Cher journal,
Attends, non. Ça ne fait pas sérieux d'écrire "cher journal" alors que je suis une aventurière exploratrice ! Il faudrait un truc qui sonne un peu mieux !
Journal d'expédition, jour 17 (J2 depuis notre arrivée sur l'île)
Nous avons...
C'est peut-être un peu trop impersonnel de juste marquer ça. Attends, j'essaie autrement.
Journal d'expédition, jour 17, le soir
Cher journal,
Voiiiilà, c'est mieux ! Je te disais donc: nous avons finalement posé notre campement après plusieurs heures de marche sous le soleil. Nos porteurs ont posé leurs gros bagages et ont commencé à installer les tentes, préparer le feu, et faire ce genre de choses qui donnent toute sa saveur à un campement d'exploration en terre inconnue ! De mon côté j'en profite pour faire ce que fait une héroïne dans ce genre de situation, à savoir consulter des documents un peu anciens, prendre des notes, avoir l'air pensive en songeant à son objectif, et prendre le temps de compter ses piqûres de moustique. J'en suis à sept, malgré la quantité industrielle de lotion que je badigeonne sur ma peau, plus ma crème solaire !
Tu sais bien que je ne suis pas du genre à critiquer journal... quoi ? Bien sur que non ! Non je ne passe pas mon temps à ça ! Je trouve même qu'en général je fais plus de compliments que de critiques ! Tu es très très médisant journal ! Moi aussi, mais moins que toi !
Bon. Je ne voudrais pas critiquer mes supérieurs, c'est même une mission très prestigieuse pour une agent nouvellement promue comme moi d'avoir sous ses ordres une dizaine de sbires et de seconder une expédition dans le dangereux nouveau monde, mais des fois je me demande si le chef Rei ne m'a pas un peu arnaquée quand même ! Lorsqu'il m'a convoquée pour me confier la mission, j'étais trop occupée à remarquer qu'il avait pris un peu d'embonpoint pour un personnage censément classe et légèrement mystérieux (les effets dévastateurs du travail au bureau, que veux-tu ?!) pour y prêter attention, mais à peu près sûre qu'il m'a dit quelque chose comme... (là, imagine une voix un peu... le type ne se prend pas pour rien quoi. Il est convaincu d'être sympathique mais on parle d'un homme avec les cheveux longs et coiffés en pics qui dirige un bureau d'agents secrets depuis plusieurs années !): "Ma très aimable collègue la directrice du CP9 me demande de lui fournir quelques agents afin de l'épauler dans une mission dangereuse. C'est le genre de tâche qu'une agent nouvellement promue comme vous est tout à fait à même de remplir, agent d'Isigny, d'autant que je n'ai pas l'intention de lui sacrifier -hum hum- de lui envoyer des agents plus expérimentés". J'ai beau ne pas être du genre à médire pour un rien (sans commentaires, merci), je me demande quand même si je ne suis pas un peu la bonne poire d'un échange de vacheries inter-services !
Alors que le crépuscule s'installe peu à peu, nous libérant de l'emprise oppressante du soleil, je peux enfin me débarrasser de mon casque qui, s'il est terriblement classe, donne aussi un peu trop chaud. Vois-tu journal, j'ai fait mes préparatifs avec soin avant de venir. J'ai délaissé mes habituelles tenues de service noires au profit d'un ensemble colonial complet: de belles chemises beiges ou blanches en toile fine, des shorts et/ou jupes beiges à la fois pratiques et féminins, des chaussettes montantes, plusieurs paires de chaussures de marche (on ne sait jamais ce qui peut arriver. Et puis ce n'est pas moi qui les transporte de toute façon !), et évidemment un élégant casque colonial sans lequel je n'aurais l'air que d'une banale vacancière !
C'est tout simple journal: la moitié du succès d'une expédition repose sur la bonne volonté de ses membres, et on ne peut pas prétendre être de bonne volonté si on ne s'investit pas un minimum dans son rôle ! C'est cette consigne qu'ont eue les sbires, qui l'ont tous plus ou moins bien suivie et qui ont pour la plupart adopté un mélange entre le costume-cravate noir habituel et la tenue d'explorateur colonial. J'ai donc à présent sous mes ordres un mélange de chemises à cravates avec des vestes en cuir, certains ont gardé leur complet noir mais avec un short beige et des chaussures de marche, un autre encore porte toujours son chapeau noir mais arbore une tenue d'aventurier complète... c'est un peu déroutant au premier abord mais je salue malgré tout l'effort de mes chers subordonnés qui ressemblent tous à des agents secrets explorateurs !
On ne peut pas en dire autant des deux membres du CP9 qui ont fait beaucoup plus dans la sobriété. Mais de toute façon que veux-tu journal, ça illustre bien qu'on est plusieurs rangs au-dessus d'eux ! Ce n'est pas pour rien que le 5 c'est avant le 9 !
Enfin... c'est le cas, hein ?
Attends journal, tu crois que dans la hiérarchie des Cipher-Pôles, le 9 est au-dessus des autres ? Mais non évidemment, ça n'a pas de... Et puis de toute façon ça ne veut rien dire de hiérarchiser les CP comme ça, on a des missions différentes c'est tout ! Gnagnagna mon CP il est meilleur que le tient, gnagnagna ! Ce que tu peux être immature journal !
Cher jourJournal d'expédition, jour 17, une heure plus tard
Cher journal,
On a encore perdu quelqu'un, un porteur dont je ne me souvenais pas de toute façon. Tant pis. Ça fait partie du contrat de toute façon: il faut qu'il y ait quelques revers et quelques pertes pour ne pas donner l'impression que c'était trop facile quand on rentrera ! Il a l'air d'avoir attrapé une maladie tropicale ou un truc comme ça. Je ne m'y connais pas trop mais c'était assez répugnant donc j'ai juste fait semblant de regarder pendant que le médecin faisait ses explications.
La chef ne semble pas être très affectée non plus, cela dit, montrant plus d'intérêt pour la cause du décès que pour le patient lui-même. Peut-être que comme moi elle attribue juste des numéros à ses sbires pour ne pas avoir à retenir leurs noms ? Je devrais lui demander un jour où elle sera bien lunée. Si seulement ça lui arrive d'être de bonne humeur un jour ! Ce n'est pas pour rien, journal, que je l'ai surnommée madame grognon ! Elle est tellement froide qu'on dirait une machine ! Je la comprends cela dit, ils ne sont pas très sympas ses supérieurs de l'avoir envoyée ici alors qu'elle a la peau encore plus pâle que la mienne ! Et puis je croyais que quand on était directrice d'un pôle au Cipher Pol on pouvait refuser les missions pénibles... zut alors, ça remet en cause mes plans de carrière ça ! D'ailleurs, ça a des supérieurs une directrice de CP ?
Malgré son caractère un peu distant, comme je la plains un peu et qu'elle fait partie des rares personnes qui ont un prénom dans cette expédition avec l'agent Karen Jones, le docteur Docteur, et Beurk notre guide (je te reparlerai de lui plus tard), je fais des efforts pour être gentille avec elle.
L'inspection officielle terminée, je m'apprête à rentrer vers ma tente quand madame grognon nous retient avec un sadisme à peine dissimulé:
"- Malheureusement mesdemoiselles j'ai encore du travail pour vous. J'espère que le sommeil n'est pas une chose qui vous tient à cœur, car vous n'en profiterez pas beaucoup cette nuit. Oui, quelque chose à ajouter Miss d'Isigny ?"Ahem...
Réponse n°1: vous voulez parler des huit heures de sommeil sans lesquelles je suis un vrai zombi ?
Réponse n°2: oui chef, non chef, rien chef, au boulot chef !
Réponse n°3: hihihi moi j'suis trop une fayotte, j'aime bien bosser, et en plus vous avez de trop bonnes idées chef ! Et je n'ai aucune dignité !
Tu en penses quoi journal ? Mh ? Oui, la n°3 me parait bien. Je vais même proposer une bonne idée !
"- Et si pour mieux travailler on demandait aux soldats de nous faire des chaises à porteurs ? Comme ça on ne perdrait pas notre temps à marcher pendant le voyage et à la place on pourrait utiliser notre énergie pour inspecter les journaux de la précédente expédition ?"Mon sourire pourtant plein d'entrain s'efface à la vue de la réaction de madame grognon, et je poursuis comme si de rien était en affectant un profond sérieux:
"- Tout ça donne à réfléchir. Je ne pense pas que ce soit la cause de la disparition de la précédente expédition chef. Gangrène ou pas, on aurait retrouvé des squelettes."Le problème des agents qui ont terminé leur formation depuis longtemps -ou qui n'ont jamais eu de formation, puisque le Cipher Pol a tendance à recruter beaucoup de touristes à la loyauté discutable !- c'est qu'ils ont tendance à oublier les bases. Et une des règles élémentaires que j'ai apprise au cours de ma formation, c'est:
"- S'il n'y a pas de corps c'est qu'il n'y a pas de mort. A moins qu'ils n'aient sauté dans le vide leurs cadavres doivent être ailleurs. Et puis bon, si cette maladie a pu contaminer tout le groupe d'un coup on est probablement toutes déjà mortes alors je préfère qu'on trouve une autre explication !"Je ne risque pas grand-chose pour le moment, mais mes réserves d'anti moustique s'épuisent à une vitesse folle alors je crains le pire ! Je ne vais tout de même pas devoir marcher en gardant mon tekkaï activé toute la journée ?!
Et sur ces (bonnes ?) paroles, nous nous mettons à l'ouvrage.
Honnêtement journal, tu devrais être reconnaissant de m'avoir comme propriétaire ! Si tu voyais ce que cet agent du CP2 écrit dans ces notes !
Jour 5: Levé, footing, mangé. Parlé avec Steevens, inspecté le plateau. Rien trouvé. Mangé. Entrainement. Attendu. Mangé. Parlé avec Ronnie. Couché.
Jour 6: Levé, footing, mangé. Pas de nouvelles de la colonne. Inspecté le plateau mais pas longtemps parce qu'il y avait des serpents. Mangé. Entrainement. Attendu. Mangé. Parlé avec Ronnie et Steevens. Couché.
Globalement, je dois dire que nos recherches ne nous ont pas appris grand chose sur nos prédécesseurs. On continuera demain j'imagine. Au lieu de dormir.
Journal d'expédition, jour 18
Cher journal,
Nous avons levé le camp à l'aube et repris notre marche avec entrain. Je ne t'ai pas encore beaucoup parlé de nos compagnons anonymes de la marine, alors voilà: ce sont des personnes très singulières, grossières, sales, peu ou pas éduquées, et avec une notion douteuse de la discipline. On dirait presque des pirates déguisés avec des uniformes de la marine ! Heureusement ce sont de braves garçons, tous très attentionnés et sympathiques ! Enfin sympathiques... juste un peu attachants on va dire. Et puis ils sont un peu trop attentionnés je trouve ! Ou que je sois il y en a toujours plusieurs pour me suivre et vouloir me parler ! Ils font beaucoup de plaisanteries déplacées aussi, mais ils compensent ce trait de caractère navrant par l'intérêt qu'ils ont pour moi et mes collègues agents. Je pense qu'ils ont l'air de me trouver sympathique et ça fait plaisir, parce que c'est vrai que je n'ai pas l'habitude de travailler à visage découvert avec la marine et ça me fait plaisir d'en rencontrer d'un peu plus près.
Nous avons eu beaucoup l'occasion de parler au cours de l'expédition (en tout cas quand madame grognon nous en laissait la possibilité), et je trouve qu'on forme une chouette équipe. Un peu bizarre, plutôt gênante par moments, mais joyeuse et pleine d'entrain ! Tu sais que plusieurs d'entre eux ont même insisté pour m'aider à me mettre de la crème solaire et de la lotion anti moustiques sur le corps ? J'ai refusé bien sur, en plus ils avaient les ongles vraiment sales ! J'ai même un peu menti pour qu'ils n'insistent pas en disant qu'on faisait ça entre femmes et que c'était la chef Sweetsong qui s'en occupait. Comme elle impressionne tout le monde je me suis dit qu'ils n'oseraient pas insister, mais je crois que ça n'a pas eu tout à fait l'effet voulu !
Au cours de mes conversations avec nos gorilles d'expédition, je leur ai aussi laissé savoir que je regrettais que l'on ne chante pas en marchant, comme le ferait toute bonne colonne expéditionnaire. Même si on est en territoire dangereux un chant ça met le baume au cœur quand on avance, ça fait fuir les bêtes sauvages et les serpents, et ça permet que le temps passe plus vite ! Et puis je ne crois pas que l'on puisse attirer un danger pire qu'une centaine d'humains armés jusqu'aux dents !
Les marines du G-5 s'y sont mis avec beaucoup d'entrain, mais je regrette de te dire journal qu'ils ne connaissent que des chansons vulgaires. J'ai dû leur en apprendre quelques-unes, et maintenant on chante pendant la marche pour égayer les trajets !
♫ Prendre la légende exacte
Et l'histoire, pure réalité,
Nos rêves, une intacte
Et seule vérité
D'un mystère dévoilé,
La mythique antiquité
C'est notre destin...
Tracer le chemin ! ♪
Ils chantent faux. Horriblement faux, avec des voix éraillées d'alcooliques et de brutes ! Mais j'aime beaucoup les efforts qu'ils font, et puis j'aime bien cette chanson.
Soudain, le chant cesse et après un léger flottement la colonne s'arrête. Je quitte mes compagnons, et flanqué de quelques sbires je me dirige vers l'avant du groupe où je retrouve miss grognon, l'agent Jones, et Beurk. Beurk, c'est notre guide. C'est un ange, enfin un natif des îles célestes. Sergent dans la marine, il a été catapulté au poste de guide parce que... bah... il n'est pas né à Elysia bien sûr, personne ne vit ici, mais en tant qu'ange il doit avoir une certaine expérience des îles célestes ?! Hein ? Bien sûr ! Allez, passe devant et agite ta machette l'indigène !
J'ai appris depuis longtemps qu'arriver la dernière en disant "que se passe-t-il ?" c'était le meilleur moyen de passer au mieux pour une boulette, au pire pour l'élément comique et bébête du groupe. Du coup je me contente d'approcher avec un air assuré, exactement comme si je savais déjà ce qui se passait, que j'avais déjà une solution en tête, mais que je me contentais de ne rien dire pour laisser les autres chercher un peu.
L'agent Jones me désigne la forêt dense qui s'étend juste devant nous:
"- On va entrer dans la jungle."Beurk, qui semble vouloir justifier son statut de guide autrement que par son rôle du pauvre volontaire qui passe toujours devant, ajoute:
"- Nous allons entrer dans la forêt, mad... moiselle."Effectivement, devant nous s'étend une forêt à la fois magnifique, et en même temps dense, opaque et mystérieuse ! Des arbres exotiques au feuillage d'un vert profond s'étirent vers le ciel, entortillés dans des lianes et des mousses qui pendent dans le passage, et des troncs recouverts de verdure s'étendent au milieu d'une végétation abondante et insolite. Heureusement tout cela semble praticable.
Alors que je me laisse aller à la contemplation de ce qui nous attend, un bruissement agite les feuilles devant nous. Un serpent d'une taille gigantesque glisse d'une branche et apparaît devant nous ! Ses anneaux sont immenses, plus larges que mon buste, et font trembler les fougères et les lianes sur son passage. Sa mâchoire paraît si grande que je suis certaine qu'il pourrait avaler Beurk sans même s'en rendre compte ! Heureusement pour notre guide le serpent, visiblement indifférent à notre présence, poursuit sa route et disparaît dans les profondeurs de la jungle.
Je regarde la directrice qui semble perdue dans des réflexions profondes et importantes elle aussi, lui souris lorsque son regard croise le mien, et dis:
"- Je vais prévenir la troupe pour qu'ils se mettent en formation."Enfin "faire prévenir" plutôt que prévenir, parce que c'est le rôle des sbires et des officiers de la marine de faire les basses besognes comme de crier, organiser les porteurs, et s'occuper de la logistique.
Après quelques minutes, la marche reprend: