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Ceci n'est qu'un aurevoir.

-J’arriverais à tout mettre dedans, ne vous inquiétez pas.
-Enfin, monsieur, ça ne passera pas ! Laissez-moi faire. Ce n’est pas grave s’il faut demander de l’aide d’une ou deux personnes en plus.

La secrétaire boute Otto du devant de la table afin de ranger correctement les babioles qui ornaient encore récemment le bureau de l’ex Vice-Amiral Anderman. Ce n’est pas encore officiel, mais tout le monde est au courant. Les pontes de Marie-Joie auront tout le loisir de rendre tout cela officiel au cours d’un protocole bien comme il faut, le tout alimenté par des petits fours tout droit sortis des cuisines hautes de gamme de l’Amirauté. Pataud, Otto laisse faire sa bientôt ex-secrétaire tandis qu’elle range avec une précision quasi militaire, optimisant la moindre place dans le carton. Les mains expertes l’ont bien vite rempli et alors qu’elle vient tout juste de le fermer, elle en prépare un autre. Pour patienter, le vieil homme réitère un nouveau tour de ce qui a été son bureau pendant plusieurs décennies, se remémorant quelques anecdotes croustillantes, malgré la peinture refaite à neuf depuis qu’un certain pirate avait tenté de lui imposer ses convictions en matière de supériorité de l’un sur l’autre.

La penderie dans laquelle s’étaient enfermés Pludto et Milly. Cette chaise où Oko était passé au travers après un repas un peu trop copieux. Cette tache de café après que Kenpachi est renversé sa tasse au moment ou Otto évoquait un souvenir particulièrement gênant de l’ex-amiral. Otto sourit tout du long, perdu dans ses pensées. Il ne prend même pas conscience que sa secrétaire demande à ce que plusieurs marines entrent afin de transporter les derniers cartons. Ils seront amenés au Cuirassé mouillant au dock numéro 1 de la base. Le Céldèborde. La nouvelle demeure d’Otto Anderman. Alors que ce dernier examine un coin abimé d’une commode ; un lieutenant fraichement promu avait fait n’importe quoi avec son sabre ; sa secrétaire se met doucement à toussoter, sortant Otto de sa rêverie. Clignant des yeux trois fois, il contemple la petite brune qui le dévisage avec tristesse du haut de ses quarante ans. Mathilda a été la secrétaire personnelle d’Otto ces quinze dernières années et c’est une relation particulière qui s’est créée au fil des années entre les deux individus. C’est probablement celle qui a eu la chance de fréquenter le plus le vieil officier. Et c’est à propos de toute la gentille connivence qu’ils vécurent aux cours dès ces années qu’ils pensent, leur regard dans l’autre. Finalement, Mathilda coupe court à cet échange muet.

-Il ne vous reste plus que le dernier, monsieur. Les tiroirs de gauche n’ont pas été rangés. Ils sont…
-Personnels. En effet.

Elle connait ses habitudes. Otto lâche un sourire reconnaissant envers sa secrétaire qui a tant fait pour lui. La tristesse voile légèrement son regard, mais le reste de son visage reste impassible.

-Je vous remercie pour toutes ces années, monsieur. Ce fut un honneur de vous servir.
-Ce fut un plaisir de vous avoir à mes côtés. Le sous-amiral Larss vous a-t-il informé s’il comptait vous garder à ce poste ?
-Pas pour l’instant, mais le nouveau commandant ne souhaite pas perturber les choses pour l’instant.
-Je lui en toucherais un mot, si je le croise.
-Monsieur, vous ne devriez pas.
-De quoi ?
-C’est du favoritisme.

Les yeux d’Otto se mettent à luire d’une lueur pleine de malice.

-Mais enfin, Mathilda. Je ne peux tout de même pas lui permettre de passer à côté du meilleur café de toute la base.
-Monsieur, vous me flattez.
-Mais c’est bien le cas. Connaissant Larss, il m’en voudrait pendant une décennie si je ne lui dis pas cela.
-Je vous remercie, monsieur.

Instant de silence entre eux. Chacun se souvient de quelques mots qui ont rythmé leur vie. Ces réunions interminables, cette paperasse insurmontable, ces procédures à n’en plus finir. Sourires entendus. Puis Mathilda incline la tête en direction du bureau d’Otto d’un air soucieux.

-Vous vous en sortirez ? Vous voulez que j’appelle quelqu’un pour prendre le dernier paquet ?
-Non non. Ça ira. Je vous remercie. Je finirais tout moi-même.
-Bien. Je vais devoir vous laisser. Il y a une réunion du personnel administratif dans dix minutes.
-Faites, faites. Vous serez là pour mon départ ?

Elle a presque l’air choqué.

-Je ne connais personne qui manquerait ça, sauf ceux de service, voyons.
-Naturellement.

Autre moment de silence, puis Mathilda fait mine de s’en aller. Dérogeant à ses principes, mais se doutant qu’il allait beaucoup déroger aujourd’hui, Otto se permet une familiarité.

-Merci encore, Mathilda. Mes vœux vous accompagnent.
-Merci Otto. A vous aussi.

La secrétaire ferme la porte derrière elle après avoir échangé un dernier regard humide avec Otto. Il reste un petit instant là, debout, à contempler la porte qu’il a souvent contemplée ainsi par le passé, puis il revient à son bureau, s’asseyant pour la dernière fois dans son confortable siège. De là, il a une vie parfaite sur son bureau désormais totalement vide à l’exception de quelques éléments de mobiliers dont son successeur n’avait pas encore décidé quoi faire. Otto passe un doigt sur le bureau devant lui, se l’imaginant avec un tas de paperasses dessus. C’était son lot quotidien, ce n’est pas bien dur. Le vieil officier se permet un petit rire avant de récupérer le dernier carton et d’ouvrir ses derniers tiroirs.

Celui dédié à sa famille. Des photos, des lettres. Otto en lit une ou deux, la mine grave, avant de les ranger précieusement dans plusieurs chemises de tissus. Un autre dévoile quelques vieux souvenirs prenant un peu la poussière. Des babioles riches en anecdotes dont personne pourrait soupçonner l’existence, si ce n’est les quelques individus avec qui il a pu partager lesdites anecdotes. Ils les rangent toutes dans son carton, s’attardant là aussi sur un ou deux objets, souriant suite aux fugaces souvenirs qu’ils évoquent. Il continue comme ça avec deux autres tiroirs et il finit par remplir à ras bord son carton, mais le tout est là. Il contemple à nouveau son bureau : cette fois, c’est la dernière. Se tournant vers la fenêtre, il admire une nouvelle fois la vue sur Navarone, sa chère base. Il en a une petite larme à l’œil. C’est une larme pour toutes les autres, car devant ses subordonnées, ceux qui composaient sa famille d’adoption depuis tant d’années, il devra rester digne. Les séparations sont plus douloureuses quand elles se font dans les larmes. Une larme et un sourire en même temps. Ce n’est pas la fin, c’est le début d’une nouvelle aventure.
    Fermant doucement la porte derrière lui, Otto constate rapidement qu’il est l’objet de lourds regards emplis de tristesse de la part de la plupart des membres du personnel. Quand il ne s’agit pas d’autres choses venant des membres féminins. Gêné, l’ex-commandant de Navarone se glisse lentement le long du couloir, donnant dans les petits sourires et les petits mots d’attentions. Il y a là une grande partie de l’administratif de la base : les petites mains qui organisent, les gradés qui ordonnent, les stagiaires qui apportent les cafés. Tant de visages voilés par une légère tristesse. La fin d’une époque. Mais tout se passe tranquillement, chacun ayant fait son « deuil ». Otto Andermann est un sacré personnage, Larss semble tout aussi prometteur que le bienveillant commandant. Il lui reste un peu de temps avant de devoir assister à la cérémonie en son honneur et il a prévu de faire une petite tournée d’adieu. Serrer des mains, échanger quelques mots avec des gens qui l’ont bien aidé durant tout ce temps. C’est d’un pas pantouflard qu’Otto se dirige vers le centre Sengoku.

    Otto a souvent aimé se balader au centre Sengoku. C’est là qu’on peut croiser ceux qui ont fait la gloire de la marine, offrant un peu de leur morceau et de leur sang à la cause. C’est eux qu’il faut remercier, souvent, et pas que les officiers supérieurs qui ont, certes, mis au point un plan particulièrement efficace, mais qui n’ont pas toujours eu à affronter les boulets rouges de l’opposition. Il y a aussi là ces gens exceptionnels qui dépensent leur temps sans relâche à aider les autres, à les soigner et à les soutenir dans les moments difficiles. Otto a toujours eu une fascination pour ces individus aux connaissances si poussées, et pourtant contraintes aux permanences les plus désagréables. Et puis, cette odeur caractéristique de l’hôpital, un mélange d’éther et de médicament, qui l’apaise souvent. Cela lui rappelle souvent ce que certains de ses homologues de son âge sont obligés de prendre chaque jour pour vivre tandis que lui-même en est totalement dispensé, grâce à une hygiène de vie parfaite et le contrôle pendant de longues années, de sa santé par sa chère et tendre femme.

    Otto passe un peu de temps parmi les récents blessés : un navire a croisé la route d’un bâtiment pirate et dans la victoire, il y a toujours des pertes. Mais pour beaucoup, c’est Navarone elle-même qui va connaitre sa plus grande perte. Otto esquive la question avec le sourire. Le médecin en chef de cet étage vient l’accompagner dans sa tournée. L’individu a eu toute la confiance d’Otto pendant toutes ces années pour assurer son suivi de santé et il n’oublie pas de lui donner son dossier.

    -Pour votre médecin de bord.
    -J’espère qu’il sera aussi compétent que vous.
    -J’en doute, je ne viens pas avec vous.

    Ils rirent.

    -Au fait, Steelman, je me suis toujours posé une question en venant ici.
    -Allez-y.
    -c’est que … c’est une question assez particulière…
    -Amiral, vous n’avez rien à cacher. J’en sais déjà beaucoup trop sur vous.
    -Hélas.
    -Oui… hélas.
    -Bref. C’est à propos de cette rumeur. Cette légende, peut-être ?
    -Laquelle ? J’ai du mal à vous suivre.
    -Et bien… les infirmières…

    Otto adopte un sourire polisson doublé d’un air conspirationniste.

    -Hum ?
    -Elles sont vraiment nues sous leurs blouses ?

    ***

    Plus tard, quelqu’un lui demanda pourquoi il avait la joue si rouge. Otto répondait simplement qu’une demoiselle avait entendu ce qu’elle n’aurait pas dû.

    Heureusement, lorsqu’il arrive au chantier naval, on ne s’embarrasse pas trop de ça. Ici, ça travaille sans relâche, même en ces temps de transition. Enfin, surtout en ces temps-là, la récente bataille de Navarone ayant laissé des traces importantes, il convient de redoubler d’effort. Ici aussi, Otto aime bien s’y balader. Les chantiers navals donnent une impression de chaos totale, mais quand on gratte un peu la surface, on s’aperçoit que tout est organisé parfaitement. L’espace est optimisé pour que le plus grand nombre de taches soit exécuté en même temps et c’est ainsi que l’on obtient des réparations de qualité en un temps record. Serrant quelques mains et donnant des tapes sur des épaules, Otto parcourt les lieux, tranquillement, rassurer qu’on ne lui jette pas tant de regards que ça. Le travail avant tout. C’est sans compter sur le maitre ingénieur Karl qui attrape Otto au détour d’un monte-charge.

    - Dites donc, amiral, vous ne m’aviez pas parlé de ça ?
    -De … de quoi ? ça ? Ce n’est rien !
    -Nan. Je parle du Dreadnought, au quai numéro un.
    -Ah, ça ? C’est mon nouveau navire.
    -Je le sais bien. Mais le « Céldèborde », c’est pas un peu dangereux comme nom ?
    -Comment cela ? C’est juste le nom d’un vieil ami…
    -Ouai … ouai. On le connait votre ami. Mais ça reste qu’il a pas laissé une bonne image dans la marine, si vous voyez ce que j’veux dire ?
    -Un peu oui, mais tout n’est pas vrai.
    -Vous connaissez la rumeur comme quoi il aurait détruit la totalité des navires de la marine à chaque fois qu’il a passé Reverse Mountain ?
    -Ah ? J’ignorais. En même temps, j’ai toujours dit qu’il fallait passer par la Flaque. Reverse, c’est pour …
    -Les casses-cous ?
    -Voilà. Et puis, il ne s’est rien passé avec le Passeur du capitaine Gharr Hadoc.
    -Ah ? Je ne sais pas. Mais enfin, ça m’inquiète de vous savoir sur un bateau avec ce nom là.
    -c’est trop d’honneur pour moi, mon cher.
    -On est tous comme ça, on se sent impliqué !

    Bref silence.

    -Karl, vous vouliez dire « concerner » ?
    -Euh… je ne sais pas.
    -Vous connaissez la différence ?

    Sourire malicieux.

    -Non… je ne crois pas…
    -Et bien, c’est comme l’œuf au bacon.
    -Hein ? Je vois pas le rapport.
    -Dans l’œuf au bacon, il y a l’œuf, non ? Il y a la poule. Et bien la poule, elle est concernée.
    -Ah.
    -Et le bacon, c’est le cochon. Et lui, bah, il est impliqué !

    Bref silence. Puis l’ingénieur sourit.

    -Aaaah. Je vois ! Mais je ne vois pas le rapport avec moi ?
    -Aucun. J’ai juste une furieuse envie de bacon depuis ce matin…

    ***

    -Un œuf au bacon, ça marche !

    Briac se détourne d’Otto et ordonne à ses commis de se mettre au boulot.

    -ça peut attendre, hein ! Je ne suis pas pressé…
    -On ne fait pas attendre le commandant, même si c’est contraire à vos principes, c’est contraire au mien !
    -Si vous le dites…

    Son ventre se met à gargouiller timidement tandis qu’il jette un regard avide vers une poêle pleine de lard en train de dégager sa bienheureuse odeur fumée. Otto attend, à une table de la cuisine. Il aurait bien aimé s’installer dans le grand réfectoire, mais Briac, le chef cuistot, n’est pas d’humeur. Et quand on a faim, on écoute son chef cuistot. Celui-ci vient se poser devant Otto, un torchon sur le bras, frottant sa moustache de ses gros doigts tachés de sauce.

    -J’espère que vous avez pensé à un bon cuisinier sur votre maudit rafiot. On ne fait pas la guerre avec des hommes qui n’ont rien dans le ventre.
    -Vous pourriez venir avec moi, Briac… je serais prêt à faire cet effort.
    -Oh que non, commandant, et vous le savez très bien ! Depuis que ce monstre de Trovahechnik a interdit l’élaboration du Kouign-amann à bord des cuirassés de la marine, il m’est impossible de mettre un pied sur un foutu rafiot.
    -Ah… j’avais oublié.
    -Comment oublier, commandant ? Moi je ne peux. Priver la marine de ce mets si délicat sous des prétextes aussi fallacieux. EN QUOI C’EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ DE l’ÉQUIPAGE, HEIN ? Oh commandant, si j’avais Trovahechnik entre mes mains, il en aurait mangé du Kouign-amann. Il aurait fini par aimer !
    -Il était ici il y a quelques mois.
    -C’est pour ça… j’ai essayé, mais on m’en a empêché.
    -C’est peut-être mieux.
    -Je ne sais pas.
    -Peut-être avez-vous quelqu’un sous la main ? Vous savez ? Celui qui fait ce si bon Haggis ?
    -Ah oui. Un talent fou. Une patience hors du commun. Savez-vous qu’il faut sept heures pour le cuisiner ?
    -Mazette… sept heures.
    -Il ne veut plus en entendre parler.
    -Ah.
    -Hé oui. Mais qu'est-ce que c’est bon !
    -Vous l’avez dit.
    -Ah, c’est prêt. Voilà votre œuf au bacon.

    Otto regarde son assiette d’un œil sceptique et ne commence pas à manger malgré l’odeur appétissante.

    -Briac… depuis quand on met du Kouign-amann avec l’œuf au bacon ?
    -Ne discutez pas commandant. Vous pouvez pas partir sans manger un bout de cette merveille de la nature ! Vous en mangerez plus sur votre foutu rafiot !
    -Tout de même, le bacon baigne dedans…

      Otto avale de travers. Un instant, il est pris d’un doute. Est-ce nécessaire ? Pas qu’il n’a jamais fait face à ses subordonnés, mais pas dans cette situation. Et pas devant tout ce monde. C’est simple, il y a tout le monde. En rang d’oignons, en cohorte, en division. Des rangées et des rangées d’hommes et de femmes, en tenue impeccable et Otto n’ira pas vérifier. Il sait. Ils n’ont pas manqué le moindre grain de poussière pour cette occasion. Ils ont été entrainés par les meilleurs. Devant lui, c’est une véritable haie d’honneur qui s’ouvre à lui jusqu’à un pupitre surélevé de là où il pourra donner son discours après beaucoup d’autres. Tous les officiers sont là, dans leur tenue d’apparat qui ferait presque passer l’uniforme d’Otto pour quelque chose d’assez banal puisque c’est toujours le même depuis tant d’années. Bref, il se dégage quelque chose de fort et de solennel des docks, là où à lieu la cérémonie, bercer par les délicats remous de l’eau sur les quais. L’ancêtre respire une fois à pleins poumons avant de s’avancer. Et petit à petit, il gagne la contenance qui l’a toujours caractérisé. Il suffit de faire le premier pas pour que le tract s’envole et qu’il redevienne lui-même.

      Au loin, un « garde-à-vous » résonne sous le plafond de pierres naturelles, donnant un petit effet cathédral. En un seul geste et un seul son, tout le monde obéit. Et bientôt, seuls les talons d’Otto claquant sur le sol se font entendre. Les mines sont graves, mais dignes. Revoilà leur valeureux commandant, avec ses petits sourires tout en gardant cette posture rigide et inflexible. Il lui faut une petite minute pour arriver à l’estrade où il est accueilli par son successeur, le sous-amiral Larss dont l’addiction au café se ressent dans son haleine. Au-delà de ça, c’est un homme très charmant. Prenant place à la droite du pupitre, Otto peut contempler les rangées innombrables des membres de Navarone. Tout le monde est là. Sauf le service minimum pour assurer la fonction de la base ; on ne déconne pas avec la sécurité et le boulot quand même. Pas de relâchement même dans cette situation.

      C’est Igniss qui prend la parole et Otto l’écoute stoïquement comme des milliers d’autres oreilles. Le nouveau commandant de Navarone commence par parler de lui et de son parcours avant de le mettre en relief par rapport à celui d’Otto Anderman, mettant en avant que sa carrière parait bien vide comparée à celle de son illustre prédécesseur. L’intéressé ne peut s’empêcher d’avoir un sourire et un geste modeste et l’assemblée est du même avis, même si très attaché à Otto. Il parle ensuite de Navarone, de son statut et de son aura. Il espère qu’il parviendra à faire mieux qu’Otto, avouant la tâche difficile. Otto reste toujours modeste. Et déjà, Igniss met un terme rapide à son discours.

      Évidemment, tout le monde avait fait abstraction de son zozotement. Le moindre rire aurait été puni d’Otto Anderman lui-même. On ne se moque pas de la hiérarchie suprême. Enfin, pas méchamment. Un beau discours pour le nouveau contre-amiral, sachant la propension du sous-amiral Larss à éviter les discours oraux. D’autres officiers lui succèdent. D’autres éloges, des anecdotes bienveillantes et des encouragements s’en suivent. Otto les accepte tous avec le sourire. Réagissant souvent, amicalement, avec quelques expressions du visage avec éloquence. Puis vient son tour. Le discours que tout le monde attend.

      Otto monte au pupitre et contemple une dernière fois cette foule qui le regarde.

      -Pour la première fois depuis mon arrivée dans cette base, je suis obligé de vous regarder de haut.

      Rire général. Cela fait du bien. Trop de sérieux, ce n’est pas bon non plus.

      -On pourrait croire que j’ai beaucoup à dire, mais ce n’est pas le cas. Parce que d’une, j’ai passé plusieurs décennies à vous sermonner afin d’inscrire en vous ce que je voulais vous enseigner et que deuxièmement, pour tout ce que je n’ai jamais eu la modestie de dire, mes prédécesseurs s’en sont chargés à ma place !

      Nouvelle vague de rire. Otto lâche lui aussi un rire bienveillant, avant de revenir à une mine plus grave.

      -Je sais que certains d’entre vous regrettent ma décision. Mais le destin est ainsi. Écoutez votre cœur, ne l’oubliez jamais. Si vous suivez votre cœur, vous ferez toujours ce qui est bon pour nous, mais surtout pour vous. Restez vous-même. Et prenez les occasions que vous offre le destin avec autant de détermination que possible.
      Je pense souvent à ce qui m’a amené à venir ici. Et si cette décision a fait polémique à l’époque, je n’ai pas cherché à me défiler. Le destin m’a offert cette possibilité. Et je l’ai saisi, déterminé à faire de mon mieux en écoutant mon cœur.

      Bref silence.

      -On peut dire que ça ne m’a pas trop mal réussi, non ?

      Vague de rire, plus contenu. Otto se penche sur le pupitre, comme pour faire une confidence, dévisageant certains marines, un sourire au coin des lèvres.

      -Vous savez, depuis tout ce temps, on a attribué tous les mérites de cette base à ma bonne gestion. On venait me dire « Ah, amiral Anderman, vous êtes brillants » ou encore « Quelle magnifique base, vous êtes un gestionnaire hors pair ». Et bien, ce n’est pas tout à fait exact. Ce qui a fait l’excellence de Navarone, c’est vous. Vous vous voyez comme des grains de poussière, parfois broyé dans une machinerie complexe ? Non. Vous êtes tous des rouages de cette belle horlogerie qu’est Navarone. Et sans vous, sans vos qualités, votre patience et votre détermination en tout temps, je n’aurais pas eu la possibilité de commander cette magnifique base qu’est Navarone.

      L’assemblée reprend sa respiration, en émoi. Les derniers mots d’Otto sont flamboyants.

      -Je suis fier de vous. Merci pour tout.

      Une clameur provenant du fond se répand dans tout le dock. Les marines applaudissent à tout rompre, remerciant à leur façon leur commandant. Ce dernier ne peut s’empêcher de verser une petite larme devant cet instant si fort. Et tandis que le bruit semble ne pas avoir de limite, Otto aperçoit sa petite-fille montée sur l’estrade, un paquet entre les mains. Elle lui sourit, émue.

      -C’était très beau, Papy.

      Otto ne sourit plus.

      -Lieutenant Anderman, je vous prie de tenir rigueur du respect que vous devez à votre supérieur et à ne pas vous laisser aller à du sentimentalisme en de pareilles situations.
      -Oui amiral ! Cela ne se reproduira pas !

      Au garde-à-vous, Katia a laissé filée toute émotion pour un stoïcisme parfait qui rend fier Otto. Celui-ci se radoucit, souriant à sa petite-fille.

      -Repos. Tu as de bons réflexes.
      -J’ai appris des meilleurs.
      -On me l’a dit souvent, ça commence à être gênant.
      -Au fait, Amiral…
      -Papy. Dans ce bruit, il n’y a plus de protocole.
      -Papy… c’est toi qui a fait en sorte que j’ai cette promotion ? Ce n’est pas contraire à tes principes ?
      -Allons, Katia. Tu as autre chose à faire qu’éplucher des patates toute ta vie. Tu as montré les qualités requises pour rejoindre l’Elite, c’est ton but et c’était mon rôle de donner cette chance. Il n’y a pas de favoritisme là-dedans.
      -J’aurais voulu t’accompagner.
      -Voyons. Tu dois voler de tes propres ailes. Tout comme moi.

      Elle le regarde, levant les yeux vers son visage bienveillant. Il finit par dire, doucement.

      -Tes parents seraient fiers de ce que tu es devenu.
      -Merci.

      La clameur finit de retomber. Otto jette un regard à l’assemblée et comprend que tout le monde attend quelque chose. Ses yeux viennent s’arrêter un instant sur le paquet posé entre les doigts de sa petite fille. Il lève un sourcil.

      -Plait-il ?

      Elle hausse le ton, sa voix capter par les micros du pupitre.

      -Au nom de tout Navarone, Amiral, vous trouverez ici un cadeau qui, nous l’espérons, vous permettra de nous revenir. Nous nous ne voudrions pas finir orphelins.

      Rumeur d’approbation dans l’assemblée. Katia offre le paquet à Otto qui le contemple d’un air circonspect. Il agite la boite, malicieux.

      -C’est précieux ?
      -Assez, oui.
      -ça se mange ?
      -Oui. Difficilement.
      -J’espère que ce n’est pas un Kouign-amann…
      -Pardon ?
      -Non. Rien.
      Toute la division logistique s’est mobilisée pour faire ce cadeau. Et la 101e a beaucoup participé. Surtout le Colonel Tamaka qui n’a pas pu être présent, évidemment.
      -Si Oko a participé, je suis sûr que c'est une lampe personnalisée. Il a toujours aimé faire de la lumière.

      Bien décidé à ne pas se faire attendre plus longtemps et tout de même curieux, Otto déchire le cadeau sans vergogne, révélant un objet plutôt rond et à l’aspect plutôt repoussant.

      -Je crois … reconnaitre… cette chose.
      -C’est bien ce que vous croyez, amiral.
      -Ce n’est pas censé être quelque chose de … pas très bon ?
      -En effet.
      -Je dis ça parce que j’ai déjà mangé un œuf au bacon revu à la sauce de Briac tout à l’heure et ça m’a bien calé, si je puis dire. Je ne voudrais pas que le mélange se passe… mal ?
      -Tout ira bien.
      -Mais pourquoi … un fruit du démon ?
      -On s’est dit que là où vous allez, vous pourriez avoir besoin de pouvoirs plutôt utiles.
      -Au prix d’être une véritable enclume dans l’eau !

      Katia regarde fixement quelque chose son ancêtre, un sourire aux lèvres. Otto est déstabilisé. Elle cache quelque chose.

      -Amiral… enfin…
      -Que se passe t’il ?
      -Tout le monde sait…
      -De ?
      -Que…
      -Alors ?
      -Vous n’avez jamais appris à nager.

      Otto devient soudainement tout rouge. L’un de ses plus grands secrets, ainsi révélés, à la face de la base. Pas un bruit. Tout le monde était au courant. Déjà. Il balbutie quelques mots.

      -Et … et alors … ce n’est pas … bien grave de … de pas savoir … nager.
      -Du coup, le fruit n’est plus si handicapant.
      -C’est … c’est sûr.

      Large sourire. Otto, gêné, s’attarde étrangement dans la contemplation des motifs du fruit.
      Puis finalement, il se décide et croche un bout dedans.
        Il y a un instant de silence seulement brisé par les bruits de mastication. Otto cache difficilement ses larmes aux yeux. Alors qu’il blêmit de plus en plus, l’assemblée est partagée entre la compassion par rapport au gout affreux du fruit et l’attente de voir l’effet qu’il va produire. Et tout le monde le voit ; pour ceux du fond, il y avait un écran géant pendant toute la durée de la cérémonie. Otto finit de mastiquer et ingurgite. Il n’en prendra pas d'autres. Il sait que ça ne sert à rien. Et puis, une deuxième bouchée aurait de fâcheuses conséquences sur son estomac qui lutte déjà avec une très grosse quantité de beurre. Katia ne peut s’empêcher de briser un peu le silence.

        -Alors ?
        -Bah… c’est pas bon.
        -Oui, mais sinon ?
        -Je me sens tout drôle.
        -Ah oui ?
        -Mais je crois que c’est le gout qui me fait mal au ventre.
        -Ah…

        Igniss et quelques officiers s’approchent. On détend l’atmosphère comme on peut en y allant chacun de son petit pronostic.

        -Je suis sûr que c’est le Diya Diya. Ça fait quelque temps que personne ne l’a eu.
        -Non, je l’ai reconnu. C’est probablement le Chikyu Chikyu.
        -Impossible. C’est le traitre à la marine qui l’a mangé.
        -Red ?
        -Non, lui, c’est le Yami Yami. En tout cas, je mets une pièce sur le Fuwa Fuwa.
        -ça m’étonnerait. On l’aurait appris dans les journaux.
        -Pourquoi ?
        -Parce que.
        -Moi, ze penze que ze zera le Zoro Zoro no mi !
        -Je ne connais pas celui-là. C’est pour les sabreurs ?
        -Non, c’est le Supa Supa celui-là. Mais il est pas très supérieur à la moyenne. Au pire un peu puissant.
        -Ze voulais dire le Zoro Zoro no mi !
        -Mais … ah ! Le Horo Horo ?
        -Oui !
        -Ah, d’accord.
        -Tant que c’est pas le Horu Horu.
        -ça risque pas, Reyson est toujours vivant.
        -Le subalterne du traitre ?
        -Lequel ?
        -Celui au Yami.
        -Peut être essayé un Zoan. Genre le Zo Zo no Mi ? En plus, parait que ça fait gagner des dorikis.
        -Ze vous interdit de vous moquer de moi !
        -Sinon y a le Ake Ake. Après, il y a du passif avec ce fruit.
        -Et le Pika Pika ? Il correspond totalement à votre personnage, Amiral. Je vous assure.
        -Et le Ryu Ryu no Mi ? Il est tellement ultime comme fruit !
        -Euuh…

        Tout le monde se tourne vers Otto qui vient de les interrompre. Son visage exprime une profonde incompréhension.

        -C’est normal si je ne comprends pas un mot de tous ces fruits ?
        -Bah, c’est leur autre nom. Sinon, c’est gaz, diamant, gravité… tout ça.
        -Et pourquoi vous utilisez pas ces noms là plutôt que les autres. On comprend tout de suite de quoi on parle quand on dit gravité.
        -Euh… oui… je sais pas pourquoi on parle comme ça.
        -Bref.
        -De votre côté ?
        -Je sais pas.

        Bref instant de silence, Otto cherche à détendre l’atmosphère.

        -En tout cas, on attend tous le fruit de mes entrailles.

        Pas de réaction. Otto écarquille les yeux, soudainement, à la limite de l’effroi.

        -Non. C’est le fruit du ringard !
        -NON !
        -Ce n’est pas possible.
        -Elle était bonne ahah !
        -Euh…. Oui ! Ahahah ! Juste un peu longue… à comprendre !
        -Ahahah.
        -Ahah.
        -Hum.
        -Ah…

        Silence.

        -z’êtes zur ? Z’est quand même pas top.
        -Effectivement Igniss, on pouvait espérer mieux.

        Se sentant responsable, Katia ne peut s’empêcher de s’élancer dans la direction d’Otto tandis que celui-ci se retourne, bien décidé à quitter Navarone parce qu’avec un cadeau dans le genre, ça met bien en relief toute la considération qu’ils ont pour leur ex-commandant. Ringard, lui ? Il ne voit pas alors sa descendante disparaitre à mètre d’elle et rentrer dans une ouverture qui s’est soudainement faite dans le dos d’Otto. Tout le monde s’exclame. Otto se retourne, surpris.

        -Qu’est ce qu’il se passe ?
        -Z’est…
        -… Katia.
        -Elle…
        -… vous…
        -… est…
        -…rentrée…
        -…dedans.

        Otto baisse les yeux vers son torse, surpris. Puis relève les yeux. Il se surprend à déployer son haki de l’empathie, dans le doute, et se surprend encore plus à ressentir une présence en lui. Et à carrément la visualiser au milieu des pierres froides d’un château fort. Le visage d’Otto s’illumine.

        -Ce n’est pas le fruit du ringard ! C’est le fruit de la citadelle !

        L’assemblée se félicite, puis Otto pense à une chose qui le plonge petit à petit dans l’interrogation et le doute. Il penche la tête sur le côté en direction de l’un de ses ex-second.

        -Mais… le fruit de la citadelle…
        -Oui ?
        -Je veux que vous fassiez un rapport rapide avant que je ne parte.
        -Bien sûr, Amiral. Que voulez-vous ?
        -Tout ce que vous pouvez trouver sur les agissements d’aujourd’hui à six mois de Pludbus Céldèborde, aka Pludto.

        ***

        Quelques heures plus tard, sur le dock où est accosté le Céldèborde, Otto fait une dernière fois ses au revoir à Igniss, lui souhaitant bien du courage qu’il a, il le sait, en quantité. Au loin, il lance un dernier regard à Katia qui embarque pour un navire à destination du BAN. Plus loin encore, des têtes qu’il connait un peu travaillent et s’agitent. Courant vers lui, son ex-second traverse la foule de marins et parvient à se frayer un chemin vers Otto lui fournissant une chemise remplie de quelques feuillets. Otto lâche un regard interrogateur sur l’homme qui lui répond après avoir repris son souffle.

        -Pludbus Céldèborde est à Marie-Joie.
        -Il est donc en vie.
        -Tu as des zouzis ?
        -Rien du tout Igniss. Je m’interrogeais. Et j’irais poser mes questions directement à l’intéressé.
        -Z’est donc la fin.
        -Oui. Je te laisse Navarone.
        -Reziens quand tu veux.
        -J’y compte bien.

        Et c’est ainsi que Otto Andermann a quitté Navarone.