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Protéger et Sévir

L'ancre est jetée, la nef s'arrête à une trentaine de mètres du rivage, paresseuse, et ballote paisiblement au gré des flots, dans une brise légère. Nous y voilà. L'île. Sous ce ciel azur, et avec cette crique de sable fin en guise d'introduction, elle a tout du lieu de plaisance où l'on vient goûter à de paisibles congés. Pourtant, ni ma contrôleuse attitrée ni moi ne nous y trompons. On est là pour affaire. Et ce sera tout sauf calme.

Un navire imposant nous toise dans le lointain, à bâbord. Sur ses larges voiles, l'emblème familier de la marine qui atteste de la présence probable d'une caserne ici. C'est toujours bon à prendre. Je ne bronche cependant pas en accueillant l'information. Je suis surveillé. Ce n'est pas le moment de se trahir en affichant un surplus d'intérêt pour toute autre chose que les ordres de Mirabella. Une chance que je sois d'un naturel désinvolte.

La chaloupe est vite affrétée, deux hommes de pont nous conduisent à la terre ferme en souquant avec entrain. Le temps est précieux pour tout le monde. Le quartier-maître, Ash, un solide quarantenaire au visage buriné, mènera ensuite l'embarcation au port pour la délester de ses marchandises. J'ai eu l'occasion de converser un peu avec lui pendant cette semaine de voyage où nous avons été voisins de cabine. Ash me gardera une place à bord pour après-demain, soit le jour où le navire repartira vers d'autres points commerciaux, chargé de tabac et d'étoffes. Si tout se goupille bien sur l'île pour moi et que j'arrive à libérer Hadoc à temps, mon billet de départ est assuré. Mais après-demain me semble bien loin, dans l'instant.

La jeune récupère ses katanas et moi mes pistolets. La barque repart. Le pas alerte, on remonte côte à côte vers l'intérieur des terres, silencieux, sous un soleil froid. Les traces de nos chausses viennent se figer dans le sable humide. Le silence me laisse le loisir de cogiter pour rien. Je me demande ce qui m'attend. Va-t-elle me présenter dès maintenant au ravisseur de Hadoc ? Vais-je avoir l'opportunité de voir mon ancien supérieur en personne ? Et s'il y avait un piège ? Oui, il y en a même probablement plusieurs mais cela ne change rien. Je ne fais pas les règles du jeu. À cette table, je ne suis qu'un type comme un autre, qui va tâcher de s'en sortir avec les mains qu'on lui offrira de jouer. Jusqu'ici, mon sens de la débrouille a toujours suffi.

Au sommet de la dune, nous nous arrêtons un instant. Je me roule une tige en avisant la cité qui se dresse devant nous, à l'autre bout des steppes. Nous n'avons pas emprunté la route la plus évidente pour la rejoindre.


Par là, je suppose ?

Pas de réponse. Cette chère Mirabella. S'il n'y avait son joli minois, elle n'aurait rien pour elle. Dédaigneuse, hautaine, pernicieuse. Et elle a déjà essayé de me tuer, avec ça. Je me demande si elle recommencerait aujourd'hui, alors même que je l'ai tirée des pattes du lubrique Paulo sur Whiskey Peak. Probablement. Elle n'a pas l'air du genre à porter le mot gratitude dans son cœur. D'un autre côté, moi, je me demande si je la sauverais encore si la situation venait à se reproduire.

Hu-hum.

Une paire d'yeux sombres m'intime de me remettre en route.

Après toi, je ne sais pas où nous allons.

Elle ne bouge pas. Fronce simplement les sourcils en taquinant la garde de son katana.

Bon, bon, pas la peine de le prendre comme ça.

Je balance la fin de ma clope et lâche un soupir.

Tu sais, je vais vraiment regretter nos conversations.

On se remet en route. Distraitement, je fais jongler mon dé de bois fétiche au fond d'une de mes poches. Dans une heure, deux tout au plus, nous serons en ville. Les choses sérieuses commenceront alors. L'ultime mission du caporal Achilia est lancée et j'ignore totalement ce qui m'attend. Tout ceci s'annonce bien hasardeux.

Au fond, ça n'a jamais été pour me déplaire.
    Au bout d'un moment, alors que vous êtes entre nulle part et ailleurs, au beau milieu de par là, elle s'arrête. On ne te la fait pas, pas à toi. Dans le genre cliché, y'a pas mieux. Un vallon entre deux bouts de collines... nah, des collinettes, à peine des tétons de jouvencelles de montagnes, avec juste ce qu'il faut d'arbres pour faire un rideau aux yeux trop curieux. Ça sent la scène parfaite pour un assassinat dans les règles de l'art. Ici, personne ne viendra jamais, et surtout pas à la recherche d'un cadavre d'un type qui fut beaucoup de choses et qui aurait pu en être encore plus.
    Naaan,pas Mirabella. Si elle avait voulu te tuer, elle l'aurait fait autrement que dans un panorama digne d'un roman-photo. Elle a sûrement beaucoup de qualité, mais elle n'a pas forcément la fibre artistique. Du coup, là, ce n'est pas anguille sous roche, c'est baleineau sous gravillon.

    - "En fait, pourquoi tu es là ? Tu n'es pas Marine. Tu ne lui dois rien. Tu as déjà fait ta part. Alors, pourquoi ? Et après?"
      Th'. La connerie sans doute.

      La réponse m'est venue spontanément. Une évidence. Dans le fond, je ne me lance jamais que dans ce qu'il me plait de faire. Je marche mal à la contrainte. Même si Mirabella m'a retrouvé, même si elle a débarqué sur ce lopin reculé loin de tout où je m'étais fait oublier avec l'intention de m'imposer à prendre de nouveau part au jeu sordide de son chef, elle n'aurait ni pu me soumettre en combat, ni me persuader en suaves palabres si je m'étais montré catégorique. C'est donc que je suis ici parce que je le veux bien.

      Et là, maintenant, dans ce décor magnifique pour un traquenard, je regrette un peu. Un vent sournois miaule. La végétation tremble. Je laisse s'échapper un soupir, puis reprend, pour développer le fond de ma pensée à mesure que je fais mon propre examen :


      Ça m'a semblé la bonne chose à faire. Même si cela implique un risque, un danger. Il ne faut pas réfléchir selon ces termes. Je suis ici parce que Hadoc mérite que je l'aide. Croiser des personnes à la fois vertueuses et sages est devenu rare. Si on refuse notre appui aux derniers de cette espèce, on ne vaut pas mieux que les autres. Et le fait que je ne porte plus l'uniforme n'y change rien. Il n'est pas besoin d'être marine pour avoir un code moral. Tu saisis l'idée ?

      Elle tire une tronche curieuse. Comme si on ne parlait pas le même langage, peut-être, mais je ne saurais dire. Pourquoi je lui explique ces choses-là ? Que peut-elle bien y comprendre ? Je me roule une nouvelle tige et ausculte l'air de rien les environs, méfiant. Je suis vraiment dans un beau pétrin. Au moment d'allumer ma clope, je me fais une observation qui me tire un sourire et que je partage avec Mirabella :

      Et puis, agir de la sorte fait de moi un mec bien, et j'aime assez l'idée.

      Oui, les vrais exemples de droiture font le bien pour le bien. Sans y trouver un intérêt. Pas pour le style ou pour se sentir mieux dans leur peau. Mais les actes passent avant les motivations. Et puis, moi, je suis là. Et c'est déjà mieux que pas mal d'autres. Pas l'impression que ça se bouscule au portillon pour venir sauver le Commodore.

      Quant à l'après... c'est un peu tôt pour évoquer le sujet. Et, ne le prends pas mal mais, je ne le ferai certainement pas avec toi.

      La tige s'embrase. Je prends quelques pas de recul pour me placer à une petite dizaine de mètres de la tueuse. À distance respectable, suffisante pour anticiper un assaut sabre au clair de sa part. Même si je doute qu'elle opte pour une stratégie aussi désespérée si d'aventure elle veut s'en prendre à moi. La dernière fois que nous nous sommes mesurés, elle a appris la différence de niveau qui nous sépare.

      Je tire une taffe. Une autre. Enfile de nouveau mon blazer et pose négligemment une main sur la crosse d'un de mes pistolets. Mon regard jongle entre la fille aux tatoo et cet environnement suspect.


      Maintenant que tu as ta réponse, tu voudrais pas me dire pourquoi on s'est arrêté ici, non ?
        Et pourquoi pas ici ?
        Elle te répond, calmement. Pour autant que tu puisses en dire, et tu peux en dire beaucoup vu ton expérience, elle n'est pas sur le point de te trucider. Ou d'essayer de. Elle est juste là, en train de te questionner. Et en effet, pourquoi pas ici ?

        Elle te regarde, elle t'écoute. Pas bien difficile de comprendre qu'elle attend quelque chose de toi. Une bonne réponse, forcément. La difficulté est donc double : es-tu capable de donner cette réponse et si jamais tu la connais, voudras-tu seulement le faire ?

        Pourquoi ne jamais avoir appelé votre hiérarchie ? Votre « Marine », votre « Gouvernement », elle ne cache pas le mépris qu'elle a pour les organisations derrière les mots. Chose étrange car jusqu'alors elle n'avait été que neutralité dans ce jeu du chat et de la souris. ils ont des moyens bien autrement plus efficaces. Ne serait-ce pour nous capturer, nous faire parler ?

        Elle hésite entre ricaner ou être dégoûtée.
        Je ne prends jamais rien mal. De toutes les façons, qui a dit que je te proposais un futur avec moi ? Tu es beaucoup de choses, mais un type bien ? A peine les apparences. Tu es un escroc et moi, je suis ce que tu sais que je suis. Je finirai par te faire du mal bien plus vite que tu ne pourrais l'imaginer.
        Elle est pleine de confiance en elle, Mirabella. Elle connaît plus de choses sur toi que toi sur elle, et clairement, elle sait exactement ce qu'elle veut. Quelque part, toi aussi : tu veux Gharr. Mais pour avoir Gharr, il te faut obtenir ce qu'elle, elle veut.

        Tu as déjà entendu parler de la croisée des chemins ?
        Oh, son air mutin, sa question sibylline... ça, c'est la Mirabella que tu connais. Il n'est donc pas difficile de savoir, avec une certitude absolue, qu'il y a un piège dans toute cette scène. Quitte ou double, elle te sert un quitte ou double.
          La jeune parle et au gré de ses mots, elle n'a plus l'air si menaçante. En vérité, elle ne l'a jamais vraiment été, c'est plus le cadre de notre discussion qui incite à une prudence toute justifiée. Alors quoi, on s'arrête à mi-chemin dans cette impasse de steppes arides par pur loisir ? Pour échanger quelques traits d'esprit semi-profonds avant d'atteindre le bout de la piste ? Non, ça ne ressemble pas à la façon de faire de cette petite diablesse. Qu'est-ce que ça peut bien lui faire, que le Passeur ait pris le parti de s'occuper par lui-même de l'enquête ? Agir autrement serait revenu à une tentative de triche, et aucun homme parmi l'équipage n'était prêt à risquer la vie de Hadoc sur un appel à l'aide aux allures d'aveu d'impuissance. Nous avons suivi les règles du jeu, dociles. Parce que nous sommes les Ghost Dogs, que nous sommes de taille à relever le défi et qu'il en va de l'honneur de l'équipage. Je ne suis pas le plus franc-du-collier parmi la bande, loin de là, mais je n'ai pas à me justifier devant elle. Je suis là, toujours en lice, c'est tout ce qui importe.

          Et j'aimerais comprendre. Que signifient toutes ces simagrées, à un moment pareil ? Derrière les bribes qu'elle lâche, il y a autre chose; en atteste sa manière de parler par énigme et de ne pas aller au bout de ses pensées.

          Je finis ma roulée et libère le mégot qui part tournoyer au loin dans une bourrasque.


          Toi, t'essayes de me dire quelque chose.

          La croisée des chemins ? Belle image, situation banale. Vient dans la vie de chacun un moment où l'on doit faire un choix. Parait même que ça arrive plusieurs fois. Mais pourquoi en faire mention, ici et maintenant ? Elle commencerait à avoir quelques menus scrupules dans sa tâche ? Une frêle conscience viendrait t-elle de naître derrière ses traits rebelles ? 'ff... Et d'abord, pourquoi je devrais me casser la soupière à décrypter ses allusions ? On est seuls, perdus au milieu de nulle part. Si elle a un truc à dire, qu'elle le fasse. C'est le moment idéal pour ça. Que risque t-elle à parler franchement ?

          On se zieute. Elle a l'air de se marrer pas mal, elle. Je soupire.


          Si tu me disais avec tes mots ce que c'est, concrètement ? Je suis sûr que tu peux le faire. Et promis, ni le vent ni moi n'irons le répéter.

          Autant couper court à ses mystères. J'ai un Commodore à sauver, moi, et pas l'intention de m'attarder plus que nécessaire dans les parages. Il me reste pas tout à fait deux jours pour parachever ma quête et repartir me perdre sur ce bout de terre retiré loin de tout où j'irai couler des jours paisibles. Siroter des cocktails, ronfler au creux d'un hamac sous la brise littorale. Une carotte diablement appétissante. J'ai pas envie de louper l'embarquement pour mon coin de paradis perso.

          Inutile de lui expliquer que je comptais pas l'inviter. C'est la simple idée de lui donner un aperçu de mes beaux projets qui me revenait pas. Mais l'incompréhension demeurera. J'ai pas de temps à perdre, ni plus d'énergie à gaspiller. Je vais avoir besoin de toutes mes ressources sous peu pour bien plus grave que quelques états d'âme. Alors crache le morceau, jeune fille, je mords pas. Parole.

          Je suis p'tetre pas un mec bien, mais je suis un mec sympa.
            Mirabella est beaucoup de choses, tout comme toi. Tu commences à la connaître, mais juste un peu. Cependant, ce n'est pas difficile de comprendre que comme tout à chacun, elle a des rêves, des ambitions, des choses qu'elle aime et qu'elle n'aime pas. A moins d'être complètement psychopathe, un être humaine a une âme. Elle peut être terriblement noire, mais ça reste une âme. Et tu sais très bien que Mirabella n'est pas aussi froide qu'elle peut paraître.
            Au bout du chemin, une fois les comptes faits... vous n'êtes pas des amis, loin de là. Mais vous n'êtes pas indifférents l'un à l'autre. Ce n'est pas de l'amour, comme un homme et une femme peuvent s'aimer. Ça n'a rien à voir. C'est juste la reconnaissance de l'existence de l'autre, un minimum d'empathie. Vous avez voyagé ensemble, partagé des événements. Que vous le vouliez ou non, vous êtes liés, et c'est exactement ce que Mirabella avait compris.

            Et ce lien, ça l'emmerde assez. Elle est censée avoir une mission, et elle, elle sait ce dont il s'agit. Les enjeux, les buts des Long Koüto, c'est censé être sa raison de vivre.
            Je ne comprends pas. C'est tout. Vous êtes la Marine, et vous nous avez laissé vous mener par le bout du nez. Et vous agissez tous comme si vous nous faisiez confiance. Comme si vous étiez certains qu'on allait vous prendre votre Commodore à la fin, juste parce que vous avez joué jusqu'au bout. Pourtant, vous savez que ce n'est pas un jeu. Je ne comprends pas.

            Elle s'assoit sur un rocher, les bras croisés. Elle en boude presque. Elle est perturbée. Quelque chose cloche dans la belle machinerie jusqu'alors impeccable des Koüto.
            Si on continue, je t'amène à mon chef, qui a déclaré que tu as le droit de le voir. Après ça, je disparais de ta vie, mon job est fait. Mais voilà, il y a aussi la possibilité que tu partes, maintenant. Tu abandonnes ton chef, mais tu évites pas mal de trucs. Des trucs dont tu n'as pas idée. Des trucs que tu n'es pas préparé à affronter. Avance ou recule, tu vas changer. Abandonner ton honneur, ta mission, ou abandonner tout le reste. Tu n'es plus Marine, alors l'honneur et tout ça, ça ne te concerne pas. C'est toi, qui es concerné. Ton instinct de survie, il te dit quoi ? De continuer au nom d'un orgueil stupide ? Ou de prendre tes jambes à ton cou ? Si on détruit ton orgueil, il te reste quoi ?

            Donc, à la croisée des chemins, tu choisis ta petite mort. Moi, je ne fais qu'ouvrir le chemin.
              C'était donc ça. Un scrupule à l'idée de m'envoyer potentiellement au casse-pipe. Parce qu'en dépit de nos engagements antagonistes, il y a une certaine affinité entre nous. Un embryon de complicité. Alors, au nom de ce fragile quelque chose, pas tout à fait défini parce que le temps ne lui a pas laisser le temps de grandir et de s'affermir, elle m'offre une porte de sortie. Même une tueuse comme elle se retrouve parfois confrontée à ses états d'âme. Elle essaye de m'aider, à sa façon.

              Elle le fait avec la spontanéité de la jeunesse. Celle qui décide par elle-même, portée par ses sentiments, faisant fi des allégeances, des obligations. Celle que la vie n'a pas encore domptée. C'est attendrissant, en un sens. Inattendu, mais attendrissant. Pourtant, même si je ne doute pas de la sincérité qui émane de sa démarche, cela ne change rien. Et c'en est presque contrariant. Avec sa gentillesse, elle complique encore un peu plus les choses.

              Je soupire à nouveau, embêté.


              Mirabella...

              C'est une des toutes premières fois que je l'appelle par son prénom. Ça sonne presque paternaliste et c'est assez ironique. Comment lui dire ? La vie nous apprend qu'il y a plus important que ses aspirations et sa sécurité personnelle en jeu, au quotidien. Il y a le sens du devoir, la dignité et toutes leurs notions cousines. On a tôt fait d'expérimenter la Vie. Et quand on en a fini avec cette phase de découverte et d'amusement, magique certes mais passagère, il surgit autre chose de plus profond derrière. Des valeurs. À chacun les siennes. Mais arrive un point où on doit s'y raccrocher parce que cela donne un sens aux jours qui défilent et dicte nos actes. Nous donne une motivation pour continuer d'avancer dans une direction donnée en oubliant cette sensation de " À quoi bon ? " qui nous rattrape parfois les soirs d'ivresse froide. Sans principes auxquels se raccrocher, on a rien de particulier. Et le chemin jusqu'à la vénérable vieillesse peut alors sembler bien long.

              J'ai fini par le comprendre. Il était temps, j'arrive sur mes quarante-cinq berges sans femme, gosses, famille d'aucune sorte ni véritables amis à chérir. La prise de conscience n'en a pas été plus brutale pour autant, juste tardive. Et Hadoc a participé à la provoquer. Il n'est pas un ami au sens où on l'entend communément, matériellement parlant je ne lui dois rien, mais qu'importe. L'homme est bon. Et si ce n'est par gratitude, je dois au moins l'aider parce qu'il en est digne. Parce que si moi, je ne me lancerai jamais dans une croisade comme la sienne, lui ne désarme pas pour autant, il se fait toujours le Défenseur du Bien, le vrai, l'ultime, et mérite au moins un geste d'encouragement pour ne pas perdre espoir. Personne d'autre ne se propose de lui porter secours, mais moi, oui. C'est la bonne chose à faire.

              Mais comment expliquer ça à l'autre ? Ce n'est pas une assassine qui me dévisage là, juste une jeune. Gouvernée par ses aspirations, ses envies comme le sont tous les jeunes. Lui faire entendre raison à coups de propos rationnels et sages ? Voué à l'échec. J'essaye la version courte, qui ne le sera pourtant sans doute pas tant que ça.


              Il n'est pas besoin d'être marine pour avoir de l'honneur. Chaque personne qui vit selon son code moral et s'y astreint même lorsque cela exige un effort ou une souffrance physique ou mentale l'est.

              Je sais bien que rien de bon ne peut m'attendre à me jeter délibérément dans la gueule du loup. Mais j'y vais quand même. J'en ai assez vu pour ne plus réfléchir en terme de vie et de mort. Alors, pour te répondre, je dirai ceci : il y a deux choses que tu dois garder bien à l'esprit. La première, c'est qu'ô combien vertueux puisse être Hadoc, le Gouvernement Mondial ne se serait jamais lancé sans indice dans une enquête coûteuse en temps, en homme et en argent pour le retrouver. Des Commodores, il y a en a d'autres. Il y en a eu avant, il y en aura après Hadoc. Ils sont sacrifiables au nom de la Justice. Attendre qu'ils résolvent la crise pour nous ? Naïf, et sans garantie de réussite. Alors nous agissons. Et comme j'ai quitté l'équipage, j'agis seul. C'est mon devoir. Ou mon fardeau peut-être, appelle ça comme tu veux.

              La deuxième chose, et ce n'est pas de l'arrogance, c'est que je sais être fort. Je n'ai pas l'instinct du tueur né en moi, ni une propension particulière pour la violence ou la démonstration de puissance, mais on ne me met pas facilement au tapis. Tu as pu t'en rendre compte en me défiant, tu l'as encore constaté sur Whiskey Peak où j'ai triomphé seul. J'ai l'aplomb de penser que ton boss, si j'arrive à le coincer entre quatre murs, Lui contre Moi, ne me battra pas. Ou en tout cas, que j'ai mes chances de le battre. Et ça me suffit.

              Il n'y a rien que tu puisses dire pour me faire changer d'avis. J'apprécie ton offre, je conçois ton incompréhension, mais elles ne me détourneront pas de ma route. Je fais ce qui est juste et quelque part, je pense que tu en as conscience.

              Si j'étais un recruteur, je te dirais même qu'il n'est pas trop tard pour que tu rejoignes mon camp. Mais cela te mettrait dans une position fâcheuse et je ne te souhaite pas de mal dans le fond. Tu m'es sympathique. Au lieu de ça, je te propose simplement de te barrer d'ici tant qu'il est encore temps. Tu n'as pas à prêter allégeance à qui que ce soit pour vivre ta vie. Dans quelques heures, cette île sera le théâtre d'échanges beaucoup moins joyeux que le nôtre actuellement, et si tu dresses contre moi à ce moment-là, je n'hésiterai pas. Et ce n'est pas un bluff.

              Alors, jeune fille, à toi de voir. Mais si tu persistes à servir ton maître, je te recommande de te lever et de me mener à lui sans me faire perdre plus mon temps. Sinon, tu n'as qu'à partager avec moi les informations qui pourraient m'être utiles, noms, adresses, et tu seras libre d'aller rencontrer ton destin sous d'autres horizons.


              Je dis tout ça sans animosité. Presque avec douceur. Pour autant, ma décision est irrévocable. Si la sienne ne l'est pas, elle peut encore s'épargner beaucoup de peine et de douleur.

              À mon tour, je m'assieds sur un caillou, presque à côté d'elle. Je me roule une nouvelle tige en toisant les contours de la ville, dans le lointain. Sans doute le dernier fragment de calme avant la tempête.


              Qu'en dis-tu ?
                lle a croisé les jambes pendant qu'elle t'écoutait. Avec attention et gravité. Pourtant, elle a réussi à se mettre en tailleur sur ce bout de rocher, et maintenant elle te regarde avec encore beaucoup de perplexité, la tête penchée sur le côté. Il y a quelque chose qu'elle ne comprend pas, décidément pas.

                C'est idiot. Tu sais que tu marches dans un piège. Tu dis que tu marches dans ce piège au nom de l'honneur, en sachant parfaitement que ce piège va te voler ton honneur. Je préfère largement ne pas avoir d'honneur, dans ce cas. Ça semble donner des tendances suicidaires. Et là, elle te fait un sourire tout en crocs, celui de la louve qui a trouvé la blague du lapin marrante. T'as même pas la moindre idée de ce qui t'arrive, c'est fou. Tu penses vraiment que ça va se solder par un combat avec mon chef ? C'est... naïf de ta part. conclut-elle en se déployant. D'un mouvement, elle a déjà sauté du rocher pour trottiner sur une piste qu'elle seule connaît.

                Par champs et campagnes, à travers les herbes hauts, les valons et les buissons, elle te mène, jusqu'à apercevoir la silhouette trapue d'une gentilhommière avec des allures de manoir. En tous les cas, l'ambition. Le front audacieux et dégagé, le cul tombant un peu court. Un bâtiment à l'image parfaite de la folie de cette île. Ici rien n'est jamais quelque chose à part entière. Ici, rien n'a le temps d'être quelque chose. On commence en construisant une école, qui devient un centre commercial pour finir en prison.
                Pendant tout ce temps, elle n'a pas ouvert la bouche, même pour te répondre. Elle ne t'en dira pas plus et ce n'est pas elle qui peut faire guide touristique. Tu as cette étrange impression qu'elle ne reconnaîtrait pas une jonquille d'un coquelicot, sauf si l'une des plantes a un usage martial, comme élément dans la fabrication d'une drogue ou d'un poison. Si jeune, et déjà si définitive. Le manque de conviction, ce n'est pas chez elle que tu en trouveras. Elle est juste convaincue que faire le mal, c'est la meilleure façon de s'en sortir.

                Voilà. Il est dans le salon, au fond. fit-elle en ouvrant la porte de derrière et en s'éclipsant pour te laisser passer en premier. Elle ne te suit même pas. Elle se contente de fermer la porte et c'est ainsi qu'elle a, peut-être, disparu à jamais de ta vie.

                Quelque soit le chemin ou le temps que tu prends, tu finiras bel et bien dans le salon, au fond. Comme toutes les pièces de cet endroit, il s'y mêle un côté non fini aux aspérités du défraîchi. Les murs de pierres non enduits se succèdent sans logique aucune aux pans tapissés par des motifs blanchis par le temps, et dénotant d'une autre mode. Ceci dit, avec Wako, on ne sait jamais ce qui pourrait être tendance demain.
                Il est assis dans un fauteuil à haut dossier. Assis, pas vautré. Les fesses tout juste calées dans la mousse, prêt à bondir si nécessaire, une longue épée le long de sa jambe, facile d'accès et encore plus facilement tirable. Il a le fourreau facile. Tu le reconnais. Tu en as vu assez, pour savoir qu'il est un guerrier un vrai. Haddoc pourrait être son frère, frère de lumière. C'est un roc au bout duquel se dresse un phare moquant la tempête et les vagues. Mais il est un phare éteint, et l'obscurité de ses yeux reflètent la dureté de son cœur.

                Je suis Koüto. fit-il d'entrée de jeu. Tu as prouvé ta valeur, Rik Achilia. C'est exactement ce que nous voulions. Maintenant, nous pouvons parler de ta dernière mission.

                Il te fait signe de t’asseoir, mais tu peux faire à guise. Il sait que tu as encore besoin de lui, plus qu'il ne semble avoir besoin de toi. Après, tu fais bien comme tu veux.