire, et l'ai suivie. Jme suis pas bougé pour rien. Elle avait raison. J'ai compté cinq loustics. Quatre sur le pas de la porte, l'autre à discuter à demi-voix avec Ossoï.

                Un problème ?

                j'ai demandé. On m'a ri au nez. Déplaisant. Très. Le vieux maître de logis a prévenu ma réaction, calmé le jeu et accompagné la bande. En assurant être de retour pour le midi. Je pouvais quitter sa demeure sans plus me soucier de lui ou de Lina. Easy. Hin. Ça puait l'embrouille. La môme l'a confirmé. Quelques voisins curieux tirés de leurs chaumières par le bruit et la lumière des torches aussi. L'un d'eux, modèle vieille mégère prolixe version masculin, n'a pas tari de détails. Les molosses auraient des accointances avec un obscur cartel du coin. Des gens qui vendraient en contrebande. Qui tiendraient le marché au noir le plus fourni de la région. Plus d'une fois, l'estimé sage aurait incité les jeunes populations qui constituent une des plus fidèles clientèles à prendre leurs distances avec le marché. Des commérages, des rumeurs, rien de plus. Sauf que. Il n'y a jamais de fumée sans feu. C'est comme ça. Sa trop voyante probité avait joué des tours au ronin. Et maintenant il était parti pour payer l'addition.

                Ça m'a plu. Pas que je me réjouisse des emmerdes des honnêtes gens. À plus forte raison de celles de mon débiteur. Seulement ce coup fumeux, c'était l'occasion de remettre les compteurs à égalité avec lui. Un service en valant un autre. Garder des dettes c'est mauvais, ça vous suit partout. J'ai sauté sur l'aubaine, remonté la piste sur quelques ruelles désertes et rattrapé le petit groupe, Lina sur les talons. Avant de partir, je lui ai dit de rester en dehors de ça, elle en a fait qu'à sa tête. Du classique. À défaut de mieux, j'ai obtenu d'elle qu'elle se tienne loin des coups. Parce qu'il y en a toujours. C'est comme ça. Arrivé à leur contact, le premier gars a rencontré mon genou, le second mon poing. En préambule, juste pour les avertir que j'suis pas d'humeur. Maintenant, je m'occupe des autres. Pas la partie de plaisir que ça devrait être. Ce sombre idiot de Sticky ne m'a pas loupé. Je suis obligé de protéger ma gauche. Bras replié, garde protectrice. Et c'est la droite qui fait presque tout le boulot. Presque. Un pied bien placé, ça peut faire mal aussi. Je le rappelle aux vautours. Suffisant pour les tenir à distance. Mais à moins de lacher les chevaux, notre petit tête à tête risque de s'éterniser. Et je tiens pas à voir rappliquer la Marine du coin. Il faut en finir de suite.

                Welcolme to the Jungle.

                Déchainement de violence aussi brusque qu'éphémère. L'enchainement rend trois hommes inconscients. Contact poing-tempe, coup à la glotte, frappe au plexus. Pleine puissance. J'y ai tous mis. Blessure rouverte. Anecdotique pour l'heure. Le dernier abandonne bien vite l'idée de régler ça en duel. Sage décision. Il disparait dans l'aube naissant, Lina fait irruption depuis la ruelle où elle s'était postée pour suivre les hostilités. Je me retourne vers Ossoï, libre, sain et sauf. Contrat rempli.

                Vous n'avez plus à vous soucier d'eux.
                Détrompez-vous. Cette petite démonstration ne suffira pas à faire entendre raison à ces gens-là.

                Il semble soucieux, curieusement.

                Vous, vous ne me dites pas tout.

                Il hésite. Un instant simplement. Puis recouvre toute sa maîtrise.

                Chacun a ses propres combats à mener. Je vous remercie pour votre intervention. Comment va votre blessure ?
                J'ai connu pire.

                Le jour se lève. Quelques badauds s'approchent déjà. Temps pour moi de tirer ma révérence. Un salut sobre, j'abandonne Ossoï à cette population sur laquelle il veille et file par la ruelle où campe Lina.

                Quoi, tu t'en vas ? Comme ça ?
                Ça se voit pas ?

                Autre chose à foutre que de jouer à la nourrice auprès d'une mauvaise graine . On se reverra peut-être. Ou pas. L'avenir en décidera. En attendant, j'ai beaucoup plus important à faire. Passer à la loupe tous les bas-fonds de cette ville et obtenir l'indice qui ravivera ma piste concernant le Flûtiste. Une traque de tous les instants dans laquelle je vais m'investir corps et âme. Jour et nuit. Sans relâche. En bon enquêteur que je suis. Et ce, dès... Maintenant. Back in the Business.


                à suivre...