Cher journal,
Quand bien même je prends un grand plaisir à être ici, la véritable raison de mon retour à Goa est motivée par le travail. C’est pourquoi, après un agréable repas en famille, quelques rendez-vous mondains chez diverses connaissances qui semblaient impatientes de me revoir (ou de trouver un prétexte pour inviter ma sœur si populaire, peuh !) et un passage au Broumet’s (qui est objectivement la meilleure chocolaterie de l’île !), je me fais le devoir de rendre visite à dame Candice Clarcin de Batiolles, baronne de Batiolles -même si ce nom n’est plus qu’un titre de courtoisie désormais- et surtout cheffe d’équipe au sein du CP5.
Trois ans après la tentative de coup d’éclat révolutionnaire, le Cipher Pol est toujours très actif sur l’île. Notre nouvel ordre de mission comprend la collecte d’informations, l’identification des résidus d’éléments révolutionnaires, et leur élimination de manière propre et radicale. Il comprend également, de manière plus discrète, l’évaluation du gouvernement Fenyang, la mesure l’opinion populaire à son égard, et si besoin de guider l’un ou l’autre vers une situation stable et favorable au Gouvernement Mondial qui s’inquiète de la montée de l’impopularité de son gouverneur, et de l’éventualité d’un nouveau soulèvement.
En tant que cheffe d’équipe nouvellement assignée à cette tâche, dame Candice Clarcin de Batiolles a pris quelques mesures éloquentes : pour commencer elle a pratiquement déserté l’ancien QG du CP situé dans les montagnes, trop peu pratique et difficile d’accès pour nos missions de contre-espionnage, pour relocaliser nos activités dans sa demeure familiale de la ville haute. Ensuite, elle a choisi d’intégrer à son équipe tout ce que le Cipher Pol compte de ressortissants de Goa, parmi lesquels de nombreux membres de l’ancienne aristocratie et leurs sympathisants. D’où mon affectation ici j’imagine, même si je me plais à penser que mon dossier a dû jouer d’une manière ou d’une autre.
Il règne dans l’hôtel de Batiolles une activité intense et feutrée, typique des bureaux du CP. J’ai le plaisir de croiser quelques collègues et autant de sbires, ce qui me change agréablement des trop nombreuses missions que j’ai à exécuter seule. Je suis promptement introduite dans le cabinet personnel de la maîtresse des lieux, un endroit tout à fait charmant et bien agencé, copieusement garni de mobilier dernier cri, de tapis épais et de tableaux dont mon ignorance crasse des milieux artistiques me font ignorer la valeur. Sachant ce que je sais à propos des pillages des maisons de la haute ville de Goa, auquel l’hôtel de Batiolles n’a pas échappé (le sang du précédent baron de Batiolles, le défunt neveu de l’actuelle détentrice du titre, doit encore incruster le carrelage du grand hall), je devine que dame Candice est encore plus douée que moi pour faire passer certaines dépenses personnelles en notes de frais de mission !
Assise derrière son bureau, la commandante de toutes les unités du Cipher Pol de Goa pose sur moi son regard flamboyant, passablement déstabilisant :
« - Agent d’Isigny, ravie de vous revoir enfin physiquement.
- Plaisir partagé, cheffe. »
Toujours en mission à travers les sept mers comme beaucoup de mes collègues, je n’avais pas eu l’occasion de revoir dame Candice depuis des années. gée d’une quarantaine d’années, dominant tous ceux qu’elle côtoie de sa très haute stature, elle est drapée d’une espèce d’aura de calme qui semble à peine pouvoir contenir le feu bouillonnant qui l’habite.
« - Asseyez-vous. Bien. Avez-vous eu le temps de vous imprégner de la situation de Goa depuis votre arrivée ?
- Honnêtement, la ville était plus jolie dans mes souvenirs. Plus grande aussi, et plus animée. D’un autre côté, la dernière fois que j’y ai mis les pieds les gravats et les cadavres jonchaient les rues, alors j’y vois tout de même un progrès.
- Il vous en faut peu » réplique-t-elle, impassible en apparence. Plutôt que de prendre le mouche, je me fends d’un sourire exagérément naïf :
« - C’est typique de nous les Cipher Pol : nous sommes d’incorrigibles optimistes ! »
Je vois son infime mouvement de lèvres que j’ai fait mouche, et poursuis plus professionnellement :
« - A part ça, nous sommes sur une des îles où nos services de renseignements sont les plus présents, et je n’ai pas trouvé de réelles dissonances avec les rapports que j’ai eu l’occasion de lire. J’ai également pu prendre contact avec certaines des anciennes relations de ma famille via ma sœur qui a eu la magnanimité de me les présenter. D’ailleurs cette dernière m’a fait un petit topo superficiel en même temps qu’une visite.
- Parlons de nos amis les aristocrates, justement. Qu’a donné ce premier contact ?
- J’ai été surprise de les voir aussi déterminés, sincèrement. Beaucoup des nôtres ont fui, mais la plupart n’ont pas renoncé pour autant ; ou du moins ils ont repris confiance. Je m’attendais à beaucoup d’abattement et d’abandon, et il y en a effectivement mais pas autant que je le pensais. Ces gens-là ont conservé de la volonté, alimentée par la rancœur et la certitude d’avoir été injustement bafoués. Tout ce dont ils ont besoin c’est qu’on les rassemble… et qu’on leur donne un ou deux coup de pieds aux fesses ! Il y a une phrase que je tiens de mon cousin Augustin -rencontré la veille à son club de discussion- et qui, je trouve, résume très bien la situation : nous n’avons pas l’intention d’abandonner notre royaume sous prétexte qu’une bande d’assassins a tué notre roi légitime et ravagé nos maisons, tandis qu’un marine ambitieux a décidé de se faire proclamer gouverneur pour nous imposer sa vision de la politique ! Pour quel résultat d’ailleurs… Fenyang va devoir comprendre que le gouvernement « provisoire » n’est plus assez provisoire à notre goût.»
J’ai glissé un peu plus de prise de position personnelle que d’ordinaire dans mon compte rendu, mais je l’ai fait à dessein. Et je remarque avec satisfaction que ma supérieure n’en prend pas ombrage. Après un court silence elle s’accoude sur son bureau, croise les mains devant son menton et me demande :
« - Qu’a donné votre contact avec votre sœur en particulier ? Quel avis vous êtes-vous fait d’elle ? »
J’ai l’habitude des questions saugrenues dans mes retours de missions et mes débriefings, c’est pourquoi je ne marque pas d’hésitation avant de répondre :
« - Ça a toujours été une petite prétentieuse et ça n’a pas changé ! Elle fait sa charmante, elle joue à l’intelligente, à la parfaite petite aristocrate sociable et bien élevée, et le pire c’est que ça marche: ça la rend populaire auprès des gens ! Personne n’a l’air de voir qu’elle joue juste un rôle devant eux !
- Précisément, et c’est ce qui peut nous la rendre utile. Son premier atout et plus grand talent, c’est de savoir bien se présenter, et de se faire apprécier même des gens qui ne partagent pas ses idées. Quant au second atout, elle et vous appartenez à une famille d’un certain statut, apparentée à la dynastie royale des von Avazel mais tout en étant encore vivantes, ce qui est plutôt une rareté depuis trois ans. Sa voix a bien plus de poids que vous ne le croyez. Même si elle manque d’idées et d’ambitions, c’est le travail de bons conseillers de lui souffler ce genre de choses. »
Elle marque une courte pause pour me laisser assimiler ces informations, puis conclut :
« - Je veux qu’elle devienne une carte importante dans notre jeu, et je compte sur vous pour garder un œil sur elle et la pousser dans la bonne direction à chaque fois qu’il le faudra. »
Je suis tentée de préciser que « utile » et « Réglisophie » sont à mon avis des antonymes, mais je me retiens parce qu’on ne contredit pas ses supérieurs. J’avoue que je ne suis pas non plus très à l’aise avec l’idée d’impliquer ma famille dans les magouilles du Cipher Pol, mais j’ai été assez bien formée pour obéir sans tergiverser. En revanche l’affirmation de dame Candice fait le lien avec tous les indices que j’avais déjà en main : notre ordre de missions assez ouvert sur certains points, le fait de réunir une équipe à l’orientation politique clairement définie, de battre le rappel de nos contacts susceptibles d’adhérer à cette opinion, et maintenant de m’annoncer qu’elle voit en ma potiche de sœur un élément important dans son projet…
« - Alors c’est vrai ? Nous avons l’aval de la hiérarchie pour rendre un roi à Goa ? »
Ce n’étaient que des suppositions que j’avais faites avant de venir. Des bruits de couloirs, des sous-entendus dans le briefing de mission encouragés par des ordres qui pouvaient aller dans ce sens, et confirmés encore par l’entrain fébrile que j’ai pu constater en arrivant ici. J’en ai appris assez pour savoir que certains de nos maîtres voient toujours en la chute de la monarchie de Goa une insulte faite à leurs institutions millénaires. Notre royaume était l’un des soutiens les plus actifs et les plus fiers de l’ordre des dragons célestes, et sa chute a été un affront à la hauteur de son statut ! Sans parler de l’écho désagréable de victoire révolutionnaire qui résonne chaque fois que quelqu’un emploie le nom « république de Goa ».
« - Contrairement à nos seigneurs et maîtres les Dragons Célestes, les cinq étoiles ne sont pas très friandes de monarchie. Quant à la nôtre, la seule évocation de la dynastie von Avazel leur donne des sueurs froides ! Si quelque chose doit se faire à Goa, agent d’Isigny, il faut que ça semble être la volonté de son peuple : un rejet de l’œuvre révolutionnaire, de la république des bourgeois, mais pas une action unilatérale du Gouvernement Mondial et surtout, par-dessus tout surtout pas un rejet de nos institutions. D’autant que notre popularité n’est déjà pas très grande après le buster call sur la décharge, et la reprise en main du pouvoir par un gouverneur étranger.
Notre rôle ici, pour le moment, reste en priorité l’identification et l’élimination propre et définitive des résidus de révolutionnaires, ainsi que de leurs sympathisants. C’est principalement dans ce but que j’ai décidé de faire renaître leur adversaire de plus haï, l’aristocratie, et de soutenir autant que possible la montée en puissance de cette dernière pour pousser nos ennemis à la faute. Cependant nos tâches sont plurielles, et elles pourraient bien avoir l’effet bénéfique que vous espérez en fin de compte : j’ai de bonnes raisons de penser que l’élément révolutionnaire gangrène très fortement certains groupes de la bourgeoisie politisée, particulièrement les républicains convaincus. Oh bien sûr beaucoup d’autres citoyens se sont pris au jeu : vous comprenez, on a commencé à leur faire croire qu’on allait écouter leur avis, et on leur a même demandé d’élire des représentants… »
Sa moue se fait franchement réprobatrice, ce que je ne peux qu’approuver !
« - Puisque le monde a horreur du vide, et que notre rôle est également d’assurer la stabilité politique, il va de soi que nous devons préparer et renforcer le camp qui occupera la place vacante, tout en nous assurant qu’il s’agit du camp qui adhérera le mieux à nos idées. Le reste viendra de lui-même : comme monsieur Fenyang, notre gouverneur temporaire, a choisi de nous imposer la démocratie, alors il faut qu’il soit prêt à admettre que tout le peuple qu’il a déçu et dont il a bafoué le système exige démocratiquement le retour d’une doctrine qui a fait ses preuves. »
Je ne cache pas mon enthousiasme ! Sa détermination est contagieuse, tout comme l’étincelle dans ses yeux, l’engouement dans sa voix ou l’écho que font résonner en moi ses paroles ! Ce discours, je ne serais pas surprise de savoir qu’il est le genre de chose que rêve d’entendre toute l’ancienne noblesse de Goa, tous les déçus du nouveau régime, tous les nostalgiques de la monarchie. Si jamais nous parvenions à réunir ne serait-ce que quelques anciens noms influents du royaume, je ne doute pas que notre idée puisse aller loin !
Je me plais à penser que les gens comprennent à quel point ils se sont fait avoir, et à quel point la soi-disant république de notre gouverneur temporaire n’a pas tenu ses promesses. Les nobles sont en colère bien sûr, mais pas que : les habitants de la ville basse paient encore les conséquences de la guerre et les vauriens de la décharge n’ont eu pour seule récompense à leur participation à la révolution que l’annihilation de leur habitat. Même les bourgeois, qui pourtant sont les grands gagnants du nouveau système, n’ont pas obtenu le pouvoir et la richesse qu’ils espéraient. Non pas que je vais les plaindre !
« - Et Fenyang ? En théorie on est dans le même camp, mais je l’imagine mal approuver notre candidat pour le remplacer.
- L’évaluation de l’amiral gouverneur Fenyang est encore en cours, et c’est le rôle d’autres de vos collègues de s’en charger. Je peux néanmoins vous dire qu’il est loyal envers la marine, mais que j’ai plus de réserves concernant son approbation envers nos plus hauts dirigeants. Il est probable qu’il nous mette des bâtons dans les roues s’il le peut, ou en tout cas qu’il n’encourage pas nos changements. Certains indices laissent à penser qu’il songe à la retraite, mais je n’en sais pas encore assez pour prendre le risque de compter sur lui. Notre chance est que nous disposons potentiellement d’un autre appui dans le gouvernement actuel : je n’ai que très peu d’estime pour Don Armando Mendoza, mais le fait est que monsieur le vice-gouverneur a été le principal contre pouvoir à l’abattage systématique des anciens privilèges et à la destruction catastrophique du modèle aristocratique.
Je veux que vous alliez le rencontrer, agent d’Isigny. Que vous vous rapprochiez de lui avec votre sœur, afin de commencer à relier les différents mouvements monarchistes et esquisser le début de notre grande idée.
- Jusqu’à quel point puis-je leur révéler des informations ?
- Votre sœur doit être la mieux informée possible. Don Armando aussi, si vous arrivez à l’identifier comme un partenaire fiable. En revanche, ni l'une ni l’autre n’a besoin de connaître votre véritable affiliation pour le moment. Si vous pouvez, briefez votre sœur en amont pour que l’idée semble venir d’elle.
- Oh ça, elle n’aura pas besoin de se forcer… »
Dame Candice Clarcin de Batiolles,
Cheffe d'équipe du CP5 aux tendances monarchistes assumées