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Chasse au vampire

L'île du Piton Blanc est un petit bout de terre, perdu au beau milieu de nulle part de North Blue, éloigné des principaux axes de navigations commerciaux et militaires, boudé par les pirates et ignoré de la Révolution. La seule richesse dont peuvent s'enorgueillir les habitants de l'île est sa position de leader mondial incontestable dans la production des bâtons de craies, bien qu’il faille reconnaître qu'en dehors des professeurs des écoles, rares sont ceux à jamais avoir entendu parler de ce fait. Et étrangement, personne n'a jamais ne serait-ce que songé à tenter de leur ravir cette prestigieuse position.

La géographie de l’île est fort simple, ce qui présente l’indéniable avantage de permettre aux enfants du coin de la dessiner facilement. En son centre, le fameux piton, celui-là même qui donne son nom à l’île. C’est au sein de ce massif qu’on trouve les fameuses carrières de craie qui font la non-renommée du coin. Tout autour du piton, formant une petite couronne circulaire, s’étendent de vastes prairies d’herbes grasses, arpentées par des troupeaux de chèvres, seconde industrie majoritaire de l’île.
Tout au Sud de l’île se trouve Blanchemuraille, une petite ville d’environ sept milles âmes. D’après les habitants, il s’agit de la capitale de l’île. D’après les rares visiteurs, il s’agit surtout de l’unique ville digne de ce nom de toute l’île. Mais qu’importe les médisants. Blanchemuraille est une cité de caractère, toute jolie et proprette. Outre la grande Muraille qui la ceint et lui donne son nom, on y trouve aussi un hôtel de ville, plein centre, avec son Beffroi qui sonne toutes les heures avec soixante-cinq minutes d’avance : son mécanisme est un véritable chef-d’œuvre d’engrenages délicats et géniaux que plus personne ne comprend depuis des siècles, aussi la mairie a-t-elle renoncé à la faire remettre à l’heure depuis bien longtemps. Les habitants sont si habitués à la gymnastique mentale pour associer la bonne heure qu’ils n’y font même plus attention, mais ce n’est pas le cas des rares touristes qui débarquent et cela n’aide pas à améliorer l’image de l’île auprès d’eux. Tout au sud de la ville se trouve le port : l’île ne produisant essentiellement que de la craie et du fromage de chèvre, elle est majoritairement tributaire de l’extérieur pour se ravitailler, aussi des armateurs locaux organisent régulièrement des convois pour alimenter l’île en tout ce dont elle a besoin.
À l’ouest de la ville se trouve la Caserne. Aussi vieille que la Muraille, la Caserne a servi jadis à accueillir la garde de la ville, il y a des éons, avant que l’existence de l’île ne soit réellement reconnue et que le Gouvernement Mondial ne l’incorpore à son domaine. La Caserne héberge maintenant un petit contingent d’une cinquantaine de Marines, chargé de faire régner l’ordre et respecter la loi dans la cité.

Tout à l’est de l’île par rapport à Blanchemuraille se trouve la Base. En réalité, son nom administratif est la Base #127 de North Blue, mais ici, tout le monde l’appelle « la Base ». Ce n’est pas comme s’il y en avait beaucoup d’autres dans les environs : la plus proche doit être à deux bonnes semaines de navigation… La Base contient tout le reste de la garnison de la Marine, pour un total de cinq cents hommes, qui se relaient avec ceux de la Caserne. C’est un petit effectif, mais ce n’est déjà pas si mal pour une petite île sans importance symbolique, politique, économique ou stratégique. En réalité, la Marine entretient une présence militaire surtout pour s’assurer que l’île ne tombe pas dans l’escarcelle d’un pirate friand de fromages de chèvre (ou ayant développé une addiction à la craie) qui en ferait sa base arrière et pourrait alors en profiter pendant des années le temps que la Marine ou le Gouvernement Mondial ne réalisent qu’ils se la sont fait piquer.

En dépit de sa taille minuscule, la garnison militaire est tout de même placée sous les ordres d’un Colonel. Traditionnellement, il s’agit souvent d’une pré-retraite dorée qui ne dit pas son nom, l’Officier en poste se contentant de se la couler douce en attendant paisiblement l’heure du départ. En effet, il ne se passe jamais rien sur le Piton Blanc. Bien qu’à en croire l’actuel Colonel, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, il y a de cela de très nombreuses années…


« Non ! » Asséna haut et fort Rachel.

Dans l’une des salles de briefing de la Base, l’imposante sergent albinos fusillait du regard son interlocuteur, un homme mince au visage effilé, au cheveux bruns mi-long soigneusement brossés en arrière, et arborant les insignes de commandant sur ses épaulettes. Le commandant Song, le numéro 2 de la hiérarchie du Piton Blanc, juste après le Colonel en personne.

« Je me permets d’insister, sergent, fit l’officier.
_ Non, c’est non, mon commandant ! Je refuse, s’entêta la jeune femme.
_ Allez… Pour me faire plaisir ?
_ Mon commandant, je vous rappelle que le bizutage est interdit par le règlement de la Marine, lui rétorqua la sergente avec un sourire appuyé. Alors veuillez arrêter votre mauvaise blague avant qu'elle n'aille trop loin.
_ Ce n'est pas une blague, c'est très sérieux, assura Song. Et c'est un véritable ordre de mission, ajouta-t-il en agitant le papier en direction de son interlocutrice. Prenez-le, s’il-vous-plaît, je commence à me sentir ridicule, là…
_ Les vampires, ça n'existe pas ! Martela Rachel. Il n'y a même pas à réfléchir, je ne vais pas enquêter là-dessus, c'est trop débile, mon commandant.
_ Écoutez, plusieurs habitants s'en sont émus et en ont fait part au Colonel. Il souhaite donc qu'on enquête, expliqua patiemment Song. C’est véritablement un ordre.
_ Non mais sérieusement, c'est ridicule, mon commandant. On commence comme ça, et après, il va falloir qu'on se dérange à la moindre rumeur de yétis, de lueurs célestes ou de possessions démoniaques ! On est la Marine, voyons, on a sûrement mieux à faire que de pourchasser les fantômes !
_ Allons, Rachel, les missions sont rares, ici, au Piton Blanc : c'est une occasion en or de faire vos preuves, l'amadoua le commandant. Et puis, si vous comptez rester dans la Marine, vous vous apercevrez très vite que l’institution s'y entend, côté mission débile, vous pouvez me croire.
_ Si c'est vraiment une occasion en or, pourquoi vous ne la saisissez pas, mon commandant ? S'enquit Rachel, suspicieuse.
_ Je suis né ici, révéla Song. J'ai postulé pour être en poste ici. Ce qui n'a pas été bien difficile, vu l'absence de concurrence, pour le coup... Personnellement, je n'ai pas d'autre ambition que de prendre la relève du Colonel lorsqu'il prendra sa retraite.
_ Ah.
_ Mais vous, Rachel, qu'est-ce que vous pensez de cette île ? Voulut savoir le commandant.
_ Une île très sympa, pleine de caractère, assura la jeune femme. En plus, les habitants sont adorables, j'aime beaucoup. C'est un endroit magnifique et paisible, j'ai vraiment eu de la chance d'être affectée là.
_ Vous pouvez être sincère, je ne m’en formaliserai pas, vous savez…
_ Ok, c'est la mort, il se passe jamais rien, je veux m'tirer de là au plus vite, déballa une Rachel désespérée. C'est que j'ai rejoint la Marine pour botter le cul des pirates, moi, quand même !
_ Hé bien, voyez cette mission comme votre ticket de sortie. » Souligna Song.

La jeune femme hésita devant le bout de papier que persistait à lui tendre le commandant, avant de finalement le rafler. D’accord, c'était complètement ridicule et ça ne mènerait sûrement à rien, mais bon, au moins, ça l'occuperait elle et ses hommes pendant un petit moment.

« Très bien, mon commandant, soupira Rachel. Je vais m’en charger. Qu’est-ce que je dois faire, du coup ? Je patrouille en ville et j’ouvre les yeux des fois qu’un type aux longues canines passe par là ?
_ Vous n’avez jamais menez d’enquête, hein ? S’amusa Song
_ L’investigation c’était pas vraiment une compétence recherchée dans les commandos d’assaut de la marine d’XXXX, non plus…
_ Je suis sûr que vous vous débrouillerez à merveille, sergent. Mais si je peux permettre un petit conseil, pourquoi ne pas commencer par interroger les gens à l’origine de cette plainte et comprendre d’où leur vient cette histoire de vampire ?
_ Ooooh, c’est vrai que c’est pas con, ça… Merci du conseil, mon commandant. Je m’en occupe de suite. »

Rachel se leva, salua son supérieur et s’en fût à grand pas de la salle de briefing. Quelques instants plus tard, elle se retrouvait au niveau des casernements où elle aperçut l’un de ses caporaux, Jürgen Krieger, facilement reconnaissable avec son casque à cornes qui dépassait de sous sa casquette de Marine. Après la capture de Tom le Rétameur, lui, Edwin et elle avait tous trois eut le droit à une promotion et les deux larrons étaient donc restés sous ses ordres. Du reste, elle n’avait pas d’autres caporaux : au vu de la taille de l’effectif, le contingent de la Base fonctionnait en organigramme réduit et la nouvelle sergente ne commandait donc qu’à deux escouades pour un total de douze Marines, contre la grosse trentaine à laquelle son grade aurait du la destiner.
Rachel s’en satisfaisait complètement. Le commandement, ce n’était pas son truc.

« Krieger ! Le héla la jeune femme.
_ Oui, mon sergent ? Réagit le Nordique au quart de tour.
_ Rassemblez les hommes dans la cour, on a une mission à Blanchemuraille. On part dans cinq minutes, je vous rejoins dans un instant !
_ A vos ordres, mon sergent ! » Acquiesça Jürgen avant de commencer à aboyer des ordres à travers le dortoir.

Rachel en profita pour filer jusqu’à sa chambre. Un gros plus : en tant que sergent, elle n’était plus contrainte de dormir dans le dortoir commun des filles. Au-dessus de son bureau était punaisé une grande carte de Blanchemuraille. La jeune femme vérifia rapidement les adresses des témoins du vampire et nota mentalement leur localisation en ville. Elle aurait eu l’air franchement tarte devant ses hommes si elle n’était pas fichue de les amener au bon endroit pour commencer l’enquête.
Une fois fait, elle attrapa prestement son sabre d’abordage et descendit en trombe dans la cours.

Jürgen l’y attendait déjà, son escouade de cinq soldats alignés derrière lui, l’ensemble se mettant au immédiatement au garde-à-vous sur l’ordre du caporal dès qu’il aperçut la jeune femme. Celle-ci retint une grimace : elle n’aimait pas du tout ces marques de respect ostentatoires. Cela lui donnait l’impression d’être plus distante de ses hommes, de ne plus faire partie du même groupe contrairement à l’époque où elle n’était que caporal, comme dans la Marine d’XXXX ou jusqu’à récemment dans la Marine.

« Repos, les gars, fit Rachel en arrivant devant eux et leur adressant un sourire. Vous n’êtes vraiment pas obligé de leur faire faire ça à chaque fois, Krieger, vous savez ? Ça me met super mal à l’aise…
_ Oui, mon sergent, acquiesça Jürgen. Mais ce ne sera peut-être pas le cas des prochains supérieurs de ces recrues, alors il faut qu’ils prennent les bonnes habitudes dès maintenant !
_ Vous êtes accroc à la discipline…
_ Bien obligé puisque vous y rechignez, mon sergent.
_ Au fait, et Marlow et son escouade ? S’enquit Rachel. Ousskisson ?
_ Sur la côte, en train de faire des "tests", mon sergent. Et ne m’en demandez pas plus, j’ai pas compris ce qu’il a expliqué. »

Rachel hocha la tête en souriant. Leurs promotions communes dataient de moins d’une semaine et il n’avait pas encore été dûment incorporés dans le planning des tâches de la Base. Ils avaient donc pas mal de temps libre en attendant et Edwin Marlow avait décidé de mettre ces instants et ses hommes à profit pour mener divers tests et bricolages. Dès leur première rencontre, la jeune femme avait senti que le timide binoclard n’était pas un foudre de guerre plutôt un cérébral. Mais même elle n’avait pas anticipé que la jeune recrue était du genre bricolo-geek-artisan.

« Très bien, allons récupérer notre bricoleur du dimanche puis je vous expliquerai à tous la teneur de notre prochaine mission. En avant ! »

Il fallut une dizaine de minutes à la petite troupe pour rejoindre la côte, au sud-ouest de la Base. C’est là qu’Edwin était en train de… de… De faire ses trucs de bricoleurs. Rachel n’était pas certaine de ce qui se tramait, mais visiblement, Edwin avait monté un grand cadre de bois de plus deux mètres de haut, pour presque autant de large, et tendus de la toile entre les montants. Le tout relié à une grosse bobine de ficelle. Genre, cerf-volant géant. Une échelle était aussi installée à côté, bien que la sergente ne soit pas bien certaine du rapport avec la choucroute.

La jeune femme s’approcha de son ingénieur en herbe, qui s’était mis à leur faire de grands signes pour les attirer dès qu’il les avait aperçus.

« Caporal Marl… n’eût même pas le temps de finir Rachel.
_ Hé, mon sergent, vous tombez à pic ! J’aurais besoin de votre aide pour terminer mon test ! L’alpagua derechef Edwin.
_ C’est-à-dire qu’on a une mission, caporal, lui indiqua gentiment la jeune femme.
_ Ça ne sera pas long, je vous promets ! S’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît-s’il-vous-plaît ! »

Difficile de reconnaître dans cet échange le garçon timide qu’était Edwin, songea Rachel. Mais dès lors qu’il était question de ses bricolages, le caporal s’enflammait, littéralement transcendé par sa passion.
Et du reste, Rachel était curieuse de savoir ce qu’il avait en tête. Ce projet travaillait Edwin depuis tout de même quelques jours, maintenant.

« Très bien, soupira la sergent avec sourire. Il n’y a vraiment pas d’urgence, alors on peut bien prendre dix minutes pour que vous puissiez boucler proprement ce que vous étiez en train de faire.
_ Super ! Magnifique ! Rayonna instantanément Edwin. Alors, on essaye de faire voler Laurent à l’aide de ce cerf-volant. Mais on n’arrive pas à le propulser assez haut pour atteindre les vents portants. Est-ce que vous pourriez le lancer ? On est que des humains, nous, mais vous…
_ Je vous ai déjà dit que j’étais humaine, voyons. Heu… Hé bien, pourquoi pas, je peux essayer. »

Rachel rejoignit le cerf-volant géant où, effectivement, côté pile, le matelot seconde classe Laurent était solidement harnaché par tout un tas de cordes et des nœuds compliqués.

« Matelot, le caporal souhaite que je procède au lancement, le prévint doucement la jeune femme. Ça ne vous dérange pas ?
_ Du tout, mon sergent ! Assura joyeusement Laurent. Si ça peut faire fonctionner le bazar, moi, ça me va !
_ Mais… heu… Vous n’avez pas peur de vous envolez avec ce… cette… hum, de façon aussi artisanale ? S’inquiéta tout de même Rachel.
_ Naaan, j’ai confiance, assura le matelot. Et puis le caporal m’a promis ses desserts pour toute une semaine si je le fais ! Demain soir, c’est tarte aux pommes, en plus !
_ Ok, je vois… Sournois, le Edwin, en fait… Très bien, alors préparez-vous ! »

La jeune femme disposait d’une imposante stature. D’ordinaire, elle prenait grand soin de faire attention à sa force et de la garder sous contrôle : elle avait remarqué que c’était de nature à rassurer les gens, quand elle était dans les parages. Mais elle ne rechignait jamais à l’exploiter à son maximum lorsque le besoin s’en faisait sentir, comme en cet instant.
Rachel attrapa deux montants du cadre et commença un mouvement de balancier avec les bras.

« À trois ! Prévint la sergent. À la une… à la deux… et à la trois ! »

D’un seul coup, la jeune femme déplia sa grande carcasse, mobilisant tous ses muscles au maximum et propulsa l’étrange projectile aussi haut qu’elle le put à la verticale. Laurent et son aéronef improvisé s’élevèrent d’une demi-douzaine de mètres, ce qui fut suffisant pour capter les rafales de vent côtier.
Edwin laissa filer  la bobine de corde et le cerf-volant et son passager se retrouvèrent bien vite très haut dans le ciel.
Rachel s’en retourna auprès du maître d’œuvre.

« Alors, Marlow, satisfait ? Demanda-t-elle.
_ C’était génial, mon sergent ! Assura Edwin. On va pouvoir commencer à expérimenter !
_ Ce n’était pas le vol, l’expérimentation ? S’étonna la jeune femme.
_ Non, non, non ! Assura le caporal. J’avais calculé le poids, la puissance du vent, la surface portante, tout ça. Ça ne pouvait pas échouer, ça. J’avais juste pas pensé au décollage, mais je vais résoudre ça aussi pour la prochaine fois…
_ Heu… Très bien, mais alors, qu’est-ce qu’on teste ? Pourquoi mettre Laurent en danger, du coup ?
_ Le moyen de communication, pardi ! S’exclama le bricoleur. Ça n’a pas de sens d’envoyer quelqu’un dans le ciel s’il ne peut pas communiquer avec nous ! Et Laurent ne craint rien, j’ai tout bien calculé, je vous dis !
_ D’accord, admettons. Mais pourquoi ne pas se contenter d’utiliser des escargophones ? Tenta de démêler la sergente.
_ Vous en avez une paire sous la main ? Lui rétorqua Edwin. La Marine est toujours casse-pied avec ce genre de fournitures. En plus, j’ai entendu dire qu’on pouvait brouiller ou pirater le signal. Non, non, non, il nous faut quelque chose de suffisamment rustique pour pouvoir le mettre en place facilement, n’importe où, mais aussi de suffisamment robuste pour s’assurer qu’il ne nous fasse pas défaut !
_ Et donc… ?
_ Et donc, j’ai pensé à ça ! »

Le caporal Marlow lui tendit un gobelet. Dont le fond était traversé de part en part par un fin fil de nylon. Ce n’est qu’à ce moment que Rachel remarqua l’autre bobine, près d’Edwin. Celle-ci traversait le gobelet et filait jusqu’au ciel, vraisemblablement rattaché au cerf-volant géant. Laurent devait avoir son propre gobelet embarqué, du coup.

« Un yaourtophone ? Sérieux ?
_ Un téléphone acoustique ! Tout à fait, affirma le bricoleur. J’ai confié une longue-vue à Laurent. Il devrait pouvoir vous décrire tout ce qui se passe en ville ou à la Base, depuis son point de vue.
_ Oooh, pas mal ! Approuva Rachel en portant le gobelet à sa bouche. Allô ? Matelot Laurent ? Ici le sergent Syracuse. Me recevez-vous ? Terminé. »

La jeune femme porta ensuite le gobelet à l’oreille pour percevoir la réponse.

« AU SECOURS ! SORTEZ-MOI DE LÀ, SERGENT ! J’AI LE VERTIGE, J’VEUX DESCEEENNNNDRE ! »

Rachel écarquilla les yeux et fit immédiatement signe à Edwin de ramenez le pauvre cobaye sur le plancher des vaches.

« Écoutez-moi, Laurent, calmez-vous. On vous fait descendre tout de suite, essaya de le rassurer la jeune femme. Heu… Le caporal Marlow me fait signe qu’il aimerait bien que vous essayiez quand même la longue-vue pendant qu’on vous descend. Allez-y, ça va vous aider à oublier votre vertige, faites-moi confiance.
_ Heu… d’accord, mon sergent. Je vais ess… Oh merdemerdemerde… OH MON DIEU, NAN ! AAAAAH, C’EST HORRIBLE, FAITES-MOI DESCENDRE TOUT DE SUITE ! »

Edwin et Rachel échangèrent un regard interloqué, avant d’apercevoir un petit truc en chute libre s’écraser brutalement au sol. La longue-vue. Voilà qui ne devait pas aider à oublier le vertige, effectivement.

Heureusement pour l’infortuné matelot, ramener le cerf-volant près du plancher des vaches ne fut pas bien long. Lorsque l’aéronef artisanal ne fût plus qu’à quelques mètres du sol et commença à tressauter dangereusement, Edwin fit signe aux quatre autres matelots de son escouade. Ceux-ci se déployèrent immédiatement, tendant une vaste pièce de tissu entre eux, juste sous l’appareillage volant. Le caporal fit descendre encore d’un cran le cerf-volant, qui perdit sa portance et dégringola jusqu’au coussin improvisé.

Pendant que Rachel faisait de son mieux pour calmer le malheureux pilote d’essai encore hystérique, Edwin et ses hommes finirent de rassembler et ranger leur matériel. Finalement, la jeune femme jugea que le pauvre Laurent avait eu son content d’émotion forte pour la journée et le renvoya à la base, accompagné par deux membres de l’escouade d’Edwin, qui en profitèrent pour rapatrier tous les équipements.

« Au moins, le test a été concluant, marmonna Edwin, tout penaud.
_ Une vigie volante pourrait être utile sur terre, acquiesça Rachel, mais il va falloir trouver un meilleur pilote.
_ Nan, balaya le caporal. Le coup du cerf-volant, c’était juste pour la preuve de concept : on ne peut pas espérer avoir un bon vent à chaque fois. Mais puisque ça va demander beaucoup de boulot pour construire une montgolfière, je voulais d’abord m’assurer que le système de communication fonctionnerait correctement.
_ J’ai bien entendu « construire une montgolfière » ? Sérieusement, le cerf-volant géant, les calculs de portance chaipas-quoi et le dispositif d’atterrissage d’urgence, c’était juste pour tester le système de téléphone à fil que tous les enfants ont déjà essayé ? Même moi, j’ai joué avec ça étant gosse… Vous êtes sûr que ce n’était pas un peu trop ? J’veux dire, bien évidemment, que ça marche !
_ Allons, mon sergent, s’amusa Edwin, vous savez bien que le son se propage par vibration le long du fil entre les deux gobelets : quid de l’effet du vent sur ce fil ? Entraîne-t-il des distorsions ? Et le gradient d’humidité ? Vous avez pensé à l’effet de l’humidité sur la propagation de l’onde sonore ? Sans même parler de la pression qui
_ Heu… J’ai pas tout compris mais je vais vous croire sur parole, si vous dites que c’est compliqué, en fait… Hum… Bref, passons. Rassemblement, tout le monde ! Il est temps qu’on enchaîne sur la mission ! Approchez, que je vous explique de quoi il en retourne. »

En quelques lignes concises, la jeune femme expliqua à ses troupes la teneur de leur mission : une chasse au vampire, rien de moins.

« Excusez-moi, mon sergent, mais… un vampire ? Sérieusement ? S’étonna Edwin. Non, parce que, ça n’existe pas, hein, on est d’accord ?
_ Je sais, Marlow, acquiesça Rachel. Mais la question n’est pas là : quelque chose ou quelqu’un importune les honnêtes citoyens de Blanchemuraille. Et puisque nous sommes la Marine, c’est à nous de nous assurer de la quiétude de ces braves gens. Peu importe ce qu’ils croient que cela puissent être, nous allons enquêter dessus et y remettre de l’ordre ! »

Concert de grognements approbatifs accompagnés de moult hochements de tête affirmatifs. Les deux escouades étaient majoritairement composées de jeunes fraîchement recrutés, qui s’étaient enrôlés pour un idéal et y croyaient encore totalement. Rachel les aimait bien : ils étaient sur la même longueur d’onde.

« Bien, des idées sur la façon de procéder ? Vérifia la sergente.
_ On pourrait récupérer des bijoux en argent et les fondre pour en faire des balles afin d’abattre le vampire ! Déclara Jürgen avec conviction.
_ On a pas de bijoux. Et pas non plus de pistolets, d’ailleurs…
_ Malédiction. Alors on pourrait fondre des couverts en argent pour en faire des dagues et égorger le vampire !
_ Je suis à peu près certaine que l’argent, c’est pour les loup-garous, caporal, soupira Rachel.
_ Excusez-moi, mon sergent, mais ne pourrions-nous pas commencer par interroger les témoins ? Proposa Edwin.
_ Félicitation, caporal Marlow, s’exclama Rachel avec un grand sourire. Vous voilà officiellement mon enquêteur adjoint ! »

La jeune femme se sentit rassurée : finalement, sa petite équipe était peut-être bien armée pour mener une enquête, même si elle ne devait pas être à la hauteur. Ce soi-disant vampire n’avait qu’à bien se tenir, ce n’était qu’une question de temps avant que la Marine ne lui mette le grappin dessus !


Dernière édition par Rachel le Mer 18 Aoû 2021 - 21:57, édité 1 fois (Raison : Correction des fautes relevées par Azerios, merci à lui !)
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La petite escouade de Rachel était arrivée à bon port en début d’après-midi. La sergente avait décidé d’aller interroger les témoins. Le premier de la liste était madame Grunberg, une petite octogénaire aux cheveux blancs frisés, à la voix grave et chevrotante. Elle était ravie d’avoir la visite de la Marine et avait insisté pour que la jeune femme et son acolyte, Edwin, prenne le temps d’un thé. Désireuse de conserver le témoin d’humeur affable, Rachel n’avait guère opposé de résistance. Le trio était donc attablé dans le petit salon cossue de madame Grunberg, qui leur servait présentement un thé de sa composition dont les Marines devraient lui en dire des nouvelles.

« Madame Grunberg… Voulut commencer Rachel.
_ Oh, je vous en prie, inutile de faire tant de chichis, ma petite, assura la vieille dame. Appelez-moi donc Nathalia.
_ Heu… D’accord, acquiesça la jeune femme qui ne s’était plus vu appelée "petite" depuis ses huit ans. Si vous me permettez, qu’est-ce qui vous a fait penser que l’individu que vous avez… croisé… hier soir était un vampire ?
_ Oh, c’est très simple : c’est lui qui s’est présenté comme ça. "Bonjour, Madame", il m’a dit – parce que bien que ce soit un vampire, il est visiblement très poli. Ce qui est plutôt rare de nos jours, avec les jeunes. Sans vouloir vous vexer, ma petite, vous faites exception. Néanmoins, je suppose que ça concorde avec son état de vampire : ils sont sensés être très âgés, non ? Hmmm… Bref, "Bonjour, Madame", il m’a dit, "je suis un vampire. Pourriez-vous m’inviter à rentrer chez vous ? Sinon il m’est impossible d’entrer."
_ Attendez, intervint Rachel. Il vous l’a dit ? En face ? Comment ça s’est passé ?
_ Hé bien, j’étais à la cuisine, en train de préparer ma fameuse tarte à la tomate, moutarde et herbes fraîches. C’est le péché mignon d’Herbert, mon mari, vous savez ? Il adooore cette recette. En fait, le secret, c’est la moutarde. Je n’utilise que de la moutarde traditionnelle de Kanokuni. Ils utilisent la même sur le Baratie.
_ Vraiment ? S’intéressa vaguement la sergente.
_ Oui, oui, parfaitement ! J’ai eu la chance de discuter avec l’un des coqs du navire, c’était il y a… pffooou, une éternité, maintenant. Herbert nous y avait emmené pour fêter nos cinq ans de mariage. Avouez qu’un repas haut-de-gamme dans un navire-restaurant truffés de serveurs et de clients au sang chaud, c’est une remarquable idée ! Quand je pense que certaines ne veulent qu’une croisière tranquille loin de tous troubles…
_ Hé bien, tous les goûts sont dans la nature, énonça platement Rachel tout en cherchant comment remettre la conversation sur les bons rails. Donc, cette tarte… ?
_ Ah oui ! Alors, pour commencer, il vous faut couper les tomates en rondelles…
_ Non, non, excusez-moi, je demandais le rapport avec le vampire. Non pas que je m’intéresse pas à la recette, hein, s’empressa d’ajouter la sergent pour ne pas vexer la vielle dame. Du tout, mais je suis en service, tout ça… vous comprenez ?
_ Oh, mais bien sûr, ma petite, acquiesça Nathalia. Ne vous inquiétez pas, je vous recopierai la recette. Ça sera notre petite secret ! Ce n’est pas notre petit jeune homme ici présent qui nous dénoncera, pas vrai ?
_ Heu… Je… Hum, non, pas du tout, vous pouvez me faire confiance. » Assura Edwin en s’agitant nerveusement dans son siège.

Parler aux gens, surtout de sujets auxquels il n’attachait guère d’importance, ce n’était vraiment pas son truc.

« Bien, puisque ce détail est réglé, pourriez-vous me raconter plus précisément votre entrevue avec le vampire ? Reprit Rachel.
_ Oui, bien sûr, acquiesça énergiquement Nathalia. Donc, j’étais à la cuisine, lorsque soudain, on sonne à la porte. Je me dis "Tiens, c’est bizarre, on n’attend personne, ce soir…" et comme je suis occupée à la cuisine, je demande à Herbert d’aller voir qui c’est. Malheureusement, Herbert était canonnier dans la Marine, dans sa jeunesse. Et un bon, vous pouvez me croire ! Il était capable de moucher un ballon sonde à près d’une nautique de distance.
_ Pffuuu, siffla admirativement la sergente, quand bien même elle n’avait aucune idée de l’exploit ni même de sa vraisemblance.
_ Hé oui. Il a même été médaillé. Deux fois, assura fièrement Nathalia. Enfin bref, tirer au canon tous les jours que le bon dieu fait, ça n’a pas été sans conséquences pour ses oreilles et il commence à devenir un peu dur de la feuille, le pauvre.
_ Donc, il n’a entendu ni la sonnette, ni votre appel ? Essaya plus ou moins adroitement de recadrer la jeune femme.
_ Oui, c’est exactement ça, approuva la vieille dame. En conséquence, quitte à délaisser la tarte, je suis allée ouvrir la porte. Ç’aurait été un peu stupide de me déranger pour demander à Herbert de se déranger à son tour, pas vrai ?
_ Tout à fait, approuva Rachel, pas contrariante pour deux sous.
_ Et donc, il était là, sur le pas de la porte. D’apparence, il ressemblait à un adolescent. Douze ans ? Vingt ans ? Aaah… à mon âge, on a le plus grand mal à faire la différence avec les petits jeunes, vous pouvez me croire. Il était tout pâle, ses yeux semblaient briller dans la pénombre. Des cheveux châtains, qui aurait bien eu besoin d’un coup de brosse – un peu comme les vôtres, d’ailleurs, si vous me permettez.
_ Je… hum… j’ai du annuler mon rendez-vous chez le coiffeur à la dernière minute, c’est pour ça…
_ C’est là qu’il m’a dit ce que je vous ai dit. Alors bien sûr, j’ai pris peur et j’ai refermé aussitôt la porte.
_ Et… il n’a pas essayé d’entrer ? S’enquit la sergente.
_ Hé bien, étrangement, non, révéla Nathalia. Au début, j’ai eu grand peur qu’il n’enfonce la porte, mais je l’ai entendu s’éloigner. J’ai alors pensé à la fenêtre de la cuisine, qui était ouverte et je m’y suis précipitée. Il y était déjà mais il n’est pas entré non plus. Il m’a demandé de l’inviter à nouveau, mais j’ai fermement refusé ! J’ai verrouillé la fenêtre et baissé le store. Il a tapoté deux-trois fois à la vitre pour attirer mon attention, puis il est parti. Il n’a pas essayé de reprendre contact.
_ Ce sont des informations très intéressantes, affirma Rachel. Et il n’y a rien eu d’autres d’anormal ? N’importe quel détail pourrait être important, vous savez, alors n’hésitez pas.
_ Hé bien… il y a… Mais non, ça n’a rien à voir, je ne voudrais pas vous embêter avec ça.
_ Allons, Nathalia, nous sommes la Marine, nous sommes là pour aider, la rassura la sergent. Vous pouvez me faire confiance. Dites-nous tout.
_ Hé bien, il y a cette infiltration d’eau à l’étage. Je suis certaine que c’est le toit qui fuit, mais le couvreur refuse d’y jeter un œil. Ça fait tout de même une semaine déjà ! Vous croyez que vous pourriez faire quelque chose ? Demanda la vieille dame.
_ Heu… Ben… Je… Oui, bien sûr… On va voir ce qu’on peut faire. » Fit Rachel.

*
*   *

Le second témoin était un jeune retraité du nom d’Oliver Cavendish. Une caricature de petit gros tout en bonhomie, en sourire et en joie de vivre. Il venait de commencer à faire la vaisselle lorsque Rachel et Jürgen avaient sonné à sa porte – Edwin était resté chez madame Grunberg pour régler cette histoire de toiture défectueuse – et, une chose en entraînant une autre, la sergente se retrouva à l’aider à laver assiettes et couverts, tandis que le caporal s’occupait de sécher le tout.

« Gwahahaha, je suis vraiment désolé pour la quantité ! S’excusa Oliver. C’est qu’on a reçu les enfants et les petits-enfants, ce midi. Ils sont partis avec ma chère et tendre pour visiter le Beffroi, alors je voulais en profiter pour faire la vaisselle, comme ça, ça sera fait pour ce soir.
_ Non, non, pas de soucis, lui assura Rachel. Croyez-moi, comparé à la corvée de plonge à la Base, ce n’est rien.
_ Gwahahaha, c’est vrai qu’une garnison de cinq cents gaillards, ça doit en produire, de la vaisselle.
_ Et sinon, concernant ce vampire…
_ Alors là, vous n’allez jamais me croire, assura Oliver. C’est lui-même qui m’a révélé qu’il en était un ! C’est dingue, non ?
_ Sérieusement ? Fit semblant d’être surprise la jeune femme.
_ Comme je vous le dis ! Affirma le retraité. J’étais sur le pas de ma porte, à regarder les étoiles en fumant la pipe, rapport à ce que ma chère et tendre refuse que je fume dans la maison. Elle ne supporte pas l’odeur du tabac, ça s’imprègne partout, qu’elle dit…
_ Ça se défend, reconnu Rachel.
_ Et là, ce type surgit de nulle part, reprit Oliver. Enfin, je sais que ce n’était pas de nulle part, mais il n’avait pas fait un bruit et je regardais les étoiles, alors ça m’a donné l’impression qu’il était soudainement apparu dans mon allée. Il était jeune, pas plus de dix-sept ans, je pense. L’aînée de mon second est un peu près du même âge, en fait. Un grand manteau noir, une peau pâle, des yeux éclatants et puis peigné comme… ben un peu comme vous, tiens, en fait, gwahahaha !
_ Je… Heu… Non, mais pénurie de coiffeurs, tout ça…
_ Bon, je vais pas vous mentir, j’en menais pas large, avoua le retraité. On entend plein de rumeurs sur l’insécurité grandissante, les pirates, les révolutionnaires, tout ça… J’ai tout de suite battu en retraite, j’ai refermé la porte et je l’ai verrouillée à double tour. Non parce qu’on est jamais trop prudent, pas vrai ? On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres, mais on est jamais à l’abri de devenir les autres des autres. Vous me suivez ? Gwahahaha !
_ Vous avez bien fait : prudence est mère de sûreté, acquiesça la sergente.
_ Et voilà-t-i’ pas qu’il cogne à ma porte, poursuivit Oliver. Mais attention, hein, pas genre gros de coups à faire trembler la maison. Non, non, juste un léger toc-toc, pas trop appuyé. Il m’a donné du bonjour monsieur, il m’a dit qu’il était un vampire et qu’il avait besoin de ma permission pour entrer. J’ai refusé tout net et je lui ai dit d’aller voir ailleurs ou j’appellerai la Marine ! Il n’a pas insisté et j’ai cru qu’il était reparti sans faire d’histoire…
_ Ça n’a pas été le cas ? S’inquiéta vivement Rachel.
_ Mais non, vous voyez bien : regardez ! » S’agita le retraité en pointant l’une des fenêtres de la cuisine.

Rachel délaissa un instant la plonge pour s’approcher. La fenêtre donnait côté jardin. Il y avait un portique avec trois balançoires et… et un tas de débris dont la sergente devina qu’il avait du correspondre à autre chose avant l’arrivée du vampire.

« Qu’est-ce que c’était ? Demanda la jeune femme au retraité.
_ Hé bien, c’était ma serre, pardi ! Le jardinage, c’est mon nouveau dada depuis que je suis à la retraite. On ne le dirait pas, comme ça, mais j’ai la main verte, je vous assure ! Gwahahaha !
_ Et donc… Pour quelle raison s’en est-il pris à la serre ? S’interrogea Rachel.
_ Une sorte de vengeance, je suppose ? Proposa Oliver. Il a tout saccagé. J’avais pleins de fruits et légumes en train de pousser et il a tout écrasé et détruit, un véritable animal sauvage. Fraises, tomates, concombres, radis… Pfff, un véritable gâchis, je n’ai rien pu récupérer. J’espère vraiment que vous arriverez à mettre la main sur ce sacripant, il mérite une punition exemplaire pour ce qu’il a fait !
_ Ne vous inquiétez pas, assura la sergente. Nous le retrouverons, je vous le promets. Nous sommes la Marine, nous sommes la pour aider les gens !
_ Ha ben ça, c’est très gentils, parce que mes enfants sont pas très dégourdis avec leur dix doigts et qu’elle va pas se remonter tout seule, cette serre ! Gwahahaha !
_ Hein ? Mais non, c’est pas du tout ce que je… Hum…  heu… On va voir ce qu’on peut faire. » Fit Rachel.

*
*   *

Le troisième témoin était un commerçant alimentaire de la même rue, un certain Damien Uterziegler, la trentaine, le visage sérieux rehaussé par une paire de lunettes carrées. Ayant laissé Jürgen superviser la reconstruction de la serre de monsieur Cavendish, Rachel alla donc l’interroger seule. Uterziegler commença à grommeler sa barbe qu’il était très occupé et vous-ne-pourriez-pas-repasser-plus-tard-svp, mais lorsque la sergente commença à l’aider à la mise en rayons, le commerçant entra en de biens meilleurs dispositions qui lui délièrent aussitôt la langue.

« C’est gentil de me donner un coup de main ! Assura Damien. Surtout que vous, vous n’avez pas besoin de ce fichu escabeau pour atteindre le haut des rayons, vous. On a toujours besoin d’un plus grand que soi, hein…
_ Non, non, c’est la moindre des choses, assura Rachel en alignant les paquets. Après tout, je vous dérange en plein travail. Et donc, ce vampire ?
_ Une véritable histoire de dingue, affirma le commerçant. Je comprendrais que vous ne me croyiez pas. Franchement, si Olvier n’avait pas autant insisté, je pense que je n’aurai pas témoigné. Mais bon, c’est un de mes meilleurs clients, alors je me suis dit qu’il valait mieux le caresser dans le sens du poil.
_ C’est ça, avoir la fibre commerçante, acquiesça la sergente. Vous pourriez me raconter en détails ce qu’il s’est passé ?
_ Cette semaine, je m’occupe des après-midi et du soir. C’est un peu le secret de mon affaire, en fait : je suis ouvert très tôt le matin jusqu’à très tard le soir, comme ça, les gens qui travaillent peuvent quand même venir faire leurs emplettes sans se presser. Ça m’oblige à avoir un employé, mais l’un dans l’autre, je m’y retrouve carrément.
_ L’horaire nocturne explique pourquoi vous avez croisé le vampire, essaya de recadrer subtilement Rachel.
_ Ouais, le soleil s’était couché et j’allais fermer. J’avais remballé les étals de fruits et légumes, ceux-là, là, juste devant la boutique, et j’étais en train de fermer le gros rideau métallique. Une précaution assez inutile, si vous voulez mon avis : ce n’est pas comme si y’avait réellement de la criminalité, ici, à Blanchemuraille, mais c’est l’assurance qui l’impose.
_ C’est le contrat type pour toutes les îles de North Blue, compatit Rachel en empilant des rangées de conserves. J’en déduis que vous n’avez pas fermé le rideau avant son arrivé ?
_ Exact, acquiesça Damien. J’étais en train de le baisser, et paf ! Le machin m’échappe des mains et remonte à toute allure ! Et là, je vois un petit gars, un genre d’ado, tout maigre, peau pâle, grand manteau noir et cheveux châtains un peu… hé bien, un peu comme les vôtres, je dois dire.
_ Non, mais j’ai une coupe de cheveux très ordinaire, voilà tout…
_ Et le type, reprit le commerçant, j’en croyais pas mes yeux mais il a soulevé le rideau d’une seule main. D’une seule foutue main. Alors que moi, le matin, il me faut le mécanisme à levier pour le remonter ! Ç’a m’a flanqué une de ces trouilles ! Du coup, j’ai sursauté en même temps que j’ai eu un mouvement de recul, je me suis pris les pieds dans le pas de la porte et je me suis vautré à l’intérieur, en renversant l’étal à légumes. Je vous raconte pas le bordel : tomates, avocats, choux romanesco, tout a roulé dans tous les sens ! Ça m’a pris une bonne heure de plus pour tout nettoyer, après tout ça !
_ Et là, devina Rachel, le type vous a dit qu’il était un vampire et qu’il avait besoin que vous l’invitiez pour qu’il puisse rentrer.
_ Ouais ! Opina vigoureusement Damien. Il a même ajouté qu’il était affamé et que je serais, je cite, "fort urbain de bien vouloir le laisser se sustenter". Bon sang, j’ai cru ma dernière heure arrivée ! Je me voyais déjà mort. Mais du coup que je ne répondais pas, il a répété qu’il ne pouvait pas rentrer si je ne l’invitais pas. Ça m’a fait reprendre mes esprits et je lui ai dit que jamais je ne l’autoriserai à rentrer. Et là… Il s’est envolé dans les airs !
_ Envolé ? Tiqua la sergente.
_ Ouais, d’un seul coup, il a pris son envol, et après, je l’ai entendu piétiner un moment sur le toit.
_ Ah oui, il a juste sauté, quoi…
_ Après quelques minutes, je n’ai plus rien entendu, mais j’étais trop mort de trouille, je n’ai pas osé sortir d’ici avant les premières lueurs de l’aube, avoua le commerçant. Je sais, je sais, un vampire, ça paraît dingue, mais franchement, si ce n’était pas vrai, je ne vois pas pour quelle autre raison il n’aurait pas pu pénétrer dans le magasin pour s’occuper de moi… Du coup, je me sentais plus rassuré avec la présence des rayons du soleil. Les vampires, ça craint le soleil, non ?
_ Bien sûr, le rassura Rachel.
_ Mais le truc qui m’emmerde, c’est que, ce soir, il sera peut-être encore là… Qu’est-ce que je vais faire ? S’angoissa Damien.
_ Monsieur Uterziegler, n’ayez crainte, le tranquillisa la sergente. La Marine est sur le coup et je vous jure qu’il ne s’en prendra ni à vous, ni à votre magasin. Nous veillerons sur vous.
_ Oh merci, merci ! S’enthousiasma le commerçant. Vous ne pouvez pas savoir comme ça me rassure de vous entendre dire ça. Si en plus je trouve quelqu’un pour réparer le mécanisme de ce fichu rideau métallique qui ne veut plus descendre, je serai le plus heureux des hommes !
_ Oh… Heu, ben… Non, mais d’accord, on va voir ce qu’on peut faire. » Fit Rachel.

*
*   *

La nuit tombait tout doucement sur Blanchemuraille, les étoiles et les réverbères commençaient à s’allumer pour illuminer la pénombre. Rachel, assise sur le banc du petit square du quartier, se massait les tempes en espérant chasser la migraine qui se développait tout doucement sous son crâne. Elle inspira et regarda les hommes groupés autour d’elle : ses caporaux, Jürgen et Edwin devant, les hommes du rang en demi-cercle derrière. La jeune femme aurait préféré former un grand cercle, plus propice à ce que chacun s’exprime librement à égalité, mais elle avait eu un moment d’inattention et Jürgen en avait profité pour imposer cette formation. Le Nordique ne jurait que par la discipline et le respect de la hiérarchie.
Il faudrait qu’elle et lui aient une conversation à ce sujet, songea un instant la jeune femme, ce qui ne fit que la renfrogner davantage. C’était couru d’avance, il n’en démordrait pas et elle non plus. L’engueulade serait probablement inévitable et elle finirait par imposer ses vues avec un argument d’autorité du genre "c’est moi le chef", ce qui ne ferait que souligner en creux que c’était donc bien Jürgen qui avait raison. C’était franchement débile de se prendre la tête pour des broutilles pareils.
Qu’elle commençait à détester son grade de Sergent !

Rachel inspira profondément puis expira tout doucement, se vidant du profond courroux qui montait. Elle avait planté suffisamment de trucs comme ça dans sa vie sous le coup de la colère pour apprendre à la dure à développer quelques parades pour s’y soustraire.

C’est donc une sergente tout sourire et bienveillante qui fit le point avec ses troupes.

« Bien. On a donc pu interroger les cinq témoins de l’affaire. J’avoue, ç’a pris nettement plus de temps que ce que je pensais… Et si on résume les faits, qu’est-ce qu’on a ? La description de la cible : jeune, vraisemblablement un adolescent, peau pâle, grand manteau noir, cheveux châtains en bataille. Dans une moindre mesure, des yeux qui brillent, de grandes canines et une paire d’ailes démoniaques. Mais le dernier témoin a admis être un peu bourré, donc c’est sujet à caution, les ailes…
_ On sait aussi que… hésita Edwin, ben que… ‘fin qu’il agit comme un vampire. Je veux dire, il n’est jamais rentré par effraction chez qui que ce soit alors qu’il aurait visiblement très bien pu, mon sergent.
_ Effectivement, Marlow, approuva Rachel. Quitte à se prendre pour un vampire, je suppose qu’il respecte un genre de code de conduite associé.
_ Et il est doté d’une sauvagerie bestiale, rappela Jürgen. Comme quand il a défoncé la serre. Et aussi d’une force surhumaine, quand il a soulevé la grille du magasin. C’est un vampire, un vrai ! Aha, j’ai trop hâte de l’affronter, j’me suis encore jamais bagarré contre un !
_ Les vampires, ça n’existe pas ! Le coup de la grille, ça ne veut rien dire, balaya la sergente. Moi aussi, je peux le faire et je suis tout à fait humaine !
_ Oh, ça, c’est vous qui le dites, mon sergent.
_ Marlow… Bref, reprit Rachel. Quoi d’autres ?
_ Ben, pas grand-chose, vu qu’on a passé l’après-midi à faire de menus travaux pour lesdits témoins, rappela Jürgen.
_ On est la Marine, on allait pas détourner le regard alors que ces gens étaient dans le besoin, quand même ! Se défendit la sergente. C’était notre devoir que de leur venir en aide.
_ Ouais, faudrait pas qu’on se fasse damer le pion par les scouts, quand même !
_ Krieger…
_ Heu… Du coup, mon sergent, qu’est-ce qu’on fait ? Intervint Edwin.
_ Mmmh… Je suppose qu’on a pas le choix, on va devoir patrouiller dans la rue toute la nuit. Avec un peu de chance, on pourrait tomber sur lui inopinément, proposa Rachel, faute de meilleure idée.
_ On pourrait l’appeler, proposa Jürgen. Il a l’air d’être fort urbain et poli : on a qu’à lancer des défis à tue-tête et il y répondra sûrement !
_ Caporal, les gens essayent de dormir, la nuit, cru bon de lui rappeler la sergente.
_ Oui, mais là, regardez, y’a encore plein de lumières allumées. On peut essayer ! S’enthousiasma le Nordique. OHÉ, VAMPIRE, MONTRE-TOI !
_ Chut, caporal ! On va complètement décrédibiliser la Marine auprès de tout Blanchemuraille, là !
_ VAMPIRE ! ON EST LÀ, ON T’ATTEND !
_ Pis ça ressemble quand même vachement à un piège, tout de même, fit remarquer Edwin. Ça m’étonnerait qu’il vienne, pour le coup…
_ On m’appelle ? » Demanda subitement une voix depuis les hauteurs.

La petite troupe se retourna sur-le-champs pour apercevoir un jeune homme à la peau pâle, vêtu d’un ample manteau noir et les cheveux en bataille, ses yeux dorées reflétant la lumière des réverbères et contemplant les Marines depuis le toit d’une maison voisine.
Le vampire.

« J’le crois pas, le plan de Krieger a fonctionné !? »
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Alors qu’en contrebas, plus personne ne semblait bouger face à son apparition, le jeune vampire décida de descendre de son perchoir et se réceptionna souplement à terre. Cela eut pour effet de redonner vie à la petite troupe de Marines qui dégaina immédiatement ses armes.

« Rangez-moi ça tout de suite ! Tonna derechef la grosse voix de Rachel. Il ferait beau voir que la Marine se mette à menacer des enfants. On est la Marine, les gars, on a une réputation à tenir.»

Quoiqu'il puisse penser de cette idée, le discipliné Jürgen obtempéra derechef, aussitôt imité par le reste de la troupe. Satisfaite, la sergente quitta son banc et s'approcha du jeune homme. Le visage de ce dernier s'illumina d'un grand sourire quand il l'aperçu.

« Ça alors, je ne m'attendais pas à rencontrer un autre de mes confrères en cette cité ! S'exclama le vampire. Confrère ou consœur, d'ailleurs ? Mmmh, pas facile à dire, en fait...
_ Non mais dites-donc, c'est très vexant, ça. Désolée, mais je pense que vous vous méprenez, lui signala Rachel. Je ne suis pas un vampire, seulement albinos.
_ Ooooh, déception. Ça ne vous dirait pas de devenir un vampire ? Vous avez déjà le physique de l'emploi !
_ Non merci, sans façon.
_ Bon, en un sens, cela me rassure, affirma le jeune homme. L'espace d'un instant, j'ai cru qu'il allait me falloir partager l'endroit et donc revoir mes plans de conquête.
_ De conquête ? S'alarma la sergente.
_ Bien sûr ! En tant que vampire, je me dois de régner sur les pauvres mortels qui hantent ces terres : c'est dans l'ordre des choses. D'abord, j'étendrai ma domination sur ce pâté de maisons, là. Ensuite, celui d'en face. Puis ainsi de suite et, finalement, toute la rue m'appartiendra ! Muahahaha !
_ Houlà, grosse ambition, dites donc...
_ Oh ? Vous pensez que je devrais voir plus petit pour commencer ? Juste l'impasse, peut-être ?
_ Heu... Joker.
_ Bon, toujours est-il que vous me cherchiez et que je suis là, pavoisa le vampire. Alors, que me voulez-vous ? Oh non, attendez, je sais : vous voulez me jurer fidélité et devenir mes minions, c'est ça ? Hum... Hé bien, il est vrai qu'un noble vampire de mon rang se doit d'avoir quelques sous-fifres pour les menus bricoles... Allez, c'est bon, je consens à vous prendre à mon service !
_ Non, non, non, attendez, vous faites fausse route, intervint Rachel. D'abord, nous sommes déjà sous la tutelle de la Marine, alors on ne peut pas passer à votre service.
_ Remarque fort pertinente. N'ayez crainte, je comprends. Dommage, vous auriez fait une super acolyte pour un vampire !
_ Heu... Merci ? ... Je suppose... Hum, ensuite, nous vous avons appelé car notre supérieur souhaiterait... heu... vous rencontrer ! » tenta la sergente pour l'amadouer.

Après tout, si elle pouvait le convaincre de se rendre de son propre chef à la Base, ça serait toujours ça de gagner.

« Que nenni ! Réfuta aussitôt le vampire, balayant d’un geste les fugaces espoirs de Rachel. Je suis un vampire, je me tiens au sommet de la hiérarchie de ce monde. Si votre pitoyable supérieur souhaite me rencontrer, ce n'est pas à moi de me déplacer. Qu'il vienne donc implorer en personne l'insigne honneur d'une entrevue avec moi !
_ Heu...
_ Bon. Voilà qui clôt cette affaire, affirma gaiement le jeune homme. Sur ce, s'il n'y a rien d'autre, je vous souhaite une excellente soirée et vais prendre congé. J'ai beaucoup à faire : ce pâté de maisons ne va pas tomber tout seul dans mon escarcelle.
_ Alors, justement, à ce propos, intervint la sergente.
_ Oui ? Oh non, je sais : vous voulez m'aider à le conquérir pour entrer dans mes bonnes grâces ? Aaah, en voilà des humains qui savent quelle est leur place ! J'accepte avec joie.
_ Non, non, non, c'est plutôt le contraire : ce pâté de maisons est sous la protection de la Marine, lui révéla Rachel. Notre protection, donc.
_ Ah mince, quelle guigne. Bon, vous m'êtes sympathique, je peux bien faire preuve de magnanimité. Je vais donc conquérir cet autre pâté de maison, alors.
_ Pareil.
_ Oooh, déception. Bon, je pourrais envisager de changer de rue alors, mais...
_ Non mais la Marine protège l'intégralité de Blanchemuraille ainsi que tout l'île du Piton Blanc, en fait, le coupa la sergente.
_ ...
_ Heu... ça va ?
_ Je vous trouvais sympathique, révéla le vampire, mais là, vous commencez sérieusement à me désappointer ! Très bien, misérables mortels, puisqu'il en est ainsi, moi, Alexandu Ilia Winczlav, saigneur Nosferatu, grand voïvode des légions de l'Ombre et Comte de Troup-Herdu, je prends acte de votre déclaration de guerre à mon encontre...
_ Déclaration de guerre !? Mais c'est vous qui essayez de nous envahir !
_ ... et jure de ne connaître ni trêve ni repos avant de vous avoir défaits, vous et tous les vôtres ! Sur ce, je vous souhaite une excellente soirée et vais prendre congé. Un conflit à préparer, tout ça, je suis sûr que vous comprenez, n'est-ce pas ?
_ Seigneur Winc...
_ Pas du tout ! On dit saigneur.
_ Hein ? Mais c'est bien ce que j'ai dit...
_ Absolument pas, vous avez dit seigneur et non saigneur.
_ Pardon ?
_ Allons, faites un effort, les prononciations sont totalement différentes ! Ça s'entend, tout de même, non ?
_ Ben...
_ Humpf... C'st bien le bas-peuple, ça, tiens. Même pas fichu de s'exprimer correctement !
_ Maieuuuh ! Bref, Comte Winczlav, en vertu de votre déclaration de guerre, nous sommes dans l'obligation de vous arrêter. Veuillez vous rendre bien gentiment et je vous promets qu'il ne vous sera fait aucun mal, lui assura Rachel.
_ Hé, que sont ces manières !? S'indigna le vampire. Je n'ai pas encore recruté mon armée, entraîné mes sbires, préparé mes plans ! Je ne suis pas prêt, vous trichez !
_ Oui ben justement, se défendit la sergente, si on pouvait éviter un conflit ouvert généralisé, j'aime autant.
_ Aha, bien vu, force m'est de reconnaître votre talent dans la chose militaire, la félicita Alexandu. Frapper vite et fort pour décapiter l'adversaire. Bon. Mais vous oubliez une chose cruciale !
_ ...
_ ...
_ D'accooord, je vais poser la question puisque vous n'attendez visiblement que ça... Quelle chose cruciale ? S'enquit Rachel.
_ Je suis un vampire ! Vous, simples mortels, ne pouvez rien contre moi : je vais m'échapper sur-le-champ et je reviendrai bien vite pour me venger ! Muahahaha ! »

En quelques bonds, Alexandu sauta sur le linteau d'une porte, la rambarde d'un balcon, le bord d'une gouttière et s'en fut par le toit même par lequel il était arrivé.
Ni une, ni deux, Rachel réagit au quart de tour en reculant de deux pas et...

« Krieger ! Tu vas nous servir de vigie !
_ Sûr, mon sergent, mais je fais commeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeent... »

L'imposante sergent avait attrapé le Nordique par le col et l'avait propulsé à toute force sur le sommet du toit. Il y eut un grand bruit de fracas tandis que le caporal surpris loupait totalement son atterrissage mais Rachel ne s'en inquiéta pas outre-mesure : Jürgen était un gaillard solide, ce n'était pas un petit crash qui l'arrêterait. Le point principal était qu'il était sur le toit et pourrait suivre le vampire tout en guidant la troupe au sol.

« Vous autres, on poursuit le vampire au sol, suivez les indications du caporal !
_ Oui, mon sergent ! »

La course-poursuite s'engagea, les Marines s'engouffrant à toutes vitesses dans les ruelles au rythme des indications de Jürgen, qui les guidait depuis les toits tout en faisant de son mieux pour ne pas se faire distancer par l'agile vampire qui bondissait-courrait-glissait sur les différents faîtages sans hésitation ni ralentissement. Néanmoins, en dépit de sa bien meilleure aisance acrobatique, le vampire se sentait coincé : avec le type au merveilleux casque à cornes affublé d'une ridicule casquette de marin qui caftait tous ses déplacements aériens, il n'avait aucune chance de semer le groupe de l'imposante presque-vampire. Bien sûr, il aurait pu semer le Nordique ainsi que la troupe au sol en filant comme l'éclair à travers les toits mais... mais c'était ici, son territoire. Cette rue. C'était la sienne, celle sur laquelle il était destiné à régner ! Le vampire rechignait à l'abandonner : ç'eût été indigne de son rang. Et s'il n'était pas capable de mettre dans le vent ces trouble-fêtes au sein même de son territoire, alors il n'était pas digne de régner dessus. Impensable. Inadmissible. Inenvisageable.
Fort heureusement, le vampire avait plus d'un tour dans son sac : il savait exactement où il pourrait les semer, vigie incluse.

En quelques bonds, Alexandu fila à l'opposé du pâté de maison avant de se laisser tomber au sol. Le temps que Jürgen rejoigne sa dernière position connue et que les Marines au sol convergent vers son point de chute, il avait tout bonnement disparu...

« Heu... Qu'est-ce qu'on fait, mon sergent, s'enquit Edwin. Il pourrait avoir filé n'importe où...
_ Pas n'importe où, jugea Rachel. S'il avait voulu filer n'importe où, il ne se serait pas contenté de courir en rond sur les toits tout ce temps. Il doit se cacher dans les parages. Krieger ? Appela la sergente. Vous êtes sûr qu'il est descendu là ?
_ Affirmatif, mon sergent !
_ Et il n'est pas remonté ailleurs ?
_ Négatif, mon sergent !
_ Très bien, redescendez, on va avoir besoin de tout le monde au sol.
_ Tout de suite, mon sergent ! »

Le discipliné Nordique s'accrocha à une gouttière et entreprit vaille que vaille de redescendre sans se casser la gueule. Son objectif dérapa en même temps que son pied sur l'un des crochets, à mi-chemin, et la gravité se chargea de le ramener sur le plancher des vaches bien plus vite qu'il ne l'avait escompté. Mais Jürgen était du genre costaud : plus de peur que de mal après cette mini-chute. Il ne tarda pas à se relever en maugréant et fila rejoindre son sergent. Celle-ci était en train de contempler les bâtiments qui leur faisait face. Des entrepôts publics. Tous construit sur le même moule. Et tous avec la porte grande ouverte aux quatre vents. La criminalité n'était pas une inquiétude majeure pour les armateurs locaux.

« Alors, oukilé !? Voulut savoir le Nordique.
_ Aucune idée, il pourrait être dans n'importe lequel, répondit Edwin. Et si on prend le temps de les fouiller un par un et que le premier n'est pas le bon, il pourrait en profiter pour filer pendant qu’on a le dos tourné.
_ Boutons-le feu à tous les entrepôts pour l'étouffer ! Proposa Jürgen.
_ On va éviter. Notre mission est de capturer Winczlav, lui rappela Rachel.
_ Ah oui, enfer ! Alors incendions tous les entrepôts pour l'en faire sortir !
_ Après le coup des bateaux la dernière fois, pas sûre que l'assurance de la Base veuille encore raquer pour mes missions... »

La sergente pinça les lèvres. Il y avait forcément une solution. Réfléchir, réfléchir. Qu'est-ce qu'elle savait sur ce type ? C'était un volubile aussi prolixe qu'horripilant, mais ce n'était pas super pertinent dans le cas présent. Il était visiblement très athlétique aussi. Et il ne voulait pas s'écarter d'ici. Car il obéissait à des dogmes vampiriques qui paraissaient à la jeune femme assez abscons mais qui devaient être éminemment clairs et cohérents du point de vue de Winczlav. Comme le fait de ne pas pouvoir rentrer chez les gens sans autorisation ou... Minute !
Des règles.
Prolixe.
Autorisation.
...

Avec un grand sourire, Rachel s'avança un peu dans la rue, mit ses mains en porte-voix et hurla à plein poumons :

« Hé, tricheur ! Les vampires ne peuvent pas rentrer dans un bâtiment si on les y invite pas !
_ Pas du tout, clama une voix outrée depuis le troisième entrepôt de la rue, c'est un bâtiment public, je n'ai donc nul besoin d'autorisation pour y pénétrer ! Apprenez que je suis totalement dans mon droit !
_ Trouvé ♪ S'enthousiasma la sergente.
_ Roooh, c'était vil, ça, mon sergent.
_ Meuhtropas, Marlow. C'est de la guérilla psychologique, voilà tout. »

La sergente mena son escouade directement sur la bâtiment incriminé. Celui-ci contenait une foultitude de caisses empilées, de tonneaux alignés et de volumineux sacs de jute entassés. Un entrelacs complexe et labyrinthiques de coins et de recoins, d’ombres et d’angles morts, s’étendant sur les trois dimensions dans l’intégralité du volume de l’entrepôt. La Mecque des parties de cache-cache, à n’en pas douter. Si on y ajoutait le fait que l’entrepôt comptait un étage, le nombre de cachettes possibles pour le vampire prenait des proportions affolantes.
Impossible de fouiller ça au petit bonheur la chance, jugea immédiatement Rachel. Non, il allait clairement falloir procéder avec un minimum de méthode…

« Très bien, les gars, annonça la sergente en souriant. On va y aller tout doucement, sans se presser, pour former une souricière infaillible. Vous deux, gardez la porte, rien ne doit sortir sans que vous ne donniez l’alerte.
_ Oui, mon sergent !
_ Vous deux, vous vous plantez devant l’escalier qui mène à l’étage. Rien ne doit en descendre, c’est compris ? Si le vampire essaye de vous feinter pour monter, ça me va très bien. Mais il est primordial que rien ne descende.
_ Ça sera fait, mon sergent !
_ Très bien. Le reste, avec moi ! On va former une ligne et avancer tout doucement, comme pour faire une battue. Mmmh… en fait, c’est même carrément une battue, ce qu’on va faire. Avancez tout doucement, regardez bien partout, ne laissez pas le moindre centimètre carré sans vérification. Ça va être long, ça va être fastidieux, mais ça va surtout être absolument imparable. D’accord ? »

Les soldats et les caporaux acquiescèrent joyeusement : le vampire les avait peut-être mis dans le vent tantôt, mais là, c’était le moment où la Marine se refaisait. Ils étaient carrément chaud !

Il leur fallu presqu’une heure complète pour couvrir l’intégralité du rez-de-chaussée, en pure perte. Ce qui n’entama en rien les ardeurs de l’escouade : cela signifiait simplement que le vampire s’était retranché à l’étage. Ce n’était plus qu’une question de temps avant de l’attraper.

Rachel pris les même précautions pour passer l’étage au peigne fin. Deux soldats en couverture pour bloquer l’escalier, le reste pour mener la battue, pas à pas, sans jamais négliger la moindre cachette.

Chemin faisant, Edwin l’appela dans un souffle en montrant le bout de la salle. En effet, se tenant face à la fenêtre, encore dans la pénombre en bordure du cercle de lumière de la battue, la silhouette d’Alexandu se découpait clairement dans la clarté des réverbères à l’extérieur. D’un geste, Rachel fit signe à ses hommes de se déployer en arc de cercle autour du vampire. De ce qu’elle avait vu de l’oiseau, elle doutait que ça serve à quelque chose mais elle entendait bien lui laisser une dernière occasion de se rendre pacifiquement. Si elle avait le choix, elle préférait que cette histoire se termine sans effusion de violence.

« Comte Winczlav, l’interpella tout doucement la sergente. Vous êtes piégé. Rendez-vous bien gentiment et je vous promets sur mon honneur qu’il ne vous sera fait aucun mal. »

Le vampire n’avait l’air de ne jurer que par la noblesse. Rachel estimait qu’en faisant appel à l’honneur, elle marquerait probablement des points auprès de lui.

« Vous êtes tenace, madame la presque-vampire, cela, je vous l’accorde sans rechigner, admit Alexandu.
_ Vous pouvez m’appeler sergent Syracuse, sinon…
_ Pour être tout à fait honnête, je pensais que vous alliez vous précipiter ici et tout renverser et saccager pour me faire sortir de ma cachette. J’escomptais pouvoir profiter de la confusion pour tirer discrètement ma révérence et être déjà loin le temps que vous vous en aperceviez.
_ Je sais, révéla Rachel. J’aurais tablé sur la même chose, à votre place. C’est pour ça que j’ai choisi une autre approche.
_ Oh ? Vous pensez comme une vampire ? Vous êtes sûre que vous ne voulez pas rejoindre les rangs des miens ?
_ Désolée, j’appartiens corps et âme à la Marine.
_ Ooooh, déception. Bref, tout cela pour dire que je reconnais pleinement vos compétences tactiques et stratégiques, affirma le vampire. On dit que la valeur d’un homme se mesure à la puissance de ses ennemis et, grâce à vous, je n’ai pas à rougir de ma valeur.
_ Pourquoi ai-je l’impression qu’il y a un gros "mais" qui m’attend après tous ces compliments ? Fit remarquer la sergente.
_ Exact ! Tous les mortels seraient faits comme des rats en cette situation. Mais comme vous le savez déjà, je ne suis pas un pitoyable mortel, s’amusa Alexandu.
_ D’accord, et tout cela nous mène où ?
_ Contemplez... Et désespérez ! »

Le vampire leur tourna subitement le dos, écartant théâtralement les bras. Rachel se jeta en avant, songeant que cet imbécile allait sauter par la fenêtre. Mais trop tard ! Dans un bond violent, Alexandu se jeta au travers de la vitre tout en hurlant :

« Transformation en chauve-souris ! »

La sergente arriva à la fenêtre pulvérisée et regarda en tout sens à l’extérieur. Il faisait sombre, les réverbères illuminaient principalement le sol, comment repérer une chauve-souris en vol dans ces conditions !?

« Biiiii ! Biiiii ! »

Interloquée par l’étrange bruit, la sergente reporta son attention au sol. Près des débris, une grosse empreinte dans le sol semblait indiquer qu’Alexandu s’était on ne peut plus crashé à terre et pas du tout envolé. L’hypothèse était corroborée par quelques indices subtils, tel que les traces de pas à côté ou encore le guignol qui vaquait de ci de là en battant l’air de ses bras repliés.

« Biiiii ! » Continuait à souffler régulièrement Alexandu, probablement pour mimer les ultrasons des chauve-souris.

Rachel regarda un instant, stupéfaite, le cirque du jeune homme qui virevoltait sans but apparent au sol, évoquant tout de même parfaitement la trajectoire erratique des chauves-souris.
Mais au sol.
Au sol.

« Ooooh… fit Jürgen à ses côtés. Alors c’est pas du tout un vampire, en fait !
_ C’est d’une camisole de force qu’on va avoir besoin, en fait, soupira la sergente.
_ Hé ! Il s’enfuit ! » S’exclama Edwin en pointant du doigt la grotesque imitation qui filait par une ruelle adjacente.

Ni une, ni deux, Rachel empoigna le bord de la fenêtre sans se soucier des éclats de verres et se propulsa de l’autre côté, se réceptionnant lourdement au sol avant de bondir en direction de la ruelle ciblée. Elle entendit derrière elle le violent crash de Jürgen, qui avait décidé de suivre la même voie mais sans avoir anticipé l’atterrissage. De son côté, Edwin fit signe au reste de la troupe de faire comme les gens normaux et d’emprunter les escaliers pour redescendre.

La sergente piqua des deux, traversant la ruelle en coup de vent. Arrivée au bout, elle aperçut le fuyard du coin de l’œil, remontant une venelle latérale. Nouveau sprint. Le petit jeu dura un moment : quand bien même le vampire s'ingéniait à multiplier les méandres erratiques pour parfaire son imitation de vol de chauve-souris, il était diablement rapide et Rachel ne grappillait que trop lentement du terrain alors qu'elle-même courait en ligne droite.
Finalement, alors qu'il n'était plus qu'à une demi-douzaine de mètres – encore un peu et elle pourrait le plaquer au sol d'un seul bond bien senti ! – Alexandu obliqua dans la rue principale. Rachel s'y précipita à peine une seconde après et... rien.
Disparu.
Le vampire s'était proprement volatilisé.

La jeune femme sentit la moutarde lui monter tout doucement au nez. Qu'est-ce que ce petit imbécile avait encore bien pu inventer comme combine stupide !? Ce n'était déjà pas tous les jours facile de courser des fuyards, alors des fous qui agissent de façon complètement irrationnelle... Rachel se renfrogna. Il avait pu penser à n'importe quoi et se dire que c'était une bonne idée de l'appliquer.

La sergente n'osait plus bouger. Si le vampire s'était simplement renfoncé dans un coin, il lui suffisait d'attendre qu'elle dépasse sa position pour prendre la poudre d'escampette dans son dos. De toute façon, vu le peu d'avance qu'il avait eu avant de disparaître de sa vue, il ne pouvait pas être bien loin : le prochain carrefour de cette rue était loin, Rachel doutait franchement qu'il ait pu l'atteindre en un aussi court laps de temps. Donc : le vampire était caché là, dans le premier tronçon de la rue. Mais où ?

Coup d’œil inquisiteur à droite, puis à gauche. Pas de fenêtre ouverte par laquelle le fugitif aurait pu s'enfuir, pas de chatière au porte par laquelle il aurait pu se faufiler - la jeune femme jugea certes la réflexion débile, mais avec les fous, on ne sait jamais, hein... - pas de poubelle dans laquelle il aurait pu plonger...
Rachel secoua la tête. Elle sentait confusément qu'elle s'y prenait mal. Alexandu n'était pas fou au sens où elle l'entendait. Il était visiblement persuadé d'être un vampire et cela affectait toutes ses décisions, mais une fois ce postulat intégré, ces actions suivaient une véritable logique, quoi qu'elle en pense.

Récapitulons, songea la jeune femme. Je suis un vampire. Pour quelque raison que ce soit, je préfère fuir plutôt que d'affronter mon ennemi. Mais pour quelqu'autre raison que ce soit, je ne peux pas non plus m'écarter de la zone que j'entends conquérir. Et par ailleurs, le dogme vampirique m'interdit de m'introduire chez quelqu'un sans son consentement explicite. Donc, je m'enfuis en tournant en rond pour semer mes poursuivants sans m'écarter de ma position. Mais l'un de mes poursuivants est trop tenace et se rapproche inexorablement. Il faudrait que je fasse quelque chose. Cela dit, j'ai déjà fait quelque chose en me transformant en chauve-souris géante. Ok, donc, rectification, je suis une chauve-souris géante. Et je...
...
Naaan, il a quand même pas osé faire ça...

Rachel releva les yeux. Alexandu était bien là. Enfin, elle ne voyait pas le vampire au sens propre, non, elle nota surtout un volet qui n'était pas bien rabattu contre le mur du fait de la grosse masse qui se cachait derrière. Grosse masse dont les deux pieds pointaient vers le ciel, dépassant largement la hauteur du volet.
Évidemment...

D'un bond, la jeune femme se hissa contre le mur, attrapa le col du grand manteau noir d'Alexandu et le fit prestement redescendre sur terre.

« Biiiii ! Biiiiii ! Biiiiii ! S'époumona le vampire en se débattant.
_ M'en fiche, je ne parle pas le chauve-souris ! Rétorqua la sergente avec humeur.
_ Détransformation ! Et maintenant, veuillez me lâchez, je vous prie ! Je ne vous ai jamais permis ce genre de familiarité, s'indigna le vampire.
_ Oh, mais pas de soucis, lui répondit Rachel avec un sourire mauvais. Il vous suffit de jurer sur votre honneur de vampire de ne pas résister et de me suivre bien gentiment jusqu'à la Caserne.
_ Je... heu... Hum... Bafouilla Alexandu. Sur mon honneur de vampire, vous dites ?
_ Oui, acquiesça la sergente d'un ton las. J'ai dans l'idée que vous n'oserez pas le salir.
_ Vous pensez beaucoup trop comme une vampire. Si ce n'est vous, c'est donc votre supérieur ? Soit, capitula le vampire, résigné. Moi, Alexandu Ilia Winczlav, saigneur Nosferatu, grand voïvode des légions de l'Ombre et Comte de Troup-Herdu, accepte de me constituer votre prisonnier et de ne point opposer de résistance jusqu'à ma détention dans la Caserne.
_ À la bonne heure... »

Il fallu plusieurs minutes pour que Rachel et son prisonnier récupèrent tous les membres de l'escouade plus ou moins perdus en cours de route, mais finalement, l'ensemble du contingent pu rentrer triomphalement à la Caserne. Bon, triomphalement n'était pas peut-être pas le mot juste : la journée commençait à se faire franchement longue pour tout le monde et la majorité de la petite troupe n'aspirait à plus rien d'autre qu'un bon lit et un gros oreiller moelleux.

À défaut d'avoir une camisole de force sous la main, Rachel fit saucissonner le pauvre vampire en dépit de ses récriminations indignées et outrées, tant appliquer un tel traitement à sa personne était une indignité à son rang. La sergente n'en eut cure : qu'il crie donc tout son saoul, du moment qu'il était dûment neutralisé, ça lui allait très bien.

« C'est une honte ! J'exige d'être traité avec le respect dû à mon rang ! S'époumona le vampire.
_ Génial, maugréa la sergente fatiguée. Vous n'aurez qu'à vous plaindre au Colonel, on vous conduira justement devant lui dès demain matin.
_ Impossible, voyons ! S'amusa Alexandu. Je suis un vampire, il m'est absolument inenvisageable de voyager à la lumière du soleil.
_ Hé ben on verra ça demain. » Grommela Rachel en refermant la porte de la cellule.

Il devait être trois heures du mat' bien tassé et la patience et le sens de la diplomatie de la jeune femme étaient partis se coucher sans elle depuis déjà un bon moment.

« Je refuse d'être détenu dans ces conditions ! S'exclama le vampire en dépit de la porte fermée. Veuillez y remédier immédiatement où je serais dans l'obligation moral de m'enfuir !
_ Nan, z'avez promis, lui rappela Rachel.
_ Que nenni ! J'ai seulement promis de ne pas opposer de résistance jusqu'à la ma détention dans la Caserne, lui rappela Alexandu. Nous y sommes et si je n'obtiens pas gain de cause, je compte bien m'enfuir.
_ Pitié, soyez un peu sérieux...
_ Très bien, vous ne me laissez pas d'autres choix ! Déclara le prisonnier. N'oubliez pas que je suis un vampire. Rien de plus facile pour moi que de me transformer en gaz et de me faufiler par le plus petit interstice !
_ Ben voyons !
_ Transformation en gaz ! Pchhhhooouuuu~houuuu !
_ Ouais, ouais, c'est ça... »

Un violent bruit de déflagration fit sursauter Rachel. Elle appela le Comte Winczlav. Aucune réponse. La sergente se dépêcha de débâcler la porte de la cellule et se précipita dans la petite pièce. Vide. La cloison d'en face avait visiblement été explosée depuis l'intérieur et donnait directement dans la rue attenante à la Caserne. Et dans la rue, le vampire, tout sourire. Et sans lien.
D'un coup d’œil, la jeune femme repéra la corde qui avait entravé Alexandu. Elle traînait en un petit tas, par terre, tous les nœuds visiblement encore intacts. La sergente percuta immédiatement : tout comme les chevaux qui ont le réflexe de gonfler la poitrine lorsqu'on veut leur attacher une selle, le vampire avait probablement gonflé sa poitrine et contracté ses muscles pour se faire un poil plus gros qu'il ne l'était. Il lui avait alors suffit d'expirer l'air emmagasiner et de détendre ses muscles pour récupérer suffisamment de jeu et se défaire de ses liens sans soucis.
Quand à se faufiler "par le plus petit interstice", il avait visiblement tout simplement enfoncé le mur de bois renforcé. Sans entrave, Rachel estimait qu'elle aurait pu en faire autant. Au détail près qu'Alexandu n'avait ni son gabarit ni sa masse musculaire.
À quel point ce petit monstre était-il costaud ?

On allait très vite le savoir, estima Rachel : à ce stade, sa patience était en lambeau, son mal de crâne n'avait fait qu'empirer tout au long de la nuit et la fatigue mentale commençait à s'accumuler. Elle allait défoncer la gueule de ce guignol et pis basta ! S'il n'y avait que la violence pour lui faire rentrer dans le crâne de se tenir à carreau, hé bien soit, elle n'allait pas se faire prier !
La sergente entrechoqua ses poings en dardant un regard mauvais vers l'hurluberlu qui lui pourrissait un peu trop la vie ces dernières heures.

« Détransformation ! Annonça fièrement Alexandu en tourbillonnant sur lui-même. Alors, qu'est-ce que vous...
_ COMMANDO !! Hurla la jeune femme en chargeant bille en tête.
_ Heu... Houlà ! »

Le vampire ne se le fit pas dire deux fois et fila dans la direction opposée, immédiatement pris en chasse par une Rachel fulminante et bien décidée à lui faire bouffer ses canines. Obnubilée par sa colère, la sergente ne prit même pas la peine de vérifier si son escouade suivait ou non. Les bonnes vieilles manies acquises lors de son passage chez les commandos de la marine du Royaume d'XXXX venait de refaire surface sous le verni craquelé de discipline que la Marine régulière tentait laborieusement de lui inculquer depuis son recrutement.

Alexandu filait ventre à terre, Rachel le poursuivait à fond de train à s'en sortir les tripes. Mais le vampire était nettement plus rapide, creusant inexorablement la distance entre elle et lui. Plus rapide, certes, mais, malheureusement pour lui, bien moins familier du terrain, comme il l'apprit brutalement à ses dépends en s'engouffrant dans un cul-de-sac. Un mur trop haut pour qu'il puisse le franchir d'une traite, une folle furieuse sanguinaire qui bloquait la sortie. Alexandu ne vit qu'une carte à jouer.
Il se retourna vers la sergente qui le chargeait à toute force.

« Vous savez, à la réflexion, on pourrait peut-être simplement en disc... »

Non : un poing presqu'aussi gros que sa tête fusa dans sa direction. Ni un, ni deux, Alexandu se jeta entre les jambes de Rachel pour se frayer un chemin vers la sortie. La sergente pivota brusquement pour l'écraser d'un solide coup de talon, mais le vampire lui agrippa le mollet pour s'en servir comme axe de rotation et repartir en sens opposé. Rachel planta solidement sa jambe dans le sol et l'utilisa derechef comme pivot pour cravater son adversaire d'un rapide mouvement tourbillonnant. Tous les sens aux aguets, Alexandu se pencha à l'extrême limite de son équilibre et se décala d'un pas chassé, esquivant l'attaque dans le même mouvement et passant dans le dos de la sergente. Elle face au mur, lui face à la sortie de l'allée.
Ni une, ni deux, Rachel prit appui des deux pieds sur le mur et se propulsa en arrière, pivotant dans le même mouvement pour faire face au sol. Surplombant le vampire, elle ne lui laissait plus aucun angle mort par lequel il put s'enfuir. Pressentant un mauvais tour en sentant l'ombre de la sergente le recouvrir, Alexandu se retourna vivement, juste à temps pour apercevoir Rachel essayer de l'écraser d'une monumentale frappe des deux mains jointes. Le vampire tenta de se décaler avec l'énergie du désespoir... il lui manqua un cheveu. La frappe lui rabota méchamment la joue, provoquant une expression de profonde stupeur dans ses yeux.
Rien de bien méchant, aucun avantage stratégique, mais cela suffit néanmoins à emplir Rachel d'une joie sauvage. Son adversaire n'était pas intouchable, le prochain coup, elle allait l...
Alexandu frappa.

Un direct du droit. Un coup simple et téléphoné. Mais un coup extrêmement vif et rapide. Rachel eût tout juste le temps de se mettre en garde, bras croisés devant elle. Le poing du vampire percuta sa défense. Un coup lourd. Puissant. Titanesque. Le souffle coupé, la sergente s'en retrouva propulsée contre le mur de l'impasse. Elle y resta adossée, tétanisée. Cette attaque venait de lui faire l'effet d'une douche froide, sa colère et sa rage brutalement balayées par la compréhension soudaine de l'envergure de son adversaire. Elle ne faisait pas le poids. Pas ici. Pas seule.

« Aaaah !! Mon dieu, qu'est-ce que j'ai fait !? S'exclama brusquement Alexandu, visiblement paniqué. Quelle indignité ! Je m'en suis pris à un simple mortel ! J'voulais pas ! Je... Je... Pouce ! Ça ne comptait pas ! Oh mon dieu, quelle honte ! Je... je... Vite, fuyons !! »

D'un bond, le vampire affolé pris appui du pied sur l'épaule de la sergente et se propulsa jusqu'au sommet du mur de l'impasse.

« Transformation en chauve-souris ! Biiiiii ! »

Rachel n'avait pas fait un geste pour l'arrêter. Elle se contenta de se décaler du mur pour regarder sans le voir le sommet, là où le vampire avait disparu, songeuse.
Un bruit de cavalcade la ramena sur terre. C'était Jürgen, pantelant, qui venait de débouler.

« Tenez bon... huf, huf... mon sergent ! La caval... huf, huf, la cavalerie est arrivée ! huf, huf... Ou... huf, huf... oukiléééé !? S'enquit hors d'haleine le belliqueux caporal.
_ Il a filé, Krieger, annonça sombrement Rachel. Laissez tomber, on arrivera pas à le rattraper cette nuit.
_ Ooooh... Soupira le Nordique déçu. J'voulais la bagarre, moi...
_ Hmmm... Où sont les autres ? S'inquiéta brusquement la sergente.
_ Ils arrivent, assura Jürgen. 'fin, sauf Marlow, il est tombé par là-bas, terrassé par un point de côté.
_ Évidemment... Très bien, faites rentrer tout le monde, direction le dodo, ordonna Rachel. Que chacun se repose au mieux, on reprendra la traque demain soir.
_ Bien reçu, mon sergent ! Affirma le Nordique avant de s'éloigner. Heu... Mon sergent ? S'interrompit-il.
_ Hmmm ?
_ Vous avez l'air bizarre, s'inquiéta Jürgen. Vous allez bien ?
_ Nickel, affirma Rachel dans un sourire rassurant. Allez plutôt vous occupez de Marlow. »

Kriger hocha la tête, visiblement rasséréné, et s'en fut distribuer les ordres de sa grosse voix autoritaire. Rachel reporta son attention sur le mur de l'impasse, ses bras toujours dressés devant elle. Ils étaient encore tout engourdis par la puissance du poing du vampire.
Vivacité, force, endurance... Alexandu Winczlav les dominait largement sur tous ces points, songea la jeune femme. L'affronter de face était tout bonnement impensable. Alors le capturer... c'était juste impossible.
En tout cas, pas sans un solide plan derrière la tête.

*
*   *

Au lendemain de la course-poursuite effrénée avec le vampire, le soleil brillait bien haut sur le Port de Blanchemuraille. C'était le début de l'après-midi, les marins et les débardeurs vaquaient joyeusement à leurs occupations dans un brouhaha sonore aimable et animé, tandis que Rachel s'escrimait sur son sac-baluchon.

Au petit matin, la sergente avait laissé dormir ses hommes bien au-delà des horaires habituellement permis par la Marine. Après la folle cavalcade de la nuit, elle avait estimé que ça ne leur ferait pas de mal de recharger leurs batteries. Elle-même n'avait pas été très active physiquement, passant la majeure partie de la matinée plongée dans ses pensées, à la recherche d'un plan qui tienne la route pour l'emporter face à Winczlav.

L'inspiration lui était venue un peu avant le déjeuner. Elle n'en avait encore rien dit à ses hommes, le temps d'assurer les ultimes vérifications et un minimum de préparatif. Rachel avait donc laissé sa troupe sous la tutelle de Jürgen, avec pour tâche de réparer le gros trou dans la cellule du fond de la Caserne. Le caporal avait un peu maugréé, rapport qu'il avait pas signé pour jouer les spécialistes du BTP comme la veille, mais avait tout de même prit les choses en main. Un peu trop pointilleux sur la discipline, le caporal Krieger, songea la jeune femme, mais clairement une valeur sûre pour encadrer sérieusement ses hommes.

Quelques bons coups de pieds supplémentaires et Rachel eût la satisfaction de s'en sortir avec son sac-baluchon. "Si ça ne rentre pas, tasse plus fort !" C'était somme toute rassurant de voir que les bons vieux proverbes des commandos continuaient à se vérifier.
La sergente tout sourire referma la lanière du sac. Une bonne chose de faite !

Une ombre passa sur son visage, littéralement puisqu'une silhouette venant de se positionner entre elle et le soleil. Claquement de bottes et salut parfait.

« J'ai les informations que vous souhaitiez, mon Sergent ! Lui signala Edwin en lui tendant un feuillet de papier plié en quatre.
_ Bien joué, caporal Marlow ! » Le félicita Rachel.

Elle l'avait envoyé à la pêche aux renseignements après le déjeuner. Il n'y avait pas eu de rumeurs de vampire, cette nuit, ce qui impliquait que Winczlav pouvait se trouver n'importe où. Il allait donc falloir le débusquer, cette fois-ci. En théorie, les Marines n'avaient pas la moindre piste sur où pouvait bien se cacher le vampire, mais Rachel avait une idée derrière la tête. Et en parcourant la liste des infos écrites par Edwin, elle sentait sa conviction s'affermir.
Un grand sourire joyeux prit place sur les lèvres de Rachel. Tout se mettait en place...

« Retournons rejoindre les autres, Marlow, décréta la sergente. On a tout ce qu'il nous faut. Ce soir, on aura notre revanche ! »
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Une ombre apparut dans la pièce plongée dans la pénombre nocturne. Sans un bruit, elle commença à s'avancer, se mouvant avec tant de légèreté que le plancher de bois n'émit pas la moindre protestation. Elle traça son chemin droit vers sa cible, ne semblant nullement incommodée par la faible luminosité ambiante.

Alexandu Ilia Winczlav, car il s'agissait bien de lui, ne pouvait détacher ses yeux de sa proie, littéralement captivé par sa beauté sauvage, sous le charme de son attrait naturel. Ses courbes délicates obnubilaient son esprit, ses formes généreuses ne faisaient qu'attiser les flammes qui le dévoraient de l'intérieur. En cet instant précis, elle était tout pour lui, plus rien d'autre au monde ne pouvait exister ! Sa peau délicieusement galbée, sa chair qu'il devinait savoureuse et, par-dessus tout, le nectar exquis qu'il était venu chercher. Un trésor des dieux, une délicieuse ambroisie, seule digne de la plus noble des créatures qu'il était.
Maintenant à quelques centimètres de sa future victime, le vampire ouvrit grand la mâchoire, se délectant par avance de...

« Halte-là, Comte Winczlav ! Hurla Rachel en déboulant par la porte principale. Arrêtez ça immédiatement ! »

Derrière l'imposante sergente, Jürgen et ses hommes s'engouffraient à leur tour dans la pièce. Acculé, Alexandu ne perdit pas de temps à comprendre le pourquoi du comment et fila derechef vers l'escalier du fond, abandonnant dans la fuite sa si précieuse proie.

*
* *

Quelques heures plus tôt, sur le port...

« Retournons rejoindre les autres, Marlow, décréta la sergente. On a tout ce qu'il nous faut. Ce soir, on aura notre revanche !
_ Mais attendez, mon sergent, intervint Edwin, mal à l'aise. Comment pouvez-vous savoir où se trouvera le vampire ce soir ?
_ Mais c'est évident, Marlow, faites tourner vos méninges, l'encouragea d'un sourire Rachel. Quel est le point commun entre nos cinq témoins ?
_ Ils habitent le même quartier ? Fit remarquer le binoclard. Mais c'est normal, puisque c'est spécifiquement ce quartier que Winczlav entend conquérir.
_ Mais tous les habitants du quartier l'ont-ils vu ? Pointa la sergente. Pourquoi seulement ces cinq-là ?
_ Ben...
_ Par ailleurs, le Comte Winczlav a cherché à nous échapper du côté des entrepôts, la nuit dernière, rappela Rachel. Il connaissait bien cette zone, l'a inclus dans son territoire et pourtant, elle est totalement vide la nuit : quel intérêt pour lui ?
_ Une échappatoire si les choses devaient mal tourner ? Proposa le caporal.
_ Qu'est-ce qu'on a appris de crucial sur lui, hier soir ? Essaya de l'aiguiller la sergente.
_ Ses transformations sont bidons : ce n'est pas un vrai vampire. J'l'avais bien dit qu'ils existaient pas.
_ Exact, Marlow. En conséquence, quelle question clef a-t-on évacué beaucoup trop vite ?
_ D'où vient-il ? Comment est-il arrivé au Piton Blanc ? Pourquoi se prend-il pour un vampire ? Commença à égrener le caporal.
_ Non. Beaucoup plus important. » Signala Rachel avant de laisser un petit blanc pour mettre plus d'emphase sur la suite.

« Qu'est-ce qu'il mange ? »

Edwin ouvrit la bouche pour rétorquer quelque chose, mais ses neurones ne lui en laissèrent pas le temps alors qu'il réalisait lui-même la réponse.

*
* *

Rachel n'eût pas un regard pour la magnifique tomate que le vampire avait laissé choir. Elle avait nettement plus important à faire.

« Poursuivez-le ! » Encouragea-t-elle ses troupes tout en montrant l'exemple.

Le vampire était agile et se frayait rapidement un chemin vers l'escalier de l'entrepôt. Il allait vraisemblablement user du même stratagème que la veille et se transformer en chauve-souris pour fuir ses poursuivants par le ciel – en tout cas, c'est comme ça que son esprit enfiévré verrait les choses, même si dans la pratique, il se contenterait de courir partout en battant des bras tout en poussant des cris stridents. Derrière lui, l'escouade de Marines, l'imposante albinos en tête, faisait de son mieux pour le suivre à fond de train, mais il était bien trop rapide et beaucoup trop agile : pour lui, la pièce aurait pu tout aussi bien être vide tant le fatras de caisses, les échafaudages de tonneaux et les haies de sacs ne parvenaient pas à le ralentir. Avec sa souplesse hors norme, il enjambait, glissait, roulait sans jamais perdre de sa vitesse. Ce dont ne pouvait se targuer les pitoyables mortels qui le poursuivaient.

Alexandu atteignit les escaliers de l'entrepôt avec une confortable avance et fila au travers de l'étage. D'un rapide coup d'œil vers l'arrière, il vit que seule la presque-vampire albinos était encore en lice – profitant de sa grande taille, Rachel avait avalé les marches cinq par cinq sans même ralentir. Peine perdue, la fenêtre de l'entrepôt était en vue : jamais elle ne pourrait le rattraper !

Le vampire allongea la foulée pour prendre de l'élan et se jeta en travers de la vitre.

« Transformation en chauve-souris ! »

Mais alors qu'il préparait son vol en rase-motte – ou qu'il chutait à terre, selon les points de vue de chacun sur la question – quelque chose d'immense s'abattit sur lui, accompagnant sa descente et le clouant au sol ! Une fois à terre, le vampire tenta de bondir illico pour s'en dépatouiller, mais cela ne fit qu'empirer les choses !

« Biiiii ! Biiiii ! » S'exclama affolée la chauve-souris géante, ce que d'aucun aurait pu facilement traduire par "qu'est-ce que c'est que ça !?" rien qu'au ton de sa voix.

*
* *

Quelques heures plus tôt, sur le port...

« Des tomates, réalisa Edwin. Le premier témoin était en train de préparer une tarte à la tomate, le second faisait pousser des tomates dans sa serre, le troisième en vendait un plein étal, le quatrième buvait un jus de tomate et le cinquième picorait des tomates-cerises à sa fenêtre ! Et l'un des entrepôts dont vous m'avez demandé de vérifier la liste abrite un arrivage de tomates.
_ Bingo, approuva Rachel. L'entrepôt lui sert de garde-manger. Et comme il n'a rien pu manger la nuit précédente, je pense que sa première action cette nuit sera de se nourrir.
_ Mais... Pourquoi de la tomate ? Bloqua le caporal.
_ Aucune idée, avoua la jeune femme. Il doit faire un amalgame entre le jus de tomate et le sang, je suppose. Trop de dessins animés... Bref, je suis quasi-certaine qu'on le trouvera là-bas, ce soir. On pourra l'y capturer !
_ Attendez, attendez, attendez, mon sergent, paniqua Edwin. Ce n'est pas un vampire, mais quand même ! Si ce que vous m'avez dit est vrai, il nous surpasse physiquement sur tous les aspects : force, vitesse, agilité. Si vous-même n'avez pas pu le coincer, on y arrivera jamais non plus, même en s'y mettant tous ensemble !
_ Je sais, acquiesça Rachel dans un sourire. Mais ce n'est pas grave : ok, il est trop fort pour nous mais on a aucune raison de l'affronter à la loyale non plus.
_ Heu...
_ Rassurez-vous, j'ai prévu une précaution, assura la sergente en tapotant son épais sac-baluchon. Et je vais avoir besoin de vous pour la fignoler ! »

*
* *

Au sommet du toit de l'entrepôt, Edwin contempla avec satisfaction les mâchoires du piège qu'il avait bricolé se refermer inexorablement sur sa cible. Lorsque le vampire avait bondi au travers de la vitre, il avait déclenché la chute d'un épais filet de pêche à maillage fin, que le caporal avait pris soin d'alourdir de nombreux lests. Très nombreux et très lourds. Alexandu ne pouvait plus se déplacer à cause du poids et il s'était complètement emberlificoté dans le filet. Et plus il se débattait, plus il s'empêtrait.

Rachel sauta à son tour à travers la fenêtre et percuta le vampire de dos, le faisant délibérément rouler à terre. Maintenant, ce serait pire : impossible de différencier la continuité directe du filet par rapport aux plis dans lequel s'emmaillotait de plus en plus Alexandu.
Échec et mat.

La petite troupe de Marines se réunit tranquillement en bas de l'entrepôt, sans se presser, attendant que le vampire, dont la voix étouffée avait proclamé sa détransformation – quoi que cela puisse changer – s'épuise en vain. Ça ferait toujours ça de moins de résistance à mater.

« Marlow, appela Rachel, des idées pour le transport ?
_ Oui, mon sergent, j'y ai aussi réfléchi, signala Edwin. Une fois qu'il se sera complètement immobilisé dans le filet, on le saucissonne à cette perche et on le soulève, comme les chasseurs le font avec leur proie. On coupera les lests après, bien évidemment, sinon on ne risque pas d'aller bien loin...
_ ça va suffire ? S'inquiéta la sergente.
_ Je pense, oui, acquiesça le caporal. D'abord, il sera tellement empêtré qu'il n'aura plus guère de latitude de mouvement pour ses membres, donc peu à pas de capacités de déployer sa force.
_ "Peu", tiqua Rachel. Il est quand même fort comme un ogre, ce type.
_ Et c'est vous qui dites ça ? Certes, mais avec le transport par la perche, il n'aura plus aucune prise au sol. Action, réaction : sans point d'appui, il ne pourra plus guère déployer toute sa puissance. Songez-y, sergent : ce qui rend vos coups si puissants, ce n'est pas simplement la puissance physique que vous pouvez déployer avec vos bras et vos épaules. C'est aussi en bonne partie la force de vos jambes qui prennent appuis sur le sol qui génère cette puissance.
_ Ooooh, j’y avais jamais réfléchi... Bien, donc la cible sera totalement neutralisée. À la bonne heure. Ok, préparez-vous, les gars, on va le rapatrier à la Base, signala Rachel.
_ On ne s'arrête pas à la Caserne, mon sergent ? S'étonna Jürgen.
_ À la Base, les cellules sont doublées de fer, lui rappela la sergente. J'aime autant, avec ce bonhomme. »

La petite troupe attendit encore une bonne demie heure, le temps que le vampire se fatigue pour rien et cesse de s'agiter, puis ils le saucissonnèrent prestement à la perche qu'Edwin avait préparé pour le transport. Alexandu se débattit malgré tout comme un beau diable tout en signalant haut et fort son opposition à ce genre de traitement, mais cela se résuma concrètement pour le monde extérieur par quelques soubresauts de l'épais cocon de pêche et moults mmmhmmmhment à peine intelligibles. Le vampire était bel et bien neutralisé.

Deux matelots chargèrent chacun une extrémité de la perche sur leur épaule et Rachel guida ses hommes en direction de la Porte de l'Est de Blanchemuraille, qui donnait directement sur la route menant à la Base. La sergente se félicita qu'à cette heure avancée de la soirée, les rues soient totalement désertes : ils avaient beau porter bien en évidence les insignes de la Marine sur leurs uniformes, ils devaient avoir l'air on ne peut plus louche à se balader avec un cocon de taille humanoïde suspendu à un portant. Dans le genre caricature d'enlèvement, ça se posait là, quand même...

C'est alors que la petite troupe cheminait tranquillement avec la satisfaction du travail bien fait qu'elle fût alpaguée par une voix grave venue de l'ombre.

« Excusez-moi, messieurs les Marines, seriez-vous l'escouade en charge de la traque du vampire ? »

Rachel se retourna juste à temps pour voir le propriétaire de ladite voix émerger d'une ruelle adjacente et s'approcher tranquillement d'eux. Chemin faisant, il passa sous un réverbère, permettant à la jeune femme de le détailler à loisir. C'est un homme entre deux âges, pas encore réellement vieux mais clairement plus tout jeune non plus. Un chapeau melon, un manteau-redingote noir, des gants en cuir sombre, pantalon noir, chaussures de ville parfaitement cirées accordées à sa tenue. Taille moyenne, le pas vif et volontaire, trahissant un corps en excellente condition physique. Son visage était rond, avec une carnation rose crème, à l'exception de son nez, plus couperosé. Des sourcils bruns, broussailleux, terriblement froncés, du genre à le rester même dans les moments de détentes, surmontaient une paire de yeux aux prunelles gris acier. Des yeux sévères, qui ne plaisantaient pas et contredisaient totalement le léger sourire affable qu'arborait sa bouche, mince, aux lèvres si fines qu'on aurait pu les croire inexistantes au premier coup d'œil.
Enfin, en dépit du col plissé du manteau-redingote ainsi que du charmant nœud papillon, noir comme de bien entendu, qui attirait l'œil s'attardant sur ce point de sa personne, Rachel ne manqua pas de noter l'impressionnant cou de taureau du nouveau venu.
Sentiment de malaise. Ce type ne lui disait rien qui vaille...

« C'est bien nous, acquiesça la jeune femme. Je suis la Sergente Rachel Syracuse, responsable de cette unité. À qui ai-je l'honneur ?
_ Enchanté, assura le nouveau venu tout en la saluant d'un mouvement de main au chapeau. Permettez-moi de me présenter, je suis monsieur Fletcher.
_ Puis-je supposer que vous ne nous avez pas accosté par simple hasard ? S'enquit avec méfiance la sergente.
_ Effectivement, comme vous vous en doutez, opina M. Fletcher. Pour tout vous dire, j'étais moi-même à la recherche de notre ami Winczlav. Je suis heureux que vous soyez parvenus à lui mettre la main dessus, voyez-vous, car cela m'évite d'avoir à le rechercher moi-même.
_ Je ne suis pas certaine de bien comprendre...
_ Alors allons droit au but, fit le nouveau venu. Je suis ici pour prendre réception du saigneur Winczlav et je vous demande de me le remettre.
_ Pardon !? S'exclama Rachel. Et je peux savoir ce qui vous fait penser qu'on accédera à votre demande ?
_ Ma foi, c'est fort simple, s'amusa M. Fletcher. Cet individu est au CP.
_ ...
_ Ça vous en bouche un coin, n'est-ce-pas ? C'est souvent le cas, je sais...
_ Pfrrrfrrrfrrrfrrr ! Se retint d’exploser de rire Rachel. Je ne voudrais pas vous vexer mais c'est vraiment l'excuse la plus ridicule que j'ai jamais entendu !
_ Hein ? Mais que... je... Pardon ?
_ Nan, mais soyez sérieux, il est beaucoup trop vieux pour être au CP, c'est pas crédible une seule seconde, souligna la jeune femme hilare.
_ Heu... Puis-je me permettre de vous demander d'expliciter l'acronyme ? Voulut vérifier M. Fletcher.
_ Ben, Cours Préparatoire, évidemment. Beaucoup trop vieux. 'M'auriez dit lycée, ok, collège, à la rigueur, mais CP, nan, ça colle juste pas du tout.
_ Non, mais d'accord, je vois le quiproquo, signala le nouveau venu. Alors je ne parlais pas du tout de l'éducation, mais du Cypher Pol. CP : Cypher Pol. Cypher Pol : CP, acronyme, tout ça...
_ ...
_ Ça vous en bouche un coin, n'est-ce-pas ? C'est souvent le cas, je sais...
_ Heu... mais en vrai, c'est quoi, ce machin ? Demanda une Rachel des plus perplexes. Sans vouloir vous vexer, hein...
_ Vous vous fichez de moi !? Il s'agit des services secrets du Gouvernement Mondial, voyons !
_ Jamais entendu parler... avoua la sergente.
_ C'est normal, c'est secret. La preuve qu'on fait bien notre boulot, d'ailleurs, soit dit en passant... Bref, peu importe, le saigneur Winczlav est un des nôtres, veuillez me le remettre.
_ Ce type fait vraiment partie de vos services ? N'en revint pas Rachel.
_ Oui, c'est un génie du combat, expliqua M. Fletcher, un monstre de capacité physique, c'est un élément extraordinairement prometteur qui a le potentiel de devenir un atout de premier ordre pour le Gouvernement Mondial.
_ Il se prend pour un vampire, souligna la sergente. Z'avez pas peur pour votre réputation quand il fait la chauve-souris ?
_ Oh, vous savez, le génie va toujours de pair avec un brin de folie... Philosopha l'agent.
_ C'est un danger public ! Il a terrorisé tout le quartier !
_ Voyons, il ne ferait pas de mal à une mouche, assura M. Fletcher. Nous l'avons convaincu qu'un saigneur de son rang n'avait rien avoir à faire avec la plèbe de basse-extraction. Tout est sous contrôle, je vous l'assure. Bon, d'accord, des fois il prend la tangente, on sait pas trop pour quoi, et finit systématiquement dans des trous paumés comme ici, mais c'est pas bien grave, ça...
_ Ok, d'accord. Bon, supposons un instant que je vous crois, proposa Rachel. Ça ne m'explique toujours pas pourquoi je devrais vous le confier.
_ Mais enfin, voyons ! S'indigna M. Fletcher. Le CP travail pour le Gouvernement Mondial. Ses désirs sont nos ordres. S'opposer à nous, c'est s'opposer au GM !
_ Ben oui mais la Marine aussi bosse pour le Gouvernement Mondial, rappela la sergente.
_ Hein ? Ben... je... Heu... moui, c'est pas faux... Non, mais c'est pas pareil, balaya l'agent. Nous sommes l'incarnation même de la volonté du GM, contrairement à la Marine !
_ La Marine est le bouclier qui protège le peuple, le contra Rachel. De ce fait, nous sommes l'incarnation de la légitimité du GM à les diriger.
_ De quoi ? Non mais d'où ça sort, ça !?
_ Et la légitimité prime sur la volonté, CQFD.
_ Mais carrément pas, non ! Attention, sergente, le Cypher Pol a aussi vocation à surveiller et punir la Marine ! Menaça M. Fletcher. Vous pourriez avoir de gros ennuis à empêcher le CP de faire son travail.
_ On ne peut pas avoir d'ennuis pour avoir suivi et appliqué les ordres de sa hiérarchie, rétorqua fermement Rachel. J'ai pour ordre de ramener le Comte Winczlav à la Base et c'est ce que je vais faire, point final.
_ Ooooh, alors ça, c'est franchement bas de se cacher ainsi derrière la procédure ! D'accord, hé bien, puisque vous le prenez sur ce ton, voici votre nouvel ordre de mission ! » Déclara triomphalement l'agent en dégainant un feuillet de papier plier en deux de sa redingote.

La sergente hésita un moment devant le bout de papier que lui tendait M. Fletcher, avant de finalement le rafler d'un geste brusque trahissant sa méfiance. Rapide coup d'œil au papier. Retour sur l'agent pour le dévisager de pied en cap. Nouveau regard sur l'ordre de mission.

« J'arrive pas à lire dans cette obscurité, décréta Rachel en se grattant pensivement la tête. Allons voir ça sous la lumière du réverbère, vous voulez ?
_ Genre... En vrai, vous l'avez parfaitement lu et vous voulez juste me faire perdre du temps ! Très bien, si ça peut vous faire plaisir... » grommela avec humeur M. Fletcher

Les deux chefs d'équipes rejoignirent la flaque de lumière du réverbère le plus proche, celui-là même sous lequel était apparu M. Fletcher un plus tôt. Rachel prit bien soin de garder à la fois l'agent du CP et sa petite troupe dans son champ de vision, forçant son interlocuteur à lui faire face et donc à tourner le dos à son unité.
La jeune femme prit le temps de relire l'ordre de mission présenté par M. Fletcher, agrémentant sa lecture de maints froncements de sourcils et de marmonnements intelligibles pour bien montrer qu'elle était très concentrée sur leur affaire. Finalement, après deux longues minutes qui parurent durer la moitié de la nuit pour l'impatient agent du CP, Rachel replia l'ordre de mission et le glissa dans l'une des poches de son uniforme.

« Très bien, monsieur Fletcher, ce papier me paraît tout à fait en ordre, acquiesça la jeune femme.
_ Pas trop tôt, se félicita l'agent. Veuillez donc libérer le saigneur Winczlav, je me chargerai de la suite.
_ Bien sûr, pas de soucis, affirma Rachel. Je le ferais dès que je le pourrai.
_ Tr... Attendez, comment ça, dès vous le pourrez ? Releva l'agent.
_ Le Comte Winczlav n'étant plus en ma possession, je crains de ne pouvoir vous être d'aucune aide, révéla la sergente.
_ Plaît-il ? Mais il est juste là ! » S’impatienta M. Fletcher en se retournant d'un seul bloc.

Sauf que non. Derrière lui, point de troupes, point de Winczlav emmailloté, point même d'indice sur où ils avaient bien pu tous s'envoler.
Disparus, ni plus ni moins.

M. Fletcher avait eu raison quand il avait suspecté Rachel d'avoir pu lire dans l'obscurité et d'avoir sciemment entrepris de lui faire perdre du temps. Lorsque la jeune femme s'était grattée la tête, elle en avait surtout profité, à l’insu de l’agent, pour indiquer discrètement à Jürgen et Edwin de continuer leur chemin par une rue latérale. Elle avait ensuite manœuvré l'agent du CP pour le faire s'écarter de la troupe et l’amener à lui tourner le dos, afin que son escouade puisse discrètement prendre la poudre d'escampette.

« Vous ! Vociféra M. Fletcher. Comment osez-vous ! Vous essayez de saboter les efforts du CP !?
_ Saboter les efforts d’une organisation dont personne n’a jamais entendu parler mais qui apparaît justement comme par magie pour me délester fort opportunément du prisonnier qu’on m’a envoyé saisir ? Résuma Rachel. Allons, jamais je n’oserais.
_ Je… Vous… Vous ne croyiez pas en l’existence du CP !?? S’étrangla d’indignation l’agent secret.
_ Ce n’est pas ce que j’ai dit, vous déformez mes propos, rétorqua laconiquement la sergente.
_ Et cet ordre de mission !? Il vient de vos supérieurs ! Tempêta M. Fletcher.
_ Exact, en conséquence de quoi, je vous ai assuré de ma totale coopération dans la limite de mes possibilités matérielles, affirma crânement Rachel. Malheureusement, à l’impossible, nul n’est tenu.
_ Vous foutez de ma gueule !?
_ Absolument pas, monsieur, et je vous présente mes plus plates excuses si j’ai pu laisser entendre le contraire. Néanmoins, n’ayant pas le Comte Winczlav sous la main, il m’est impossible de vous le remettre, signala la sergente.
_ Alors rappelez votre escouade sur le champ !
_ J’ai mal à la gorge, je suis déjà à mon volume maximum.
_ Allez les chercher !
_ Je n’ai pas le plan de la ville, je me perdrai sûrement.
_ Vous… Vous… ! Vous êtes en train de me faire perdre mon temps, réalisa brusquement M. Fletcher en reprenant son sang-froid. Espèce de… ! Écoutez-moi bien, vous vous croyez peut-être maline, mais ça ne va pas se passer comme ça ! Je vais les retrouver, libérer Winczlav, prendre grand plaisir à écraser votre pitoyable escouade et ensuite, seulement ensuite, je prendrai le temps de m’occuper tout personnellement de votre cas. Faites-moi confiance…
_ Si vous êtes si sûr de vous, pourquoi ne pas prendre ce temps maintenant ? Le défia ouvertement la sergente.
_ Vous m’en avez fait perdre assez comme ça ! » Cracha l’agent en se détournant.

M. Fletcher s’en fut d’un pas vif, s’enfonçant dans l’une des ruelles adjacentes. Pas la bonne, mais pas suffisamment éloignée du chemin de sa troupe au goût de Rachel. Qui de son propre avis, ne trouvait absolument pas qu’elle ait fait perdre assez de temps à ce type malsain.
Elle avait essayé de le faire sortir de ses gonds en jouant les idiotes, mais ce M. Fletcher avait un minimum de self-contrôle. Dommage, s’il avait perdu ses moyens, elle aurait pu le retenir jusqu’à ce que ses hommes mettent le Comte Winczlav en sécurité. Maintenant, il lui fallait un autre plan.

Contrairement à ce qu’elle avait affirmé plus tôt, la jeune femme avait une idée assez précise de la configuration de la ville. Quant à Krieger et Marlow, ils sauraient rapatrier le prisonnier sans son aide. Son rôle était donc clair : assurer l’arrière-garde et empêcher M. Fletcher d’approcher la troupe. Pour cela, il lui fallait un site d’observation adéquat pour couvrir son unité. Les Terrasses, le quartier huppé de la ville, construit sur les hauteurs ! De là, elle aurait un bon panorama pour surveiller les déplacements du pseudo-agent ainsi que de ses hommes.
De plus, si M. Fletcher s’était simplement caché dans l’ombre dans l’espoir qu’elle rejoigne au plus vite son unité, elle ne l’y mènerait pas. Oui, cela lui paraissait une idée tout à fait viable.

La sergente fila ventre à terre vers les Terrasses, s’engouffrant à toute vitesse dans les escaliers et traversant les rues désertes en un éclair. Elle fut rapidement sur les contreforts Est des Terrasses. En contrebas, sa petite escouade cheminait prestement, remontant l’avenue jusqu’à la place de l’hôtel de ville. Edwin avançait en tête, tandis que Jürgen refermait la marche, sabre à la main. Bien, ses gars avaient compris la menace.
Ils s’avançaient sur le pont qui enjambait la Nurga, le fleuve du Piton Blanc qui alimentait la ville en eau douce. Celle-ci coupait grosso modo la ville en deux, ce qui signifiait qu’il leur restait encore la moitié de la ville à traverser. Ce qui impliquait que M. Fletcher aurait largement le temps de les rattraper. Charge à elle d’empêcher que cela arrive.

Rachel se mit à chercher du regard le soi-disant agent gouvernemental. Et l’aperçut, à une centaine de mètres derrière son unité. Nom de nom, trop proche, beaucoup trop proche ! Elle devait agir !
Mais c’est alors que l’impensable se produisit.
M. Fletcher disparut de sa vue.

En contrebas, toute la troupe entendit distinctement un mot prononcé avec force : « Soru ». Et l’instant d’après, le type qui les avait accostés tantôt se matérialisa comme par magie juste en face d’Edwin, en tête de la colonne, armant son poing pour le frapper !
Le monde se figea un court instant. M. Fletcher, poing serré, prêt à frapper. Edwin, les yeux écarquillés d’effroi, incapable du moindre geste de défense. Jürgen, beaucoup trop loin pour réagir, ne sachant que faire. La dizaine de matelots, stupéfaits, alors qu'ils n’avaient pas encore pleinement réalisé ce qui venait de se produire sous leurs yeux.

« COMMANDO !! »

Instinctivement, avant même d’avoir pris le temps d’y réfléchir, Rachel avait immédiatement enjambé la balustrade des Terrasses et s’était propulsée sur M. Fletcher. Ce dernier, pressentant – à raison – faire l’objet d’une attaque, se retourna d’un bloc, délaissant sa frappe au profit de sa défense.

Rachel lui tomba littéralement dessus. Si Edwin avait eu la pleine possession de ses moyens, il aurait pu apprécier à sa juste valeur la tactique de sa supérieure, qui venait d'instinct de convertir plus d’un quintal de masse en un même gros quintal de puissance par la seule action de la gravité. Et à cette puissance s’ajoutait celle qu’elle pouvait rassembler depuis les muscles de ses épaules jusqu'à ceux de ses bras alors qu’elle exécutait une ample frappe des deux mains jointes. Juste avant l’impact, Rachel expira d'un seul coup tout en recroquevillant le bas de son corps, exploitant brusquement la puissance explosive de ses abdos et de son diaphragme tout en laissant échapper un rugissement sauvage. Toute cette puissance générée se concentra instantanément sur un seul et unique point d’impact. Et cet instant, tout son entraînement et son expérience du combat se magnifièrent pour former l’un des plus beaux coups de sa carrière. Une frappe titanesque, d’une puissance dantesque. Une attaque aussi monstrueuse qu’implacable. Une fatalité inéluctable qui s’abattit sur son adversaire, ne lui laissant pas la moindre chance.
Elle ne commit qu'une petite erreur de calcul…

En contrepoint du rugissement bestial qui saturait l’espace, M. Fletcher ne murmura qu'un mot : « Tekkai ». Malgré l’effet de surprise total de la manœuvre adverse, l'agent conserva une lucidité parfaite, fruit d’une longue expérience acquise au fil d’innombrables missions toutes plus dangereuses les unes que les autres. Plongeant au plus profond de lui-même, il entra instantanément dans un état de concentration total. En un battement de cœur, son esprit dilata le temps. Dans ce laps de réalité ralentie, M. Fletcher mobilisa toutes les ressources internes à sa disposition pour pouvoir réagir dans l'infime délai le séparant de l'impact. D'un subtil basculement de l'assiette, il rééquilibra sa posture, adoptant la position la plus stable possible. Ses fibres musculaires se tordirent et se compactèrent à l'extrême, aboutissant au Tekkai le plus solide qu'il ait jamais réalisé. En parallèle, ses poumons se gorgèrent d'une ultime goulée d'air, préparant son organisme à la riposte fulgurante et dévastatrice qui suivrait immédiatement l’impact. En cet instant, l'agent du CP réalisa littéralement une défense parfaite. Un roc invulnérable, que rien ne saurait faire trembler. Une fin de non-recevoir définitive qui briserait immanquablement l’assaut de son adversaire.
Il ne commit qu'une petite erreur de calcul…

Les poings de Rachel s’abattirent, inexorables, une sentence nette et définitive que rien ne pouvait arrêter et percutèrent les bras croisés de M. Fletcher, inébranlable, transformé par le Tekkai en une masse inexpugnable que rien ne ferait bouger. L'impact fut aussi monstrueux que terrifiant, une opposition complète et irrémédiable, aucun des deux mouvements ne pouvant céder à l'autre.

Ce fut donc le tablier du pont qui explosa sous la violence du choc.

Edwin cligna des yeux. Un instant plus tôt, le type en noir au chapon melon allait lui coller un coup de poing mémorable. L’instant d’après, Rachel se tenait accroupie près d’un gros trou apparut en lieu et place du type en noir, ce dernier s’étant aussi mystérieusement volatilisé qu’il s’était précédemment matérialisé.
Un gros plouf sonore finit de l’arracher de sa torpeur.

« Tout va bien, Marlow ? Lui demandait Rachel.
_ Heu... je... Oui, mon sergent ! Acquiesça Edwin. Surtout grâce à vous, en fait...
_ Très bien, changement de plan, les gars ! Annonça la sergente à la cantonade. Qui que soit ce type, il en a après notre prisonnier, alors on va tout faire pour l'en empêcher ! Caporal Marlow ?
_ Oui, mon sergent ?
_ Vous prenez la tête, trouvez-nous un chemin jusqu'à la Porte de l'Est qui minimise les lignes droites. Je ne sais pas encore comment marche sa téléportation, mais autant ne pas lui faciliter la tâche.
_ Bien compris, mon sergent !
_ Oh, et essayez de nous trouver une rue en travaux, j'ai besoin de tester des idées, ajouta Rachel en souriant.
_ Pas de soucis, l'avenue de l'Amiral Monkey est en cours de réfection...
_ Caporal Krieger, vous passez en milieu de colonne. Veillez sur le Comte Winczlav et ne laissez rien ni personne nous le piquer, c'est bien compris ?
_ Bien sûr, mon sergent ! S'enthousiasma Jürgen, impatient de coller des mandales au premier qui s'y essaierait.
_ J'assurerai l'arrière-garde. C'est une course contre la montre, alors ne perdons pas plus de temps ! Signala Rachel. En route ! »

La troupe se remit en route au petit trot, suivant les indications d'Edwin qui avait profité de la fin du laïus de sa cheffe pour déterminer le compromis idéal pour rejoindre la Porte de l'Est le plus rapidement possible sans pour autant permettre de grandes lignes droites. Et puisque Rachel avait des idées derrière la tête pour faire face au type au chapon melon, sa priorité fut effectivement de les faire passer par l'Avenue de l'Amiral Monkey. Rachel profita du passage pour piocher à la volée les différents atouts dont elle entendait se servir.

Il fallut encore deux bifurcations supplémentaires avant que M. Fletcher ne rattrape la petite troupe. Encore une fois, sa venue fut précédée d'un avertissement : « Soru ». Et l'instant d'après, l'homme au chapeau melon – et passablement détrempé, accessoirement – apparut juste auprès de la sergente, sur sa gauche, comme par magie.

Tous les sens aux aguets, la jeune femme réagit instantanément d'un direct du gauche en pleine mâchoire de M. Fletcher. « Tekkai ». Comme sur le pont, cette désagréable sensation, comme si elle était en train de boxer contre un mur. Non, Rachel connaissait sa force : un mur tremblerait sous ses impacts, l'empreinte de ses poings s'y imprimerait. Là, rien de rien. Frappe de la droite, jab du gauche, uppercut, enchaînement coup de coude, et, toujours, cette sensation lourde, épaisse, cette impression que les impacts étaient faussés et que le type n'en était pas affecté le moins du monde.
Tout du moins, jusqu'à la feinte.

D'un revers de la main, Rachel lui balança le sable qu'elle avait ramassé à la figure. La réaction ne se fit pas attendre, M. Fletcher se recroquevilla en portant ses mains aux yeux, tout en glapissant de douleur et en la traitant de tous les noms. Là ! Ça lui apprendrait à rester bêtement immobile, les yeux grands ouverts, comme un lapin prit dans les phares d'un cabriolet juste avant de se faire piétiner par les chevaux.

L'extraordinaire rigidité de M. Fletcher n'étant plus qu'un souvenir, Rachel le bascula sans plus de cérémonie dans une poubelle proche, la renversa d'un geste, avant de l'envoyer dévaler toute la rue en sens inverse d'un bon coup de pied. Elle n'était pas certaine d'avoir le dessus sur ce type en combat classique, mais comme l'important, c'était de gagner du temps... Avec ça, elle devrait avoir obtenu un peu de répit.

Quatre bifurcations. C'est le temps qu'il fallut à M. Fletcher pour rattraper la petite troupe qui continuait sa folle cavalcade en zig-zaguant d'une rue à l'autre. Là encore, un mot d'avant-garde : « Soru ». Un genre de formule magique, peut-être ? Certes, Rachel était d'avis que la magie n'existait pas, mais force lui était de constater que ce type semblait capable de se téléporter. Il y aurait bien un moyen simple de le savoir, mais pas tant qu'il avait l'effet de surprise...
En attendant, M. Fletcher venait de se matérialiser sur sa droite. Grosse erreur : le côté favori de la sergente, qui entreprit donc instantanément de le bourrer copieusement de coups. « Tekkai ». Là encore, pas un n'eut le moindre effet notable. Contrairement à la feinte : en prévision de celle-ci, l'agent du CP avait bien pris soin de fermer les yeux pendant la rafale.
Mal lui en prit.

Saisissant sa chance, Rachel attrapa d'une main la manche de la redingote et de l'autre, le revers intérieur, pas rigide pour deux sous, contrairement à leur propriétaire. D'un seul mouvement fluide, la sergente pivota, chargeant M. Fletcher sur l'épaule tout en lui balayant les jambes de la sienne. Tous les judokas vous le diront, il n'y a pas plus facile à manipuler qu'un type bien raide. D'une seule bourrade, Rachel bascula le centre de gravité de l'agent du CP et le catapulta par-dessus les toits. Là, ça lui apprendrait à fermer les yeux face à un adversaire !
Bon, il était clairement plus résistant que Jürgen, aussi la jeune femme doutait que cela lui fasse grand mal, mais ç'avait au moins le mérite d'écarter temporairement la menace.

La fois précédente, M. Fletcher était revenu dans la course en quatre bifurcations. Aussi Rachel commença-t-elle à surveiller ses arrières dès le passage de la troisième, histoire d'avoir une marge de sécurité. Et cette fois-ci, elle ne le loupa pas, alors qu'ils approchaient la cinquième bifurcation. Eux, presque au carrefour. Lui, tout en bas de la rue, leur jetant un regard mauvais. Elle, qui portait la main à son sac-baluchon.

« Soru ».

M. Fletcher disparut du champ de vision des Marines. Une forme floue passa alors brutalement devant les membres de la petite troupe dans un hurlement déchirant, alors que l'agent du CP dérapait violemment sur les graviers que Rachel venait d'étaler au sol. À cette vitesse, les accidents de pilotage ne pardonnaient pas. Il y eût un choc sourd suivit de quelques autres et les Marines purent admirer la splendide découpe du mur de la maison qui leur faisait face, tandis que M. Fletcher, emporté par l'inertie de sa technique, la traversait de part en part façon emporte-pièce.
Test réussi, songea Rachel : sa technique n'avait rien à voir avec de la téléportation mais plus avec un déplacement à grande vitesse. Très grande vitesse, même, si on songeait au résultat. C'est que la sergente n'avait étalé les graviers que pour vérifier s'ils allaient être bazardés par le passage de quelque chose. Elle n'avait pas envisagé que M. Fletcher aille si vite qu'il s'en retrouve incapable de gérer correctement un dérapage. Cette puissance de propulsion avait quelque chose de terrifiant, si on y réfléchissait bien, aussi la sergente fit de son mieux pour ne pas y réfléchir : pas le temps de s’inquiéter.
À tout le moins, il était dans le décor et c'était toujours ça de pris.

La petite troupe poursuivait prestement sa route et finalement, la Porte de l'Est se dressa devant eux. Et derrière elle, la route menant à la Base !

Une bonne chose de faite, songea Rachel, parce qu’à partir de là, le plus dur était encore à venir.


Dernière édition par Rachel le Mer 11 Aoû 2021 - 17:00, édité 1 fois
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La petite troupe de Rachel était arrivée à la Porte de l'Est. Le temps pressait, M. Fletcher était toujours sur leur talon, prêt à tout pour leur reprendre le Comte Winczlav avant que les Marines n'atteignent la Base. Et si les quelques tours imaginés par la sergente avaient réussi à le maintenir à distance, elle n'en avait plus guère en réserve pour la suite. Il était donc temps de prendre une décision.

« Très bien, changement de plan, les gars, annonça Rachel à la cantonade. Egon, Davenport, appela-t-elle en désignant ses deux Marines les plus robustes, vous allez transporter le prisonnier. Caporal Marlow, vous les mènerez à la Base. Une fois sur place, mettez-la en état d'alerte général !
_ Ce sera fait, mon sergent ! Assura Edwin bien qu'il n'ait aucune idée de la marche à suivre concernant le dernier point.
_ On va vous gagner autant de temps que nécessaire, alors pas de blague, faites-moi ça bien et ne confondez pas vitesse et précipitation. C'est vraiment pas le moment de tester des raccourcis hasardeux.
_ Bien compris, mon sergent, affirma le caporal en prenant conscience de ce que cette décision impliquait. Nous ne vous ferons pas défaut ! En route, les gars ! »

Pendant que Marlow, Egon et Davenport filait au petit trop en portant le prisonnier, Rachel se tourna vers le reste de sa troupe.

« Très bien, dorénavant notre objectif est de gagner un maximum de temps ! Nous ne laisserons pas passer ce soi-disant agent gouvernemental, c'est bien compris ? Marlow et les autres comptent sur nous et il n'est pas question de les décevoir ! »

Concerts de grognements d'approbations. Ils étaient la Marine, ils n'allaient pas se débiner devant un type esseulé, quelques soient ses tours de passe-passe, nom de nom !
Rachel n'eut pas le cœur de les ramener à la réalité. Au lieu de ça, elle dégagea son sabre d'abordage et le lança à Jürgen. Le caporal n'était peut-être pas une fine lame, mais il était carrément ambidextre quand il s'agissait de se battre. Tenir une lame dans chaque main avait tendance à rendre le belliqueux Nordique encore plus va-t'en-guerre et déterminé qu'à l'accoutumé. Et elle allait avoir besoin d'une telle détermination sous peu...

« Caporal Krieger, déployez-vous avez les hommes en arc de cercle derrière la Porte. Vous me servirez de filet de sécurité : on ne laisse passer ce M. Fletcher sous aucun prétexte !
_ Bien reçu, mon sergent, jubila Jürgen. Ne m'en voulez pas si j'espère qu'il essaiera quand même, ajouta-t-il avec un grand sourire excité.
_ J'espère surtout qu'on en arrivera pas là... Je serai en première ligne, vous constituerez la seconde. Quoiqu'il se passe, ne rompez pas les rangs pour me venir en aide ! Notre objectif, c'est de faire durer les choses, de gagner du temps pour que Marlow et les autres atteignent la Base, c'est clair ? C'est une guerre d'usure alors on ne peut pas se permettre de griller nos ressources trop vite ! »

Hochement de têtes, mais regards fuyants et quelques murmures l'air grave. Mauvais, les plus perspicaces étaient en train de se poser des questions.

« Normalement, tout devrait bien se passer, les rassura Rachel d'un sourire, mais un bon chef se doit de prévoir toutes les possibilités. »

De l'enfumage complet, mais les hommes la crurent et s'en trouvèrent rasséréner. La sergente étouffa une pointe de culpabilité et se força à maintenir son sourire.

« Si c'est clair pour tout le monde, alors en place ! »

Les Marines s'égaillèrent pour prendre position, se plaçant en demi-cercle autour de l'extérieur de l'arche de la Porte. Rachel se positionna elle-même sous l'arche, en première ligne et attendit.

Elle avait menti sur toute la ligne. M. Fletcher n'était clairement pas de la même trempe qu'eux. Elle-même n'était pas certaine de faire le poids face à lui. Les techniques qu'il maîtrisait étaient sans aucune mesure par rapport à ses propres capacités.
La peur monta tout doucement avec l'attente. La sergente s'aperçut qu'elle commençait à crisper les poings et se força à les relâcher. Ses hommes la regardaient, elle n'avait donc pas le droit de laisser passer le moindre signe de faiblesse. Si leur chef tremblait, ils douteraient et prendraient peurs. Et M. Fletcher avait l'air du genre à sentir cela et à l'exploiter. Non, elle avait besoin que ses hommes aient l'air ferme et résolu pour manœuvrer son adversaire une dernière fois. Et après.... Après ses hommes prendraient certainement peurs pour d'excellentes raisons... Pourrait-elle les protéger ?
Le doute commença à la tourmenter. En tant que sergent, c'était son rôle de mener ses hommes. Mais avait-elle fait les bons choix ? Si les choses tournaient mal, ce serait entièrement sa faute, c'était elle qui était aux commandes. Pire, ses hommes lui faisaient aveuglement confiance et elle n'avait rien trouvé de mieux que de les duper pour les amener à se comporter comme elle l'entendait. Elle avait détesté sa promotion pour les responsabilités que cela lui avait fait endosser, mais maintenant, elle haïssait carrément la façon dont elle usait de cette responsabilité.

Pensées parasites ! Se morigéna Rachel. Y'aura largement le temps pour l'introspection plus tard, concentre-toi sur le combat à venir si tu veux avoir une chance de l'emporter ! Focus, focus !

« Il arrive ! » S'exclama Jürgen d'un ton jovial, tirant la sergente de ses tourments intérieurs.

Et effectivement, marchant à vive allure, chapeau melon toujours vissé sur la tête, M. Fletcher apparu au bout de la rue et la remonta d'un pas vif et décidé. Malgré les dernières bricoles qui lui était arrivé, il ne semblait souffrir d'aucune blessure ni même d'aucune gêne. Un type décidément bien résistant, ce M. Fletcher, songea Rachel avec une pointe d'inquiétude.

Mais il était trop tard pour reculer. Maintenant, il lui fallait sortir le grand jeu.

Quoiqu'il arrive, reste concentrée sur ton objectif et ça va marcher, tâcha de se convaincre la jeune femme.

L'agent était arrivé à une dizaine de mètres de la jeune femme. Derrière elle, le cordon de Marines, mené par le type affublé à la fois d'un casque et d'une casquette et qui lui faisait de grossières grimaces visiblement destinées à l'apeurer. M. Fletcher eut un reniflement dédaigneux. Certaines personnes avaient clairement besoin qu'on leur inculque quels étaient les places respectives de chacun en ce monde. Comme si ces bouseux pouvaient espérer le retenir.

« Halte-là, M. Fletcher, déclara Rachel lorsqu'il fut à huit mètres. Vous ne pourrez pas passer, veuillez faire demi-tour.
_ Vous cherchez la confrontation ? S'amusa l'agent tout en s'arrêtant. C'est la chance de vos dernières manœuvres qui vous montent à la tête ?
_ C'est surtout l'endroit le plus approprié, le contra la sergente en indiquant l'arche. Tenter de vous bloquer en ville aurait été stupide : trop de chemins par lesquelles nous contourner, ça n'aurait jamais marché. Mais la Porte de l'Est est la seule ouverture de Blanchemuraille de ce côté-ci de l'île. Vous ne pouvez passer que par-là, ç'a donc tout son sens de mettre en place notre barrage ici. »

Détailler sa stratégie ne lui posait aucun problème : son objectif, c'était de gagner du temps. Tout ce qui pouvait retarder l'inévitable confrontation était bon à prendre.

« Un barrage ? Releva M. Fletcher. Vous pensez vraiment pouvoir m'arrêter comme ça ?
_ Bien sûr, affirma Rachel. Vos techniques ne nous impressionnent pas plus que ça. »

L'agent observa un instant la scène. Même les simples matelots derrière la sergente semblaient pétris de confiance. Quel était le piège ? Non, il n'y avait pas de pièges. Ou plutôt, il ne pouvait y avoir de pièges : sa technique, Soru, n'était pas visible à l'œil nu. S'il décidait de filer au travers de leur ligne, aucun d'entre eux n'aurait ne serait-ce que la possibilité de s'en apercevoir.
Bon, d'accord, précédemment, l'agaçante albinos l'avait bien feinté avec ses gravillons. Mais là, son sac était vide, elle ne cachait rien dans ses mains et M. Fletcher ne distinguait rien de particulier, que ce soit au sol ou dans les alentours. Pas de piège, juste une grossière tentative de confrontation directe.
M. Fletcher eut un reniflement dédaigneux.

Là, on y est, nota Rachel en basculant son centre de gravité vers l'avant.

« Soru ».

Instantanément, l'agent disparut de la vue des Marines. Pour se retrouver proprement cravaté par l'imposante sergente. Bras gauche tendu sur le côté, jambe gauche en retrait et corps courbé en avant pour absorber le choc de l'impact, elle venait de faucher M. Fletcher en plein vol. Emportés par l'élan, les jambes de l'agent décollèrent du sol et il se retrouva presque à l'horizontal. Dans un grondement rauque, Rachel bascula son épaule et renvoya son adversaire bouler au sol jusqu'à sa position initiale.

Sourire confiant. Rachel regarda M. Fletcher lutter pour se relever. Ce coup-là avait fait mal. Pas qu'à lui d'ailleurs, songea la sergente en se massant machinalement le coude. La douleur était diffuse et relativement sourde, mais son bras n'avait guère apprécié le traitement. Rachel ne pouvait qu'espérer que cela ne l'handicape pas trop pour la suite.

De son côté, M. Fletcher luttait pour reprendre sa respiration malgré sa gorge traumatisée. Il ne comprenait pas. Qu'est-ce qui s'était passé ? Il était sûr et certain que la grande albinos ne pouvait pas l'avoir vu. Alors quoi ? Un coup de chance ? Soru était une technique incroyable. Pour le profane, c'était quasiment de la téléportation. De toute sa carrière, M. Fletcher n'avait jamais entendu parler de qui que ce soit s'étant fait épinglé sur un coup de chance. Qu'est-ce que c'était que ces conneries !?
L'agent parvint à reprendre partiellement le contrôle de son souffle. Il se releva, attrapant au passage son chapeau melon pour le visser de nouveau sur sa tête, qu'il n'aurait jamais dû quitter, avant de poser un regard étrange sur Rachel.

La sergente se renfrogna. Elle avait espéré que M. Fletcher panique un peu après que sa superbe technique se soit faite contrer, mais il avait l’air de garder son calme. Dommage…

« Comment avez-vous fait ? La questionna-t-il d'une voix méchamment douce, attendant calmement de récupérer sa pleine capacité respiratoire pour ce qui allait fatalement suivre.
_ L'intention précède l'action, répondit tranquillement Rachel.
_ Veuillez expliciter.
_ Votre priorité est le Comte Winczlav, ne se fit pas prier la sergente – après tout, sa priorité à elle était de gagner du temps, tailler le bout de gras servait ses intérêts –. Comme je vous l'ai déjà fait remarquer, le seul moyen de quitter Blanchemuraille dans le coin, c'est ce passage. Raison pour laquelle j'y ai dressé ce barrage. En conséquence, votre meilleure option était d'utiliser votre technique de déplacement rapide pour nous feinter. D'autant que vous êtes probablement fier de vos aptitudes : nous voir aussi sûr de nous alors que nous n'arrivons pas à la cheville de vos capacités a sûrement dû titiller votre fierté. Ça et la volonté de laver l'affront de la dernière course-poursuite. Bref, j'étais certaine que vous alliez tenter de nous démontrer votre supériorité technique, en l'occurrence votre vitesse monstrueuse. Dès lors, je savais très exactement quel serait votre prochaine action.
_ Savoir est une chose, pouvoir réagir en est une autre, pointa M. Fletcher.
_ Exact, mais comme je l'ai dit : l'intention précède l'action, répéta Rachel. Puisque je savais ce que vous alliez faire, je n'avais plus qu'à me concentrer sur la direction que vous alliez choisir et le moment où vous alliez agir. Tant que vous jaugiez la situation, votre regard se focalisait surtout sur moi, un peu sur le caporal Krieger et épisodiquement sur les matelots. Et puis, vous vous êtes mis à regarder ailleurs. Parce que vous avez focalisé sur le chemin que vous alliez emprunter. Là, j'ai donc su par où.
_ Il n'en reste pas moins que ma vitesse ne vous est pas accessible.
_ Exact, mais ça n'était pas important, balaya la sergente. Le plissement de vos yeux, le léger affaissement de vos épaules, la façon dont vos poings se sont refermés... Vous auriez pu tout aussi bien me hurler "attention, j'y vais !". Je savais quoi, je savais où et j'ai su quand : c'était suffisant pour annuler l'avantage de votre vitesse démentielle. Vous n'êtes rapide qu'une fois le déplacement commencé, mais avant cela, nos temps de réactions sont identiques. Pendant que vous amorciez votre mouvement, j'avais tout le temps nécessaire pour placer le mien. Pour le reste, je n'ai fait qu'exploiter ce que j'avais déjà découvert précédemment.
_ C'est-à-dire ?
_ Vous allez trop vite, même pour vous. Vous ne pouvez pas réagir à un imprévu, encore moins si vous ne l'avez pas vu venir. Vous avez traversé l'espace qui nous séparait en une fraction de seconde, trop court même pour un réflexe. Mon bras n'était pas là quand vous aviez planifié votre mouvement et vous n'avez pas eu le temps de le discerner lorsque vous êtes parti. L'interception était inévitable. »

Rachel tut volontairement toutes les failles de sa réflexion. Elle avait notamment estimé pouvoir le bloquer en pleine poitrine, mais l'agent avait filé plus bas que prévu, d'où la gorge. Si elle avait tenté de le cravater directement, il serait de toute évidence passé sans encombre. Mais mieux valait taire ce genre d'info : il était préférable que son adversaire pense qu'elle ait tout bien calculé et agit en parfaite connaissance de cause. Il serait méfiant et il irait donc moins vite en besogne.
Gagner du temps, LA priorité !

M. Fletcher hocha la tête silencieusement, assimilant pleinement le raisonnement.

« Sergente Syracuse, j'admets m'être trompé à votre sujet, reconnut l'agent. Je pensais que vous n'étiez qu'une grosse brute...
_ Ch'uis pas une brute !
_ ... qui ne comptait que sur la force et la chance pour avancer, mais ce n'est pas le cas. Vous êtes du genre à vous servir de votre cervelle. Et à bien vous en servir. En définitive, j'ai fait une erreur, vous aviez raison.
_ Raison à quel sujet ? S'inquiéta brusquement Rachel.
_ J'aurai dû prendre le temps de m'occuper de vous dès le début. » Lui rappela M. Fletcher, le regard étincelant de haine.

Rachel déglutit comme elle put. Là, on y était. Fini les palabres, on allait entrer dans le vif du sujet. Et elle n'avait plus le moindre plan sous la main.
À tout le moins, il lui restait une dernière carte à abattre : la jeune femme entrechoqua brutalement ses poings et...

« COMMANDO !! »

... chargea comma la digne forcenée des commandos d'assaut de la Marine du Royaume d'XXXX qu'elle restait au plus profond d'elle-même.

La sergente fut au contact en un instant, tentant de noyer son adversaire sous une avalanche de coups. M. Fletcher se contenta d'un demi-pas de recul, pour assurer sa stabilité, et réceptionna dûment l'assaut, mains tendues, parant et déviant la majorité des coups, esquivant le reste de quelques légers déplacements du buste ou de la tête. Jab, direct, crochet, jab, jab, uppercut... Rien n'y faisait, s'alarma Rachel. Pire, les mouvements de l'agent étaient trop bizarres, tout en souplesse et en trajectoire circulaire, paume ouverte. Contrairement à la sergente, M. Fletcher n'était pas du tout un simple bagarreur : c'était un véritable artiste martial.

Rachel se fatiguait, ses muscles la brûlaient, la douleur de son bras gauche s'accentuait. Son rythme se ralentit. M. Fletcher contre-attaqua sans cesser de parer les coups. Écrasement du talon en direction des pieds ! la jeune femme l'évita de peu mais porta son attention au sol : coup de poing fouetté au visage, rien de sérieux mais suffisant pour placer la sergente sur la défensive. Quelques échanges simultanés supplémentaires, parfaitement bloqués du côté de l'agent, encaissés vaille que vaille pour Rachel. Feinte de corps, la sergente tomba dans le panneau. Contournement et écrasement du talon sur le genou droit de la jeune femme. La jambe plia derechef avec un craquement sonore attestant que l'articulation n'avait que modérément apprécié. Genou à terre, la douleur tétanisa momentanément la sergente, pour son plus grand malheur : dans cette position, sa tête se trouvait juste au niveau des épaules de son adversaire. Un monstrueux crochet vint donc s'écraser sur son arcade sourcilière gauche, la projetant à terre sous la violence de l'impact.

Rachel grogna, crachant du sang qui coulait de sa lèvre éclatée. La douleur commençait à irradier de partout. Au-dessus d'elle, M. Fletcher réajustait nonchalamment ses gants sur ses mains. Il ne semblait pas considérer la jeune femme comme une vraie menace. Et il était difficile de lui donner tort avec ce dernier échange. Cette constatation piqua au vif la sergente. La colère monta. Combinée à l'adrénaline, elle sentit ses forces lui revenir. Elle allait lui faire ravaler son air supérieur ! Et elle avait un plan.

Dans un hurlement de rage, la jeune femme poussa sur ses bras et ses jambes pour se relever et, dans le même mouvement, charger de l'épaule le bassin de son adversaire. L'agent ne pouvait pas dévier ou parer une telle masse. Avec le bassin bloqué, ses esquives de buste n'étaient plus effectives non plus. Rachel avait parfaitement ciblé le point faible de sa posture. La sergente poursuivit sa charge implacable, repoussant M. Fletcher contre la paroi de l'arche.

L'agent encaissa l'impact dans un grognement, voulu contre-attaquer, capta le regard de bête blessée de son adversaire et changea derechef de tactique : « Tekkai ». Juste à temps : Rachel déclenchait une nouvelle rafale. Portée par sa colère et la douleur, la jeune femme venait de trouver un nouveau souffle, ses poings s'abattant sans répit, encore et encore et encore, avec une puissance et une violence renouvelée, voire même supérieure à sa tentative précédente. Mr Fletcher sentit les pierres dans son dos se craqueler. La sergente continuait à frapper, frapper, frapper. Tant qu'il maintiendrait sa concentration, l'agent estimait qu'il ne risquait rien : la jeune femme ne faisait que gaspiller ses forces en pure perte. Mais avait-elle un plan en tête ? S'inquiéta-t-il subitement. Escomptait-elle l'encastrer dans le mur ? Ou pire, le lui faire s'effondrer dessus ? La peur agita l'esprit de M. Fletcher. Un mur sur le coin de la gueule pouvait l'ensevelir et là, bonjour la galère pour s'en extraire, Tekkai ou pas Tekkai.

C'est alors que Rachel, en apnée depuis le début de son nouvel assaut, reprit sa respiration. Ce ne fût rien. Moins d'une demi-seconde de répit entre deux coups. Mais M. Fletcher ne loupa pas la fenêtre de tir et décocha un puissant crochet du gauche, ciblant le foie avec une terrifiante efficacité. La douleur fut atroce, pliant la jeune femme en deux. Deux directs du droit, coup sur coup, explosèrent sur la gauche de son visage, la forçant d'instinct à adopter une garde haute. Grossière erreur. Nouveau coup titanesque au foie. Rachel sentit ses côtes se briser sous l'impact.

La jeune femme tituba de quelques pas en arrière. M. Fletcher accompagna le mouvement pour placer proprement son finish. Un dernier direct au diaphragme pour lui couper la respiration. Terrassée par la douleur, Rachel s'effondra sur les genoux, cherchant vainement sa respiration une poignée de secondes, avant de s'écrouler face contre terre aux pieds de son adversaire.
Trop fort. Juste trop fort. Incommensurablement et impitoyablement trop fort.

Un vent de panique souffla sur le cordon de Marines, proprement terrifié par le traitement infligé à leur supérieur. Il était évident pour tous que Rachel ne se relèverait pas après ce qu'elle avait pris. Et, par extension, qu'aucun d'entre eux ne pouvait espérer faire le poids. Néanmoins, ledit vent de panique n’eût aucune prise sur le type au casque à cornes surmonté d'une casquette de marine : Jürgen fit tournoyer ses deux lames dans ses mains, affichant un sourire ravi : c'était leur tour ! Ok, le type avait l'air ultra-balaise, mais avec ce que lui avait mis sa sergente, il n'était sûrement plus au mieux de sa forme. Le sergent Krieger était persuadé qu'il avait toute ses chances, ignorant comme à son habitude les trucs aussi annexes et barbants que le principe de réalité.

L'agent en noir les dévisagea un par un de son regard sévère et haineux, porteur de promesses de violence contre quiconque aurait l'outrecuidance de s'opposer à sa volonté. Les matelots gigotèrent nerveusement sur place et... contre tout attente, refusèrent de se débiner. Oh, il y eut bien quelques échanges de regards angoissés, des mines apeurées et des carcasses tremblantes d'effroi. Mais les hommes refusèrent de céder un pouce de terrain. Ils avaient bien compris que leur sergente était allée au charbon en toute connaissance de cause. Non seulement elle ne s'était pas défilée, mais elle avait fait au mieux pour les épargner. Ils auraient franchement l'air de quoi s'ils se débinaient maintenant que c'était leur tour ? Pas question ! La sergente Syracuse avait été aussi loin pour gagner du temps, afin que le caporal Marlow puisse rallier la Base en sécurité et ils comptaient bien en faire de même ! Oui, ils étaient terrifiés à l'idée d'affronter ce type malsain au chapon melon, mais ce n'était finalement rien par rapport à l'idée de ne plus pouvoir regarder leur cheffe et leurs camarades en face. On comptait sur eux !
À défaut de courage, la fierté ferait un analogue tout aussi satisfaisant en la circonstance.

M. Fletcher adopta alors sa pause qu'il savait la plus intimidante : talons joints, les pieds formant un angle de quarante-cinq degrés, le corps droit comme un i, bras légèrement écartés du corps, paumes ouvertes face à ses adversaires, tête légèrement inclinée afin que le bord de son chapeau melon souligne la sévérité de ses épais sourcils.

« Je ne vous le dirai qu'une seule fois alors ouvrez grande vos oreilles, gronda l'agent avec sa voix méchamment douce. Cassez-vous ou c'est moi qui m'en charge !
_ Bwahahaha ! Viens-y donc, pauv'pomme ! Le railla Jürgen. C'est nous qu'on a l'avantage !
_ Je... heu... Pardon ?
_ Ouais, on est neuf et t'es tout seul ! Affirma le Nordique. En plus, j'ai deux sabres et t'as pas d'armes ! T'es fait comme un rat ! Rends-toi ! Ou bien résiste, ça me fera plaisir !
_ Non mais qu'est-ce que c'est que ce guignol !? T'as de la merde dans les yeux ou quoi ? Voulut savoir l'agent. T'as pas vu comment je viens de me débarrasser de ta cheffe ?
_ Ah ! On ne me l'a fait pas à moi ! Balaya Jürgen. Tu caches peut-être bien ton jeu, mais j'ai rien raté de comment qu'elle t'a bourré de coups ! Sûr qu'avec tout ce que t'as morflé, t'as déjà un pied dans la tombe !
_ Mais... Mais... Je rêve ou il a rien capté au Tekkai, ce con ?
_ Allez, viens-y donc ! Je vais proprement te démembrer avant de te passer les menottes !
_ Heu, mon caporal ? Si vous le démembrez, les menottes ne serviront plus à rien.
_ Ooooh, toi, tu vas comprendre ta douleur... » Maugréa M. Fletcher alors que la moutarde lui montait au nez.

C'était inacceptable pour l'agent. Ce con de sous-fifre était en train de foutre en l'air toute l'atmosphère dramatique à lui tout seul ! Les matelots, précédemment blancs comme des linges, étaient en train de reprendre des couleurs. Des sourires étaient venus remplacés les regards d'angoisses. Pire, y'en a même qui riaient à la dernière annonce débile de ce gros plouc ! Comme si, tout d'un coup, lui, M. Fletcher, ne représentait plus la moindre menace et que tout allait bien dans le meilleur des mondes !
C'est l'inconvénient avec les arriérés des trous paumés, songea l'agent. Ils vivent tellement loin de tout danger qu'ils ne sont même pas fichus d'en reconnaître un quand il s'apprête à leur tomber dessus. Mais ç'allait leur revenir d'instinct quand ils auraient vu ce qu'il réservait à ce gros crétin à la barbe rousse...

« Fini de rire ! Mugit M. Fletcher. Soru ! »

L'agent en noir disparut instantanément du regard de la troupe. L'instant immédiatement suivant, il se jetait tête la première au sol à toute force, explosant la route pavée avec une telle violence qu'elle en fit blêmir les soldats de douleur par procuration tout en leur plaquant un air désolé sur le visage, tant il existe des choses si horribles qu'on ne les souhaite à personne, pas même à son pire ennemi. Il y eût un silence de mort. Enfin non, pas tout à fait, puisqu'un petit rire las se fit entendre, tranchant dans le mutisme ambiant.
Rachel bascula sur le dos sans cesser de se marrer.

« Si tu veux pas de problèmes avec tes lacets au combat, apprends à faire des doubles nœuds ! »

C'était toujours rassurant de voir que les bons vieux dictons des commandos de la Marine d'XXXX étaient toujours valable en toute situation.

Jürgen s'avança pour aider sa cheffe à se relever, la mine étonnée, comme la plupart des matelots dont le regard alternait entre la sergente, visiblement mais inexplicablement victorieuse contre toute attente, et le type en noir, à terre à la stupéfaction générale et ne bougeant plus du tout.

« Comment vous avez fait votre compte ? L'interrogea le Nordique, interloqué. C'était de la magie, c'est ça, hein ? C'est ça ?
_ Ben j'étais à terre, à ses pieds et il a reporté son attention sur vous, expliqua Rachel. Du coup, j'ai continué à me faire discrète pour rester sous les radars. Pis quand vous avez commencé à le faire sortir de ses gonds – très bien joué, sur ce coup-là, d'ailleurs, caporal Krieger – j'ai deviné qu'il allait encore utiliser sa technique de déplacement, histoire de vous rabattre le caquet et de rappeler que c'est lui qu'en impose le plus, ici. Du coup, j'ai noué ses lacets ensemble et paf le monsieur. Ça lui appendra à faire la bagarre avec des chaussures de ville, non mais.
_ Oooh ! Alors quand vous avez pris tous ces coups, c'était une ruse pour le piéger !? N'en revint pas un Jürgen admiratif.
_ Heu... Nan, z'extrapolez trop, là.
_ Qu'est-ce qu'on fait de ce sale type ? Voulut savoir le caporal. On le ligote ? On le menotte ? On le tapote ?
_ Inutile, soupira Rachel, il est beaucoup trop fort, c'est vraiment pas ce genre de jouets qui va pouvoir le retenir. On reste à l'écart et on cherche un plan en attendant qu'il reprenne connaissance. Aidez-moi à m'éloigner.
_ Qu'il reprenne connaissance ?
_ C'est un monstre, admit la sergente. C'st pas un petit choc comme ça qui va l'arrêter bien longtemps. »

Clopin-clopant, la jeune femme se déplaça avec l'aide de Jürgen jusqu'à une borne routière proche où elle s'affala avec délice. Elle avait mal partout, elle avait des difficultés à ouvrir son œil gauche, ce qui n'était peut-être pas plus mal vu qu'elle voyait légèrement en double, sa mâchoire faisait de drôles de bruit à chaque parole, sa jambe ne supportait plus son poids, son bras était tout engourdi et ses côtes lui faisaient souffrir le martyr. En plus, elle avait du mal à réfléchir.

Il fallait penser à un plan. Ce M. Fletcher était juste beaucoup trop fort. Qu'est-ce que c'était que ce bordel, d'abord ? Le Comte Winczlav pour commencer, le type au chapeau melon ensuite... Rachel s'était toujours considérée comme quelqu'un de costaud, mais là, elle se sentait totalement dépassée. Si ce Cypher Pol existait bel et bien, alors il regroupait visiblement l'élite mondial. Finalement, il ne s'était peut-être pas foutu de sa gueule avec son histoire d'organisation secrète à la solde du GM...

Focus ! Un plan, réfléchir à un plan. Ce qui n'était pas facile, car la jeune femme n'aspirait présentement qu'à fermer les yeux et se reposer un bon coup. Elle avait sévèrement dégusté. Si le Comte Winczlav était un monstre d'aptitude physique, M. Fletcher était un combattant technique de haut niveau. Est-ce que le vampire recevait aussi ce même apprentissage martial ? À quel surhomme cela aboutirait s'il pouvait mélanger ses aptitudes physiques détonantes avec ces techniques de combat avancées ? Et pourquoi qu'on avait ni ce genre d'énergumène ni ce genre de savoir dans la Marine, d'abord ?

Focus ! Sans plan, il était inenvisageable de pouvoir contrer M. Fletcher à son réveil. Rachel dut bien reconnaître qu'elle avait vraiment du mal à se concentrer. À réfléchir tout court, même. Peut-être devrait-elle demander à Krieger de l'aider à mettre au point une stratégie ? Peut-être un peu trop optimiste, là. Certes, elle avait pris pas mal de coups sur la tête, mais pas à ce point-là. Quoique. Une caisse de résonance, c'était toujours ça de pris. Et le caporal aurait peut-être des idées qui l'inspirerait. Où qu'il était d'abord ? Il n'était pas à côté juste à l'instant ?

Focus ! Un plan. De toute urgence. Krieger était retourné près de la troupe, mais elle ne savait pas trop quand. Il leur avait sûrement dit des trucs, mais elle ne se rappelait plus trop quoi. Et maintenant, ils étaient venus se regrouper sur la route, après sa borne. Bonne idée de la part de Krieger, ça ! M. Fletcher risquait d'être méchamment grognon au réveil, alors autant ne pas rester dans son voisinage immédiat. Mais quelque chose tracassait Rachel. Elle avait pris tellement de coups qu'elle était à ce point déconnectée de ce qui se passait autour d'elle ? Ou alors elle avait carrément des absences ?

Focus, bordel ! Le plan, pense à ce putain de plan. Plus facile à dire qu'à faire : rien ne lui venait. En plus, elle avait mal partout, c'était pas franchement l'idéal pour réfléchir. Pis c'était quoi, ça encore ? Des acouphènes ? Pas improbable, elle avait pris une sacrée torgnole à l'oreille, tout à l'heure. Nan, c'tait pas ça, la troupe aussi semblait l'entendre. Pourtant, c'était super bas. Et familier. Mais oui, la sirène d'alarme de la base. Rachel sentit confusément que c'était important mais ignorait pour quelle raison. Si elle pouvait y réfléchir un peu...

Focus ! Focus ! Le plan, y'a que ça qui compte, là, maintenant. Merde, pourquoi que la troupe, elle s'agite comme ça ? Raaah, zut, c'est M. Fletcher qui reprend du poil de la bête. Et ben voilà, t'as gagné sur toute la ligne, ma grande, il est réveillé et on a toujours pas de plan. Non mais bravo, juste génial, hein. C'te erreur de casting quand ils t'ont nommé sergente, franchement...
Stop, arrête de t'auto-flageller et bouge. Allez ! Ho hisse !

Rachel se releva tant bien que mal d'un air las, essayant de se concentrer sur la situation présente. Forme physique ? Fiasco. Concentration, en vrille. Plan manquant. Bon, ça ne partait quand même pas super bien, cette affaire, il lui fallait bien l'admettre.

De son côté, M. Fletcher se releva, son nez brisé pissant le sang, l'obligeant à respirer par la bouche, et le visage recouvert d'innombrables écorchures. Il avait l'air furieux. Et il l'était du plus profond de son être, indubitablement. D'ailleurs, il n'avait même pas pris la peine de ramasser son chapeau. Mais alors que son regard irradiait la fureur, il sembla percevoir quelque chose et pencha la tête sur le côté. Oui, c'était très bas mais...

« Qu'est-ce que c'est que ce bruit ? Hurla l'agent à la cantonade.
_ C'est l'alarme de la Base, lui révéla Rachel en clopinant en sa direction. Oh, et je me souviens, du coup : ça veut dire que Marlow et ses gars sont arrivés à destination. Le Comte Winczlav est arrivé à bon port, conformément à nos ordres. On a gagné, vous avez perdu, fin de l'histoire. »

Cette dernière remarque n'était ni très raisonnable, ni très diplomatique, fut bien obligé d'admettre la sergente après coup. Si elle avait pu prendre le temps d'y réfléchir à deux fois, elle ne l'aurait probablement dite. Oui mais voilà, dans le brouillard où elle était, réfléchir, c'était un peu compliqué.

Dire que M. Fletcher le prit mal serait un doux euphémisme. Son visage se crispa dans un rictus de pure sauvagerie, ses yeux s'injectèrent de sang au point d'en paraître rouge. Accrochant les doigts de son gant droit entre ses dents, il s'en libéra la main. Et d'un soubresaut du bras, un couteau à la lame aussi baroque qu'effrayante apparut à son poing.

« VOUS ! Hurla l'agent véritablement en proie à une folie sanguinaire. Tous autant que vous êtes, vous n'êtes que des traîtres au Gouvernement. Je vais vous tailler en pièce ! Aucun d'entre vous ne quittera cet endroit en vie ! »

La terreur balaya instantanément la brume qui obscurcissait la tête de Rachel. Un instinct de survie brute la traversa, exacerbé par la volonté meurtrière qui émanait de cet homme. Toutes les fibres de son être la poussaient à fuir, fuir le plus vite possible, le plus loin possible. Un seul regard en arrière. Elle vit ses hommes, paralysés par la panique. Elle vit Jürgen, indécis quant aux suites à donner. Elle vit ses galons de sergent, bien en évidence sur son épaule.
La jeune femme prit sa décision.

« Repli général ! Krieger, tirez-les de là, je vous couvre ! Ordonna derechef Rachel en se portant au-devant de l'ennemi.
_ Hein ? Mais c'est quoi le plan ? S'étonna le Nordique.
_ Y'a pas de plan ! Casse-toi ! Le pressa la jeune femme.
_ Nan, on est la Marine, on n'abandonne personne ! Soutînt le caporal.
_ Obéis, Jürgen ! S'époumona la sergente, tablant sur plus de décibels pour étayer ses ordres.
_ Fuyez, restez, peu m’importe : vous allez tous crever ! » Gronda M. Fletcher d'une voix féroce.

Rachel s'élança sur l'agent, écartant les bras, dans l'espoir de pouvoir au moins le ralentir avant qu'il ne s'en prenne aux autres. Jürgen lui emboîtait le pas derrière elle, parce qu'à deux contre un, ils auraient forcément l’avantage. Les autres matelots étaient littéralement cloués au sol, paralysés par deux impulsions contradictoires : obéir et sauver leur peau ou bien voler au secours de leurs chefs et mourir. M. Fletcher avança d'un pas, sa main le démangeant déjà de laisser libre cours à sa soif de carnage et de plonger toute cette scène dans un véritable bain de sang.

La détonation d'une arme à feu retentit. La lame du couteau de l'agent explosa, littéralement pulvérisée par la balle qui avait parfaitement fauchée le cœur de l'arme.
Ce nouveau développement eût pour effet immédiat de tétaniser toutes les personnes présentes.

Du fait de leurs positions, les Marines furent les premiers à le voir arriver. Et le soulagement qui put se lire subitement sur tous leurs visages ne fit qu'interloquer davantage M. Fletcher. Celui-ci se retourna donc tout doucement. Et lui aussi pu voir le nouvel arrivant.

Taille moyenne, revêtu d’un élégant smoking, rasé de près, les cheveux brun mi-long savamment coiffébourrifés en arrière, légèrement luisant de gel à la lueur des réverbères, un sourire de loup, un regard de fauve. Le commandant Song.
D’un mouvement sec du poignet, l’officier fit tournoyer son pistolet encore fumant pour le saisir par le canon, manière de signaler ostentatoirement que le premier venu qui foutrait le bordel en sa présence se retrouverait avec l’empreinte de la crosse profondément imprimé sur la gueule.

« M. Fletcher ? L’interpella Song. Il me semble que le Colonel ne vous avait donné que l’autorisation de récupérer votre subalterne, et non celle de vous attaquer à nos hommes. »

L’intéressé, de nouveau maître de lui-même, se contenta de jeter la poignée de son arme devenue inutile, avant de renfiler son gant et d’aller reprendre son chapeau, sans mot dire.

Le commandant le dépassa pour aller se planter devant l’imposante albinos. Elle avait l’air d’avoir salement morflé, ce qui l’inquiétait un peu. D’autant que c’était lui qui avait insisté pour qu’elle prenne cette mission qui aurait du être sans histoire.

« Tout va bien, Rachel ? S’enquit l’officier avec sollicitude.
_ Oui, mon commandant, opina la jeune femme, sincèrement soulagée que la bataille soit finie. Mais qu’est-ce que vous faites-là ? Et c’est quoi cette tenue ?
_ Hé bien, je dînais en tête-à-tête avec Miss Franc… Hum ! Badabadabada ! J’étais en ville lorsque j’ai entendu l’alarme de la base, alors je rentrais rejoindre mon poste au plus vite, voilà tout. Pitié, lancez pas de rumeurs, hein…
_ Promis, mon commandant. »

Song attrapa délicatement le menton de Rachel pour lui faire doucement pivoter la tête et mesurer l’étendue de ses blessures de son œil expert. Il se mit à froncer les sourcils.

« Non mais sérieusement, sergent, ‘faut pas m’mentir quand je vous demande si ça va bien ! M. Fletcher ? Appela le commandant d’une voix chargée d’une fureur contenue. Pour votre gouverne, au moindre geste, mot ou même regard hostile, je vous brise en deux, est-ce bien clair ? »

L’agent se tint coi. Ce n’était pas une véritable question et aucune réponse n’était attendue. Et surtout, M. Fletcher savait qu’il n’était absolument plus en position de force. Le Piton Blanc était une pré-retraite dorée pour le Colonel en poste. Généralement, cela suffisait à assurer la protection de l’île. Mais en de rares occasions, il arrivait que ledit Colonel ait mérité ses galons davantage par ses aptitudes de commandement que sa puissance brute. Auquel cas, la Marine prenait soin de lui assigner un second possédant cette puissance manquante. Telle était le cas de figure présent : le commandant Song représentait vraisemblablement quatre-vingt-quinze pourcents de la puissance militaire actuelle du Piton Blanc à lui tout seul.
M. Fletcher avait un penchant certain pour la violence : pour lui, les forts imposaient leurs décisions aux faibles, c’était l’ordre naturel des choses. Et à ces yeux, cet ordre ne souffrait aucune exception. L’officier était clairement plus fort que lui, ses décisions s’imposaient donc sans contestation possibles.

« Désolé, sergent, reprit le commandant Song d’une voix plus douce, mais je pense que le Colonel voudra tirer tout ça au clair et donc entendre votre version des faits. Encore un petit effort, ça va aller ?
_ Ça ira parfaitement, mon commandant, assura Rachel.
_ Mouais, genre… Matelots ? Aidez votre cheffe à marcher ! M. Fletcher, vous serez à mes côtés, interdiction de vous écarter à plus de deux mètres. Si c’est bon pour tout le monde, alors en route, la Base nous attend. »


Dernière édition par Rachel le Mer 11 Aoû 2021 - 17:01, édité 1 fois
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Un homme grand et émacié, au dos roide, le visage ridé et mangé par une épaisse barbe frisée, davantage sel que poivre, une paire de lunettes rondes aux carreaux aussi épais que des culs de bouteilles, abritant des yeux d'un bleu pâle légèrement voilés par un début de cataracte, un front large, rehaussé par une calvitie complète, une bouche aux lèvres épaisses, un air impénétrable. Voici à quoi ressemblait le Colonel Hendricks, officier en chef du Piton Blanc, et présentement assis derrière son bureau. C'était la première fois que Rachel le voyait d'aussi près : d'ordinaire, ce n'était qu'une figure tutélaire lointaine, un genre de croque-mitaine intangible pour les hommes du rang.

Face à lui était en train de tempêter M. Fletcher, l'agent du Cypher Pol. Techniquement, il n'était qu'en train de raconter les évènements, mais il ne pouvait empêcher une certaine rancœur de faire jour dans son récit. Son nez éclaté ne saignait plus, mais deux bouchons de tissus dépassaient toujours de ses narines, ce qui l'obligeait à prendre de grandes respirations par la bouche. Il s'en sortait pourtant bien : cela ne faisait qu'ajouter de l'emphase à ses diatribes enflammées... Ayant tout même un minimum de bonne éducation, l'agent avait retiré son chapeau melon en entrant et Rachel avait noté avec détachement qu'il avait un début de calvitie à l'arrière du crâne.

Quelque part derrière elle se trouvait le commandant Song. À divers bruits, elle avait compris qu'il était allé s'adosser contre la cloison du bureau, près de la porte. Il avait tout de même pris soin d'ostensiblement recharger son pistolet avant de se reculer, histoire de rappeler à M. Fletcher qu'il avait tout intérêt à se conduire en homme civilisé face au Colonel. Une précaution peut-être superflue : aussi puissante que puisse être l'agence secrète du Gouvernement Mondial, elle ne pouvait tout de même pas permettre à l'un de ses agents de s'en prendre à un Colonel de la Marine, non ?

Rachel était la dernière occupante de la pièce. Au vu de son état, le Colonel lui avait proposé de s'asseoir, ce qu'elle avait accepté avec un soulagement non feint. Son genou droit ne pliait plus, son bras gauche irradiait de douleur à chaque mouvement, elle avait des côtes cassées sur son flanc droit, rendant chaque respiration douloureuse, ses paupières gauches étaient tellement gonflées qu'elle ne pouvait plus ouvrir cet œil, sa mâchoire lui donnait l'impression de se déboîter et se remboîter à chaque fois qu'elle parlait, elle avait mal au crâne comme jamais, l'esprit cotonneux, tandis que la fatigue et la lassitude se combinaient pour la pousser à fermer l'œil et à lâcher la rampe, ce à quoi elle essayait de résister, vaille que vaille.
La jeune femme ne se souvenait même plus de la dernière fois qu'elle avait morflé à ce point-là. Tout ça pour rien, en définitive : il s'avérait que M. Fletcher était réellement un agent secret au service du Gouvernement Mondial. Elle avait sûrement merdé en s'opposant à lui. Ce qui n'était jamais que l'une des trop nombreuses décisions désastreuses qu'elle avait prise tout au long de la soirée, en fait. Ç'allait barder pour son matricule et Rachel n'était même pas certaine d'avoir quoi que ce soit à dire pour sa défense.

« Sergente Syracuse ? »

La grosse voix grave du Colonel la ramena à la réalité.

« Je... Désolé, mon Colonel, je... j'étais ailleurs, avoua la jeune femme toute penaude.
_ Tout va bien, la rassura gentiment l'officier. Je sais que c'est dur, mais encore un petit effort et ce sera terminé. M. Fletcher, ci-présent, expliquait que vous aviez refusé de lui remettre M. Winczlav, en dépit de l'ordre de mission qu'il vous a présenté. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
_ Ben... essaya de se remémorer Rachel. D'abord, il n'a pas commencé par présenter l'ordre de mission. Il a commencé à déblat... dire des trucs sur une prétendue organisation secrète gouvernementale.
_ Prétendue !? S'indigna l'intéressé. Je ne...
_ Plus tard, M. Fletcher, l'interrompit fermement le Colonel. J'ai déjà entendu votre point de vue sur la question.
_ Prétendue, appuya Rachel. Parce que d'abord, ni moi, ni aucune de mes hommes, n'en avions jamais entendu parler, ensuite, parce que vous n'avez jamais présenté le moindre document officiel étayant votre appartenance à ce truc. 
_ Mais qu'est-ce que vous comprenez pas dans service secret !? Bondit l'agent. Enfin, on va pas se balader avec des cartes de visites du CP, ça serait totalement ridicule, voyons !
_ Mais il disposait pourtant d'un ordre de mission en bonne et due forme, signé de ma main, rappela Hendricks, ignorant totalement M. Fletcher.
_ Certes, mais comment savoir si je pouvais avoir confiance dans ce papier ? Objecta la sergente. Je veux dire, à peine je capture le vampire, un type inconnu débarque de je-ne-sais-où, prétend qu'il fait partie d'une organisation dont je n'ai jamais entendu parler, et réclame la libération immédiate du prisonnier. Document ou pas, c'était quand même méga-louche, non ? J'veux dire, et si jamais c'était un révolutionnaire venu voler au secours de son camarade ? Comment savoir si le papier est un vrai authentique ou bien un faux ? Est-ce que je serais même capable de repérer un faux ? Dans ces conditions, j'ai estimé que la méfiance était de mise. Je me suis donc rabattue sur la seule chose dont j'étais certaine : la mission que m'avait confié le commandant Song. J'ai donc fait fausser compagnie à mon équipe M. Fletcher. Après tout, s'il était vraiment du même bord que nous, ça ne lui coûterait rien de retourner à la base récupérer le prisonnier, non ? Mais à la place, il a entrepris de l'extraire de notre garde par la force et j'ai donc organisé la résistance pour le maintenir en échec.
_ Un raisonnement qui se tient. » Approuva le Colonel en hochant la tête.

L'espace d'un instant, Rachel sentit l'espoir lui revenir. Bon, d'accord, elle avait toujours merdé en mettant des bâtons dans les roues de l'agent gouvernemental, mais elle l’avait fait en toute bonne foi. Les torts étaient partagés, pas vrai ?
Pas vrai ?

« Qui se tient ? Mais c'est n'importe quoi ! S'exclama l'agent en noir. Cette femme a volontairement saboté une opération du CP, en toute connaissance de cause ! J'exige qu'elle soit radiée de l'armée ! On ne peut pas laisser des électrons libres dans son genre au sein de la Marine, il y va de la sécurité mondiale : songez-à ce qui se passerait si ç'avait une opération plus délicate !
_ Allons, calmez-vous, M. Fletcher, tenta de l'apaiser le Colonel. Je comprends qu'un agent chevronné tel que vous soit furieux d'avoir été mis en échec par une simple débutante, mais votre colère vous rend excessif. Tout d'abord, la sergente Syracuse ne pensait pas à mal, et, dans le cas d'une opération délicate, je ne vous aurai pas laissé décliner la présence d'une estafette de la Marine pour lui apporter son nouvel ordre de mission.
_ Plaît-il ? Releva l'agent en reprenant sa voix méchamment douce.
_ Je n'ai pas l'intention de demander le renvoi de la sergente, explicita Hendricks. Ni même de prendre la moindre mesure punitive à son encontre. Tout ceci n'est qu'un affreux malentendu, il est inutile de poursuivre ce gâchis plus en avant, n'est-ce pas ?
_ Attention, Colonel, mit en garde tout doucement M. Fletcher. Ne vous mettez pas en travers de la justice du CP. Il me suffit d'un coup de fil, un seul, pour mettre un point définitif à votre carrière dans la disgrâce la plus totale... »

La menace flotta un instant dans la petite pièce, désespérant Rachel. S'il y avait bien une chose que la sergente avait saisi à propos de l'agent, c'est que ses menaces n'étaient pas des paroles en l'air. Il était donc réellement capable de de porter tort au Colonel et n'hésiterait probablement pas une seule seconde à le faire. Elle allait donc endosser le rôle de fusible pour protéger son supérieur. Une victime sacrificielle pour apaiser la colère de l'agent du CP.
Et pourtant, le Colonel Hendricks laissa échapper un petit pouffement amusé.

« Ho ho ho ho ! M. Fletcher, savez-vous donc quelle est la différence fondamentale entre un officier de la Marine et un agent du Cypher Pol ?
_ La loyauté au Gouvernement Mondial ? Grommela l'intéressé.
_ La visibilité, asséna le vieil homme. En tant qu'agent du CP, je ne nie pas que vous disposez d'un fort pouvoir d'influence, qui vous permet de tirer des ficelles dans l'ombre pour servir vos desseins. Mais, voyez-vous, les officiers de la Marine mènent leur vie au grand jour, sous les projecteurs. Au fil d'une carrière bien remplie, un grand nombre de personnes nous doivent une fière chandelle ou un retour d'ascenseur, partagent avec nous des relations de confiance et seraient prêts à nous aider en cas de pépin, sans même parler de tous les petits jeunes qu'on a inspiré d'une façon ou d'une autre et qui ne seraient rien moins que ravi de pouvoir nous être utiles. Et au terme d'un parcours comme le mien, cela commence à faire un paquet de gens, vous pouvez me croire. Avec une part non-négligeable de beau monde, que ce soit militaire, civil ou même du CP. Vous tenez absolument à vérifier dans la douleur lequel de nous deux dispose des soutiens les plus gros et les plus influents ? Vous voulez vraiment savoir lequel de nous deux peut "mettre un point définitif à une carrière dans la disgrâce la plus totale" ? Mais je vous en prie, M. Fletcher, passez-le donc, ce coup de fil. » Assura Hendricks en lui tendant l'escargophone avec confiance.

M. Fletcher en eût le sifflet coupé. C'était bien la première fois qu'il faisait face à quelqu'un qui, non seulement ne craignait pas la simple menace de se mettre les services secrets à dos, mais surtout, lui avait retourné sa menace avec une aisance et une assurance qui ne laissait guère de doutes : ce type pensait sincèrement être capable de l'écraser professionnellement. Et, à la réflexion, il n'avait peut-être pas tort : les officiers de la Marine régulière œuvraient régulièrement avec le gratin, que ce soit de la Marine, du Gouvernement Mondial ou des personnes de pouvoir locales. L'agent s'aperçut soudainement qu'il n'avait peut-être bien aucun moyen de pression sur ce maudit Colonel. La moutarde lui monta au nez.
Un discret toussotement retentit dans son dos. Le commandant Song, se rappelant à son bon souvenir.

« Veuillez m'excuser, fit M. Fletcher avec une lueur dans le regard qui contredisait totalement son propos. Je me suis laissé emporter par ma fouge patriotique et mes mots ont largement dépassé ma pensée. Je vous présente mes plus sincères excuses.
_ Voilà qui est bien mieux, approuva le Colonel, nullement dupe. Pour que les choses soient bien claires, voici quel sera le rapport de cette mission : la sergente Syracuse est allée capturer l'agent en formation Winczlav à Blanchemuraille, conformément aux ordres qu'elle avait reçu avant que vous ne m'informiez de l'identité de la cible. C'est au cours de cette arrestation qu'elle a écopé de ses blessures. Quant à vous, M. Fletcher, vous êtes resté tout ce temps à la Base où vous avez dûment réceptionné votre subalterne au retour de la patrouille. Point final de l'affaire. Ai-je été bien clair pour tout le monde ?
_ Oui monsieur, articula péniblement l'agent.
_ Oui mon colonel, acquiesça Rachel.
_ Fort bien, conclut le Colonel. Commandant Song ? Veuillez conduire M. Fletcher jusqu'à son subalterne, puis escortez-les jusqu'au port et assurez-vous qu'ils embarquent bien dans le premier navire en partance pour ailleurs.
_ À vos ordres, mon colonel, répondit l'officier. M. Fletcher, si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre ? »

L'agent du Cypher Pol n'eût qu'une infime hésitation avant de faire demi-tour et d'aller rejoindre le commandant. Se faisant, il ne put s'empêcher de décocher une œillade haineuse à l'imposante sergente responsable de tout ce merdier, mais ledit regard passa bien au-dessus de la tête de Rachel, trop fatiguée pour le remarquer et, de toute façon, bien trop soucieuse d'autres problèmes pour s'en inquiéter.
Déclic d'une poignée, pas qui s'éloignent, claquement de portes.
La sergente était maintenant seule face au Colonel.

« Heu... Mon Colonel ?
_ Oui, sergente ?
_ Je suis la seule responsable du fiasco de cette mission, mes hommes n'y sont pour rien et n'ont fait que suivre mes ordres, annonça Rachel. Je ne leur ai pas fait part de la nature de M. Fletcher, ils ignoraient donc sincèrement que nous nous opposions à une agence du Gouvernement Mondial. Je demande à endosser seule la responsabilité de nos erreurs.
_ Allons, allons, du calme, la rassura Hendricks. Je viens de dire que le rapport officiel stipulera que vous avez brillamment réussi votre mission. Je ne me donnerai pas cette peine si c'était pour distribuer des punitions derrières...
_ Oui, mais... Et officieusement ? S'inquiéta malgré tout la jeune femme.
_ Pas de version officieuse, affirma le Colonel.
_ Mais... Je... J'ai ignoré un ordre direct de votre part, entravé la volonté du Cypher Pol et mis en délicatesse la Marine...
_ Bah, un malheureux quiproquo, rien de bien grave, relativisa Hendricks. Apprenez que le Cypher Pol et la Marine ont des rapports régulièrement tumultueux, de bien plus grande ampleur que la bisbille de ce soir. Quant à ce M. Fletcher, ça ne lui fera pas de mal d'ingérer une petite dose d'humilité. Je lui avais dit qu'il était préférable qu'une estafette l'accompagne pour lever tout ambiguïté à son sujet, mais il a refusé. Résultat, il s'est fait ridiculiser. Bon, je ne vous cacherai pas qu'il risque de vous en vouloir à titre personnel. Ainsi qu'à moi. Et au commandant Song. Il est un peu rancunier, non ? Mais vous ne risquez rien vis-à-vis du Cypher Pol lui-même : M. Fletcher ne pourra parler à personne de votre petite algarade sans révéler qu'il s'est fait complètement avoir dans les grandes largeurs par une simple rookie. Je pense que sa fierté l'en empêchera.
_ Mais...
_ Pas de mais, la coupa le Colonel. La Marine a on ne peut plus l'usage d'officiers qui ne passent pas tous leurs caprices aux agents du CP et je suis fort aise de voir que c'est votre cas.
_ Pourquoi j'ai l'impression que dans le cas inverse, vous auriez loué ma capacité à collaborer efficacement avec le CP ?
_ Mais parce que la Marine a effectivement l'usage de ces deux profils, bien évidemment. Écoutez, sergente, cette mission n'était pas un fiasco comme vous le laissez entendre. Vous avez dû prendre très vites des décisions très difficiles et vous avez fait au mieux dans les intérêts de la Marine et de votre unité. Vous avez agi en leader et c'est exactement ce qu'on attend d'un officier de la Marine. »

Rachel ne dit rien, mais le Colonel ne manqua pas de noter la moue dubitative qu'elle arbora face à sa réponse.

« Vous n'avez pas l'air de mon avis, fit remarquer Hendricks.
_ Pardonnez-moi, mon colonel, c'est juste que... je ne crois pas avoir fait au mieux, avoua la sergente. Même en mettant de côté le fait de livrer ou non le Comte Winczlav à M. Fletcher...
_ Non mais Winczlav n'est pas du tout comte, vous savez...
_ Sans l'intervention du Commandant Song, on serait probablement tous morts, déballa Rachel. Je savais qu'il était trop fort pour nous et j'ai quand même mené mes hommes dans une bataille perdue d'avance. Je leur ai même menti pour qu'ils fassent ce que j'attendais d'eux. Passe encore quand il s'agissait simplement d'essayer de leurrer M. Fletcher, mais je n'ai même pas eu la présence d'esprit de les faire se replier lorsque j'ai engagé le combat. Ni même lorsque j'ai réussi à neutraliser temporairement la menace...
_ Et pourtant, pointa le Colonel, tout le monde est vivant. Vous avez traqué et capturé le vampire et vous avez empêché son acolyte de remettre la main dessus. Le premier vous surclassait en termes de puissances physiques brutes, tandis que le second était un vétéran d'un tout autre niveau technique. Vous ne leur avez cédé en rien et les avez tenus en échec, ce n'est pas rien. Peu importe que ç'aurait pu mal tourner : vous avez pris une série de risques calculées et ils ont payés.
_ Je n'ai rien calculé du tout. Au contraire, j'ai plutôt l'impression d'avoir trahi la confiance de mes hommes et d'être la pire sergente au monde, contesta amèrement la jeune femme. Quoi que vous en pensiez, moi, je ne me sens vraiment pas l'âme d'une leader.
_ Allons, allons, vous noircissez le tableau, balaya gentiment Hendricks. Mais sûrement parce que vous êtes blessée et fatiguée. Faites-moi le plaisir de passer par l'infirmerie avant de prendre un repos bien mérité. Vous verrez : quand ça ira mieux, les choses vous paraîtront aussi sous un meilleur jour !
_ Si vous le dites, mon colonel, soupira une Rachel pas très convaincue. Avec votre permission... »

La jeune femme se releva tant bien que mal, salua du mieux qu'elle le put au vu de son état, avant de boitiller jusqu'à la porte et de sortir du bureau. À peine eût-elle refermé la porte derrière elle qu'elle fut immédiatement alpaguée par ses caporaux, Edwin et Jürgen.

« Alors, alors, qu'est-ce qu'il a dit ? S'inquiéta Jürgen.
_ C'était vraiment un agent du GM ? Vous allez avoir des problèmes ? S'angoissa Edwin.
_ Mais... M'enfin, qu'est-ce que vous faites là ? » S'étonna Rachel.

Surtout qu'ils n'étaient pas seuls : dans le couloir, derrière eux, se pressaient aussi Laurent, Egon, Davenport ainsi que tout le reste de la troupe. Tous avec les mêmes visages soucieux, les mêmes regards interrogateurs. Rachel leur adressa un grand sourire rassurant.

« Calmez-vous, voyons, les tranquillisa-t-elle d’un ton apaisant. Le Colonel est complètement satisfait de la façon dont nous avons géré cette mission de bout en bout. Personne n'aura de problèmes. »

*
*   *

Toujours assis dans son bureau, le Colonel Hendricks, en train de s’atteler à de la paperasse administrative, ne put s'empêcher d'esquisser un sourire en entendant les explosions de joie dans le couloir.

"Je ne me sens vraiment pas l'âme d'une leader."

Le Colonel ne put contenir un pouffement amusé. Combien de fois Hendricks n'avait-il entendu cette phrase ? Mais à son âge, il avait appris depuis bien longtemps à lire entre les lignes et les rapports circonstanciés de M. Fletcher et du commandant Song sur les évènements lui avait permis d'avoir une idée assez précise de ce qu'il s'était passé tantôt.

Comme le disait le dicton, on pouvait payer des hommes pour qu'ils endossent un uniforme, qu'ils prennent les armes et qu'ils se battent pour vous. Mais on ne pouvait pas les payer pour croire en vous. Quoi qu'en dise la sergente, ses hommes croyaient en elle, ils avaient fait corps derrière elle et s'étaient montrés littéralement près à la suivre en enfer.
Le petit caporal qui avait amené le prisonnier, par exemple, cet Edwin Marlow : à son arrivé, il avait fait montre d'une pugnacité effarante et s'était frayé implacablement un chemin à travers tous les verrous hiérarchiques pour pouvoir mettre la base en état d'alerte, quitte à se prendre violemment le bec avec plusieurs officiers jusqu'à pouvoir atteindre le Colonel. Pour redevenir, dès son objectif accompli, le jeune homme doux et timide qu'il était foncièrement.
En définitive, la sergente Syracuse avait le pouvoir de transfigurer les hommes sous son commandement pour qu'ils donnent ce qu'ils avaient de meilleurs en eux. Et il existait même un mot pour désigner ce genre de pouvoir : le charisme.

« Ho ho ho ho ! »

Mais plus que le charisme, la jeune femme avait aussi et surtout fait preuve d'une excellente approche tactique et stratégique de la situation tout au long de sa mission. Une aptitude aussi rare que précieuse au sein de la Marine. Des officiers qui s'illustraient par leurs capacités de combat direct, leurs aptitudes à écraser l'adversité sous davantage de puissances brutes, l'institution n'en manquait jamais. Mais ceux-ci ne brillaient jamais plus que sous la houlette d'officiers tactiques, mieux à même de leur permettre d'exploiter cette puissance à sa juste valeur dans des conditions optimums. Et ceux-là, la Marine n'en aurait jamais assez.

"Je ne me sens vraiment pas l'âme d'une leader."

C'était le privilège et le devoir des vieux vétérans comme lui que de repérer les diamants bruts noyés dans la masse. De les repérer, puis de les tailler, patiemment, facette après facette, pour en faire les pointes flamboyantes destinées à former le fer de lance de la puissante machine de guerre qu'était la Marine.

Oui, charge à lui de faire prendre conscience à la jeune femme de ses aptitudes. De lui faire prendre confiance en elles. Et de lui faire aimer les utiliser.
Cela devrait attendre que la sergente soit remise de ses blessures, bien sûr, mais...

« Ho ho ho ho ! »

Le vieux Colonel avait tellement hâte de s'y mettre.
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