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John Valjohn, le Misérable


La nuit venait tout juste de tomber, et la taverne était déjà remplie. Il y avait là une bonne cinquantaine de désœuvrés et de petits bandits des rues qui faisaient la fête. Les serveuses valsaient entre les clients en maintenant tant bien que mal leur plateau à bout de bras, et récoltaient quelques mains baladeuses en passant. Rires, cris et blagues vaseuses fusaient en tout sens, et l'on pouvait aussi percevoir une musique de banquet qui provenait d'on-ne-sait-où. Yoakim croisa les pieds sur la table et s'alluma une cigarette. Tout en aspirant sa première bouffée, il observa la scène d'un œil amusé. Heureux les simples d'esprit. Songea-t-il alors qu'une serveuse en tenue courte s'approchait de lui tout sourire.

« Bonsoir ! Qu'est-ce que ce sera, honey ?
- Un verre de rhum, répondit le récent agent du CP9 en la détaillant de la tête aux pieds.
- Je t'amène ça, fit-elle en faisant mine de se retourner, puis s'arrêta soudainement, affichant une moue à mi-chemin entre le sévère et l'aguicheur. Oh, je suis désolée, honey, mais tu sais, les animaux sont interdits dans le bar... »

A ce moment, Yoakim sentit quelque chose se déplacer sur son épaule. Il jeta un coup d’œil sur sa gauche et distingua la tête d'Ikare qui dépassait de quelques centimètres. L'iguane observait la serveuse d'un œil vide, typique des moments où il s'apprêtait à faire des siennes. L'agent du CP9 esquissa un sourire et ouvrit la bouche pour convaincre la jeune femme de l'insignifiance du reptile, mais il fut devancé par la voix rauque et étrange de celui-ci: « Un animal ? Un vulgaire animal ? Mais elle me prend pour qui celle-là ? Vas donc mettre une jupe encore plus courte, traînée, et laisse-moi en paix. » Et ce qui devait arriver, arriva. La serveuse poussa un cri aigu et s'enfuit dans la masse de fêtards. Yoakim haussa un sourcil et soupira.

« Il va vraiment falloir que tu apprennes à la boucler. Sans ces idiots qui braillent dans tous les sens, tu aurais attiré l'attention de tout le monde.
- Tu voudrais que je me taise quand je me fais insulter ? Tu rêves, gamin, répondit l'animal en gigotant sur son épaule.
- Je pourrais aussi bien te larguer dans la prochaine jungle que nous croiserons.
- Tu n'oserais pas !
- Tu veux parier ? Maintenant ferme-la. »

Le reptile marmonna pour manifester son désaccord, mais sembla consentir à se faire discret. Le jeune homme tapota de l'index sa cigarette au-dessus du cendrier qui se trouvait sur la table, et patienta le temps que la serveuse revienne. Ce qu'elle fit au bout de quelques minutes en compagnie du barman. S'ensuivit un bref échange, au cours duquel Yoakim dut les convaincre qu'il était ventriloque, et que son iguane ne poserait pas de souci dans la taverne. A l'issue de la conversation, il réserva également une chambre pour la nuit et obtint finalement le rhum qu'il avait commandé. Lorsque tout fut rentré dans l'ordre, il s'installa convenablement sur son siège. Écrasant sa clope, il porta l'alcool à ses lèvres et but une gorgée. Puis il reposa son verre, et laissa son regard dériver sur les visages de ceux qui se trouvaient dans la salle. La raison pour laquelle il se trouvait sur l'île de Barnanos était qu'il devait retrouver et éliminer le Commandant Valjohn de l'E.M.M. Selon les sources de la BDAI, il s'agissait d'un officier qui trempait dans des affaires criminelles sur West Blue, et Manshon était la dernière ville dans laquelle il avait été vu. En bref, un type embarrassant pour le Gouvernement Mondial, qui ne voulait pas s'embêter à devoir le juger.

Le regard Yoakim finit par s'arrêter sur un groupe de quatre bandits dont il se rappelait qu'il avait vu les affiches de recherche aux sommes ridicules, et décida de commencer par là. Les plus à même d'avoir des informations sur le monde du crime étaient ceux qui y vivaient, même les plus insignifiants. Vidant d'un trait sa consommation, il se leva, empoigna sa canne et franchit les quelques mètres qui le séparait de leur table, slalomant entre les soulards. Sans même demander d'autorisation, il décala une chaise et s'y installa. Puis il adressa un sourire amusé aux quatre types qui l'observaient avec des yeux méfiants. D'une voix assurée, il prit la parole: « Joe du Caniveau, Arnol la Chiffe-Molle, Didier l'Excommunié, et Aristide l'Intrépide. Messieurs, un seul geste et vous êtes morts. ». Les petits criminels haussèrent les sourcils dans un mouvement quasi-simultané qui leur attribua un air ridicule. L'un d'eux, celui qui semblait le plus rude et le plus solide, répondit à l'agent du CP9 d'un ton bourru:

« Et t'es quoi, toi ? Un chasseur de prime ?
- Allons... rétorqua Yoakim en riant doucement. Si j'en avais après vos primes, vous seriez déjà quatre pieds sous terre.
- Arrête de te la jouer, enfoiré, piaffa le plus frêle des quatre, dont le visage ressemblait à celui d'une fouine. Tu veux mourir ou quoi ?
- Je veux juste des informations. Donnez-les moi et je vous laisserai vaquer à vos petites occupations de seconde zone.
- Et qu'est-ce qui te fait croire qu'on va te répondre ? »

Yoakim jeta un coup d’œil à la fouine. Du groupe, c'était celui qui avait la prime la plus faible, Joe du Caniveau: à peine quelques centaines de berries. Curieusement, son comportement lui rappelait celui de son ancien collaborateur du CP5, Anrad Painury, dont l'un des principaux passe-temps était de se faire remarquer et de vouloir avoir le dernier mot. Le jeune homme décida donc de réagir de la même façon qu'il l'aurait fait avec Painury. C'est-à-dire en ignorant superbement le type. « Un certain John Valjohn a des affaires dans le coin, fit-il en posant une photo du commandant sur la table, et vous savez où il est. » Tandis que la fouine virait à l'écarlate de rage, les trois autres s'adressèrent un regard furtif qui en disait long. Bonne pioche. Yoakim esquissa un sourire.

« On ne sait rien du tout, grogna le costaud du groupe. Maintenant, tu dégages.
- Ne soyez pas idiots. Je vous laisse une chance de vous en tirer, et vous la piétinez comme des imbéciles.
- Je vais être clair, dresseur d'iguane, reprit le truand en se levant d'un air menaçant, renversant sa chaise au passage, soit tu te lèves et tu pars maintenant, soit c'est moi qui te sort par la peau du cul. »

Les trois autres petites frappes l'imitèrent aussitôt, se levant à leur tour d'une manière qui se voulait intimidante. A ce moment, la musique s'arrêta et les fêtards se calmèrent d'un coup. Le sourire de Yoakim s'élargit sur son visage. Allez, allez... Pour la discrétion, c'est râpé. Il se leva à son tour, tranquillement. Ikare sembla comprendre ce qui allait se passer, puisqu'il sautilla le long du corps de l'agent du gouvernement jusqu'au sol, d'où il alla se réfugier sous une table non loin. Le jeune homme sortit les mains de ses poches et desserra les poings. Son regard d'acier se déplaça sur les quatre criminels, et il leur lança d'une voix calme: « Venez. » Ce qui se passa ensuite fut si rapide que les spectateurs n'eurent pas vraiment le temps d'analyser la scène.

Les gaillards s'étaient rués sur Yoakim en beuglant, puis un coup de pied du jeune homme avait suffit pour expédier la table dans le visage des deux plus chétifs, les envoyant voler à l'autre bout de la salle. Le troisième s'était vu subitement blessé à l'épaule comme si une balle de fusil l'avait atteint, et il avait laissé ses jambes se dérober sous lui, paralysé par la douleur. A la fin de ce qui ne méritait pas le nom de combat, le dernier des quatre, le plus robuste, se trouvait suspendu dans les airs, le visage simplement empoigné d'une main par l'agent du CP9. « L'équation est simple, annonça Yoakim à celui qui était à genoux, couvrant les gémissements du type qu'il avait à bout de bras. Tu vas me dire ce que je veux savoir, et je vous laisserai la vie sauve. Compris ? » Le regard du jeune homme se posa, implacable, sur la petite frappe qui tremblait de tous ses membres et qui l'observait d'un air terrifié.