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Le Nettoyeur de Bliss

- Le corps est encore tout chaud ! Faut y aller !
- Inutile de se presser, le cadavre ne va pas s’enfuir, si ? Laissez-moi terminer mes brochettes.
- On vous a pas invité pour vous empiffrer !
- La ferme Lieutenant, c’est Jay-jay qui l’a invité.

Loth dégusta entièrement ses brochettes de seiches au miel avant de se mettre en branle pour la scène de crime. La cariole filait à toute allure sur la rue G, la principale avenue sise dans le quartier chaud de la ville. Il était minuit passé. Une foule dense des fêtards aurait déjà dû s’y agglutiner, attirée par les lieux de plaisirs, les restaurants et la musique trop forte, remarqua le Moine Hérétique. Habituellement, ils auraient été pris dans un embouteillage monstre de voitures hippomobiles en tout genre.

- Au moins les commerces sont ouverts, c’est juste que les gens n’osent plus trop sortir, déclara tristement Davina Grantz. J’espère que tu vas régler ça rapidement, le binocle !
- Hmph…
- Toujours aussi bavard. On est encore loin, Lieutenant ?
- On a trouvé le corps à la 8e Tranche.
- C’est une des nouvelles cités extramuros qui ont poussé comme des champignons ces derniers temps. On y sera en moins d’une demi-heure. Ça remonte à quand ta dernière visite à Bliss ?
- Les funérailles de feu de ton père.
- Ah. Sept mois ont passé depuis. C’est la première crise qu’affronte Jay-jay depuis qu’il a été couronné. Il pense que si tu avais accepté le poste proposé, il n’y aurait rien eu de tel.

Il fallut un moment à Loth pour comprendre à quoi elle faisait allusion. Cette information, il l’avait archivée quelque part, très loin dans son cerveau. Au lendemain de son couronnement, le nouveau roi l’avait effectivement prié d’accepter le poste de conseiller royal. Il aurait volontiers accepté, si le prérequis n’incluait pas de se sédentariser à Bliss. Loth aimait beaucoup cette île -dont il était d’ailleurs le citoyen naturalisé- tout autant que l’hivernale Boréa dans North Blue, mais son cœur était celui d’un nomade. Très peu de ses voyages à Bliss avaient eu pour thème congés ou villégiature, constata-t-il. Lutte contre les syndicats ouvriers, contre Ashura et son réseau de blanchiment d’argent, chasse au trésor s’étant transformé en combat contre un révolutionnaire cannibale où le précédent souverain a trouvé la mort…

- Vrai qu’à chaque fois que tu te pointes, y a un truc chelou qui se passe ici, le binocle, déclara Davina comme si elle avait lu ses pensées.
- Rappelle-toi : vous m’avez invité. Je n’y suis pour rien cette fois-ci.
- On est arrivé; déclara le lieutenant. Pour votre sécurité, princesse…
- N’essayez même pas Roches, je viens. Jay m’a dit de coller à Loth comme un cataplasme sur une plaie.
- C’est toi la plaie.

Le corps n’avait pas été dissimulé. Un long couteau planté dans l’abdomen, il gisait sur le sol au milieu de la ruelle piétonne. De part et d’autre s’élevaient les immeubles d’habitations gris qui formaient cette banlieue étendue et laide. La mare de sang qui entourait le corps indiquait que la victime avait été tuée là. Loth jeta un regard aux immeubles. Très peu de lumières, personne aux balcons. Pas très étonnant à cette heure de la nuit. L’odeur de tripes due à la l’éventration saturait l’air. Il s’approcha puis s’agenouilla pour humer la victime, ignorant les regards ronds que lui lancèrent les Marines. Davina l’imita dans ses œuvres.

Si près, le cou de la femme embaumait l’essence de pétunia, un parfum bas de gamme à l’instar des bijoux en toc et des friperies qu’elle portait. Il nota mentalement : femme de la tribu des longs-bras, blanche, blonde, yeux verts éclatants -enfin plus maintenant-, pommettes relevées, taille fine, 1m79 maximum. Elle était belle malgré tout. Des hématômes cerclaient ses poignets, signe que quelqu’un l’avait fortement agrippée. Il s’arma de sa loupe et son flash dial. Sur le manteau en peau de vision de la victime, il releva un long poil brun. « Chien ? » demanda Davina. Loth acquiesça du chef et enchaina : « Rien sous ses ongles, dommage. Elle n’a pas pu blesser son agresseur ». Il porta son attention sur le couteau qu’il mesura minutieusement avec mon mètre ruban. Le manche mesurait dix centimètres et semblait être fait d’un bois couleur noire avec des motifs naturels bruns pâles entrelacés. « On dirait du palmier... » murmura le Moine.  

- Faux ! rétorqua la princesse à quatre pattes, contente de corriger ce monsieur-je-sais-tout. C’est de la Morta.
- Vraiment ? fit Loth, sincèrement surpris. Comment peux-tu le savoir sans aucune analyse ?
- Parce que nous en avons une collection au palais. En plus, les couteaux, c’est mon dada, répondit-elle en montant l’intérieur de sa veste où étaient rangés une trentaine de couteaux de toutes tailles.
- C’est peut-être toi le meurtrier, tiens. Tu étais où ce soir ?
- Avec toi, triple andouille.
- Pardon, mais c’est quoi cette morta ? demanda Roches en interrompant leur rigolade.
- Quand elle vivante, cette plante est appelée chêne des marais, répondit Loth. La morta est un chêne mort, qui a séjourné des milliers d’années piégé dans les tourbières. En exploitant les tourbières, les hommes ont excavé cette matière qui est très prisée pour sa robustesse. Qui vend ce genre de couteau, Davina ?
- Aucune idée, je vais demander au maître d’armes du palais royal. Ça peut être une bonne piste. Quid des couteaux qui ont servi à tuer les précédentes victimes, lieutenant ?
- Pour nous, c’étaient de banals couteaux de boucher...
- Je dois réexaminer tout ce que vous avez, déclara Loth.
- T’inquiète, ils ont déjà préparé ça, j’y ai veillé. Le Colonel Dickson, maudit soit-il, n’a formé personne pour prendre sa relève. Quand il a démissionné, il a laissé la 19è dans un putain de désordre. Ils ont tous fait du travail d’amateur. Tu pourrais rester après pour les former à mener une enquête en bonne et due forme, Binocle.
- Terminons déjà ce que nous avons commencé ici.
- La lame est en inox et non gravée, constata la princesse. Etrange... l’artisan n’a laissé sa signature nulle part. Ni sur la lame, ni sur le manche.  
- C’est pour ça que pour nous, c’étaient juste des banals couteaux de bouchers, se défendit le lieutenant, piqué à vif par les remarques acerbes de Davina Grantz.
- Et bien sûr, vous avez passé votre temps à interroger tous les bouchers de Portgentil ?!
- Pas que, Princesse, on a également interrogé les associations de chasseurs, les ménagères et tous ceux qui peuvent utiliser ce genre de couteaux.
- Ce que je dis. De l’amateurisme. Taisez-vous et apprenez du meilleur ! A-t-elle été abusée ? demanda-t-elle en se retournant vers Loth occupé à farfouiller sous les jupes du cadavre.
- Pas de viol, apparemment. Correction, je ne suis pas le meilleur. Dickson était bien au-dessus, les détails qu’il repérait et les déductions qu’il en faisait... dieu ! C’était de l’art !
- C'était aussi un lâche et j'en suis pas fan.
- Il avait ses raisons.
- Sinon, cette éventration tout de même ! Le tueur a embroché la pauvre dame dans l’aine puis a remonté jusqu’au sternum. Il l’a sacrément ouverte, comme un putain de poisson ! Regarde, le premier coup était si violent que la pointe du couteau est ressortie dans son dos.
- Soit ce type est un monstre, soit, il ne connait pas sa force.
- T’inquiète binocle, il va bientôt apprendre à connaitre la nôtre.


Dernière édition par Loth Reich le Lun 11 Jan 2021 - 23:45, édité 2 fois
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- C’est la première fois qu’il tue une Long-bras, souligna le lieutenant Roches après un long moment de mutisme.
- Parce qu’il a déjà tué d’autres espèces humaines ?
- Tu n’as pas lu dossier, binocle ?
- Quel dossier ? Je te signale que je suis descendu de la translinéenne, il y a une heure à peine.
- Je pensais que Jay t’avait escargofaxé les éléments avant de t’inviter.
- De lui, j’ai reçu un coup de fil qui a duré 30 secondes. « Meurtre en série sur mon île. Gère-moi ça. Tu as carte blanche. » J’ai donc sauté dans le premier bateau.
- Lieutenant, faites un topo à Loth, je vais me joindre à l’équipe qui fait du porte-à-porte.  
- C’est pas prudent princesse, laissez ce soin à mes hommes qui ratissent déjà les alentours. Les rues sont sombres, le tueur peut se cacher encore là.
- Je n’espère pas mieux, lieutenant ! clama-t-elle avant de disparaitre à la vitesse d’un Soru.
- Les Grantz de Bliss ! marmonna Loth en hochant la tête d’un air amusé. Dites-moi tout, Roches. C’est inutile de vous inquiéter pour elle, Davina sait se défendre, nous avons combattu ensemble l’As de la Révolution Baba Giant. Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?
- Non, avoua-t-il. J’ai été muté après la mort du vieux roi et depuis cette famille ne cesse de me surprendre
- Vous vous y ferez. Il y a eu combien de victimes ?
- Celle-ci est la quatrième qu’on attribue à ce tueur.
- Lui avez-vous donné un surnom ?
- Nous, non, mais la presse le surnomme déjà « El Cucuy ».
- C’est un monstre du folklore des peuplades du midi de South Blue. Dois-je supposer que certaines des victimes viennent de cette communauté ?
- Oui, les deux premières victimes. Des immigrées de seconde génération.
- Des suspects ?
- Différents suspects pour chaque meurtre mais aucun qui fasse consensus.
- Dans ce cas, qu’est-ce qui vous amène à supposer que c’est une série ?
- Y a les couteaux, l’éventration, les victimes âgées entre 20 et 30 ans...
- D’autres points communs ?
- Elles étaient toutes fringuées chic. Les deux premières et notre dernière là allaient sans doute sortir s’amuser ; la victime 3 rentrait d’une soirée étudiante fortement alcoolisée.
- Quoi d’autre ?
- C’est tout, je crois.
- Les points de divergences ?
- Jusque-là on a trois humaines, une femme-poisson et une longue-bras. A part la femme-poisson, on a retrouvé les armes du crime, soit sur la victime comme ici, ou pas jetées pas loin.
- Quid des couleurs de cheveux, du milieu social ?
- Rien en commun, répondit-il en consultant ses notes griffonnées sur un calepin.
- Agressions sexuelles ?
- Non plus.  
- Ça ne ressemble pas à une série. Il est inhabituel pour un tueur en série d’avoir des critères autant dissemblables, surtout de races.
- Cherchez pas de logique, c’est probablement un déséquilibré couplé à un frustré de la vie qui s’attaque aux femmes ! Pas besoin de faire une longue théorie sur ça !
- Et pourtant, il n’y a rien ici qui suggère l’acte d’un fou, fit Loth en désignant la scène de crime. L’éventration a été faite d’un trait sans aucune marque d’hésitation. Le sac de la victime et ses bijoux n’ont pas été dérobés. Et à part le poil étranger retrouvé sur la victime, il n’y a rien d’autre ici si ce n’est la salissure originelle de la ruelle passante. M’est avis que c’est définitivement trop propre pour un déséquilibré qui attaquerait juste sans raison.
- Eviscérer n’est pas ce que j’appelle l’acte de quelqu’un de normal !
- L’éventration, en sciences du comportement, est un acte qui a une symbolique phallique. La quasi-totalité des éventreurs que j’ai capturé étaient impuissants sexuellement. En poignardant, puis en éventrant leurs victimes, ils recréent l’acte sexuel.
- C’est ce que je dis ! Un frustré ! Il est en chien !
- Gardons-nous de conclusions hâtives. Vous n'avez pas retrouvé la pièce d'identité dans le sac ?
- Non, à croire qu'elle sortait sans. On l'identifiera surement avant le lever du soleil.
- Dans ce cas, il n'y a plus rien à tirer ici, nous pouvons rentrer à la base. J’ai hâte de lire ce que vous avez empilé pour moi, dit-il en se relevant, les yeux fixés sur la voûte étoilée. Ah! Une dernière chose, lieutenant ; je ne suis pas là pour vous voler la vedette, je ne peux être plus célèbre que je ne le suis à Bliss. C’est d’ailleurs pour cela que je tiens à garder ma présence secrète, autrement les tabloïds se déchaineront. Je vous laisserai tout le mérite de la capture du criminel, aussi, j’espère une parfaite coopération loin de cette animosité que je sens poindre ?
- D’a... d’accord monsieur. C’est juste que...
- C’est frustrant de se voir appointer un civil pour diriger votre enquête ? Considérez-ça comme une occasion d’apprendre l’un de l’autre. J’adore la richesse des autres.
- C’est quoi cette futile conversation, Binocle ? Mâte plutôt ce que j’ai dégoté derrière une benne à ordure !

C’était un petit homme famélique qui exhalait une forte odeur de xérès. Il promenait sur l’assistance un regard hagard et paniqué. A en juger par son uniforme, il devait officier en tant qu’agent de sécurité dans le patelin. Hank Rafferty était floqué sur son torse. « Il dit ne pas se souvenir de la dernière heure » précisa Davina, courroucée. « Pas étonnant vu son niveau d’alcoolémie ! Jetez-moi ça dans la plus exigüe de vos cellules, la mémoire lui reviendra bien assez tôt ! » La Marine passa le reste de la nuit à ratisser le quartier sans avancée notable.

De son côté, la nuit fut studieuse pour le Moine Hérétique. On le logea dans l’ancien bureau du Colonel Arsène Dickson. Loth était connu pour être un criminologue spécialisé dans les sciences du comportement humain, une discipline encore balbutiante qui ambitionnait de décrypter et prédire les actions des criminels à travers plusieurs approches et théories liées au comportement. Dans cette myriade de sciences complémentaires, la victimologie ou l’étude des victimes demeurait l’angle d’attaque préférée du binoclard.

La première victime était très singulière. Le tueur semblait s’être particulièrement déchainé sur elle. L’éventration n’était pas aussi nette que sur la dernière, le tueur s’y étant repris à plusieurs reprises. Comme s’il avait hésité, comme si sa main avait tremblé. Était-ce à mettre sur le compte de l’inexpérience, ou de la rage ? Le tueur connaissait-il personnellement la victime ? Elle s’appelait Maria Conception, 25 ans, de race humaine, célibataire. Elle travaillait à mi-temps comme secrétaire dans une imprimerie. Son meurtre remontait à trois mois avant l’arrivée du Binoclard. L’arme du crime était un long couteau avec un manche d’un bois anthracite veiné de blanc. Encore de la morta...

La seconde victime avait été tuée avec un couteau de même facture, une semaine après la première. Ramona Acevedo était une humaine de 28 ans, au chômage. Les photos prises sur la scène de crime étaient étrangement semblables à celles de la dernière victime. Ruelle mal éclairée, corps découvert à une heure du matin, victime allant ou revenant de soirée. L’éventration avait été plus « propre » que celle de la première victime. Le tueur avait-il gagné en certitude ? Elle avait été tuée dans la 2e Tranche, lut Loth dans le rapport. Où avait été tuée la première victime déjà ? s’interrogea-t-il. Malgré une refouille des éléments, il n’y avait aucune mention de cette information. Davina avait raison se dit-il, l'enquête puait l'amateurisme.

La troisième victime était toute aussi intéressante que la première. Femme-poisson de la race des carpes koïs, Aqua-Lina, 23 ans, était une jet-setteuse issue d’une famille riche ayant fait fortune dans l’aquaculture. Les photos de la scène avaient fuité et firent la une de tous les tabloïds à coup de phrases chocs, chacun s’en allant de son surnom donné au tueur. "El Cucuy" ou "l’éventreur de Bliss" revenaient le plus souvent. A partir de ce moment, une peur diffuse s'installa sur l'ile. Ce meurtre eut lieu une semaine avant son arrivée, soit deux mois et deux semaines après la deuxième victime. Cette pause l'intriguait tout autant que l'arme du crime qui n'avait pas été retrouvée. Ayant tué les deux premières victimes à une semaine d’intervalle, Loth s’attendait à ce que le tueur monte plus en puissance. Décidément, ce tueur aimait sortir des sentiers balisés. Aqua-Lina avait été tuée dans la 4e Tranche.

- Cette histoire de Tranche... murmura-t-il dans la solitude de son bureau.
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Une bonne odeur de croissants chauds le réveilla sous les coups de sept heures. Il avait sombré dans un profond sommeil sur le canapé du bureau, une carte de l'ile sur le visage. Après un brin de toilettes, il déjeuna au mess, en compagnie de la princesse Davina Grantz et du lieutenant Roches. Comme ce dernier l'avait prédit, ils finirent par identifier la quatrième victime. C'thaloth Lhu de son nom était une serveuse dans un bar de la rue G.

- Mais elle n'était pas de service hier, c'est ce que son patron nous a dit.
- C'thaloth ? "Loth" est-il un suffixe chez tous les longs-bras ? demanda Davina.
- Je ne crois pas.
- C'est pas une coïncidence, si ? Loth Reich... C'thaloth Lhu...
- Concentre-toi, tu divagues. Lieutenant, où a été tuée la première victime ? Il n'y a aucune mention du lieu dans le dossier.
- En fait on l'ignore. On l'a repêchée. Le cadavre flottait dans la mer.
- Avec le couteau ?
- Avec le couteau planté dans le bide, ouais.
- Vous avez forcément remarqué qu'à part la première, toutes les autres victimes ont été tuées dans vos nouveaux quartiers là ? 2e, 4e et 8e Tranche.  
- On a vu ça. On s'est aussi dit que le tueur doit être du coin, répondit Roches.
- Expliquez-moi mieux.
- Les Tranches, fit Davina en mâchant son lard, sont sorties de terre en 1626, suite au bordel que tu as foutu en démantelant Prometheus le réseau de blanchiment d'argent d'Ashura. Les milliards qui ont été saisis ont servi à lancer ce projet immobilier d'envergure pour donner du travail aux honnêtes gens qui se sont retrouvés sur la paille. Les Tranches aux chiffres pairs sont des logements sociaux habités par la classe pauvre et moyenne tandis que les impairs sont des cités pour les nouveaux riches.
- Aqua-Lina habitait dans quelle tranche ?
- La 3e. Elle a quitté son quartier huppé pour une fête étudiante dans la 4e.  
- Il me faudrait une carte actualisée de l'ile, celle que j'ai trouvée hier ne l'était pas.
- Tu veux faire le profilage géographique ? demanda Davina.
- Tu as suivi mes cours de criminologie à Boréa, tu veux le faire ?
- J'ai un peu dormi durant le chapitre sur le profilage géographique. C'est à peu près au moment où tu as commencé à y introduire des maths et de la géométrie.
- C'était au début même du chapitre.
- Ha ha ha ! Dans ce cas, j'ai dormi tout du long. Trop barbant, je te laisse ça.
- Le profilage géographique, reprit Loth suite aux sourcils lourds d'interrogation du lieutenant Roches, part du postulat qu'un tueur en série a une zone définie dans laquelle il se sent à l'aise et commet ses forfaits. En utilisant les probabilités mathématiques et les sciences du comportement, le profileur peut déterminer cette zone théorique. Cela ne fonctionne que si c'est une série. Et vu que nous ignorons où Maria a été tuée, le résultat risque d'être biaisé.
- Elle habitait dans la 6e Tranche cela dit, déclara Roches.
- Mais seules la 3e et la 5e donnent sur la mer, répliqua Davina. A part Maria, toutes les victimes ont été retrouvées dans les Tranche défavorisées à nombre pair. Il aura tué Maria Conception ailleurs puis l'aura transportée jusqu'à la flotte ? Mais ça colle pas au reste vu qu'il n'a pas déplacé les autres.
- La première victime détient souvent la clé de l'énigme. Mais dis-moi Davina, tu devais prendre des informations sur la morta, je crois ?
- Oui, notre maitre d'armes m'a grandement aidé. Selon lui, la morta provient du plus grand importateur de bois de l’ile.
- Payons lui une petite visite après. L’agent de sécurité doit être dégrisé à cette heure, voyons ce qu'il va nous raconter.

Le petit homme se rappelait avoir pris service autour de dix-neuf heures la veille. Le quartier était calme, confia-t-il ; sous les coups de vingt-deux heures, quelques groupes de jeunes -essentiellement des jeunes hommes- commencèrent à sortir, la plupart se dirigeant vers la station de la 8e Tranche. De là, des voitures hippomobiles desservaient tous les recoins de la capitale. « Rien ? Il n’y a rien eu de suspect ? Il n’y a pas des milliers de long-bras dans le coin, tu avais déjà vu cette la victime ? » questionna la princesse avec véhémence. Malgré la crainte que lui inspirait la Grantz, Hank Rafferty n’en démordit pas, il n’avait jamais croisé C’thaloth Lhu dans sa vie. « Pas d’hommes bizarres non plus ? Allons, donnez-nous quelque chose à nous mettre sous la dent bon sang ! » éructa-t-elle. Son coup de poing rageur marqua la table de craquelures.

- Allons calme-toi ! Ce n’est pas comme cela que tu vas en tirer la moindre information, intervint Loth en éloignant la furie.
Monsieur Rafferty, je m’appelle Loth Reich. Quel âge avez-vous ?
- Quarante-neuf.
- Avez-vous de la famille ?
- Une gam..mine, bégaya-t-il.
- Quel âge ?
- Cinq.
- Très bien. Vous êtes la seule personne que nous ayons trouvée dehors ce soir-là. Avez-vous l’habitude de boire pendant votre service ?
- N-non ‘sieur.
- Personne ne va vous sanctionner pour ça, nous n’en avons ni l’envie, ni le pouvoir. Il vente beaucoup à Portgentil en cette période, je peux comprendre que pour tenir le coup dans la mordante bise, un remontant chaud puisse être une bonne idée.
- D’temps en temps, j’prends une gorgée d’ma gnole, avoua-t-il à demi-mot.
- A quelle heure avez-vous commencé à boire ? Approximativement ?
- Chai pas... Dès qu’l’vent s’est levé j’pense. Avant qu’les premiers jeunes n’s’pointent.
- Avant vingt-deux heures donc. Excellent. Faisons un petit exercice, dit Loth en sortant un audio dial de sa poche. Cet instrument contient un enregistrement de plusieurs sons, je vais passer celui du vent qui souffle. Je vous demande de fermer les yeux, allez-y je vous prie. Fermez les yeux, repensez à cette soirée.
Vous vous y revoyez ? demanda-t-il après un long moment de silence où seul le bruit du vent produit par l'audio dial était audible.
- Euh... ouais.
- Que portez-vous ?
- Mon vieux coupe-vent, ma casquette et ma matraque.
- Dans quelle main la matraque ?
- J’la tiens pas, c’est à ma ceinture. Côté gauche.
- Et la gnole ?
- A l’intérieur d’ma veste.
- Le vent se lève, froid. Vous êtes où exactement ?
- D’vant l’hall du bâtiment C. J’fais ma ronde. Y a pas un chat d’hors.
- Sûr ?
- Ouais, personne.
- Très bien. Que faites-vous ensuite ?
- J’continue ma ronde vers les bâtiments F et G. Souvent y a des jeunes qui s’y rassemblent pour fumer d’l’herbe. J’prends plusieurs gorgées en route. Ah merde !
- Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui vous a contrarié ?

« La gnôle, y en a plus », précisa-t-il. Hank Rafferty ne s’était pas rendu compte que la flasque était vide. Jurant et maudissant, il fit le tour des bâtiments F, G, puis arriva au niveau du bâtiment N. Là, quelque chose attira son attention. Un tas de chiffon, à côte d’une benne à ordure, pensa-t-il, avant de constater qu’il s’agissait d’un sans-abri. « C’pas autorisé ici, tu dois d’gager ! » beugla-t-il à la personne emmitouflée. Une discussion s’engagea entre eux, le misérable plaida sa cause et promit ses grands dieux qu’il déguerpira de là dès le lever du soleil. « Y ventait sec, faut dire, j’avais pas l’cœur à l’chasser » se défendit-il. « Surtout pas qu’il a partagé sa gnole avec moi. C’tait très fort, comme j’en ai plus siroté d’puis belle lurette. La première gorgée m’a donné un d’ces coups d’fouets ! » Après, raconta-t-il, la ronde se poursuivit jusqu’à ce que...

- Ce que Davina tombe sur vous dans les vapes, conclut Loth qui donna une tapette sur la joue de Rafferty pour le réveiller.
- C’était quoi ça ? demanda-t-il, paniqué, son regard passant de la princesse au lieutenant puis sur le Moine. M’avez hypnotisé hein ?
- Juste de la mise en situation. J’ai recréé les conditions qu’il y avait ce soir-là avec le bruit du vent et de l’absinthe, fit-il en sortant une petite bouteille ouverte sous la table. C’est bien cela que le sans abri vous a offert ?
- C’la même odeur, ouais.
- Décrivez-nous ce type ! intima Roches.
- J’l’ai pas vu. Y avait vraiment b’coup d’vent. L’était camouflé sous des piles d’couvertures. Mais sûr que c’était une femme !

***

- Attends, tu penses que ce sans-abri y est pour quelque chose ?
- Je l’ignore Davina. Je crois en tout cas, qu’il lui a donné quelque chose de plus fort que ce qu’il boit. Et ça l’a envoyé dans les vapes.
- Et ce serait intentionnel ?
- Avec l'agent de sécurité hors circuit, le tueur avait la voix libre. Cela correspond au premier profile que j’ai dressé. Ce n’est pas un tueur d’opportunité, c’est quelqu’un de méthodique.
- Donc, il était en planque ? Je veux dire « elle ». T’es sûr que tu ne l’as pas poussé un peu loin dans l’hypnose ? J’imagine pas une femme faire ça. Les tueuses en série sont extrêmement rares, tu nous l’a dit durant nos cours.
- C’est vrai. Sur des centaines de cas sur lesquels j’ai enquêté, les tueuses en série se comptent sur les doigts d’une seule main. Mais, je ne considère pas les crimes de Bliss encore comme une série, donc ça reste plausible.
- On est arrivé, dit le lieutenant, coupant cours aux discussions.

Les bureaux de Harmattan & Sisters se situaient dans le quartier portuaire de Portgentil ; Loth ne se souvenait que trop bien de cette entreprise, un mastodonte aux pieds d’argiles qui fut l’une des premières à se déclarer en faillite quand le Moine Hérétique engagea les Autres -un groupe de mercenaire- pour imposer un blocus à Endaur. Dès lors, aucun bois ne pouvait parvenir à Bliss, mettant sérieusement en danger les chantiers navales, surtout la niche dédiée aux bateaux de luxes. Harmattan & Sisters était le principal importateur d’essences rares de l’ile. De toute évidente, elle avait été remise à flot, surement grâce aux fonds saisis sur Prometheus.

- Depuis, nous avons diversifié nos sources d’approvisionnement, déclara le directeur, Mr Harmattan. Sans vous, nous ne serions pas là, Mr Reich ! Merci encore de nous avoir débarrassé de ces crapules ! Je ferai tout pour vous aider.
- Si seulement il s’avait que tu es la cause de sa presque faillite ! lui murmura Davina Grantz du coin des lèvres.
- Nous aimerions voir votre registre de vente s'il vous plait. La morta en particulier, nous cherchons ceux qui vous achètent cette essence.
- La morta... Peu savent le traiter. Nous en vendons à la forge royale, dit-il en parcourant de l’index le gros registre, et au Consortium Vendée.
- C’est tout ?
- Oui, votre altesse royale. Comme je l’ai précisé, très peu savent le traiter convenablement. Sans ces deux clients qui en commandent quelques planches par an, nous aurions déjà arrêté de l’importer.
- La forge royale l’utilise pour faire des manches, quid du Consortium Vendée ?
- C’est une menuiserie. Ils proposent divers articles en morta.
- Merci pour votre disponibilité, n’hésitez pas à nous contacter si quelque chose vous revient.
- Si fait, votre altesse.
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