- Citation :
ACTUELLEMENT EN COURS DE RELECTURE (enfin, je suis une tortue paresseuse): s’il manque un paragraphe, si y’a deux mots qui s’enchaînent pas le moins du monde, si des phrases sont vides, si mes blagues sont pas entièrement optimisées dans la limite de mes capacités, c’est normal.
Si le scénar’ a absolument pas avancé c’est normal aussi et ç‘a pas vocation à changer par contre. Je vous laisse me haïr tranquillement.
-Monsieur le délégué, j’ai le plaisir de constater que vous n’avez rien à envier à nos fiers généraux en matière de courage et d’audace. Sans avoir eu accès à un compte-rendu détaillé de votre allocution au conseil des ministres, je pense disposer de tous les éléments pour pouvoir attester que vous avez tenu à défendre au mieux les intérêts de toute notre communauté. Et je vous en remercie.
-Vous me faîtes trop d’honneur, Gustav. Je n’ai fait que mon devoir.
- C’est précisément pour cette raison que je vais rester cordial au cours de mon intervention et éviter de suggérer que l’on vous démette de vos fonctions pour sabotage agressif de notre effort collectif. Cela n’aurait aucun effet sur les conséquences potentiellement désastreuses de votre prise de parole sur l’opportunité qui se présente à nous. Sur notre image, à tout le moins.
Si ça ne tenait qu'à moi, vous mériteriez de finir aux travaux d'intérêts généraux... A RECURER LES LATRINES DES LIEUX PUBLICS, VU QUE LA MERDE C'EST VOTRE SPECIALITE.Ce n’était pas le lendemain, c’était le soir même. Les choses allaient très vite, et tout le monde s’était emparé de l’actualité pour y apposer son opinion quant à la marche à suivre. Et ce soir, donc, c’était le cercle officieux des principaux hommes d’affaires, marchands et bourgeois de Norland qui s’était rassemblé en urgence pour faire un point sur la situation, à l’aune de ce que leur délégué rapportait de ce qu’il s’était dit à la capitale. Ils s’étaient réunis comme à leur habitude dans une des halles historiques de la ville, réaménagée il y a quelques décennies pour servir d’annexe au tribunal de commerce du port. Compte tenu des soins et des fantaisies architecturales de cette agora, sa fonction oscillait davantage entre lieu d’enseignement pour les étudiants de la cité, et théâtre de débat pour les affaires importantes.
Ici comme à Luvneelgraad, rien ne rendait unanime, et les plus virulents ne laissaient guère de place au contradictoire. Gustav Vaxholm, un membre de la dernière fournée de négociants à succès de la cité portuaire, était de ce genre : il n’y allait pas de main morte, sans toutefois tordre celle des autres. Pas trop fort, en tout cas.
-Je vais plutôt jeter la pierre sur l’action de mes prédécesseurs, et de moi-même qui m’inscrit dans leur lignée et qui n’aurais jamais envisagé que ce cas de figure se présente. Nous avons toujours été trop concentrés à faire de notre mieux, à notre échelle, dans notre environnement de petite bulle privilégiée interagissant par à-coups avec le monde extérieur pour commercer dans des situations de cas par cas où trouver des compromis mutuellement avantageux était la meilleure façon de pérenniser notre prise de pouvoir. Je parle bien sûr au nom de ceux qui tiennent à faire prospérer la communauté, et pas seulement des égoïstes favorisant leur propre intérêt sans penser aux copains.
« Ils se reconnaîtront ». Personne n’osa se désigner en le huant, bien que quelques groupes bien connus protestèrent et que d’autres le couvèrent de regards noirs. Il ne s’en soucia pas, ça lui faisait plaisir. Dans un autre monde, il en serait venu aux poings avec eux. Et leur aurait volontiers arraché les intestins pour s'emparer de leurs biens. Mais ça n'était pas comme ça que les choses fonctionnaient, et c'était pour le mieux.
-Je jette la pierre, continua le prince marchand, sur la chance dont nous disposons. Le fait que la couronne et Luvneelgraad dans son ensemble, à défaut de soutenir nos initiatives, aient au moins la délicatesse de ne pas se soucier de nos activités pour nous mettre des bâtons dans les roues. Force m’est toutefois de constater que vous êtes un incompétent qui s’ignore, Monsieur le délégué, et quel votre bonne volonté a obscurci votre jugement. Vous auriez dû nous consulter avant d’aller nous représenter précipitamment auprès de Luvneelgraad. A moins, peut-être, que plusieurs de mes confrères particulièrement averses au risque vous aient précisément suggéré de vous y rendre au plus vite pour appuyer cette position.
Une accusation en l’air qu’il n’avait pas l’intention de développer en public, bien que sa curiosité l’inciterait certainement à recourir aux détectives dont il était friand pour apprendre le fin mot de l’histoire.
Il aurait mieux fait de ne rien dire, toutefois – le délégué se saisit de l’occasion pour l’interrompre :
-Vous m’accusez de connivence ? Avec qui ? Dans quel but ?
-Je n’accuse personne, je me contente de réfléchir à voix haute.
-C’est encore nous que vous accusez, fit une voix aigüe qui s’éleva des groupes qui l’avaient jusque-là maudit en messes basses. Gratuitement. Nous sommes heureux de voir que vous profitez du peu de temps dont nous disposons, et que nous vous accordons, pour nous cracher encore un peu plus à la figure. Je pense que Vaxholm en a fini, nous pouvons passer au suivant.
-NON ! Mes mots sont allés plus loin que ma pensée, je vous prie de m’excuser. Je vais aller droit au but. Tout ce qui a été exposé ce jour auprès des ministres est faux. Le pays n’a jamais été aussi riche qu’actuellement. Vous le savez tous aussi bien que moi, nous suivons tous minutieusement nos recettes et la part de nos revenus qui finissent comme impôts. Même avec la baisse des taxes ponctionnées pour le compte du gouvernement mondial, qui sont par essence neutres, les coffres du Trésor royal doivent être pleins à craquer au point que le palais ne sait pas quoi en faire. Ils ont construit une annexe au palais du trésor, ils ont triplé la garde en charge de sa protection, c’est un début. Ils ont triplé le budget alloué aux ordres de la chevalerie, et j’ai vu passer quelque chose comme quoi les ordonnateurs des légions Luvneeloises en sont à leur cinquième réunion consacrée à l’usage qui sera fait de ces ressources. Ils ont déjà lancé des appels d’offres pour le renouvellement et les réparations de tout ce qui peut l’être, j’ai moi-même envisagé d’y répondre… et il doit forcément leur rester du gras sous le ventre. Parce que les pirates, on budgète chaque année ce qu’il faut pour les décourager, c’est l’une des choses qu’on ne peut pas reprocher à nos ministres.
Personne pour le contredire, cette fois. Oui, c’était quelque chose que tout le monde constatait. Une tendance de fond qui remontait à plus de trente ans, mais qui s’était prodigieusement intensifiée au cours des dernières années. Tout particulièrement depuis que le dernier lot de grands noms des affaires avait émergé.
-Je parle seulement de l’armée mais j’imagine que la chose est valable pour l’ensemble des ministères et des institutions du pays. C’est pourquoi ce qui s’est dit tant de votre part, Monsieur le délégué, que de celle des ministres me surprend particulièrement. Nous avons tellement d’argent à notre disposition que nous pouvons non seulement prendre des risques, mais que plus encore, il nous faut investir tout ces berries qui ne servent actuellement à rien du tout.
-Il faut du temps pour construire des bâtiments, des navires, et entraîner des troupes. C’est probablement ce que vous avez raté, Gustav. L’argent ne fait pas tout. Ils l’ont engagé, il faut maintenant que les retours sur investissement se fassent.
-Sans aucun doute. Mais oubliez le trésor royal un moment… et pensez un peu à nous. A nous et au port. La couronne veut sous-traiter la gestion de l’expédition pour ne pas risquer ses forces. Je comprends qu’il y a là un appel d’offre. Auquel nous avons les moyens et le devoir de répondre.
Norland était une cité florissante, sans aucun doute. Mieux encore, l’argent seringué par la commune dans les infrastructures et les services publics était historiquement assez bien employé pour que personne ne trouve vraiment à broncher sur l’usage qui en était fait, même à l’occasion des festivités et des évènements culturels les plus excentriques. Et dieu sait qu’il y en avait, ici. En lieu et place de cela, pas de scandales au pouvoir, et des services qui fonctionnaient. On avançait comme explication le fait d’avoir comme principal environnement un cortège des négociants qui s’efforçaient de jouer la carte de la communauté en s’entraidant et s’obligeant les uns les autres.
Et à côté de ça, ici, on trouvait des lunatiques dans le genre d’un certain blondinet qui payait deux fois ses impôts juste parce qu’il le pouvait, que ça l’amusait, et qu’il peinait à trouver comment justifier son train de vie exorbitant – au point de rajouter une troisième fois le même montant en amendes diverses pour des troubles bénins à l’ordre public. Il devait être le seul à aller jusque-là, mais illustrait à sa façon l’esprit des riches du coin. Tout le monde contribuait de bon gré à la cagnotte commune, pourvu qu’il en soit fait bon usage.
C’était aussi l’une des rares communes du monde à avoir des réserves de berries aussi voire plus importantes que le gouvernement du pays auquel elle appartenait. A ce point, oui. C’était l’avantage d’être le principal point d’entrée des monnaies étrangères dans le royaume. Sauf qu’ici, on avait plein d’idées sur quoi faire de cet argent. Et des fois, on changeait d’idées.
-Personne n’attachera autant de soin que nous à bien faire les choses, tant dans les préparations que dans l’exécution. La couronne veut faire appel à des mercenaires ? Nous engagerons les meilleurs experts pour que l’expédition soit une réussite sur tous les points. J’ignore encore ce qui ressortira de cette affaire. L’établissement d’un comptoir commercial avancé dans le Nouveau Monde, en complément de celui dont nous disposons déjà à Reverse. La réintégration d’une colonie Luvneeloise sur la première voie – imaginez les possibilités. Ou tout simplement le prestige d’être venu en aide à un pays que la marine mondiale n’a pas su protéger.
-Vous croyez sérieusement que nous avons les moyens de faire de l’ombre à la marine mondiale ? Le pognon c’est une chose, le feu c’en est une autre. Moi je trouve que ça pue et que rien de bon ne ressortira de cette affaire. On va juste envoyer des ressources au casse-pipe et ça sera une perte sèche. D’argent, de temps, de vie, et d’image. Si on arrive réellement à quelque chose, on va suffisamment énerver les pirates pour qu’ils veuillent se venger et fassent de notre vie un enfer. On ne doit pas faire ça, c’est la pire des idées.
-La Marine a le monde entier à surveiller. Nous n’avons que Luvneel. Et bientôt Vertbrume. Ca n’est pas intuitif, mais en si vous vous contentez de considérer les ressources que nous pouvons mobiliser en… investissements militaires au mètre carré, nous pouvons leur tenir concurrence.
-Parce qu’on a leurs experts ? Economie d’échelle, cœur de métier, petit. La marine a l’habitude de faire ça et même comme ça elle en prend plein la gueule et peine à tenir ses positions. On parle de l’empire de Kiyori, pas des clowns du dimanche qui rôdent dans le coin. Ca ne marchera pas.
-Je pense que nous avons déjà pu illustrer à maintes reprises que nous tenons la route même face à des pirates… particulièrement dangereux.
-On a une sorcière pour tenir la boutique, pour le reste c’est la croix et la bannière pour tenir la distance. On n’y arrive qu’in extremis quand quelque chose de vraiment sérieux se ramène. Je maintiens que c’est une très mauvaise idée.
-Dîtes-moi, à tout hasard, intervint une autre présence. Ne serait-ce pas l’une des situations où il faudrait avoir recours à nos petits prodiges, justement ? On n’y connait rien, nous. Haylor et Dogaku étaient des officiers militaires avant d’être avec nous. Ils pourraient parfaitement chiffrer tout ce qu’on essaie de deviser dans le vent. Une expertise technique, quoi. On peut pas aller les chercher ?
-Nous ferions mieux d’aller quémander l’aide de quelqu’un de la milice. Evangeline est en dehors des murs de la ville. J’ai sonné chez Sigurd avant de venir. Il… a préféré rester réfléchir de son côté. Au calme.
Un euphémisme, en quelques sorte. Gustav gardait encore un souvenir très frais de leur échange. Ca s’était presque bien passé, par rapport à d’habitude.
-Mmmh. C’est dommage. Mais je le comprends. Agir en homme de pensée, et penser en homme d’action, hein ?
-Hahaha. Evidemment, c’est du Dogaku tout craché, ça, railla un autre. Dix millions de berries qu’à l’heure qu’il est il doit être en position fœtale en train de ronfler sous trois couches de duvets sans en avoir rien à faire de tout ce qu’on peut se dire ici.
Oui, c’était davantage ça.
*
* *
*
« Meh, ç’a l’air chiant, sans moi merci. Jamais eu la patience pour les longues réunions où tout le monde se rouspète dessus en parlant de grands principes qui s’opposent et le tintouin. Mais amusez-vous bien hein.
-Et Vertbrume ?, essaya Gustav.
-Je sais pas et j’arrête pas une opinion en aveugle pendant des réunions à la con de neuf heures du soir à deux heures du matin si c’pas plus et je pense pouvoir arrogamment parfaitement envisager tous les cas de figure que vous allez vous hurler dessus donc je vais garder mes pantoufles et mon pyjama pour faire une bonne veillée au coin du feu à faire des livres-jeux avec mon Denden et à me gaver de limonade et de petits bonbecs. Mais amusez-vous bien hein.
-Et Evangeline ?
-Pas ici, avec des amies à elle, probablement en robe de chambre à faire des défis de couture, des débrief’ de lectures de romans à l’eau de rose, à jouer avec des perruches et des chats tout en sirotant des doses invraisemblables de thés et de whiskys en provenance des quatre mers. Sûrement accompagnés de scones et de petits gâteaux un peu trop secs pour les mâchoires du commun des mortels. Elle m’en ramène toujours le lendemain pour me garder occupé histoire que je m’enfuie pas le temps qu’elle me répète tous les potins qui m’intéressent pas qu’elle a appris la veille. C’est con pour vous parce qu’elle elle serait sûrement venue et aurait peut-être même réussi à me faire suivre. Pad’bol, hein ? »
On lui avait refusé l’entrée en lui précisant que Dogaku avait deviné que quelqu’un allait venir en trombe pour essayer de l’amener à la probable assemblée des marchands de Norland. Le petit manoir qu’occupaient à ce jour Dogaku et sa partenaire n’avait qu’une poignée de domestiques, mais c’était déjà suffisant pour lui épargner d’avoir à recevoir lui-même ses quelques visiteurs indésirables – surtout anticipés. Selon l’intermédiaire qui avait ouvert la porte à Gustav, Sigurd préférait laisser les gens prendre des décisions débiles histoire de l’énerver pour qu’il puisse facilement identifier ce qui n’allait pas et comment rectifier le tir. Pour peu qu’il ait la moindre envie de s’impliquer dans cette affaire, évidemment. Ce qui n’était pas vraiment le cas. Son truc, c’était les petites choses du quotidien, pas les grandes affaires du pays.
Alors Gustav avait quelque peu forcé le domestique à le laisser pénétrer dans la demeure. Ca n’était pas comme si grand monde pouvait l’arrêter facilement, ici. Mais ça aussi, Sigurd semblait l’avoir prévu. Les deux hommes s’étaient rencontrés tandis qu’il n’était qu’à mi-chemin de l’escalier du hall principal. L’un tiré à quatre épingles, prêt à comparaître devant ses pairs au meilleur de sa forme. L’autre aussi négligé qu’un rat qui venait d’échapper à une tornade en s’échappant tête la première dans les canalisations. Il sortait de la douche, quoi.
« Sigurd, c’est quelque chose d’énorme, on a besoin de vous !
-Meuh non, personne n’a besoin de moi voyons. Alors que moi j’ai besoin de retourner dans mon bon gros fauteuil avant que le cuir ne perde la forme caractéristique de mes fesses. Et la chaleur, surtout. Vous savez comment c’est top méga optimal quand le fauteuil vous accueille parfaitement, hein ?
-Rhaaaa, va te faire foutre putain, t’es vraiment qu’un gamin de merde.
-Parfait, maintenant on peut causer sans avoir à faire semblant d’être copains parce que t’es trop poli, ricana le blondinet en lâchant son mwarharharh usuel.
-Ecoute, j’essaie de faire les choses bien, et tu peux vraiment nous aider. Alors arrête de te faire désirer comme une princesse et viens. Ils t’écouteront si tu as quelque chose à dire. Ils voudront même savoir ce que tu penses de tout ça.
-Nan, j’ai rien à dire de plus que déjà dit, j’ai été clair et concis et j’ai même anticipé proprement les explications à donner. Et tu forces quand même. Maintenant j’ai la flemme de tout ça. Alors bisous et bonne soirée. Tu ferais mieux d’y aller sinon tu vas y être en retard. Dans trente secondes je demande à ce qu’on appelle la milice parce que tu fais de la pénétration par effraction et que sur un malentendu ils croiront que c’est un viol. J’imagine que tu pourrais me traîner de force avec toi mais ça servirait qu’à me braquer et réduirait à zéro les chances que je m’en mêle. Oublie, vas-y, dégage, fous-moi la paix, s’il te plait.
-Sauf si on fait des propositions suffisamment débiles pour que tu t’énerves, c’est ça ? Si je t’embarque de force et que je fais des propositions de merde que tout le monde suit…
-Naaan, ils sont pas assez cons pour suivre des trucs évidemment bidons. Et même si c’était le cas, je suis assez tête de con pour me braquer au point de bouder jusqu’à continuer de faire la tronche même si vous prenez les pires décisions du monde.
-Comme sous-traiter à des pirates de passage l’escorte de l’expédition qui se montera jusqu’à Vertbrume ?
-Boah, ça c’est petits bras niveau trucs catastrophiques qui peuvent se passer voyons. Mais je vais arrêter de te donner des idées.
-Et si Haylor venait ?
-L’est dans une villa forestière en périphérie de Norland et ne reviendra que demain après-midi, ça te mettrait trop en retard d’aller la chercher et elle passe une super soirée.
C’est con hein ?
-Connard.*
* *
*
Luvneel, à plusieurs dizaines de kilomètres vers l’intérieur des terres, au nord-est du port de Norland. Le lendemain, cette fois. Un petit cortège constitué d’une demi-douzaine de gardes à cheval accompagnant un carrosse strictement fonctionnel, sans décorum ni le moindre signe d’identification, finissait son voyage depuis la capitale jusqu’à… on pouvait désigner ce lieu de plusieurs manières. Il s’agissait historiquement d’un ancien bourg qui détenait encore à ce jour son droit de marché, bien que les activités privilégiées par la majorité des habitants des environs soient depuis plusieurs siècles agencées autour de la production de tissus et d’étoffes ainsi que de tous les produits capables d’en découler – vêtements, draps, voiles, rideaux n’étaient que des exemples. Plusieurs grands noms avaient affuté ici leur expertise au point de s’élever collectivement au rang de Maîtres Tisserands dès les premières générations – quelques affaires familiales d’excellente réputation avaient ponctué les siècles, des lignées de grands noms du milieu s’étaient défiées, éteintes, mariées et ravivées dans des successions d’évènements constituant une saga que nous ne relaterons pas.
Tout était organisé, ici. Les artisans installés à leur compte se rassemblaient dans un quartier dédié pour tenir leur affaire, au même titre que les Maîtres qui disposaient chacun de leur domaine historique. La majorité de ces acteurs évitait de passer à une organisation industrielle employant des ouvriers plutôt que des artisans, même si leur structure y tendait de plus en plus dans les faits. L’éternel débat du rendement opposé au prestige artistique, qu’on avait fait le choix de ne pas trancher pour y apporter une réponse plus nuancée.
Et c’est aux portes nord de l’un de ces domaines, une succession d’ateliers disposant de ses propres murs, commerces et habitations au point de constituer une véritable ville dans la ville, que le cortège s’arrêta.
Un homme seul descendit du carrosse pour se présenter à l’un des rares passages ouverts dans les murs du complexe. N’en déplaise à la splendeur des tapis et draperies qui ornaient le comptoir pour éblouir les visiteurs à l’entrée du domaine, son regard fut avant tout attiré vers les membres de la sécurité, rudement bien équipés et en nombre conséquent. Mais ceux-ci le laissèrent paisiblement avancer jusqu’à l’accueil où une figure beaucoup plus avenante le réceptionna.
-Qui dois-je annoncer ?, demanda une hôtesse tout sourire en voyant le cortège à l’arrêt.
-Valmorine de Tintoret, précisa le majordome à l’apparence soignée. Et sa protection.
-
Putain, et moi qui croyais que j’avais un prénom de merde…-Puterelle mal baisée de putrachier des fosses, on ne se moque pas des autres et encore moins de leur prénom ! J’exige des excuses pour ma maîtresse, tout de suite !
-… waw.
L’homme était instantanément sorti de ses gonds… encore. L’autre était toutefois trop surprise pour mal le prendre, et se contentait de le regarder curieusement, essayant de déterminer si elle devait appeler la sécurité sur le champ ou simplement prêter une oreille attentive à cette séduisante âme en peine qu’elle se voyait tout à fait ramener dans le droit chemin. Elle était à peu près aussi attirée par les beaux gosses ténébreux et tourmentés que par les chiens errants, et pour cause : les deux montraient les crocs mais ne mordaient que rarement. Au contraire, ils ne demandaient qu’à être recueillis, manquaient cruellement d’affection et chacun de leurs sourires lui donnait la sensation jouissive d’avoir décroché une victoire sur le monde.
Mais loin de comprendre que la jeune femme s’était redressée pour mettre ses mamelles en valeur et plonger son regard bleu azur dans les siens, Aled, l’humble majordome, la sentit se raidir et regretta une énième fois de s’être montré un peu trop impulsif face à des gens normaux. Il avait encore un peu de mal à évoluer dans des environnements où la violence n’était pas un élément standard de langage.
-Je voulais dire, allez-vous faire foutre,
chère Madame, rectifia le visiteur sur un ton distingué. Je vous prie de m’excuser mon débordement, les moqueries d’école primaire m’ont toujours… indigné au plus point.
-Beaucoup mieux, lui sourit la jeune femme sur un ton encourageant. Je suis toutefois dans l’obligation de vous expliquer que la vocifération d’insultes ou de juron ainsi que toute référence à des fluides sexuels hors contexte de coït visant à la fécondation humaine ou animale sont proscrites par notre règlement intérieur, Monsieur. Article 286 alinéa C. Ceci au sein de l’ensemble de nos établissements et des villes appartenant à notre communauté.
-Vous aviez marmonné « putain », non ? Juste avant que je parle.
-Et je m’en excuse sincèrement. Veuillez pardonner mon manque de professionnalisme, mon chien est mort hier soir et c’est un peu dur de garder le cap. Mon petit Bubulle…
L’hôtesse d’accueil grimaça petit à petit, une expression que faillit lui renvoyer son interlocuteur – il s’était ressaisit à temps. Professionnalisme, professionnalisme, cette femme avait employé le mot que lui-même récitait comme un mantra permanent dont il souhaitait imprimer sa psyché. Il était désormais le représentant d’une notable qui venait de se voir confier une charge importante, il se devait de correspondre à l’image… que ce job de merde attendait de lui. Non pas que ce soit réellement quelque chose de déplaisant. La paie était plus que correcte, il ne se fatiguait guère, il mangeait à l’œil, voyageait occasionnellement dans un pays riche en paysages où il faisait bon vivre pour la grande majorité du peuple... aucun de ceux qu’il côtoyait n’était susceptible de le poignarder sur un coup de tête ou de lui refourguer des saloperies incurables en respirant un peu trop près de lui. Ses interlocuteurs se lavaient régulièrement, savaient aligner des propos censés et correctement structurés…
Ne faisaient pas des plaisanteries douteuses en lui vomissant à la gueule quand enfin il trouvait le temps de dormir…
Non, ce n’était pas un job de merde, c’était un job très bien. Il devait être heureux.
Ce job, il l’honorerait de son mieux. Il voulait le garder.
-Madame, j’ai eu le temps de monologuer mentalement sur l’évolution de ma situation personnelle pendant que vous vous désoliez du sort de votre regretté Bubulle. Peut-être pourriez-vous… ?
-Buuub… buuub…
L’hôtesse fondit en larme, ses yeux déjà rouges de tristesse maintenant clos – elle venait de se prostrer sur le comptoir et l’imbibait généreusement de larmes et de morve. Mais sa détresse était telle qu’elle n’avait plus vraiment en tête de se mettre à son avantage pour séduire qui que ce soit.
Une autre figure, attirée par ces sanglots, vint rapidement à la rescousse.
-Babette, Babette… je t’avait dit que tu n’étais pas prête à reprendre. Maintenant écarte-toi et retourne faire ton deuil chez toi bien au chaud, tu nous ralentis tous.
-Mais… mais…
-Hop hop hop, pas de mais qui tienne, déclara la remplaçante en dégainant un pistolet qu’elle pointa contre le flan de sa collègue. On ne discute pas, sinon tu vas me forcer à être un peu plus ferme. Et je ne pense pas que tu veuilles passer l’après-midi allongée sur un lit à l’infirmerie… même si maintenant que j’y pense, c’est probablement ce qu’il te faut en fait.
Vas-y, résiste.L’éplorée, pas plus inquiète que ça de voir sa vie ainsi menacée, se contenta de se laisser lentement pousser par le canon en direction des coulisses. Quelques cris de larmes et autres exclamations plus tard, la nouvelle hôtesse, une rouquine sensiblement plus âgée et stable mentalement (à priori ?) que sa prédécesseuse, claqua la porte derrière elle et se présenta tout sourire à Aled.
-Bonjour Monsieur. Je vous prierai de penser à la mort et à la faim dans le monde, en particulier celle qui frappe les petits enfants dans les bidonvilles les plus sordides des sept mers, le temps de détourner votre attention et d’oublier ce que vous venez de voir qui n’est aucunement représentatif de l’accueil, des standards et de l’image de marque propres à la Maison Magdar. Comment puis-je vous aider ?
Professionnalisme, se répéta le messager. Pro. Fesse. Sion. Nalle. Lisme.
-Mon employeuse, Madame de Tintoret, a pris rendez-vous avec Valerian Loupiote. Monsieur Magdar s’est proposé comme mécène pour l’expédition à destination de Vertbrume. Ce qui a conduit ma maîtresse à faire route sur le champ pour le rencontrer.
-Aaaah, tout à fait, c’est vous oui nous vous attendions ! Quelques formalités de base et vous pourrez y aller.
-Pas de souci. Papiers d’identité, passe-droit ? J’ai également un sceau me conférant la signature pour tout engagement non financier pour Madame.
-Avant cela, il vous faudra simplement lire et signer notre règlement intérieur. Un questionnaire à choix multiples vous sera alors présenté et vous pourrez rentrer dans le domaine de Maître Magdar… si votre score est suffisant.
-Un QCM ? Un score ?
-Pour chaque personne souhaitant entrer dans le domaine, oui. Mille questions vous seront présentées, chacune dédiée à un point du règlement. Il sera attendu de vous un minimum de huit cent cinquante bonnes réponses avant de pouvoir rentrer dans le domaine. Les sessions d’examen durent quatre heures et ont lieu deux fois par jour, à huit et treize heures. Veuillez noter que notre examen est une accréditation certifiante valable cinq ans et mondialement reconnue en matière de savoir-vivre et de droit administratif. Les recruteurs de personnel des grandes maisons de Luvneelgraad en sont particulièrement friands.
-C’est une blague ? On a pas du tout le temps de…
-Il s’agit de la procédure standard à laquelle sont soumis tous les visiteurs ainsi que les habitants et employés de notre Maison. Monsieur Magdar est un homme particulièrement attaché au respect du vivre-ensemble, et estime que chaque visiteur de notre prestigieux domaine est en droit d’être dignement armé pour évoluer parmi-nous. Certains prétextent que nul n’est censé ignorer la loi pour justifier les coups bas prévus par leur règlement, nous préférons nous assurer que chacun connaisse le détail de nos règles afin de pouvoir faire usage de leur libre arbitre en pleine connaissance de cause.
-Madame, je peux comprendre l’intérêt administratif de la chose… peut-être légèrement excessive dans son application… mais c’est un peu Kafkaien, là. A quoi bon inviter les gens sur rendez-vous s’ils se retrouvent coincés à l’entrée ?
-Nous avons noté que Madame de Tintoret a déjà passé le test et qu’elle entrera accompagnée de… ohmondieuohmondieuohmondieu…
-…
-Monsieur Konan Yaombé :?
-C’est son conseiller, oui.
-MAIS CET HOMME EST UNE LEGENDE. Ou alors quelqu’un a… non, il n’y a pas d’erreur.
-Pardon ?
-IL A DEUX ETOILES A COTE DE SON NOM ! Ca veut dire qu’il a eu mille sur mille au test, et ça n’arrive jamais. Cet homme est donc soit un autiste, soit un tricheur, soit un génie.
-
Un peu des trois, mais carrément.-PLACE ! FAITES PLACE ! UN INVITE D’HONNEUR POUR MONSIEUR MAGDAR !
*
* *
*
-Sigurd, je me demandais… est-ce que vous ne seriez pas en train de vous ennuyer profondément depuis quelques temps ?
-Beuh ? Je sais pas. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
-Une intuition. Comme un faisceau d’indices qui se présente à moi en m’exhortant à le remarquer et à faire quelque chose pour vous tirer de cette situation.
Son regard s’attarda tour à tour sur la pile de recueils de mots croisés qui siégeait par-dessus plusieurs parapheurs, sur l’adorable Denden qui flottait joyeusement au milieu de l’aquarium mural avec son chapeau de pirate, ses lunettes de plongée et sa petite bouée rose fuschia, ou encore sur l’énorme château de feuilles pliées qui se construisait progressivement dans un coin de la salle et qui atteignait maintenant près d’un mètre de hauteur au plus haut de ses tours crénelées. Sigurd l’avait agrémentée de petits soldats en origami (ou origamineries, en ses termes à lui) qui devenaient assez impressionnants pour trahir la quantité extrêmement préoccupante de temps qu’il avait dû passer à s’y exercer dans les locaux d’HSBC.
-Fausse alerte amiral !, s’exclama l’autre tout en donnant un coup de pinceau à l’épée de l’un des chevaliers miniatures qui habitaient la forteresse naissante. Le soldat Dogaku se situe à un niveau trollérable de respectabilité professionnelle pour ce jour. Ses réunions de la matinée ont été rondement menées et les contrats qu’il devait renouveler se portent très bien : plus qu’un coup de fil à attendre et la liaison vers Ali Fustad, mieux connue comme Hinu Town sera prolongée !
-Je vous fait parfaitement confiance pour faire ça mieux que personne. Ca n’est pas ça qui m’inquiète. C’est… le reste. Vous êtes beaucoup plus routinier que d’habitude. J’ai l’impression que quelque chose ne va pas. Est-ce que j’ai raison ?
-Vous me dîtes ça pour Vertbrume ?
-Je parle en général. Quelque chose qui aurait commencé il y a… plusieurs mois. Peut-être même beaucoup plus longtemps que ça.
-Je pense que vous vous faîtes du souci inutilement, que ce n’est pas la première fois et que vous le suspectez aussi.
-C’est… absolument possible, mais vous vous débarrassez de ça beaucoup trop facilement.
Elle avait ses raisons, plus ou moins. La moitié Sigurdienne du large bureau qu’ils partageaient ressemblait plus à l’atelier d’un adolescent brouillon aux moyens financiers beaucoup trop importants qu’à quoi que ce soit d’autre. A commencer par le hamac qu’il s’y était installé en place de son fauteuil de cuir, relégué dans un coin de salle depuis quelques semaines maintenant. La toile aux motifs estivaux fait de soleils, de coquillages et de petits lézards armés de pistolets à eau tranchait nettement avec le reste du mobilier. Ils avaient un lustre baroque orné de perles de cristal à la mouture vernie d’or, plusieurs meubles d’inspiration de style Dayo du treizième siècle en bois massif, des tableaux variant de paysages divers à des représentations d’abysses océaniques achetés au gré de leurs lubies sans grande valeur artistique…
A tout cela s’ajoutaient quelques tapisseries et grigris éclectiques pour la moitié Haylor, et pour l’autre, des trophées qui ne payaient pas de mine et divers souvenirs en tous genres que lui seul pouvait identifier : on citera pèle mêle un nez de clown qui avait appartenu à un mentor de son temps dans la milice, une sculpture de gingko taillée sous forme de coq offerte comme remerciement par l’empereur de Kanokuni, un fragment qui constituait la moitié de la jambe de bois du capitaine Crachin brisée lors de son éveil au haki de l’armement, ou encore la carte d’identification du premier agent du Cipher Pol qu’il avait eu le déplaisir de repérer en train de l’espionner en se cachant dans une armoire.
La pièce la plus remarquable restait probablement le grand aquarium mural d’une dizaine de mètres de large, coté Sigurd, qui foisonnait d’une multitude d’espèces endémiques de North Blue – pas d’animal exceptionnel en son sein, à part peut-être le canard en plastique et le requin-peluche qui faisaient office de jouets pour son escargophone (prénommé Scott, l’inséparable) lors de ses bains. Les vrais poissons de l’aquarium semblaient également apprécier la compagnie du faux-requin, ce qui amenait Sigurd à s’en servir pour essayer de leur apprendre des tours.
En bref, c’était le grand luxe, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient et avaient les moyens.
Mais lui en profitait pour faire n’importe quoi.
Plus que d’habitude, précisa mentalement Haylor en le voyant ouvrir la fenêtre pour laisser entrer un pélican qui tenait à l’intérieur de son bec ce qui semblait être la dernière édition du Merlin des Mathétacticiens, un recueil de casse-têtes en tous genres généralement plébiscité par les retraités de la marine mondiale et les stratèges amateurs de tous bords.
Et malgré ça, elle n’était pas encore suffisamment agacée par la chose pour l’empêcher de poursuivre, trop curieuse de voir son spécimen de blondinet domestique vaquer à ses excentricités. Beaucoup de femmes affectionnaient les chats, elle avait trouvé mieux. Un simple coup d’œil au crabe de papier – un autre origami en taille réelle cette fois - qu’il lui avait offert il y a une demi-heure suffit à ce qu’elle renchérisse sur cette pensée. Les pattes et les pinces de la chose étaient légèrement articulées, l’animal avait presque l’air de lui sourire en dépit de son allure de vrai crabe et…
-Attendez, s’étonna-t-elle en étudiant de plus près l’animal et ce qui le constituait. Est-ce qu’il s’agit d’enveloppes ?
-Courriers du jour. Je regardais par curiosité. Tout le monde pleurnichait que tout était trié avec les pieds et qu’on perdait la moitié de ce qu’on attendait depuis qu’Yvette s’est barrée, alors je zyeute ce que peut être le problème… même si le plus gros problème que je vois dans cette histoire c’est ces putains de révos qui recrutent n’importe comment comme des malades.
-Aaah, j’étais presque déçue de ne pas vous entendre maugréer à ce sujet, s’amusa-t-elle en retrouvant au moins un signe de bonne santé chez son comparse.
« Et gnagnagna révos et gnagnagna pirates et gnagnagna CP ». Ravie de voir que vous avez autant d’énergie pour râler que pour jouer. Plus sérieusement. Vous êtes encore coincé dessus ?
-Sur Yvette ? Meuh non, je n’ai aucune raison de trouver ça naze voyons ! C’est pas du tout du sabotage industriel ou quoi que ce soit :
« Désolée, Sigurd, Evangeline. », s’emporta le blondinet en mimant la voix de leur vieille secrétaire-en-chef depuis le confort de son hamac nouvellement regagné.
« J’ai l’impression de galvauder le peu de temps qu’il me reste à vivre ici, dans ces bureaux, à attendre que la mort m’appelle, et ce sans rien faire de notable de mon existence. Je sais qu’il est beaucoup trop tard pour qu’une vieille fripe usée telle que moi n’espère quoi que ce soit qui puisse se prévaloir d’avoir inspiré la grandeur auprès de ses pairs, mais l’idée qui me hante se fait de plus en plus pressante au point de m’en étriper le cœur ! Au point que même en étant trop vieille et fatiguée, j’aimerais quand même avoir l’impression d’avoir servi à quelque chose de plus grand quand viendra le moment de mourir. Ne serait-ce qu’un tout petit peu. »Excellente reconstitution, remarqua la jeune femme. Ce qui ne lui correspondait pas le moins du monde, il avait bien davantage tendance à utiliser son propre vocabulaire pour restituer les discours d’un autre. D’une manière ou d’une autre, ça l’avait donc marqué.
Mimer les voix, par contre, il le faisait toujours un mélange d’assez bien et d’assez mal pour que l’on s’en amuse.
-J’étais là quand elle nous l’a annoncé, vous n’avez pas besoin de refaire toute la…
-
«Du coup je vais laisser les pleurnichards de service me lobotomiser le cerveau et rejoindre la révolution, mwarharharh ! Mon nouveau but dans la vie, ça va être de me faire connaître comme étant Yvette la révoctogénaire ! Elle avait que soixante mais passons. Ca en jette hein ? Je veux dire, les gens de mon âge se retrouvent généralement en état de faiblesse et de solitude au point de finir embrigadés dans des sectes ou des arnaques pyramidales menées par des puteries de salopards charismatiques, alors quitte à le faire, autant rejoindre la plus grosse arnaque du monde ! Ils ont pignon sur rue, ils ont bonne réputation et EN PLUS ILS ONT DES PUTAINS DE NINJAS. Tout le monde aime les ninjas, CQFD ! Et ne m’en voulez pas, c’était ça ou pirate, j’ai pris le moindre mal.-Vous êtes horrible.
-Sûrement mais chuis pas le seul, et très loin d’être le pire.
-Non, vous êtes vraiment horrible. Son histoire est terriblement, terriblement triste. Bien sûr qu’elle est isolée. Bien sûr que c’est difficile. Ses enfants ont perdu la vie, elle a dû les élever seule pendant que son mari dépérissait lentement d’une maladie rare qui faisait pousser des cactus sur son corps…
-Vrai que c’est dur. Jamais compris cette histoire d’ailleurs.
-C’était un
Carnocactaceae Morfalidus, une plante carnivore originaire de South Blue qui fonctionne à la manière d’un parasite en se logeant dans le corps d’un hôte, généralement un mammifère, pour diffuser ses graines. De nature charognarde, elle reste dans un genre de stase à attendre la mort naturelle de son porteur pour commencer à se développer à partir de sa carcasse. Toutefois, il peut arriver que les graines subissent une mutation qui les rend incapables de discerner si leur porteur est mort ou pas… ce qui les incite à éclore prématurément. Commence alors une lente bataille entre le système immunitaire de l’hôte et le cactus naissant qui se résume à une simple partie de pile ou face : si la graine parvient à survivre suffisamment longtemps, il n’y a pas moyen d’en réchapper. Il existe des traitements permettant de s’assurer que tout se passe bien… mais rares sont ceux à les connaître et à pouvoir les appliquer.
Elle hésita un instant, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule pour déterminer si elle venait d’asséner un grand coup de somnifère à son auditoire ou si au contraire, et c’était bien le cas, Sigurd la regardait avec la fascination toute particulière qu’il lui dédiait comme à chaque fois qu’elle débitait des anecdotes rocambolesques de ce style. Et comme à chaque fois, elle se sentait bêtement fière, bêtement flattée, bêtement heureuse et bêtement bête.
-Vous êtes tellement belle quand vous me récitez les comptes rendus de vos nuits blanches passées à bouquiner des trucs savants inutiles, c’est incroyable.
-Je sais.
-Dommage que les gens normaux vous prennent pour une folle quand vous faîtes ça, hein ?
-Dommage que vous soyez incapable de maintenir un compliment plus de deux secondes, plutôt. Où en étais-je, déjà ?
-Cactus carnivore parasitique, Yvette la révoctogénaire, moi qui vous donne l’impression de crever d’ennui en me réfugiant dans strictement toutes les distractions qui me passent par la tête, et encore avant le fait que vous ne tolérez le hamac dans le bureau que parce qu’à la base je voulais me faire installer un bon gros lit pour siester et que vous avez mégaditnon parce que vous sentiez venir gros comme ça que ça allait forcément déraper trop souvent.
-Chut. Vous savez aussi bien que moi que c’était une très mauvaise idée.
-Nan nan nan, moi je suis un flemmard très raisonnable et je sais utiliser le mot sieste sans rajouter des adjectifs très tendancieux derrière.
-Vous êtes insupportable…
Ils furent interrompus par un amas de bulles en éruption provenant de l’aquarium – des bulles qui éclatèrent au contact de la surface pour orchestrer une succession de blup-blup distinctifs, un appel pour Sigurd qui en profita pour repêcher son escargophone avant de s’éclipser avec.
Et de revenir tout de suite.
-Haylor, c’est Vaxholm, c’est pour vous.
-S’il appelle par Scott, c’est plutôt que c’est pour vous.
-C’est pour nous deux et ça m’intéresse pas mais il veut pas comprendre. Et y’a aussi Loupiotte. Et quelqu’un de la capitale.
-Qui ?
-Nan mais j’allais pas l’écouter assez longtemps pour me le faire expliquer, ça va pas la tête ? Le pied dans la porte, technique de manipulation marketing pour forcer les gens à vous accorder de l’attention et à se laisser empoisonner par votre discours. Je dis non.
-Evidemment… passez le moi.
-Transféré sur votre escargophone. Vais me balader dans le port, je crois. Si vous avez besoin de moi, utilisez le Sig-Signal et j’accourrai comme si ma vie en dépendait.
-Vous imaginez bien que si je l’utilise et que vous ne venez pas, votre vie en dépendra vraiment.
-Meuh non, vous vous êtes adoucie depuis la dernière fois…
-…
-… je reste dans le coin, évidemment.