Insupportable.
J'avais dit que plus rien pourrait m'faire sortir de mes gonds, en fait, si. Me sentir jugée et enfermée dans une toute petite boite sur laquelle y'a plus qu'à coller « salope » dessus. Ou « connasse » ; voir ce que j'arrive pas tout à fait à formuler rabattu sur un prétexte dans lequel je me retrouve pas, et où je risque pas de me retrouver. Et toujours, toujours, sentir cette petite supériorité maligne qu'elle s'attribue avec les honneurs. Oui, je vois plus de choses que toi, vilaine fille aveuglée par ses préjugés ! Pourtant, je n'ai rien dit de mal, rien fait de mal, tu es tellement injuste ! Je suis pure et innocente et tu me détestes pour des idées reçues, mais je te pardonne comme j'ai pardonné à tous ceux qui m'ont offensée !
Amen ? Non, pas amen, Seigneur. Devant toi, je le jure. Je ne suis pas ce qu'elle me renvoie, et tu le sais. Oui, du premier coup d'œil, à la première parole, j'ai su que ça passerait pas. Mais pas pour ceci ou pour cela. Eh, Seigneur ! Les gens, ils chantent bien la gloire du coup de foudre amoureux, de partout dans le monde ! Ils veulent pas qu'on trouve de raison à ça, ils veulent garder le mystère jalousement, jeter la clef au fond du puits et oublier qu'elle y est, jusqu'à ce qu'elle rouille, qu'elle disparaisse, la garce ! Et elle disparaît ! Elle fond dans le miracle de leur bonheur, non ? Alors ?
Pourquoi est-ce qu'il y aurait pas aussi des coups de foudre inversés ? Pourquoi est-ce qu'il faudrait toujours des raisons à la haine ? Merde ! J'en ai rien à foutre qu'elle soit aveugle ! Elle aurait des lazers de Pacifista à la place des globes que ça serait pareil ! Qu'elle soit ange ou pas, blonde, rousse, ou brune, tu veux que ça me fasse quoi ? Et qu'elle soit tatouée ou non ? Les préjugés, ça se fonde là-dessus, ça concerne une masse, et ça disparaît dès lors qu'on rencontre concrètement une personne d'un groupe honni ! Comme les vieux d'Orange qui disent pas aimer les étrangers, mais qui font des exceptions pour tous ceux qu'ils ont rencontré ! Eux, non, mais toi, toi, toi, et toi si ! Mais t'es pas pareil, t'es pas comme eux. Eux, ils sont comme ci et comme ça ; toi, t'es autrement. On est tous autrement ! Les masses, c'est une putain de fiction qui donne quelque chose contre lequel se situer, se battre. Tiens, dire que les pirates sont des monstres qui méritent la mort, tous les pirates, sans distinction, c'est pas aussi un putain de préjugé ?
Seigneur, écoute, t'es le seul à pouvoir entendre ce que je gueule intérieurement, pendant que mon cœur s'accélère, que je balance mon mégot par le hublot !
J'aime pas ce qu'elle dégage, j'aime pas cette autorité pédante qui se drape dans la douceur pour bien cacher ses angles, j'aime pas cette voix toute calme, toute posée, toute maîtrisée, j'aime pas cette aura de membre du syndic' féministe de la marine, j'aime pas, j'aime pas, j'aime pas, je déteste, je hais ! Pardon de te montrer ce spectacle, à toi qu'est qu'amour et don. Ça doit être la Fortune qui me met tout ça dans la tête et dans les tripes, elle qui sait rien dire d'autre que « c'est comme ça ».
C'est comme ça. Je peux pas te blairer, Jeska. Je te déteste bien pour ce que tu es, pas pour une histoire de représentation fumeuse. Ou au moins pour ce que tu dégages. Tout ce que tu dis, tout ce que tu montres de toi et aussi ce que tu ne montres pas, ça m'irrite, ça m'agace, c'est comme une plaie qui gratte dans un recoin inaccessible du dos. Impossible à arracher, à soulager, à ignorer.
-Vous êtes idiote, ou vous le faites exprès ?
C'est sorti presque un peu malgré moi, sans réelle colère. Parce que je suis pas en colère. J'ai juste le poil hérissé, comme si tu me balançais une électricité qui allait pas avec mon propre feu.
-Si j'avais des préjugés, vous croyez vraiment que... oh, merde.
Le pas militaire, cadencé, large, j'reviens vers mon lit. Je chope un bouquin, ma tenue de rechange et deux trois conneries à droite à gauche. J'vais y aller, à la douche. Au moins, là-bas, je serais tranquille. Sauf que je trainerai bien, que j'irai voir le commodore dans la foulée, et que je reviendrai pas avant une heure tardive, et silencieusement. Qu'on bosse ensemble, d'accord. Que j'sois obligé de raconter ma vie, me justifier, pour finalement dire que non, je suis pas une garce, toi non plus, mais que je t'aime pas quand même, c'est pas possible. Ça servirait à quoi ? Elle chercherait encore des prétextes alors que c'est physique. Qu'il y aura toujours plus de prétextes que ce que je pourrais en dire. D'ailleurs, je les sens se multiplier sous ma couenne, comme une armée de punaises de lit. Et ça gratte, ça pique, ça enfle !
J'ai claqué la porte en sortant.