Retrouvailles

T'as les vagues qui viennent te chatouiller jusqu'au haut des genoux. L'froque remonté comme un pêcheur. Un vieux chapeau d'cuir trouvé tu ne sais plus trop où vient te protéger du soleil. Un brin d'maïs coincé entre les lèvres t'empêche de répondre à ta blague de tabac t'faisant du pied depuis tout à l'heure. Tu restes là. Et tu mires.

C'beau coin de liberté dans lequel tu pourras plus jamais partir te cacher. T'es tellement plongé dans tes pensées qu'tu remarques même pas. L'grand navire qui te fait de l’œil. Sa tête de dragon et ses immenses voiles repliées. L'absence de drapeau et une coque en sortant qui vient se perdre vers toi, la longue vue comme seule arme. Trois guss sur la coque. Deux qui rament, et un autre, debout, qui te fixe depuis tout à l'heure. Pas balèze pour un sou. Maigrichon et fringué comme un croque mort. Juste le genre d'homme que tu n'aimes pas. Sa moustache coupée et épilée au millimètre lui donne la goutte d'eau qui ferait déborder le vase s'il n'était pas déjà plein depuis longtemps. Les vagues qui viennent foutre en l'air son repassage qu'a bien dû durer trois bonnes heures par centimètre carré ne le font même pas bougé d'un yota. L'est bloqué, la longue vue bloquée sur toi. Même lorsqu'ils arrivent à moins de dix mètres et qu'ce serait bien plus facile sans l'outil.


_Monsieur Suyakilo ? Sergueï Suyakilo ? Est ce vous ? Ou n'est ce pas vous ...

_Euh... J'ai peur de répondre oui... Et toi, t'es qui ? Pourquoi tu m'connais ?

_La Dame m'a expliqué que vous seriez réticent à décliner votre identité. La Dame m'a dit qu'il me faudrait alors vous tirer dessus. Et alors si vous résistiez à la balle dans un nuage de terre, ce serait vous... Ou peut être pas...

_La Dame ? Mais de quoi tu m'parles ? C'est quoi ton […]

PAN

Le guss a déjà tiré. Laissant un court instant sa longue vue mais gardant sa gestuelle robotique pour sortir de son veston un pétoire aussi brillant que les dents d'un gosse. T'as vu tout ça. En un instant. Si rapide que t'as pas eu l'temps de bouger même un minuscule doigt de pied pour éviter. Alors tu bourdonnes de rage. Oui bien sûr, t'es pas mort. Mais loger une balle entre tes deux yeux n'a jamais fait du tireur quelqu'un d'aimé de ta personne. Alors t'hésites à répliquer par tes poings. Comme tu l'as toujours fait. Mais la discussion des trois hommes te turlupines. Ta curiosité de vieillard aigri a été touchée. La Dame. Le grand navire. Le fait qu'ils te connaissent. Tout ça te tourne dans le cerveau sans que tu n'y trouves un brin de raisonnement. Et ça t'emmerde comme pas souvent tu t'es laissé emmerdé.

_C'était peut être de la terre... Ou peut être pas...
_Non mais si boss, c'était de la terre, je vous jure...
_Je suis d'accord avec Tock, chef. C'était de la terre.
_Alors c'est peut être bien celui que La Dame veut voir. Ou peut être pas...

Alors qu'ils continuent à brailler entre eux, toi, t'es déjà monté dans leur coque. T'as déjà sorti un long bâton de bois que tu tends vers le bougre de moustachu. Parce que la patience, ça n'a jamais été ta tasse de thé. Et tu l'as toujours très bien fait comprendre. Alors l'bout du bâton vient effleurer les poils du bien froqué et ta voix aigrie vient les faire taire.

_Z'avez quinze secondes pour reprendre vos rames et ramer comme des damnés jusqu'à la grande coque.

_Euh... D'accord... La Dame nous avait dit que vous n'étiez pas comode... Alors on va obéir... Ou pas...
_Si si on va obéir chef !
_J'ai des gosses moi, boss ! Alors on va obéir !

_Z'avez de la chance parce qu'il y a de ça des années, seriez déjà mort pour m'avoir fait attendre.

_Oh ! La Dame sera contente d'apprendre que vous avez grandit... Ou pas...


Dernière édition par Sergueï Suyakilo le Mar 18 Sep 2012 - 12:40, édité 1 fois
    Chaque fois qu'une rame vient frapper les vagues. Chaque seconde qui passe. C'est un moment de plus où tu te demandes où tu vas. Pourquoi tu n'as pas dessoudé ces trois guss au lieu de les suivre. C'est aussi un battement de cœur en plus, qui vient se fracasser contre ton torse. C'est une question de plus. Un autre mauvais pressentiment qui s’immisce dans ta caboche. Alors tu gueules sur les pauvres rameurs qui pourtant se donnent du mal à aller le plus vite qu'ils peuvent. Mais sont pas assez rapides pour toi. Trop lents. T'aimerais déjà tout comprendre. Foutue impatience qui n'a pas beaucoup changé en soixante douze printemps.

    Puis enfin, la petite coque vient cogner sur la plus grosse. L'échelle est balancée. T'attends même pas de savoir si tu dois monter en premier, en dernier. Tu montes tout simplement. Tu courrais sur les marches de bois si tu pouvais. Tu volerais pour monter plus haut, plus vite si tu en avais les moyens. Impatience. Toujours...


    Là, un centaine d'homme attend, la plupart les bras croisés, les muscles saillants. Rien qu'à leur gueule tu comprends que ce ne sont pas des drôles. Aussi vaillants que les légionnaires. Plus encore peut être même. Beaucoup portent des cicatrices, les plus jeunes ont tous une arme traînant négligemment à la ceinture. Pétoires, lames, batons... La coupe militaire, le calme olympiens, tu comprends qu'ils ne sont rien d'autre qu'une armée. Pas de simples pirates comme tu en as tant vu. Oh non. Bien de trop calmes pour être de simples pilleurs de richesses et buveurs de litrons. T'en arriverais presque même à dire que la légion fait pale figure face à eux.

    _La Dame vous attend dans la pièce du capitaine.

    Le bien costumé est enfin arrivé derrière toi et part devant t'ouvrir la route, puis la porte. T'entends une voix à l’intérieur qui remercie un certain Jerry, qui dit qu'elle veut discuter « seuls à seuls ». Une voix féminine que tu crois. Ca rassure pas ton cœur de vieillard, lon de là. Surtout à entendre la voix fatiguée par les printemps passés. Mais tu rentres quand même.

    Et deux yeux bleus viennent te briser le cœur. Comme pas souvent t'as eu le cœur brisé.


    _Ca faisait longtemps, Sergueï.

    Ça te le fou si mal en point de voir ces deux yeux. Voir ce regard que tu pensais avoir oublié. Ça te les fou si mal que tu restes là. Comme un con. A mirer ce bout de femme. Parce que tu sais bien qu'il n'y aura jamais assez de mots pour dire tes pensées. Ca a beau faire 54 printemps tu l'as reconnu dès le premier regard. Ce petit nez, ces lèvres si infimes qu'on pourrait presque ne pas les apercevoir. Ce visage fin et ferme. Et ces rides qui ont remplacé sa peau si lisse que t'aimais tant.

    _Nina...

    _Toujours aussi peu bavard, hein?

    Elle te lance ça. Comme un coup de poing dans la gueule. Comme pour te déchirer. Toi, tu tritures ton chapeau dans tous les sens, posé contre ton torse. Ton bec fume déjà une clope sorti de ta blague. Comme pour te donner une contenance. Comme si ça allait t'aider à trouver les mots. Mais les mots, tu ne sais pas jouer avec. Y'a que tes poings que tu sais utiliser. Et là, t'sais bien qu'ils ne te servent plus à rien. Tes yeux se rougissent de honte. Mais tu caches ça. T'oses même pas la regarder dans les yeux. Ton ex femme. La mère de ton gosse.

    _Le bébé va bien? C't'une fille, un garçon?
    _Il va bien. Il s'appelle Janaï. Et ce n'est plus un bébé. Depuis longtemps.
    _... L'est... L'est au courant pour moi?

    Elle te mire mal là. D'un oeil plein de colère. De ceux à qui même toi ils font peur. Et lorsqu'elle prend la parole, sa voix est déchirée, éraillé par c'foutu sentiment qui la bouffe. Sec, aussi cassant qu'un poing dans la gueule. Et il fait sacrément mal ce poing.

    _Tu crois quoi?! Qu'il pense être né du saint père? Ou que je lui ai chanté louange du plotron qui l'a abandonné?
    _...
    _Je lui ai juste dit que son père était un lâche. Et qu'il ne gagnait rien à le connaitre.

    Lorsque tu lui réponds, tu te fais p'tit. Vraiment p'tit et ta voix est si faible que tu en viendrais presque à croire qu'elle a raison. Que t'es qu'un sacré poltron.
    _J'aurais pas fait un bon père Nina... C'était mieux comme ça...

    Alors elle te mire comme pour tenter de comprendre ce qu'il se passe dans ta foutue caboche. Mais même toi tu n'arrives pas à savoir. Pourquoi t'as quitté cette femme qui t'aimait. Que tu aimais. Pourquoi t'as décidé de reprendre la mer vers l'imprévisible alors que tu avais tout ce qu'un homme peut rêver. L'amour, la famille et le travail.

    _Pis c'est comme ça...

    Tu te le fais à toi même dans un murmure si inaudible que t'en es presque certain que Nina n'en a rien entendu. Mais dans ta caboche, malgré que tu n'ouvres pas ton bec, que tu n'oses pas, les questions se battent en nombre pour savoir laquelle sortira en première. Alors forcément au bout d'un temps tout sort. En vrac et dans un beau bordel.

    _Il a quel âge? Il fait quoi? Il me ressemble?

    _... Tu crois quoi Sergueï? Que je vais t'montrer une photo? Et que l'on va parler du bon vieux temps comme si de rien? Tu nous a abandonné. Comme des mals propres. Tu as fait ton choix de ne pas voir ton fils grandir alors ne fais pas semblant que tout va comme dans le meilleur des mondes !
    _...
    _Tu n'es plus rien pour moi Sergueï. Plus rien pour ton fils dont tu n'as pas été le père. Rien d'autre qu'un sous fifre d'un révolutionnaire indépendant. Le Roi Minos.

    _Mais... Pourquoi? Pourquoi tu m'as demandé de venir ici alors bordel? Pour m'insulter? Pour m'humilier? Pour te venger?

    Là ce sont tes nerfs qui parlent. Trop fatigués par la tension, trop harasés par de se faire insulter. Le vrai Sergueï qui n'a jamais parlé, toujours hurlé, ce Sergueï ressort comme un boomerang que l'on aurait tenté d'empêcher de sortir.

    Vous vous mirez dans le blanc des yeux. Comme pour éclater le pustul de rage qu'était censé éclater. Comme pour virer le pus et repartir sur des bases saines. C'est ainsi que ça devait se passer. Alors toi tu attends la réponse, aussi imobile qu'une statue, aussi rouge qu'un fruit passé au soleil durant des jours d'été. Aussi rageux qu'un père tempête devant une horde de pirate. Tu la mires les mains crispés sur ton chapeau ne ressemblant maintenant plus à rien. Tu la mires et ses deux yeux bleus te rappellent un temps, une époque. De celle où tu pensais être heureux. Ou tu t'demandais même si c'était pas ça la vie. Certains matin il t'arrivait de te lever avec le sourire, de penser à ce gosse qu'allait naitre de toi et d'exploser d'un rire gras et heureux.

    Mais t'as tout cassé. Et lorsqu'elle répond, toute la tension redescend en montagne russe.


    _Je suis venu te voir parce que tu as été et tu restes un révolutionnaire. Parce que tu as fait tombé le second de l'île du capitaine John. Et parce que l'on m'a parlé de ton influence auprès de l'ancien roi, Minos. Celui là d'ailleurs, qui continue à naviguer, au nez et à la barbe de la révolution. En se disant indépendant., en narguant le gouvernement, en ne choisissant aucun camps.
    _C'que je sais, c'est que ce qui se passe dans la légion concerne la légion. C'est simple.
    _Non Sergueï, chaque geste que vous faîtes a une influence sur le reste du monde. Vous déséquilibrez les forces. Et en ne choisissant aucune de ces forces c'est le monde que vous faîtes valser.
    _Vrai qu'on n'est pas des drôles, et qu'il faut en avoir pour oser nous emmerder. Mais des mecs plus forts que nous, j'suis pas assez con pour croire qu'il y en a peu.
    _Tu as l'un des fruits du démon les plus puissants du monde. Minos est une force de la nature, tous vos hommes sont sur-entrainés et nombreux. Vous pesez trop lourd dans la balance du monde pour ne pas faire de choix.
    _Et pourquoi c'est à moi que tu dis ça?
    _Parce que tu es influent. Il t'écoutera. Et lui... Est encore plus imprévisible que mon foutu ancien mari... Le jour où la révolution aura besoin de vous, c'est toi qui le demandera à Minos.
      La discussion s'est terminé sur un silence un peu plus long que les autres. Un de ces silences qu'est censé tout dire mais qu'aucun de vous deux n'a compris. Vous êtes résté un moment, là, à vous mirer sans savoir, sans vouloir savoir ce qu'allait se passer. Comme des cons. Puis un gars a frappé. Il a crié que c'était l'heure. La minette plus trop minette est sortis et t'as décidé de la suivre. De toute façon tu n'avais pas d'autre chose à faire et tu sentais qu'elle n'en avait pas fini avec toi. Tu l'as vu plusieurs fois tenter de parler, d'ouvrir son bec pour te dire quelque chose. Mais c'est jamais sortis. C'était pas l'heure.

      Alors tu la suis, jusqu'aux cales où une immense tablée est installée en longueur avec tous les soldats ou presque du navires y mangeant au milieu de l'odeur de rhum, de viandes grillées, de sueur et de tabac. Nina y fait tache, dans ce décor d'hommes. Elle s'installe en bout de table et tu n'as d'autre choix que de t'installer à côté. La seule place de libre. Le repas commence ainsi, entre des blagues d'hommes, des bouchées affamées et des rires francs. Seul rempart à cette joie de vivre apparente, la Nina au regard froid, penseur. Puis, sans que tu ne t'y attendes, entre deux bouchées de viandes, elle te fait signe, t'ordonnant de la suivre sur le pont. Tu obéis comme un bon chien chien, sans poser de question. Vous montez ainsi les marches dans le silence imperturbable depuis les mots échangés sur Minos. Lorsque vous arriez sur le pont, quelques soldats montent la garde. Au milieu, l'un d'eux dépasse les autres de plusieurs trognes. Le torse nu saillant de musculature, il mire Nina avant de prendre la parôle, s'écartant du groupe et roulant des mécaniques comme seul un homme surmusclé sait le faire.

      _C'est lui? Ce vieillard? L'homme dont tu m'as parlé?
      _Oui. Tu en seras capable?
      _De quoi vous parlez bon Dieu?
      _Frappe moi, vieillard.
      _Hein? J'frappe pas les gosses. J'ai jamais sû frapper douc'ment.
      _Héhé frappe moi j'te dis.
      _S'tu y tiens...

      Tu cours vers lui et sautes en l'air lui cogner la trogne d'un coup de poings dont peu peuvent dire en avoir réchappé. Le gosse ne bouge pas et alors que d'habitude ce genre d'homme vole sous ta force, ici c'est le contraire qui se passe. Tu te fais envoyé valdinguer sous l'impact à l'autre bout du navire t'éclatant tout entier contre une paroie faisant exploser le bois sous le choc. Comme une marionette. Ton poings se met à rougir de douleur et c'est tout ton corps qui pleure de s'être fait si facilement avoir. Forcément tu laches un de ces jurons que t'aimes tant lancer. Un de ceux qui feraient retourner tes parents dans leurs tombes s'ils t'entendaient. Mais 'sont morts depuis longtemps, les cons.

      Et puis t'y retournes. Forcément. Parce que t'aimes pas qu'on te donne tord et que si le premier coups de poings n'a pas fonctionné, le second fera valser ce foutu tas de muscles. Et tu revoles. Encore. A l'autre bout du bateau. Parce que t'as pas compris que ce genre de coups ne lui faisait rien. Mais tu persistes et tu continues à te casser les os sur sa carcasse jusqu'à ce que tu ne puisses plus te relever. Jusqu'à ce que chacun de tes muscles te fasse si mal qu'il t'en devienne difficil de marcher.


      _T'as compris maintenant? Que si tu veux m'avoir, va falloir utiliser quelque chose de mieux. Va te falloir utiliser ta râge d'une autre façon. Je serai sur le pont, demain matin. Aux premières heures.