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Rik meurt à la fin.

Il fait froid ce matin. Un homme entre dans le bar.

Grand, visage émacié. On devine presque un corps maigre derrière sa vareuse grise tristement austère. Il a le teint blafard et les yeux endormis. Lentement, il envisage le boui-boui où il vient de mettre les pieds. C'est calme et simple. Un ancien au comptoir, chemise sale et froissée. Il est ici depuis plus longtemps que les bouteilles qui dorment sur l'étagère vétuste, dans son dos. Quatre tabourets disposés là, devant, pour qui veut s'y asseoir et discuter avec lui. Visiblement, personne.

Le reste de la salle est scindée en deux. Au premier plan, des tables rondes proches des fenêtres souillées d'une multitudes de traces de doigts et autre mais qui laissent tout de même s'infiltrer un peu de la lumière du jour naissant. Il y a un couple, installé, qui boit un café noir en silence avant de partir bosser. Routinier. Les mains de l'homme sont sales du cambouis dans lequel elles plongent trop souvent, celles de la femme sont d'une blancheur immaculée. Deux marches séparent de l'arrière-salle. Plus sombre, plus intime. Mur ancien poussiéreux, formé de grosses pierres rondes. Un parquet qui grince, un banc de bois qui cintre la pièce à la manière d'un mur d'enceinte. De petites tables carrées ou rectangulaires pour deux ou quatre personnes, et les chaises pour ceux qui les préfèrent au banc. Comme ce jeune, calé dans un coin, occupé à griffonner lui seul sait quoi sur un carnet; sans prêter attention à ce qui l'entoure. À l'autre extrémité, un gars en chemise blanche, dans la quarantaine, qui fait jouer des cartes entre ses doigts. La fin d'une cigarette brûle au fond d'un cendrier, à sa table. Et c'est tout.

Le nouvel entrant commande un verre d'eau, avec une serviette.

Une serviette ... ? balance le vieux serveur un peu perplexe, avec l'air de celui qui comprend pas trop ce qu'on lui demande.
S'il vous plait, oui.

Voix monocorde, visage impassible. Au bout du troisième tiroir fouillé, on lui trouve sa serviette.

Voilà. Ça vous fait ...

Petite incertitude. Ça vaut combien, une serviette ? Par ici, sans doute très peu. Ou très cher. Les normes d'hygiène sont allègrement bafouées. Le client pose un billet de dix sans laisser la pensée aboutir à un résultat.

Gardez le change.
Euh ... merci.

Le vioque hésite à rajouter un " Monseigneur " tellement c'est pas banal. Mais il n'en a pas le temps, son bienfaiteur a déjà filé pour aller s'asseoir dans le fond, pas loin de l'homme aux cartes. Le nouveau client le lorgne, une demi-seconde à peine, de ses yeux froids. L'autre ne s'en rend pas compte.

Le jeune écrit toujours, dos tourné. L'alcoolique en rédemption boit une gorgée; puis une deuxième, sans hâte ni passion. Le tenancier l'observe à la dérobée, intrigué. L'homme n'aime pas être dévisagé et le lui fait savoir. Il envoie un regard vers le bar, inexpressif qui pourtant dissuade le curieux de continuer. Au lieu de ça, il se retourne aussi promptement que son âge l'y autorise et se saisit d'un vieux chiffon crado avec lequel il commence à astiquer des verres. Pas sûr que ça les aide à reluire.

Le fumeur sort sa blague à tabac, se roule une nouvelle tige et l'allume. Puis recommence à manier son talon de cartes avec une dextérité certaine, ce qui lui vaut l'intérêt du dernier entrant. Après une trentaine de secondes passées à scruter attentivement le petit manège, il lance :

Joueur ?

L'autre lève les yeux pour la première fois, jauge qui s'adresse à lui et hoche la tête.

Et vous ?
Il fut un temps.

Sourire lisse, un peu usé.

Une partie ?

Un soupir, une moue indécise.

Pourquoi pas.

Le buveur d'eau rejoint le fumeur, sans se presser, tire une chaise et s'installe. Il dépose son verre et sa serviette méticuleusement à côté de lui. L'autre ne relève pas le petit cérémonial. Le paquet est là, très exactement à mi-distance entre eux deux. Il demande :

Vous distribuez ?
Faites, je vous en prie.

Un signe de main explicite se joint à la parole.

Très bien.

Ses mains s'activent. Les cartes glissent mal sur le bois. Vieux jeu, vieille table. Aucune importance. Il n'y a rien à miser mais le fumeur dit qu'il relance en inhalant une nouvelle bouffée de tabac. Échange de regards. L'inexpressif et l'imperméable.

Suivi.

Un flop tombe. Nouvelle relance.

Je me couche.

Le donneur change. La main aussi. Cette fois, les rôles s'inversent. C'est l'homme à la vareuse qui agresse, son vis à vis qui suit. Jusqu'à la river. Une dernière relance, payée sans excitation. Ils dévoilent leurs jeux respectifs.

Paire de Rois. Kicker Dame.
Paire de Rois. Kicker As.
Pour vous. Vous êtes bon.

Rictus imperceptible à la commissure des lèvres du vainqueur. Le couple se lève et va payer sa commande. Ils les regardent faire, puis quitter l'endroit en silence.  Le vieux part dans une quinte de toux quand la porte s'ouvre et laisse s'infiltrer l'air vif du dehors. L'écrivain n'a pas levé le nez de son carnet. Le fumeur écrase la fin de sa roulée avant de demander s'ils continuent à jouer.

Une dernière, alors. J'ai à faire.
Soit.

Il distribue encore, même si ce n'est pas son tour de donne. Chacun prend connaissance de son jeu en un clin d'œil.

Tapis.
Payé.

Le joueur a As-Roi. Il est confiant. Son adversaire montre une paire de Valets. Petit rire dépité.

Joli.

Les cartes tombent. Ils ne parlent pas. Ils s'observent. C'est à peine s'ils prêtent attention au jeu. Le fumeur, adossé au mur de pierre. L'homme trop sobre bien calé dans sa chaise. Le flop et le turn ne changent pas le cours du jeu. La décision semble scellée.

Tiens, d'ailleurs.
Hm ?
Pourquoi la serviette ?

Question posée d'un ton flegmatique. Parfait jeu de dupes. Le décontracté et l'indifférent.

Oh, ça ...

Une main caresse le bout de tissu. Puis, s'en empare pour la porter à lui, comme s'il s'apprêtait à la mettre. Ses mains disparaissent sous la table.

C'est très simple en vérité.

Cliquetis métallique d'un chien qu'on arme. Une lueur brille dans le regard du joueur. L'autre le fixe, glacé, glacial. Ils restent immobiles, une seconde. L'un rit. L'autre soupire.

Bang.

Une détonation résonne. Un verre se brise. Le projectile traverse la table et vient finir sa course en pleine poitrine. Un corps se recroqueville sur lui-même. L'autre bascule en arrière. C'est allé vite. C'est déjà fini. La scène se fige. Deux corps inertes. Le grand-père planqué derrière son bar, mains sur la tête pour se protéger de l'Apocalypse, n'ose plus esquisser le moindre geste. Il a même trop la trouille pour pleurer. Il prête l'oreille, le souffle court, n'entend qu'un silence de mort. Jusqu'à ce que. Une voix. Il manque d'en faire une attaque, lâche un cri d'animal apeuré.

La note, s'il vous plait.

C'est l'écrivain. L'ancêtre se redresse, mire avec des yeux gros comme ça ce gars qui réclame son addition, peinard. Il réussit à gémir, plus blanc que les morts :

V...v...voilà... D...dix-sept, quarante monsieur.

Des pièces tintent sur le comptoir, le jeune referme son carnet, le range dans son veston et sort. Quand il atteint le pas de la porte, pourtant, on l'interpelle, presque dans un râle.

Héé...
Hm ?

C'est le fumeur. Il se redresse, laborieusement, tangue un peu sur un côté. Sa belle chemise blanche a viré vermeil sur tout le flanc droit, il a une pétoire encore fumante dans sa main. Il a morflé.

Il faudra faire mieux que ça pour me régler mon compte.
Je sais Rik, je sais.

Rik retourne la carte de la river. C'était un Roi. À la fin, c'est toujours Rik qui gagne. Jme marre.

J'avais tout prévu.

Je sors du bar. Brr, il fait froid ce matin.