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海 軍

∆ Feat. Zhihao ∆


Maintenant que le guano n'était plus, la situation sur West Blue était devenue préoccupante. Si une crise alimentaire générale menaçait s'éclater, toutes les îles sous le giron du GM dans la région ne semblaient pour autant pas toutes logées à la même enseigne. Poiscaille, célèbre pour sa production industrielle de poisson et ses pêcheurs prolifiques, avait tout de la petite veinarde. La malheur des uns faisant le bonheur des autres, il y avait de possibles nouveaux débouchés économiques pour l'île qui n'était clairement pas prête à laisser une telle occasion lui passer sous le nez. Tout le monde voulait s’enrichir sur le dos de cette potentielle famine à venir. La Marine, se fournissant elle aussi sur place, n'était pas disposée à laisser passer l'occasion. Il y avait beaucoup d'argent à faire, de nouveaux contrats à signer, des routes à ouvrir, en bref, il allait bien falloir gérer la situation. Alors dans la zone, la contre-amirale Gentry fut contactée directement par son grand-père, le commandeur suprême, qui lui demanda de se rendre sur place pour s'en occuper. En bon militaire et petite-fille respectueuse, Ambrosias accepta sans broncher. Après avoir terminé son enquête en mer et que le croiseur de la commandante Meng se soit joint à sa flotte, elle fit donc voile vers Poiscaille.

Après quelques jours d'une navigation particulièrement calme, même pour les blues, les deux bâtiments arrivèrent à destination. Les marins, comme c'était de coutume sur l'île, prirent la direction du port annexe qui leur était destiné. Bien que la venue de la membre de l'amirauté ait été annoncée, le lieutenant-colonel Décro Foin n'était pas présent pour accueillir sa supérieure. Cela s'expliquait par la grande distance qui séparait la base, située en ville, et le port annexe laissé aux bons soins des forces armées. Visiblement occupé, il n'en oublia cependant pas l'étiquette, et une comité d’accueil se trouvait tout de même bien en bas de la coupée quand Ambrosias la descendit en boitant, aidée de sa canne. Se mettant au garde à vous, un jeune lieutenant rendit les honneurs à la manchote une fois qu'elle se trouva face à lui.



« Contre-amirale, le Lieutenant-colonel vous présente ses plus plates excuses, il a eu un imprévu de dernière minute. Le gouverneur souhaitait le voir au plus vite.

- Repos. Je comprends parfaitement. Faites lui savoir que je souhaite m'entretenir avec lui. Ce soir, sur le Béluga, vingt heures pétantes.

- Oh, eh bien, je ne sais pas si...

- Il trouvera le temps de venir. C'est un ordre.

- Bien sûr. »



Pendant que les hommes terminaient de conclure les manœuvres d'accostage, Ambrosias quitta le lieutenant pour se rendre vers le croiseur de sa nouvelle subordonnée. Montant à bord, elle alla rejoindre Zhihao qui se trouvait sur le pont.


« Je ne vais pas quitter le port avant demain matin. Prenez quelques hommes et allez prendre la température en ville. Le lieutenant Lockwood viendra avec vous. Des questions ? »




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Si la Contre-Amirale Gentry ne prit pas la peine d’informer Zhihao de la raison pour laquelle une pointure comme elle devait se rendre à Poiscaille, il ne fut cependant guère difficile de lire entre les lignes. Il n’y avait qu’à ouvrir les pages du journal, où figurait noir sur blanc le communiqué des hautes autorités de Marie-Joie prévenant du risque de famine à West Blue et annonçant que le Gouvernement Mondial faisait tout son possible pour trouver une solution au problème avant que celui-ci ne se concrétise. Dire qu’il suffisait que les gisements d’excréments d’oiseaux s’épuisent sur une seule île pour que les répercussions se fassent ressentir à l’échelle d’un océan entier… Cette histoire démontrait sans ambages à quel point leur monde pouvait être vulnérable, et par extension le rôle crucial de la Marine, sans laquelle les pirates seraient libres de s’en prendre aux routes commerciales et de provoquer d’innombrables crises similaires.

Devinant que sa supérieure se dirigeait vers une mission de la première importance, l’anguille électrique profita du voyage pour redoubler ses efforts visant à éradiquer la paresse et l’indiscipline minant son équipage. Elle était toutefois consciente qu’il y avait une limite à la vitesse à laquelle elle pouvait procéder si elle ne voulait pas se retrouver avec une mutinerie sur les bras. La présence du Béluga repoussait plus loin la limite en question, mais Zhihao préférait ne pas s’y habituer : ce moyen de pression n’était que temporaire après tout, et les soldats avaient la mémoire longue.

Ce fut par conséquent d’un degré de sévérité précisément calculé dont elle usa pour remettre de l’ordre dans son croiseur, en s’inspirant de l’exemple de plusieurs officiers qu’elle avait connus lors de sa carrière – sans jamais oublier toutefois qu’elle n’était ni Feng Han, ni Gustav von Falingen et ne pouvait se prévaloir de la même crédibilité. Les tire-au-flanc furent remis au travail, les trublions et rebelles à la manque – surtout ceux assez téméraires pour blaguer en sa présence sur leur destination, en disant que leur Commandante « rentrait rendre visite à de la famille » – furent punis comme il se doit, et elle emprunta des méthodes qui avaient fait leur preuve par le passé pour démontrer qu’elle avait mérité ses galons. Ce qui se traduisit par deux après-midi où elle affronta l’intégralité des membres de l’équipage, des matelots aux officiers. Deux cent marins motivés par la promesse d'une prime d'un mois de salaire se relayèrent ainsi pour tenter de la vaincre, un par un ou en petits groupes, alors qu’elle se battait à mains nues et les yeux bandés, pendant que leurs camarades regardaient en continuant de faire fonctionner le navire ou en attendant leur tour. Les ex-sous-officiers de la 28ème, familiers de ce genre d’exercices, vinrent prendre leur raclée sans discuter. Si elle ne ressortit pas totalement indemne de l'exercice, Zhihao pensait au moins avoir fait la preuve de ses capacités martiales, et ainsi coupé l'herbe sous le pied de ceux qui insinuaient qu'elle avait obtenu son grade par des moyens inappropriés.

Évidemment, la kanokunienne ne comptait pas employer uniquement le bâton, la carotte avait également sa place dans son approche. Elle instaura un système de récompenses mineures mais appréciables pour les soldats les plus efficaces et les plus diligents. Elle répéta une manœuvre qui l’avait aidée à se faire une place au sein de la 28ème – faisant de son mieux pour ignorer le pincement au cœur que cela lui inspira – en contribuant elle-même à leurs réserves de nourriture, les marins appréciant de pouvoir manger du poisson frais au lieu de devoir se contenter de rations. Elle n’eut même pas à demander à ses camarades des deux dernières années pour qu’ils se chargent de leur propre initiative d’essayer d’améliorer l’opinion des hommes à son égard. Enfin, même son petit kumite à deux cent hommes lui servirait à affirmer son autorité lorsqu’elle aurait assez de temps pour entraîner ses subordonnés en mettant à profit ce qu’elle avait appris de leurs forces et de leurs faiblesses.

Tout cela ne fut néanmoins pas suffisant pour lui permettre d’ignorer le malaise qu’elle ressentait la nuit, toute seule dans sa cabine alors qu’elle était accoutumée à dormir au milieu du bruit des autres soldats dans l’espace collectif du Himmelhorn. Schmidt ronflant dans son sommeil, Hauptmann cherchant éternellement une position plus confortable dans son hamac, Lanzfeld tournant les pages de son livre à la lueur de la lanterne, Vladescu aiguisant obsessivement ses lames… il avait fallu un moment pour qu’elle s’habitue à cette dernière chose et arrête d’avoir peur de la voydove. Ironiquement, la maniaque des objets tranchants était la seule du lot à avoir survécu et à avoir été affectée au Lampyris, mais Zhihao ne s’en plaignait pas : elle avait appris à la connaître, après tout.

Entre remise en ordre et réminiscences, le croiseur finit par arriver à Poiscaille, précédant de peu le cuirassé. Il était curieux que le port annexe de la Marine soit situé aussi loin de la base qu’il était censé desservir ; n’importe où ailleurs, cela aurait représenté une vulnérabilité critique, rallongeant considérablement le délai de réponse des défenseurs de l’île en cas de raid. Toutefois, il y avait tellement de navires militaires dans les parages qu’il faudrait être fou pour vouloir attaquer la capitale occidentale de la pêche.

« Personne n’est à l’abri d’un Barents, ceci dit, ou simplement d’un flibustier plus audacieux que les autres. » se dit la femme-poisson tout en supervisant le travail de ses hommes, occupés à replier les voiles et à préparer le débarquement maintenant que le Lampyris était à quai. Leur vaisseau était entré dans le port avant celui de la dompteuse de monstres, cependant il y avait un protocole à respecter : c’était à Gentry de débarquer la première.

Lorsque le labeur de ses subalternes fut achevé, elle inspecta le résultat et, n’y trouvant rien à redire, leur commanda d’attendre que les prochaines instructions de sa supérieure leur soient délivrées, après quoi s’ils n’avaient rien de plus à faire, ils pourraient vaquer à leurs occupations et seraient autorisés à remonter un tonneau de bière de la cale, avec les précautions d’usage – renforcement positif, même si la pédagogie kanokunienne ne s’en servait que très peu. Il ne lui restait plus qu’à attendre le messager… Sauf qu’à sa grande surprise, ce fut Gentry en personne qui se présenta en claudiquant pour lui donner ses ordres.

« Une seule question, Contre-Amirale : y a-t-il des éléments auxquels vous voulez que je porte une attention particulière ? » répliqua Zhihao tout en sélectionnant mentalement les soldats qui l’accompagneraient dans cette petite expédition. Quant à Lockwood… c’était la blonde avec trois cicatrices parallèles au visage, si elle ne se trompait pas. Elle n’avait pas encore mémorisé tous les officiers auxquels elle aurait affaire tant qu’elle serait sous le commandement de la redoutable estropiée.


Dernière édition par Meng Zhihao le Mer 25 Sep 2024 - 21:28, édité 2 fois
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海 軍

∆ Feat. Zhihao ∆


De manière furtive, la gradée se contenta de secouer la tête de droite à gauche. Portant ensuite son regard vers la ville au loin, elle répondit.


« Pas vraiment. Vous avez carte blanche. »


Ce que la commandante ne pouvait pas savoir, c'était bien que la contre-amirale n'était pas disposée à rester gentiment passive avant son repas en compagnie du gradé en charge de la garnison locale. Forte de ses pouvoirs, elle allait se mettre en communication avec tous les oiseaux, poissons rongeurs, chats et chiens de l'île pour en faire autant de petits espions qui viendraient lui fournir directement une ribambelle d'informations. Il lui faudrait pour cela du temps et beaucoup de patience. En d'autres termes, le fait de devoir attendre était une très bonne chose pour elle. Faisant d'une pierre deux coups, elle allait laisser la quartier-maître du Béluga aux côtés de Meng, ce qui lui permettrait d'avoir un rapport sur la Kanokunienne quand elle n'était pas elle-même présente.

Ses ordres donnés, Ambrosias prit congé de sa subordonnée. Après son retour sur son propre navire, elle confia sa mission à Skye, qui ne tarda pas à quitter le Béluga. Sa veste marine sur le dos et son sabre à la ceinture et son pistolet dissimulée sur la gauche de sa poitrine, elle alla rejoindre Zhihao. Une cigarette déjà bien entamée aux lèvres, elle trouva la femme-poisson devant la coupée de son navire. Étant sa supérieure, Skye la salua avant de se détendre. Le regard vide, elle observa la commandante un instant.



« Prête à partir quand vous voulez. »





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Zhihao n’était pas beaucoup plus avancée, sa supérieure n’ayant pas daigné expliciter davantage ses intentions. Ou peut-être Gentry ne souhaitait-elle pas biaiser la perception de sa subordonnée ? Qu’à cela ne tienne, elle n’aurait qu’à se montrer attentive à tout, et traiter la chose comme l'une des missions d'espionnage du Commodore. La dompteuse de monstres ne lui aurait pas donné une telle tâche sans raison, après tout.

Quelques minutes de marche plus tard, et la kanokunienne remonta sur le pont du croiseur, où elle se mit immédiatement à rassembler l’équipe qui la suivrait en ville. Le sergent-chef Vladescu lui servirait de second, et les quatre autres soldats furent tirés au sort parmi ceux qui n’avaient encore écopé d’aucun blâme. Elle aurait pu prendre d’autres sous-officiers de confiance avec elle, s’entourer de gens qu’elle connaissait et avec qui elle avait l’habitude de travailler, mais c’était là un autre piège dans lequel elle devait éviter de tomber : il faudrait bien qu’elle apprenne à composer avec le reste de ses soldats, qu’elle donne à ces derniers l’occasion de faire leurs preuves, et surtout qu’elle ne porte pas le flanc à de possibles accusations de favoritisme.

Cela faisait six marins du Lampyris en tout qui se rendraient en ville pour « prendre la température », comme le disait la Contre-Amirale. Les autres pourraient se reposer comme ils l’entendaient une fois leur besogne achevée, mais elle ordonna tout de même à ce qui lui tenait lieu d’état-major de se tenir eux-mêmes à l’écoute, et de faire passer la consigne à leurs soldats les plus dégourdis et les plus discrets ; elle ne savait pas précisément ce que cherchait l’estropiée, mais multiplier les oreilles ne pouvait qu’aider à l’atteinte de ses objectifs… du moment que les oreilles en question ne se faisaient pas repérer illico.

L’anguille électrique termina de s’organiser moins d’une minute avant que Lockwood ne se présente. Zhihao la rejoignit sur le quai et lui rendit son salut, même si cette situation lui parut quelque peu surréaliste. Il n’y a pas si longtemps, c’était elle qui saluait les lieutenants en premier, non l’inverse, et considérant le gouffre d’expérience qui les séparait probablement vu les mers dans lesquelles elles avaient coutume d’évoluer, cela aurait dû toujours être le cas.

« Nous pouvons y aller de suite. » répliqua la kanokunienne sans rien laisser paraître de ses pensées. Le petit groupe, comptant maintenant sept soldats au total, se mit alors en mouvement vers la ville. Un trajet inutilement long, qui ne faisait que compliquer l’aspect logistique du travail de la garnison locale. D’accord, les autochtones voulaient sans doute que leurs chalutiers puissent se mouvoir sans obstacles, mais au point de compromettre ainsi leur sécurité ? Qui avait bien pu avoir une idée pareille, et quel officier avait accepté de se plier à cette exigence farfelue ?

« Mission de collecte de renseignements, donc ? » intervint Vladescu afin de mettre fin au silence pesant régnant entre les soldats. Les doigts de sa main droite tapotaient la garde d’un des falx passés à sa ceinture, alors que son regard s’attardait sur la forêt au bord de la route. « Vous avez l’habitude, Commandante, mais pour nous c’est la première fois. »

« Ce n’est pas comme ça que je procède, d’ordinaire. Si c’était le cas, nous ne serions pas en uniforme, ce qui n’aurait pas été une si mauvaise idée. Les gens ont tendance à surveiller ce qu’ils disent quand la Marine est dans les parages, à plus forte raison quand des officiers sont de la partie. » commenta Zhihao. « Toutefois, aucun de vous n’a été entraîné pour ce type de missions – sauf peut-être vous, lieutenant, j’ignore quelles sont vos compétences en la matière –, alors il vaut mieux éviter de vous faire passer pour ce que vous n’êtes pas. Vous n’auriez l’air que plus suspects. »

La majorité du cortège acquiesça à cette explication. Les soldats passèrent le reste du trajet à converser entre eux de sujets sans grande importance, jusqu’à ce qu’ils arrivent enfin en ville, où ils se remirent à se comporter comme des professionnels escortant leurs supérieures. La femme-poisson, elle, fit ce qui était attendu d’elle, observant sans en avoir l’air son environnement à la recherche d’informations qui pourraient intéresser Gentry. Elle était davantage formée à lire les gens que les lieux, mais au fond une ville n’était qu’une autre sorte d’organisme vivant : avec suffisamment de temps, il devenait possible de percevoir ses humeurs de la même façon que l’on pouvait appréhender celles d’une personne.

Après une bonne demi-heure passée à arpenter les rues de Poiscaille, unique localité donnant son nom à l’île, plusieurs éléments intrigants commencèrent à se dégager. Si l’endroit avait connu son lot de troubles, il n’en restait pas moins que presque chaque article de journal lui étant consacré mentionnait sa bonne santé économique, due à un commerce florissant en expansion quasi-constante. On aurait donc pu s’attendre à ce que toute cette richesse ruisselle et qu’avec la crise agricole se profilant à l’horizon, les habitants soient excités par la perspective d’une nouvelle manne financière.

Et pourtant, nombre de bâtiments étaient délabrés, des clochards faisaient la manche ou se terraient dans les petites allées loin des regards, et beaucoup des ouvriers croisés dans la rue avaient l’air de porter le poids du monde sur leurs épaules. Cela aurait pu être dû à un surcroît de travail imposé par leurs patrons en prévision des commandes supplémentaires qui ne manqueraient pas d’arriver en masse dans les semaines et les mois à venir, le temps d'embaucher plus de monde pour faire face à l'augmentation de la demande. Sauf que tous les symptômes qu’elle observait, les yeux cernés, les dos courbés, les marques laissées par l’alcoolisme, n’avaient rien d’afflictions récentes ou provoquées par une brève période de dur labeur ; leur démarche était celle d'individus accoutumés à être dans un tel état. Enfin, ça c’était avant que les locaux en question ne se rendent compte de leur présence, après quoi la plupart d’entre eux faisaient – mal – comme si de rien n’était.

« Wie zu Hause... » murmura Vladescu, ce qui faillit arracher un pincement de lèvres à l’anguille électrique. « Comme à la maison », en effet. Elle doutait que les autochtones se montrent très réceptifs si les Marines essayaient d’engager la conversation, ce qui était prévisible puisque leur organisation était le plus gros client de l’industrie éponyme de Poiscaille. Dans ce cas, il n’y avait plus qu’une chose à faire.

« Vous avez soif ? Je pense que si nous voulons des réponses, il faut plutôt nous mettre en quête d’un débit de boissons. »

« In vino veritas ? » devina la voydove, qui avait compris où elle voulait en venir.

« Précisément. »

L’alcool avait toujours eu le don de délier les langues, pour le meilleur et pour le pire...
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∆ Feat. Zhihao ∆


Après avoir analysé brièvement l'établissement, Skye se contenta de hausser les épaules. Attrapant sa cigarette de la main droite, elle la jeta nonchalamment au sol avant qu'elle se soit entièrement consumée. Ce n'était pas très classe, ni particulièrement bien élevé, mais cela ne sembla guère la déranger. Emboîtant le pas aux autres, elle pénétra dans, le bar. Assez petit, quand on le comparait à ce qu'on pouvait voir par exemple sur Kikai no Shima, l'établissement était fort classique. Une odeur assez désagréable imprégnait les lieux, aussi la militaire plissa-t-elle du nez. Pour elle qui détestait l'alcool et n'en buvait jamais, ce n'était pas le genre d'endroit qu'elle avait l'habitude de fréquenter.


« Bienvenue à vous les mouettes. »


De derrière son comptoir, le patron, un quadragénaire gras et au crâne dégarni, leur offrit un large sourire et leur fit un signe de la main. Il n'y avait aucune méchanceté dans ses propres, et la présence d'un groupe de marins dans un coin témoignait du fait que l'endroit n'était pas hostile à la Marine. Les clients se tournèrent un instant verts le nouveaux venus, certains grimacèrent, mais ils retournèrent aussitôt à leur occupations.


« La contre-amirale interdit la consommation d'alcool en service. Vous en faites ce que vous voulez. »


Même si elle était là pour espionner la commandante et ses hommes et faire un rapport à son retour, elle ne comptait pas devenir la pire des balances pour autant. Elle respectait Ambrosias et ne lui mentirait pas ouvertement, en revanche une petite omission ici ou là ne serait pas si grave. De toute manière, Skye était convaincue qu'il était important pour les hommes du rang et les petits gradés dans on genre de faire front ensemble.


« Eh dites. »


Arrivant d'un pas décidé, un jeune mousse aux cheveux blond qui n'avait pas encore de poil au menton approcha le groupe après avoir quitté ses compères. Non armé, il ne travaillait visiblement pas.


« C'est vous les Incorruptibles ? On a appris la venue de la CA Gentry y'a quelques jours déjà. Puis je vous connais pas. Dites, c'est comment Grand Line ? »


Croisant les bras contre sa poitrine, Skye se contenta de rester en retrait et de laisser sa supérieure hiérarchique s'occuper du jeune homme.




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Il fallut un peu de temps pour trouver l’estaminet correspondant à ce que Zhihao avait en tête, mais la tâche ne fut guère difficile. Son choix s’arrêta finalement sur un petit bar miteux à souhait, et elle sut en voyant les regards sceptiques de certains de ses subordonnés qu’elle avait pris la bonne décision. Certes, avec sa solde actuelle, elle aurait très bien pu opter pour un établissement plus haut de gamme, mais ceux-ci n’accueillaient généralement pas la bonne clientèle, ou en tout cas la clientèle en question ne s’y comportait pas de la façon qui l’intéressait. Elle irait peut-être plus tard, au cas où elle aurait besoin de faire la chasse à un autre genre de rumeurs, mais ce qu’elle voulait pour l’instant, c’était un bon gros pochtron s’exprimant sans filtre.

« Comment devons-nous procéder, Commandant ? » demanda Vladescu, qui se faisait la porte-parole de ses camarades.

« Très simplement : dans votre cas, faites ce que vous faites d’habitude quand vous êtes en permission et que vous cherchez à plumer quelqu’un aux cartes, ou à en tirer avantage d’une autre manière. La différence c’est qu’ici, votre objectif est de soutirer des informations. Sinon, ne forcez rien et restez naturelle. »

Le sergent-chef croisa les bras, baissa pensivement la tête puis la hocha pour montrer qu’elle avait compris. La kanokunienne ne s’inquiétait pas spécialement pour elle : même sans entraînement en la matière, elle avait déjà naturellement les bases pour une collecte de renseignements de ce niveau.

« Les autres, n’essayez pas de la jouer fine, et évitez les mensonges si possible. Mêlez-vous au reste de la clientèle, payez quelques coups aux autres – n’ayez crainte, vous serez remboursés – et restez à l’écoute, sans plus. Si vous avez vraiment besoin d’établir un rapport, plaignez-vous de vos supérieurs, c’est à dire de moi. »

La consigne fut accueillie par des postures gênées et des regards fuyants, les hommes se rappelant leurs propres commérages des jours précédents, et les mesures prises par la femme-poisson pour y remédier. Ils devraient être heureux, ils avaient son autorisation cette fois-ci ; après tout, râler au sujet de la hiérarchie était un passe-temps commun à tous les domaines professionnels, et une excellente façon de tisser des liens avec de nouvelles connaissances.

« Je croyais que c’était plus compliqué d’espionner les gens. » déclara Vladescu, donnant derechef voix au sentiment de ses subalternes.

« Il faut savoir adapter ses méthodes à la mission et aux outils à disposition. Dans le cas présent, il serait contre-productif d’introduire des complexités inutiles. »

S’étant assurée que tout le monde avait bien pigé, Zhihao se prépara mentalement à devoir jouer la comédie puis reprit la tête du groupe, qui traversa la rue et pénétra dans l’établissement. Ajustant son langage corporel pour le rendre moins confiant et plus incertain, elle rendit son salut au patron, nota la présence d’autres Marines – il faudrait qu’elle apprenne s’ils faisaient partie de la garnison locale, auquel cas il était probable qu’ils soient natifs de l’île, et donc une source d’informations potentielle – et acquiesça en entendant l’avertissement de Lockwood.

« Aucun problème, nous avons la même règle. »

Une règle héritée de la 28ème, même s’il n’avait pas toujours été facile de la faire appliquer auprès de certaines parties de l’équipage. À chaque fois que la flotte recevait de nouvelles recrues d’origine troïkane, ce n’était qu’une question de temps avant que les soldats en question ne fassent la queue devant l’infirmerie, suppliant le docteur de leur faire une note les autorisant à maintenir leur taux habituel d’éthanol dans le sang pour raisons médicales.

La militaire était en train d’écouter le tenancier lister ses boissons sans alcool lorsqu’un jeune mousse se leva de table, prenant son courage à deux mains puis la parole pour leur demander, des étoiles plein les yeux, s’ils faisaient partie de l’une des flottes les plus renommées de la Marine et s’ils pouvaient lui parler de Grand Line. Si Lockwood – qui pour le coup faisait bel et bien partie des fameux Incorruptibles – resta de marbre, l’anguille électrique, elle, remercia intérieurement sa bonne fortune. Non seulement son discours laissait attendre qu’il s’agissait bien d’un local et non d’un marin de passage, mais en plus il brisait la glace lui-même, ce qui lui évitait d’avoir à trouver un moyen de s’immiscer dans la conversation de l’autre groupe de soldats.

« Le lieutenant ici-présent en est une. Nous, par contre, nous venons tout juste d’être mis sous les ordres de la Contre-Amirale. » répliqua Zhihao, qui n’avait aucune envie de s’arroger un crédit qui ne lui revenait pas et fit donc le choix de l’honnêteté. Elle indiqua ensuite au patron de lui apporter une limonade, avant de répondre à la seconde question du jeune homme. « C’est difficile de décrire Grand Line à quelqu’un qui n’y est jamais allé. C’est un endroit dangereux oui, imprévisible dans le bon comme dans le mauvais sens du terme, mais ces mots sont très en-deça de la réalité. Le bon sens des Blues n’y a pas cours : la boussole ne marche pas, la météo n’a aucun sens, la faune et la flore sont complètement improbables… Ce n’est pas pour les petites natures. »

La femme-poisson remarqua la façon dont les visages des autres marins se décrispèrent lorsqu’elle consentit à satisfaire la curiosité de l’adolescent au lieu de l’envoyer paître. Cela lui valut d’être la cible d’un torrent de questions auxquelles elle répondit patiemment, à la recherche d’une ouverture. Elle était en train de narrer une anecdote sur la fois où le Commodore avait combattu un bernard-l’hermite géant voulant faire de leur cuirassé sa nouvelle coquille quand l’un des vétérans attablés héla le moulin à paroles, lui rappelant qu’elle était toujours debout et qu’il n’était pas très poli qu’il l’empêche ainsi de se reposer. Saisissant l’opportunité au vol, la kanokunienne le défendit en disant que ce n’était rien de grave, qu’elle n’avait pas de problème avec le fait de lui raconter quelques histoires, et de fil en aiguille se retrouva assise avec eux, les autochtones ayant poussé un peu leurs chaises pour lui faire de la place. Sans doute parce qu’eux aussi voulaient entendre parler de Grand Line, même s’ils étaient trop soucieux de leur image pour l’aborder comme l’avait fait leur confrère.

À partir de là, Zhihao répondit sans se faire prier aux interrogations du groupe. D’autres anecdotes furent demandées et délivrées, mais elle n’intervint pas davantage dans un premier temps : à la place, elle observa la dynamique de ses voisins, cataloguant leurs paroles, gestes et attitudes pour se faire une idée des personnalités en présence. Après un peu plus d’une dizaine de minutes de ce manège agrémenté de petits gestes pour la faire entrer dans leurs bonne grâces – se servir d'un arc électrique pour allumer la cigarette de l'éternel étourdi du groupe, qui avait une fois de plus oublié son briquet, par exemple, ce qui les amusa beaucoup –  l’un d’eux eut l’idée de lui demander ce qu’elle faisait ici plutôt que dans un bar plus prestigieux. Elle répliqua qu’elle ne s’y serait sans doute pas sentie à sa place, désignant d’abord la couleur de peau qui la marquait comme non-humaine, puis le manteau blanc sur ses épaules.

La référence à une possible discrimination planta une graine de sympathie, qu’elle comptait bien arroser pour faire croître un sentiment de solidarité face aux élites de l’île, tandis que la mention de son rang attisa leur curiosité. Pourquoi en effet une gradée – si l’on mettait ses origines de côté – ne se sentirait-elle pas la bienvenue dans un établissement plus chic ? Elle n’eut pas à attendre bien longtemps pour que le jeune mousse se dévoue pour aborder le sujet, ce qui lui donna l’occasion d’expliquer qu’elle n’avait été promue que très récemment, ne se sentait pas prête et avait peur de faire figure d’imposteur comparée à de « vrais » galonnés. Pas tout à fait un mensonge, comme elle l’avait conseillé à ses subordonnés – il valait mieux ne pas y avoir recours quand il n’y avait pas le temps de préparer une couverture crédible et de peaufiner son histoire pour éviter les contradictions ou les lapsus –, mais tout de même un petit arrangement avec la réalité. Si l’anguille électrique ressentait effectivement le poids de ses nouvelles responsabilités et aurait préféré ne pas avoir à les exercer si tôt ou en de telles circonstances, elle se préparait néanmoins depuis des années à endosser le rôle d’un officier, ce qui lui avait permis de garder le contrôle au lieu de céder à la panique. Elle présenta cependant un visage bien moins assuré à son public, mal à l’aise dans son lourd manteau blanc et très éloigné de la sévérité qu’elle affectait d’ordinaire.

Cet aveu partiellement factice de vulnérabilité signala le début de l’étape suivante du plan. Zhihao n’employa pas la flatterie pour continuer de les mettre en confiance, n’ayant pas besoin de se servir de quelque chose d’aussi flagrant. Elle avait suffisamment observé ces hommes pour pouvoir commencer à appuyer sur leurs cordes sensibles : après avoir achevé de les convaincre qu’elle était toujours un sous-officier dans l’âme plutôt qu’une grande méchante gradée, ils se persuadèrent tout seuls qu’elle serait reconnaissante pour leur aide. Le mousse, au caractère semblable à celui d’un chiot et sans doute désireux de l’impressionner, entreprit de la rassurer sur ses capacités, tandis que les soldats plus âgés la gratifièrent de leur savoir né de l’expérience. Elle fit mine de se raccrocher à leurs paroles comme une naufragée à une bouée de sauvetage, jouant en fonction de l’interlocuteur sur leur orgueil et sentiment de supériorité, leur altruisme ou leur propre désir de reconnaissance.

Il fallut un bon moment pour compléter toutes ces manœuvres, et il faudrait certainement qu’elle remercie le lieutenant pour sa patience lorsqu’elles ressortiraient, mais les résultats parlaient d’eux-mêmes : la kanokunienne s’était fait une place au sein du groupe, qui ne la traitait désormais plus comme une étrangère. Même les tables voisines, dont les occupants avaient tendu l’oreille pour l’écouter parler de ses voyages, puis de ses doutes, intervenaient de temps en temps. Leur méfiance étant endormie, ils cessèrent progressivement de surveiller ce qu’ils disaient, et elle put enfin en arriver à ce qui l’intéressait réellement.

Quelques minutes de plus confirmèrent que tout n’était pas rose à Poiscaille, alors que plusieurs clients du bar se confiaient à elle comme elle avait feint de se confier à eux, ou se lançaient dans de véritables logorrhées pour les plus avinés d’entre eux. Ailleurs dans le débit de boissons, ses soldats faisaient la fête avec un équipage de pêcheurs, avec du cola à la place de l’alcool, tandis que  Vladescu menait sa propre offensive de charme de son côté – ce qui dans son cas voulait dire écluser verre après verre de jus de tomate tout en participant à une partie de strip-poker. Heureusement pour la dignité de la Marine, elle gagnait plus qu’elle ne perdait, et avait de toute façon plus d’habits à retirer que ses adversaires, puisqu’elle portait elle aussi son armure de sous-officier de la 28ème.
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HRP : du fait de l'absence d'Ambro et jusqu'à son retour, je poursuis en solo avec son autorisation.

Il fallut un peu de temps à Zhihao pour faire le tri dans ce que lui disaient ses compagnons de table désinhibés par la boisson, mais l’un dans l’autre elle obtint une assez bonne image de ce qu’il se passait à Poiscaille et des principaux acteurs impliqués. Il devint ainsi clair que l’autorité du gouverneur de l’île n’était que très théorique, et que le pouvoir résidait en réalité entre les mains d’un trio de magnats rivaux de l’industrie de la pêche, néanmoins prêts à s’associer face à toute force extérieure qui pourrait réduire leur influence. Les deux plus puissants, à la tête des familles Portdragon et Keudver, avaient la réputation d’être des individus particulièrement déplaisants, tandis que le troisième, un certain Cédric Malsouin, subissait toujours les affres de la chute de son paternel – à l’occasion d’un scandale de corruption qui avait également fait tomber l’ancien commandant de la Marine locale – et avait fait cause commune avec nombre de petits producteurs dans le but de remonter la pente.

Cette situation avait donné lieu à une culture singulière et pour tout dire assez malsaine dont les employés du duopole dominant faisaient régulièrement les frais, ce qui expliquait pourquoi la population n’était pas aussi prospère qu’elle devrait l’être. Salaires bas, dureté des conditions de travail, rapports antagonistes entre ouvriers et patronat… autant de problèmes dont la kanokunienne fut informée par ses interlocuteurs qui, même en faisant partie de la Marine plutôt que de l’industrie en question, entendaient tous les jours leurs familles, amis ou voisins se plaindre de cet état de fait.

Après près de trois heures passées dans l’établissement, les militaires prirent congé de leurs sources et se regroupèrent. Sur le chemin du retour, la femme-poisson ne tarda pas à un sortir un calepin de sa poche, où elle nota scrupuleusement ce qu’elle avait appris lors de cette édifiante discussion, avant d’ordonner à ses subordonnés de rapporter ce qu’ils avaient eux-mêmes pu glaner. Leurs renseignements corroborèrent largement les siens et les complétèrent occasionnellement, ajoutant de la nuance au tableau. Il ne restait plus qu’à espérer que Gentry serait satisfaite de leur récolte.

« J’aurais aimé pouvoir me balader en civile, ou écouter les gens sans qu’ils ne se rendent compte de ma présence, mais ce n’est pas un mauvais résultat pour aujourd’hui. » estima-t-elle en achevant de retranscrire le témoignage du dernier soldat, peu avant d’arriver au port où les attendait leur supérieure. « La Contre-Amirale en tirera ses propres conclusions, toutefois je ne pense pas que nous pourrons compter sur le bon cœur de Keudver ou Portdragon pour qu’ils nous fassent un rabais. Pour Malsouin, cela reste à voir, mais cela ne ferait pas une grande différence vu la faiblesse de sa production par-rapport aux deux autres. »

De toute façon, même s’il consentait à leur faire un prix, il s’exposerait alors à des représailles de la part de ses puissants homologues, que celles-ci soient directes ou indirectes. Le simple fait que Portdragon, avec sa mainmise sur les douanes, ou Keudver avec son emprise sur le système de santé refusent de coopérer avec lui représenterait un obstacle de taille. Les trois géants de la poissonnerie avaient donc tout intérêt à se comporter comme un cartel monolithique afin de signer le contrat le plus avantageux possible avec le Gouvernement Mondial.

Zhihao congédia ses subordonnés avant de remonter à bord du Béluga, Lockwood toujours sur ses talons et toujours aussi réservée. Les deux femmes n’eurent ensuite à patienter que quelques minutes dans l’antichambre de l’estropiée avant d’être de nouveau en sa présence. Les mains entrelacées devant son visage et le calepin posé devant elle, la Contre-Amirale ne laissa rien transparaître de ses pensées alors qu’elle écoutait le rapport de l’anguille électrique.

« Je vois. » répondit laconiquement Gentry. « J’ai à faire avec le lieutenant-colonel Foin ce soir, j’aurai de nouveaux ordres pour vous demain matin. Vous pouvez partir, vous êtes libre pour le moment. Lieutenant Lockwood, restez je vous prie. »

La femme-poisson salua et se retira, laissant les Incorruptibles à leur conversation. Une qui la concernait certainement, autrement la blonde qui l’avait accompagnée une bonne partie de la journée aurait fait son rapport à sa suite, mais ce ne serait pas en s’en préoccupant qu’elle changerait ce que Lockwood avait à dire sur elle.

Le lendemain matin et en attendant que la Contre-Amirale se manifeste – que ce soit en personne ou par le biais d’un messager –, Zhihao organisa une nouvelle série de combats d’entraînement sur le pont du Lampyris, car ce n’était pas parce qu’ils étaient à quai qu’ils devaient se tourner les pouces, bien au contraire. Les hommes grognèrent et râlèrent, mais s’exécutèrent, et les premiers signes de progrès commencèrent déjà à apparaître. Bon, ils n’y étaient clairement pas arrivés tout seuls : Vladescu avait pris ses cadets en pitié et leur avait révélé que l’un des deux handicaps que la Commandante s’était imposé n’en était pas un. En effet, avoir les yeux bandés n’était guère un problème pour le combat rapproché quand elle pouvait compter sur d’autres sens plus développés que la moyenne pour compenser, et en particulier sur son électroperception.

Ses soldats l’avaient sous-estimée les fois précédentes, croyant ironiquement qu’elle faisait preuve d’arrogance. À cause de leur inexpérience, ils ne mesuraient pas l’avantage qu’un non-humain pouvait tirer de ses particularités biologiques, et ignoraient jusqu’à quel point le Commodore avait poussé ses subordonnés à développer leur endurance, une désagréable surprise pour ceux qui comptaient sur la fatigue pour l’affaiblir. La kanokunienne aurait préféré qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes, un bon sens de l’observation étant crucial pour faire face à un combattant d’élite, mais il était sans doute encore un peu trop tôt pour cela ; Marie-Joie ne s’était pas faite en un jour, après tout. Au moins, l’aide de la voydove devrait contribuer au rapprochement entre ses hommes et leurs sous-officiers, renforçant la cohésion de l’unité.

Contrairement à ce que la Contre-Amirale avait dit, aucun message ne lui fut transmis avant la fin du repas de midi. Zhihao s’était attendue à être interrompue pendant l’exercice, mais il n’en fut rien. Lorsqu’elle fut finalement convoquée par sa supérieure, elle se demanda ce qui avait bien pu causer ce délai. Une fois de retour dans le bureau de la vétérinaire, accueillant également plusieurs autres officiers de la flotte des Incorruptibles, elle eut bien vite la réponse.

« Portdragon, Keudver et Malsouin nous mènent en bateau, sans mauvais jeu de mots. » leur dit la manchote en désignant une flopée de courriers et retranscriptions de commissions escargophoniques posés sur son bureau. « Ils étaient prévenus avant même notre arrivée, nous leur avons envoyé plusieurs messages pour fixer un rendez-vous au plus vite, et ils nous font lanterner. Ils nous baladent d’assistant en secrétaire, prétextent d’être occupés, de ne pas avoir le temps de nous parler… toutes les excuses sont bonnes. »

Ils n’avaient pas le temps de leur parler ? Quelles affaires pouvaient bien être si urgentes ou importantes, au point de faire attendre une Contre-Amirale dépêchée par les plus hautes autorités de Marie-Joie pour négocier ce qui serait probablement le contrat le plus lucratif de leur vie ? La réponse était évidente, et n’échappa pas aux présents : aucunes. En bons requins des affaires, les trois magnats mentaient effrontément dans le but de prendre l’ascendant lors des échanges futurs. C’était l’une des plus vieilles techniques de négociation qui soient : faire croire que l’on avait mieux à faire que de discuter avec l’autre partie, se mettre en position de force en l’obligeant à patienter, et si possible la pousser à commettre un faux-pas lors des tractations, que ce soit à cause de l’énervement ou de la pression provoquée par l’approche de la date-limite.

« Quel culot, vraiment… et surtout quelle inconscience. » songea la militaire. La gravité et l’imminence de la crise étaient suffisantes pour pousser le Gouvernement Mondial à tout simplement réquisitionner leur production s’il le jugeait nécessaire. Ils seraient évidemment rétribués, mais seulement au prix du marché, et non à celui qu’ils auraient pu obtenir en signant un contrat en bonne et due forme. Ironiquement, leur propre avidité pourrait fort bien être ce qui leur ferait perdre des bénéfices record.

« Vous imaginez sans peine les conséquences s’ils continuent de jouer les obstructionnistes. Toutefois, il vaut mieux n’invoquer nos prérogatives qu’en dernier recours, si nous voulons que les choses se passent sans accroc. Ceci ne veut cependant pas dire que je compte les laisser s’en tirer à si bon compte. »

La blonde releva les yeux, fixant ses subordonnés du regard.

« La rencontre aura lieu dans une semaine. D’autres affaires réclament mon attention dans l’intervalle, ainsi que celle de la plupart d’entre vous. Je ne pourrai donc pas tenir la main des autres pendant ce temps, mais en prévision de ce jour, votre objectif est simple : bétonnez-moi notre argumentaire. Je veux que nous les battions sur leur propre terrain lorsque nous serons finalement assis face à eux : je veux les remettre à leur place, et m’assurer que le Gouvernement Mondial n’aura pas à débourser un berry de plus que nécessaire. Est-ce bien compris ? »

Un salut et une affirmation collectifs lui répondirent. Gentry hocha légèrement la tête, et commença à distribuer les rôles à ses subalternes. Lorsque ce fut enfin au tour de Zhihao, elle fut surprise d'apprendre que dans son infinie sagesse, la Contre-Amirale avait décidé qu’elle serait l’une des meneuses des préparatifs en vue des négociations, rien que ça. Tout de suite dans le grand bain.
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La femme-poisson avait reçu ses instructions, il ne lui restait maintenant plus qu’à les mettre en œuvre. Plus facile à dire qu’à faire certes, mais le point positif était que la Contre-Amirale avait pour ainsi dire donné carte blanche à ses subordonnés chargés de fourbir ses armes avant le jour J. Ils n’étaient peut-être guère nombreux, la majorité de l’état-major du Béluga devant assister l’estropiée dans ses propres tâches, cependant ils avaient accès à de vastes ressources… et pour ce qui était plus précisément des ressources humaines (et assimilées), ce n’était pas comme s’ils devaient se contenter des officiers expressément désignés par la grande patronne.

Le pouvoir de la délégation ne devant pas être sous-estimé, Zhihao et ses homologues – même si elle était la plus haute gradée du lot en dépit de son âge – se mirent en quête de tous les sous-officiers et marins détenteurs de connaissances mercantiles ou administratives. Ceux du Béluga trouvèrent l’ordre curieux, mais s’y plièrent sans discuter ; dans le cas de l’équipage du Lampyris par contre, la kanokunienne eut à se fendre d’une explication pour remédier à l’incompréhension de la bleusaille.

« Non, le staff de la Contre-Amirale ne peut pas s’en occuper, ils ont d’autres choses à faire. Travailler à renforcer les défenses de l’île, par exemple : si ce contrat est signé, Poiscaille gagnera énormément en importance, ce qui en fera une cible de choix pour les pirates ou les révolutionnaires. Et si le flux de marchandises est interrompu, les conséquences ne se limiteront pas à la famine : nous aurons une crise économique, sociale et politique majeure sur les bras, et là encore ceux qui en sont victimes ou souhaitent en tirer profit iront grossir les rangs de la piraterie ou des mécontents de la Révolution. Il est donc impératif que la Contre-Amirale puisse se concentrer pleinement sur sa tâche, et que nous nous acquittions sans faillir de la nôtre. Je ne veux pas voir de mauvais esprit ou de tirage au flanc : si vous participez, vous devrez tout donner. Si vous manquez toujours de motivation, dites-vous que c’est l’occasion parfaite de prouver que vous savez vous servir de votre tête et pas seulement de vos muscles, ce dont vous aurez besoin si vous voulez monter en grade. »

Aucun de ses soldats n’était allé jusqu’à émettre une objection en l’entendant leur dire ce que Gentry attendait d’eux, toutefois il était clair qu’ils pensaient ne pas avoir signé pour ça. Reformulé de cette façon par contre, ils comprirent en quoi cette besogne était une extension de leur devoir de militaires ; une extension peu orthodoxe certes, mais qui pourrait faire bien sur leur dossier et les aider à se distinguer de leurs camarades. Ce n’était pas tous les jours que la Marine se livrait à ce genre d’exercice, après tout.

Une fois leurs collaborateurs sélectionnés, la coterie d’officiers et de subordonnés se dirigea à nouveau vers la ville. Là, ils investirent plusieurs salles de réunion du palais du gouverneur, qui ne servaient d’ordinaire pas à grand-chose dans la mesure où l’essentiel des décisions étaient prises par le trio de magnats. L’endroit n’avait pas été choisi au hasard, car sa localisation était la meilleure pour avoir rapidement accès aux différentes archives qu’il leur faudrait consulter : celle du bâtiment administratif lui-même, mais aussi celles de la base locale de la Marine, celles des douanes et de la capitainerie du port…

Les membres de leur think tank improvisé se mirent aussitôt au travail après s’être répartis les tâches, et elles étaient nombreuses. Il allait non seulement falloir anticiper les tactiques et arguments de négociation de leurs interlocuteurs, mais aussi préparer une riposte à chacun d’entre eux. Pour cela, il leur faudrait éplucher toutes sortes de documents sortis des archives locales mais aussi visiter les usines, les entrepôts et les quais. Il faudrait ensuite se servir des informations ainsi récoltées pour produire une estimation des capacités maximales de production de l’île, ainsi que du trafic que le port pouvait supporter, ce afin de savoir s’il était possible de fournir et d’acheminer les quantités de nourriture indiquées dans le document de mission envoyé par Marie-Joie. Et surtout, il faudrait savoir quel serait le coût du processus s’ils voulaient éviter de se faire gruger quand les rois de la pêche saisiraient toutes les excuses possibles pour faire gonfler leur marge bénéficiaire, et donc le prix que le Gouvernement Mondial devrait payer. Et en parlant de ne pas se faire gruger, il y avait une autre possibilité dont ils devaient tenir compte et se prémunir…

« Je ne crois pas que ce délai d’une semaine nous ait été imposé juste pour nous agacer ou parce que Keudver, Portdragon et Malsouin aiment se donner l’air important. » fit-elle remarquer aux subalternes de Gentry, faisant de son mieux pour parler sans se laisser démonter face à ces officiers autrement plus expérimentés qu’elle. Heureusement, Lockwood conseilla à ses camarades d’écouter ce qu’elle avait à dire. « Un bon businessman sait faire d’une pierre deux coups et quoi que nous puissions penser de leur personnalité, ce sont d’excellents businessmen. Je pense qu’ils comptent profiter de cet intervalle pour contacter leurs acheteurs hors de West Blue, et leur faire savoir que nous sommes là pour acheter la marchandise qui devrait normalement leur revenir. Cela aurait pour but de pousser leurs partenaires à proposer un prix plus élevé pour continuer d’être approvisionnés. Un montant dont ils pourraient ensuite se réclamer lors des négociations avec nous, en arguant que ce serait du vol si le Gouvernement Mondial achetait à un prix inférieur, diminuant leurs profits. »

« Un peu comme une vente aux enchères. Ils savent pertinemment qu’aucun autre pays ne peut payer davantage que le Gouvernement Mondial, mais ils peuvent toujours se servir d’eux pour nous faire payer plus que nécessaire. » résuma la blonde, comprenant où elle voulait en venir.

« Exactement, mais si nous pouvons prouver qu’ils conspirent dans notre dos alors qu’ils savent très bien pourquoi nous sommes là, les empêchant de se servir de leur supposée ignorance comme défense, la tactique se retournera contre eux. »

« Cela tient un peu du chantage, mais dans la mesure où ces vautours essayent de nous mettre la pression alors que des vies innocentes sont en jeu, je suis d’accord. » opina un autre officier.

Les chefs du groupe étant tous sur la même longueur d’onde, il fut convenu d’espionner les ondes en question. Les hommes et les femmes affectés aux communications, demandant informations et documents à des contacts situés sur des îles lointaines au moyen de leurs fidèles escargophones, se virent donc confier une responsabilité supplémentaire, celle de mettre les trois magnats sur écoutes. Des gastéropodes télépathes noirs rejoignirent donc leurs congénères plus classiques ou postaux, et les Incorruptibles commencèrent à laisser traîner leurs grandes oreilles.

Ceci fait, Zhihao prit place à côté de Vladescu, en larmes face aux véritables édifices de papier qui se dressaient sur la table : la première fournée de documents venait d’arriver des archives, et il fallait se mettre à la décortiquer.

« Moi qui espérais ne plus jamais avoir à faire ça… » se lamenta la voydove alors que l’anguille électrique s’emparait de deux liasses de papier, une pour chaque femme. Il faudrait pourtant que sa subordonnée s’y fasse : les anciennes membres de la 28ème étaient plus qualifiées pour cette tâche que presque n’importe qui d’autre sur le Lampyris, et même que la majorité de l’équipage du Béluga. Après tout, le Commodore exigeait de ses soldats qu’ils aient des bases solides dans l’ensemble des métiers contribuant au fonctionnement de la flotte, y compris les boulots administratifs, une force de près de 1500 Marines produisant une quantité considérable de paperasse. Logistique, comptabilité, gestion des ressources humaines (ou humanoïdes)… ils y étaient tous passés, ce qui avait de plus permis à leur ancien supérieur de repérer de potentiels nouveaux officiers – ce n’était pas pour rien qu’elle avait employé un argument similaire dans son petit discours aux troupes. Quoi qu’il en soit, cette expérience leur serait maintenant d’une aide précieuse.

Tout cela, Vladescu le savait déjà, aussi Zhihao ne perdit-elle pas de temps pour lui dire d’arrêter de se plaindre : « On se tait et on épluche, sergent-chef. »

« Oui, mon Commandant. »
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« Alors, vous avez bientôt terminé ? »

Vladescu dévisagea sans ciller l’officier du Béluga venu s’enquérir des progrès du think tank. Puis, elle détourna lentement les yeux pour promener son regard sur ses camarades occupant la salle de réunion. L’endroit sentait la sueur, le renfermé et le café bon marché. Les soldats hagards étaient pris au piège, assiégés par des monticules de paperasse. Leur tenue était négligée, leurs yeux cernés, et plus d’un homme arborait une barbe de trois jours. Ayant complété son évaluation, elle fit de nouveau face au gradé et délivra sa réponse d’une voix exténuée :

« Revenez dans un ou deux hectolitres de café et ça devrait être bon, mon lieutenant. »

L’homme cligna des yeux en entendant cette façon particulière de mesurer le passage du temps, mais décida très sagement de ne pas insister. Il repartit en fermant la porte derrière lui, et après quelques secondes pendant lesquelles elle resta plantée comme un piquet, la voydove revint s’installer à côté de sa supérieure d’un pas de zombie.

« Tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? » interrogea Zhihao sans lever le nez de sa besogne, la pointe de son stylo dansant à toute vitesse à la surface du papier.

« Tu es la seule à tenir aussi bien le coup. Nous autres, on a plus de caféine que de sang dans les veines, et je n’aime même pas le café. » rétorqua le sergent-chef en inspectant sa propre feuille pour retrouver l’endroit où elle s’était arrêtée.

« Moi non plus je n’aime pas ça, mais je m’en accommode quand même. »

Les deux femmes étaient revenues au tutoiement au milieu de leur première journée de turbin, un relâchement temporaire dû au caractère informel de leur cadre de travail. Cela rendait la communication plus aisée, surtout pour Vladescu qui trouvait bizarre de vouvoyer quelqu’un qui avait intégré la 28ème plus d’un an après elle, et qu’elle avait eu sous ses ordres avant que Zhihao ne la rattrape en grade, puis ne la surpasse.

Cela faisait maintenant trois jours que leur groupe s’échinait à décortiquer des montagnes de documents pour en extraire la substantifique moelle, à la combiner aux données récoltées lors d’une série d’entretiens et de leurs propres observations sur le terrain – le nom de Gentry ouvrait bien des portes de ce côté-là –, plus les renseignements émanant de la mise sur écoutes des magnats de Poiscaille. Comptabilité des entreprises appartenant aux magnats, manifestes des navires marchands indiquant la quantité de poisson de transportée, recensement des habitats de l’île… la moindre bribe d’information avait été disséquée et analysée sous toutes les coutures, synthétisée, contextualisée et avait servi à alimenter arguments et contre-arguments au cours de nombreux débats visant à simuler les futures négociations. Une variété de stratégies avaient été envisagées et testées, des ripostes préparées, et une abondante documentation compilée pour étayer les positions de la Contre-Amirale.

Une telle charge de travail pesait lourd sur les épaules des Marines, surtout avec les délais auxquels ils étaient tenus : pas question de remettre le résultat de leur labeur à la dompteuse de monstres cinq minutes avant le début des tractations, non, il fallait lui donner bien à l’avance pour qu’elle ait le temps de lire ce qu’ils avaient écrit et de faire ses propres remarques. Si elle n’était pas satisfaite, ils auraient bien besoin du temps restant pour rectifier ce qui n’allait pas. Les chefs du groupe s’assuraient toutefois que leurs subordonnés prennent des pauses régulières, et avaient organisé une rotation pour qu’ils puissent sortir se dégourdir les jambes et s’aérer le cerveau en allant sur le terrain. Mieux valait en effet limiter le surmenage : à trop se précipiter, ils augmentaient le risque d’erreurs qu’il leur faudrait corriger ensuite, une perte de temps qui ne ferait que prolonger leur tourment davantage que s’ils avaient œuvré à une allure plus modérée.

Évidemment, même avec ces gardes-fous, ils restaient en sous-effectif pour une besogne d’une telle ampleur, et certains s’en sortaient mieux que d’autres. La femme-poisson avait ainsi dû intervenir plus d’une fois au début pour rappeler à certains de ses subalternes qu’ils devaient écrire dans la langue internationale, et non en schwarzwaldien, s’ils voulaient être sûrs d’être compris. Vladescu n’avait heureusement pas commis de telle bourde ; elle n’aimait peut-être pas rester assise à lire jusqu’à en avoir mal aux yeux et à écrire jusqu’à avoir des crampes au poignet, mais elle était suffisamment consciencieuse pour bien faire son travail.

L’anguille électrique, elle, supportait mieux le rythme ; il fallait dire qu’elle avait été préparée très tôt à ce genre d’exercice, elle qui ne pouvait compter sur ses connexions pour entrer à l’académie militaire de son pays natal, contrairement aux descendants de la noblesse. Elle était donc parfaitement au fait de l’importance des tâches administratives et de la logistique : « une armée marche avec son estomac », comme disait jadis un célèbre général… La voydove l’avait regardée bizarrement lorsqu’elle lui avait expliqué d’où lui venait son aisance relative, avant de s’en retourner à ses documents en marmonnant un « Bien contente de ne jamais avoir eu droit à l’éducation kanokunienne ».

Quoi qu’il en soit, ils arrivaient enfin au bout du tunnel. Au cours de leur quête, ils étaient parvenus à deux grands constats ; le premier fut une confirmation de ce qu’ils soupçonnaient déjà, à savoir qu’il ne suffirait pas de dire à Keudver, Portdragon et Malsouin d’augmenter leur production pour répondre à la demande du Gouvernement Mondial. En effet, ils avaient identifié plusieurs goulots d’étranglement qui empêchaient d’accélérer le processus au-delà d’un certain niveau : le nombre de bateaux et de travailleurs disponibles, l’infrastructure… Ce qui voulait dire que s’ils voulaient se procurer de quoi nourrir tout West Blue, ils seraient obligés de s’accaparer la marchandise normalement destinée à d’autres acheteurs. D’où le stratagème de la « vente aux enchères » que les trois magnats comptaient effectivement employer, à en croire leurs communications escargophoniques.

Sachant que le Gouvernement Mondial, comme son nom l’indiquait, représentait également les nations qui seraient lésées par ce rachat, les militaires avaient tenté de trouver une solution qui conviendrait à tout le monde. Zhihao avait là encore eu l’idée d’exploiter les ressources humaines à sa disposition, car l’équipage du Lampyris était en grande majorité schwarzwaldien, comme l’avait été celui de la défunte 28ème. Cela voulait dire que ses soldats venaient d’un royaume hautement industrialisé, où les usines appartenaient à des centaines d’aristocrates ambitieux et perpétuellement désireux de prendre l’ascendant sur leurs rivaux, qui avaient donc naturellement développé une kyrielle de méthodes pour rendre leurs ouvriers aussi productifs que possible. Une situation bien différente de celle de Poiscaille, dominée depuis des générations par un oligopole dont les trois piliers avaient plus souvent tendance à trouver de petits arrangements entre eux qu’à se faire sérieusement concurrence. Les innovations issues de Schwarzwald ne pourraient pas toutes être transposées à l’industrie de la pêche, mais il y aurait tout de même de quoi optimiser certaines étapes et relaxer quelque peu deux ou trois goulots d’étranglement… ceci dit, il ne fallait pas s’attendre à autre chose qu’une amélioration marginale dans l’immédiat. Pas d’augmentation massive de la production qui permettrait au Gouvernement Mondial d’acquérir de grandes quantités de poissons à bas prix en perspective, donc.

Le second constat né de leur travail s’était imposé alors qu’ils discutaient de la mise en place de ces fameuses innovations. Leur petite opération d’espionnage leur avais beaucoup appris sur le genre d’individus auquel ils avaient affaire, et ils furent bien obligés de reconnaître qu’à moins qu’on ne surveille la façon dont ils répondraient à la commande des autorités de Marie-Joie, le trio de ploutocrates saisirait la moindre excuse pour alourdir la note en réclamant des frais supplémentaires. Ils procéderaient d’une manière délibérément inefficiente, inventeraient de faux problèmes, des manques qui ne pourraient être comblés que si on les payait davantage sous peine de retards de production… tout pour faire cracher plus d’argent à leur commanditaire.

Il n’y avait pas trente-six solutions pour résoudre cette difficulté. S’il pourrait être tentant de faire appel au Cipher Pol, pour que leur souffle chaud dans la nuque des capitalistes motive ces derniers à respecter leurs engagements sans entourloupe, les agents secrets en question étaient aussi très demandés ailleurs, entre autres problèmes qui compliquaient le recours à cette méthode. Ils étaient d’avis de privilégier une approche moins agressive, qui parviendrait au même résultat en livrant à leurs futurs associés un « plan clé en main », détaillant très exactement la manière dont le Gouvernement voulait que sa requête soit satisfaite. Une feuille de route qu’ils n’auraient qu’à suivre, avec une réponse prévue à l’avance pour tout un éventail de scénarios, assortie d’un estimatif des coûts aussi précis que possible. Il serait beaucoup plus difficile pour les maîtres de Poiscaille de gruger les autorités si celles-ci disposaient d’un document exhaustif auquel elles pourraient se référer pour contester leurs excuses.

C’étaient ces deux constats qui avaient drastiquement compliqué la tâche du think tank, rallongeant considérablement leur travail en les obligeant à revoir entièrement leur copie. Mais ils arrivaient enfin au bout de leur peine : alors que le soleil commençait à décliner à l’horizon, ils apportèrent ce qu’ils espéraient être les touches finales à leur document mis au propre, d’où dépassaient de multiples marques-pages pour aider la Contre-Amirale à mieux s’y repérer. Un argumentaire complet, étayé et sourcé, un plan ayant prévu les éventualités les plus improbables pour que les signataires du contrat ne puissent pas invoquer la clause de circonstances exceptionnelles. Et à côté, un résumé de quelques pages, parce que la première chose qu’on apprenait dans ce métier c’était que les officiers supérieurs avaient rarement le temps de se farcir des rapports de plusieurs dizaines, voire centaines de pages ; mieux valait leur donner les grandes lignes, et les laisser consulter la version complète sur les points qu’ils jugeaient bon d’approfondir.

« On a fini... J’arrive pas à y croire... » murmura un soldat, les larmes aux yeux.

« Moi non plus... » soupira Vladescu, avant de tomber à genoux, les mains jointes en position de prière. « Alléluiah ! »

Zhihao leva les yeux au ciel devant une réaction aussi surjouée, mais s’abstint de rabrouer sa subordonnée. Ils avaient bien mérité de se détendre un peu, après avoir autant bossé sur quelque chose qui s’éloignait à ce point de leurs devoirs habituels.

« C’est bon, allez vous reposer. » ordonna-t-elle. « Je me charge d’apporter ça à la Contre-Amirale. S’il y a des modifications à apporter, ça attendra demain. »

Les hourras furent assourdissants lorsqu'elle sortit enfin de la salle pour se diriger vers le Béluga.
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Alors qu’elle parcourait les coursives du cuirassé en direction du bureau de la grande patronne, Lockwood sur ses talons – l’autre femme n’ayant pas cessé de la suivre comme son ombre –, Zhihao s’inquiéta moins de la façon dont serait reçu le document qu’elle avait entre les mains que d’un autre sujet qu’elle comptait aborder avec la Contre-Amirale. Elle avait confiance en la qualité de leur travail ; le Gouvernement Mondial n’échapperait sans doute pas à un surcoût servant à compenser les maîtres de Poiscaille pour l’irritation que ressentiraient certains de leurs clients hors de West Blue, mais il éviterait l’enfumage total qui pourrait le conduire à acheter la production de l’île à plus du triple de sa valeur sous divers prétextes fallacieux.

Non, le problème c’était qu’elle s’apprêtait à faire une suggestion qui irait bien au-delà des paramètres de leur mission. Cela concernait quelque chose que l’anguille électrique avait remarqué à la suite de plusieurs visites d’usines de préparation de poisson ; elle n’avait jamais travaillé elle-même dans un tel endroit, mais elle en avait inspecté plus d’une du temps où elle faisait partie de la garde de sa ville natale. En effet, de tels établissements faisaient d’excellentes couvertures pour les contrebandiers et trafiquants en tout genre, il était donc normal que les forces de l’ordre s’y intéressent… cela était d’autant plus vrai que ces usines employaient nombre d’hommes-poissons, dont la réputation de délinquants en puissance n’était pas entièrement usurpée. Bref, cela voulait dire que la Commandante savait comment fonctionnait leur business, mais il y avait une importante différence entre ce qu’il se faisait à Kanokuni et la manière dont ils procédaient à Poiscaille.

***

« Il y a quelque chose qui me chiffonne. Pourquoi est-ce qu’ils jettent tous ces déchets ? » avait-elle dit à la fin de la visite, en désignant les chariots transportant des barils remplis à ras-bord de toutes les parties de poissons enlevées lors de la découpe pour ne plus laisser que la chair. Tous ces véhicules sortis des diverses usines à la fin de la journée convergeaient pour former une procession malodorante, sortant de la ville pour aller se débarrasser de sa cargaison loin des habitations.

« Je ne vous suis pas. » avait réagi la lieutenante blonde, poussant Zhihao à poursuivre son explication.

« Une crise alimentaire nous pend au nez, est-ce que c’est vraiment le moment de gaspiller tout ça ? Cela pourrait permettre de nourrir beaucoup de monde. »

« Je vous demande pardon ? Vous voulez faire manger des entrailles de poissons aux gens ? Sauf votre respect, je savais que la gastronomie kanokunienne était particulière, mais je ne pensais pas que c’était à ce point. »

« Non, pas du tout. » s’était-elle empressée de rectifier, même si elle ne pouvait en vouloir à l’autre femme pour cette méprise : la cuisine de son pays avait effectivement son lot de mets singuliers qui pouvaient repousser les étrangers . Les œufs de cent ans ou les nids d’hirondelles, par exemple... « Je parle de s’en servir comme engrais. Les tripes, la tête, la peau, les arêtes… vous pouvez les répandre tels quels dans les champs ou les faire fermenter d’abord, mais ça marche très bien. »

L’Incorruptible n’avait pas eu l’air convaincue, mais les livres que la femme-poisson avait lu dans le cadre ses études avaient mentionné cette méthode. De plus, elle avait vu les fermiers l’employer lorsque l’intensification de la guerre civile avait poussé les autorités de Beigang à envoyer la garde battre la campagne environnante. Les paysans avaient dû à la fois être protégés de la recrudescence du banditisme et surveillés pour s’assurer qu’ils n’entretenaient nulle sympathie révolutionnaire, et les soldats avaient été encouragés par leurs officiers à établir de bons rapports avec eux – ce qui incluait de s’intéresser à leur métier et de les écouter quand ils en parlaient.

« Réfléchissez : qu’est-ce que le guano ? Des déjections d’oiseaux marins, rien de plus. Les éléments qui en font un engrais si efficace doivent provenir de leur alimentation, et que mangent ces oiseaux ? Du poisson. D’ailleurs, les algues marchent aussi, si l’on continue de remonter la chaîne alimentaire ; là d’où je viens, les plus pauvres se font souvent un peu d’argent en en ramassant pour les revendre. »

Cet argument avait triomphé du scepticisme de son interlocutrice, qui à sa grande surprise n’avait jamais entendu parler d’une telle méthode. Zhihao n’en avait pas cru ses oreilles, mais en y repensant, elle y avait trouvé une certaine logique : après tout, l’arrêt des exports de Whiperia ne menacerait pas le secteur agricole d’un océan entier s’ils avaient déjà une alternative au guano à disposition. Même comme cela, elle avait toutefois eu du mal à croire que personne parmi la myriade de fonctionnaires du Gouvernement Mondial n’ait apparemment envisagé cette solution toute simple, et s’était dit qu’il serait présomptueux de sa part d’en parler à Gentry. Lockwood l’avait cependant encouragée à le faire, arguant qu’une bonne idée était une bonne idée, quelle qu’en soit la source, et que la manchote jugerait elle-même de sa pertinence.

***

De retour au présent, le moment de vérité était venu. Après avoir été admise en présence de l’estropiée et de son état-major, la femme-poisson livra les fruits du travail du think tank. Sa supérieure prit quelques minutes pour lire la synthèse et ne sembla rien trouver à y redire, mais cela viendrait sans doute plus tard, lorsqu’elle aurait eu le temps d’examiner le document de manière plus approfondie. L’estropiée leva enfin les yeux de sa lecture pour s’adresser à sa subordonnée :

« Le lieutenant Lockwood m’a rapporté que vous aviez une proposition peu conventionnelle mais potentiellement importante à me soumettre. Je vous écoute. »

Zhihao répéta et étoffa donc son raisonnement sous les regards curieux de l’auditoire. Leurs expressions se firent plus pensives à mesure que se déroulait son exposé, et lorsqu’elle en eut terminé, la Contre-Amirale parut considérer sérieusement la chose.

« En cas de succès, cela aurait le mérite d’adresser le principal point faible de ce que nous faisons ici. Il ne suffit pas de remplacer les fruits, les légumes et les céréales manquants avec du poisson : une bonne alimentation, cela ne se limite pas à un apport suffisant en calories. Notre approche actuelle ne ferait que reporter et amoindrir le problème au lieu de le résoudre totalement. » opina finalement la galonnée. En temps que vétérinaire, elle savait de quoi elle parlait. Zhihao ne prétendait pas égaler ses connaissances en biologie, mais elle aussi avait conscience des ravages que pouvaient faire les carences alimentaires : scorbut, béribéri, rachitisme, goitre et autres variétés d’anémies… autant de fléaux dont les érudits du passé prévenaient dans leurs ouvrages, et dont elle avait entendu parler en servant d’assistante aux cuisiniers et médecins du Himmelhorn.

« Je suppose que maintenant nous savons pourquoi Kanokuni n’a jamais dépendu du guano. » remarqua Branagh.

« Ses terres sont fertiles, mais même la meilleure terre a besoin d’être entretenue pour le rester, et Kanokuni est une très ancienne nation. » ajouta le lieutenant-colonel Zhang, qui avait la particularité d’être une compatriote.

« Je m’étonne que personne n’ait évoqué cette possibilité plus tôt. » intervint Loréada, partageant sans le savoir les mêmes pensées que Zhihao avait eues plus tôt avant d’émettre sa  propre spéculation : « Peut-être que la méthode était employée par le passé, avant d’être supplantée par l’utilisation du guano puis oubliée. »

« Nous nous éloignons du sujet. » les recadra la grande brûlée. « Cela dépasse effectivement le champ de notre mission, mais l’idée est intéressante, et quelques coups d’escargophone à Marie-Joie devraient suffire à nous allouer les moyens ainsi que l’autorité supplémentaires pour élargir les négociations. Du reste, cela devrait aider à faire passer la pilule pour ce qui est de leur objet d’origine. »

Malsouin, Keudver et Portdragon ne devraient en effet pas se montrer trop inflexibles lors des tractations sur le prix du poisson si le Gouvernement Mondial leur faisait miroiter l’alléchante perspective d’un second contrat qui leur permettrait d’engranger encore plus de bénéfices sans même avoir à augmenter leur production, simplement en valorisant leurs déchets. La Commandante n’était pas assez naïve pour croire que sa proposition déboucherait sur du pur profit pour ces industriels, un certain degré de réorganisation serait nécessaire, ce qui entraînerait indubitablement des coûts, mais l’un dans l’autre les magnats de Poiscaille devraient encaisser une somme plus que rondelette avec relativement peu d’efforts. Peut-être même suffisante pour faire décoller ces projets personnels qui leur tenaient tant à cœur.

« Poiscaille ne pourra pas avoir le monopole sur cette nouvelle source d’engrais, contrairement à Whiperia avec son guano. »

« Cela ne devrait pas être un problème, chaque pays a sa flotte de pêche mais cela n’empêche pas pour autant Poiscaille d’exporter sa marchandise partout dans les Blues, et jusque sur la Grand Line. »

« C’est même un point positif pour moi, notre situation actuelle prouve bien le danger qu’il y a à dépendre d’un unique point de vulnérabilité. Faire de Poiscaille la nouvelle Whiperia ne ferait que déplacer le problème. »

« Je suis d’accord, évitons de mettre à nouveau tous nos œufs dans le même panier. » trancha Gentry, coupant court aux échanges de ses subordonnés, qui comme mus par une sorte de sixième sens se mirent au garde-à-vous, certains qu’elle était sur le point d’annoncer sa décision. Reprenant possession du document délivré plus tôt, l’estropiée le soupesa, le feuilleta puis s’adressa à l’anguille électrique. « Je vous ferai parvenir mes observations demain, mais je peux d’ores et déjà vous dire qu’il y aura des révisions à faire, à la lumière de cette nouvelle possibilité. Puisque c’est votre idée et que vous êtes ce que nous avons de plus proche d’un expert, je vous charge d’en prendre la tête ; comme précédemment, je veux des termes ainsi qu’un plan que je puisse présenter à nos partenaires et aux hautes instances de Marie-Joie. »

Ah. Zhihao ne pouvait pas dire qu’elle n’avait pas envisagé cette issue, mais cela faisait néanmoins beaucoup de responsabilités, même si elle savait que d’autres s’occuperaient de compléter et fignoler son œuvre. Ses subalternes ne la remercieraient certainement pas, en tout cas, cependant qu’y pouvait-elle ? Il y avait un principe universel qui s’appliquait aussi bien aux simples soldats qu’aux Amiraux, et c’était que la récompense pour un travail bien fait, c’était encore plus de travail. À ne pas confondre avec le principe selon lequel le clou qui dépasse se fait taper dessus, même si dans le cas présent ses hommes diraient sûrement qu’il n’y avait aucune différence.
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Deux jours, des montagnes de papier et une invraisemblable quantité de café consommée plus tard – Zhihao préférait ne pas penser à l’état de ses reins –, la femme-poisson se retrouva derechef devant l’aréopage présidé par la Contre-Amirale afin de présenter l’édition revue, corrigée et augmentée de leur plan de bataille. Comme elle l’avait prédit, ses subordonnés avaient été tout sauf ravis d’apprendre que leur tâche s’était alourdie par sa faute, toutefois le poids de l’autorité hiérarchique combiné à la perspective des récompenses qui les attendaient s’ils parvenaient à surpasser les attentes du Gouvernement Mondial avaient eu raison de leurs réticences. Ceci dit, cela n’avait été qu’une étape préliminaire, le plus difficile restant à venir.

Il avait tout d’abord fallu étudier la faisabilité du projet : la kanokunienne s’était ainsi retrouvée à retranscrire dans les moindres détails tout ce dont elle se souvenait de l’utilisation du poisson en tant qu’engrais, sauf qu’elle n’était pas une professionnelle du domaine. Elle avait par conséquent fait appel à des Marines issus de familles de fermiers, compétents en matière agricole, ce qui avait heureusement réduit le nombre de points d’interrogation, mais il restait quelques zones d’ombre. En particulier, ils ne savaient pas avec précision à quel point ce fertilisant alternatif serait efficace comparé au guano. Par prudence, ils étaient partis du principe que ces déchets de l’industrie de la pêche donneraient de moins bons résultats, se ménageant une marge de sécurité dans leurs estimations.

En se fondant sur ce postulat selon lequel ils auraient besoin de davantage d’engrais à base de poisson pour obtenir les mêmes rendements agricoles qu’avec la fiente d’oiseaux, ils avaient ensuite cherché à savoir si Poiscaille serait capable de fournir les quantités nécessaires. Cela avait débouché sur une nouvelle série de communications escargophoniques qui leur avaient permis d’apprendre combien de tonnes de guano Whiperia exportait chaque année vers le reste de l’océan occidental et à quel prix, entre autres renseignements indispensables. Les fonctionnaires de Marie-Joie devaient reconnaître leurs voix à force, même si cela ne les rendait en rien moins grognons, décalage horaire oblige...

Après avoir calculé que oui, les usines de préparation du poisson de Poiscaille, capables d’approvisionner une bonne partie de la planète, devraient bel et bien pouvoir également produire suffisamment de déchets organiques pour satisfaire la demande en engrais, leur groupe de réflexion s’était attaqué à la question de la logistique. Car en effet, il ne s’agissait plus seulement de rediriger vers les nations de West Blue des flux de marchandises originellement destinés à des pays plus lointains : ce coup-ci, c’était un nouveau circuit d’approvisionnement qu’il fallait mettre en place, transport et stockage compris.

C’était cette partie qui leur avait pris le plus de temps mais au final, après des heures passées à se remuer les méninges, ils étaient arrivés à la conclusion que les oligarques des pêcheries étaient assis sur une seconde mine d’or, en plus de celle que représentait déjà la chair de leurs poissons. Même les projections les plus conservatrices des bénéfices potentiels aboutissaient à des montants faramineux ; comme quoi, Zhihao avait sous-estimé l’impact de son idée.

« Je dois vous prévenir que, comme nous opérons avec beaucoup d’inconnues, nous arrivons à des fourchettes de coûts assez larges. » s’excusa la femme-poisson en remettant le fruit de leur labeur au conseil de guerre. Pendant quelques minutes, il n’y eut d’autre bruit que celui des pages que tournaient la Contre-Amirale, un intervalle que Zhihao mit à profit pour organiser le reste de ses supports de présentation, avec l’aide de Lockwood.

« Vous pensez toutefois que l’idée est viable, et que nos « partenaires » s’y retrouveront. » résuma la galonnée une fois qu’elle eut terminé de lire la conclusion du rapport synthétique. « Un businessman trop timoré pourrait toujours refuser une telle proposition par peur d’un échec commercial, mais le Gouvernement Mondial offre des garanties financières à nulle autre pareille. La signature du contrat serait selon vous une quasi-certitude, le seul point de contention restant serait sur les modalités. »

« Affirmatif. »

« Je vois que dans votre estimation, vous tablez sur une hausse conséquente des salaires des travailleurs de Poiscaille. » remarqua Zhang, occupée à éplucher la pile de documents additionnels complétant celui tenu par sa supérieure. Ceux-ci incluaient une analyse financière complète de chacune des étapes de la chaîne de production, allant de la pêche des poissons au départ des produits finis – chair ou engrais – dans les cales des navires marchands voguant vers d’autres îles, en passant par le vidage, le conditionnement, le transport et le stockage. On y trouvait également quantité d’autres informations : données démographiques, rapports des forces de l’ordre sur les taux de criminalité, liste des vaisseaux entrant et sortant du port avec leur cargaison…

« En effet, lieutenant-colonel. Nous nous sommes rendus compte que le chiffre de 80 % de la population travaillant dans l’industrie de la pêche avancé par les autorités locales est trompeur : il faudrait plus exactement dire qu’il s’agit de 80 % des travailleurs actifs. Poiscaille est en fait assez loin du plein-emploi, et la présence d’un bon nombre de chômeurs constitue l’un des principaux leviers que Portdragon, Keudver et Malsouin – enfin, surtout le père de ce dernier, Malsouin fils semble moins disposé à faire usage des mêmes méthodes – utilisent pour maintenir les salaires à bas niveau. Si un employé se plaint, il peut aisément être mis à la porte, et une dizaine de sans-emplois se bousculeront pour prendre sa place. Ceci dit, si une nouvelle filière s’ouvre, cela créera des centaines de nouveaux postes, même en tenant compte des gains d’efficience dans les usines actuelles s’ils adoptent les nouvelles pratiques de travail comme nous le conseillons. Cet outil de négociation pourrait alors perdre en efficacité, sauf si nos magnats importent de la main d’œuvre d’autres îles, ce qui créerait son propre lot de problèmes. »

« S’ils sont malins, ils n’auront d’autre choix que d’augmenter les salaires s’ils ne veulent pas que leurs employés fassent du grabuge, ce qui entraînerait des retards de production et les soumettrait aux pénalités incluses dans le contrat. » observa Loréada, qui elle s’intéressait plutôt à un feuillet détaillant les bénéfices attendus des méthodes schwarzwaldiennes. « Je suis assez sceptique sur ce point-ci par contre, Schwarzwald n’a pas la meilleure réputation quand on parle de la façon dont les ouvriers sont traités. »

« Mes hommes me rapportent que cela dépend fortement de l’usine, et de la personnalité du patron. Les améliorations que nous proposons sont basées sur celles utilisées dans les meilleures usines, elles devraient réduire la pénibilité en minimisant les mouvement et déplacements inutiles, et fluidifier le flux de production en s’assurant qu’aucune étape ne procède plus vite qu’une autre, ce qui provoque des blocages, entre autres gains de performance. Cela devrait aussi améliorer les conditions de travail et réduire la grogne des ouvriers. »

« Si vous le dites. » répondit le médecin-chef en passant à la liasse suivante. « Tout ce qui peut aider à réduire ces taux de criminalité et d’alcoolisme est bienvenu, de mon point de vue. J’espère que vous avez raison, et que nos trois magnats comprendront qu’il est dans leur intérêt de mieux traiter leurs employés. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est de voir l’approvisionnement s’arrêter parce qu’ils auront voulu s’accaparer entièrement leur nouvelle part de gâteau, ou pire, que la Révolution s’installe ici. »

Il ne manquerait plus que ça, en effet. Rien de tel qu’une révolte déclenchée par la cupidité de quelques-uns pour tout ruiner pour les autres, et par là même transformer le triomphe du Gouvernement Mondial en débâcle. La Marine ne laisserait évidemment pas un tel scénario catastrophe se produire, surtout si Zhihao avait deviné juste concernant ce à quoi Gentry consacrait ses journées, mais même une rébellion rapidement et impitoyablement écrasée jetterait une sacrée ombre au tableau.

Plutôt que de s’attarder sur ces idées noires, car il n'appartenait qu'aux (tout sauf populaires) oligarques de Poiscaille de décider d'adopter ou non leurs suggestions, l’anguille électrique attira l’attention de l’assemblée sur une carte de la ville, ainsi que sur des projections théoriques du trafic portuaire si Poiscaille se mettait également à exporter de l’engrais.

« Nous sommes tombés sur un os : nous avons eu beau retourner le problème dans tous les sens, le port dans son état actuel ne pourrait pas accueillir l’influx de navires supplémentaires si notre idée devait se concrétiser. Si nous laissons nos partenaires se charger eux-mêmes du réaménagement nécessaire, cela prendra certainement plusieurs mois et fera gonfler la facture. Heureusement, nous avons trouvé une solution qui, même si cela peut paraître contre-intuitif, pourrait à la fois nous permettre de mieux maîtriser le coût de l’opération et de l’effectuer en vitesse. Nous vous proposons de faire appel aux ingénieurs de la Marine, à la fois pour construire rapidement de nouveaux entrepôts – avec possibilité de libérer de la place en démolissant les bâtiments désaffectés situés dans ce quartier – et prolonger les quais ici et ici, au moyen de ces pontons flottants qu’ils utilisent pour créer des ports temporaires. »

Branagh se redressa alors que Zhihao plaçait des marqueurs sur la carte pour illustrer son propos. L’ingénieure en chef du Béluga se pencha sur les calculs du groupe de travail, vérifiant minutieusement chaque ligne et ne trouvant aucune erreur flagrante, même si un examen plus approfondi devrait être fait plus tard.

« Je pense que ça peut marcher, mais il nous faudra l’aval de la Brigade Scientifique. »

« C’est pour cela que nous nous sommes dépêchés de finir aujourd’hui, cela vous laisse le temps de les contacter. » acquiesça Lockwood.

« Nous verrons cela. En somme, en s’occupant elle-même de créer l’infrastructure nécessaire plutôt que de sous-traiter la tâche aux locaux, la Marine saurait très exactement combien elle doit dépenser et éviterait de payer des frais supplémentaires à des intermédiaires. » fit la grande brûlée. « Les bénéfices en termes d’image ne feraient pas de mal non plus, puisque cela la ferait participer plus visiblement à l’opération. »

Tout à fait, mais il restait une ultime cerise sur le gâteau. Une qui tenait plus de la facétie de la part des membres du think tank, mais si d’aventure les chefs des trois grandes familles de l’île y consentaient lors des négociations, pourquoi s’en priveraient-ils ?

« Il y aurait un dernier bénéfice à procéder de cette manière : en investissant ainsi, le Gouvernement Mondial passerait du statut de client de Malsouin, Keudver et Portdragon à celui d’associé. Puisqu’ils utiliseraient nos infrastructures pour ce nouveau commerce, il serait juste qu’ils nous reversent une part des profits. »

Une part plus importante que celle que Marie-Joie recevrait de toute façon au titre de l’impôt, cela allait sans dire. Pourquoi les maîtres de Poiscaille seraient-ils les seuls à s’enrichir ? Une feuille circula parmi l’assemblée, estimant la taille de ce retour sur investissement et la date à laquelle le prix de l’intervention du Gouvernement serait entièrement compensé en fonction de la façon dont seraient répartis les bénéfices, suite à quoi il n’aurait plus qu’à compter chaque année ses dividendes.

Zhihao vit plus d’un visage esquisser un sourire ; même si le trio s’y opposait, que ce soit par pure avidité – peu probable, les trois magnats gagneraient toujours beaucoup plus d’argent qu’à l’heure actuelle en acceptant leur proposition – ou parce qu’ils ne voulaient pas donner à la puissance publique un plus grand droit de regard sur leurs opérations, cela pourrait toujours se révéler utile lors des négociations. C’était une tactique très répandue : tout homme d’affaires expérimenté savait qu’avancer une proposition initiale délibérément inacceptable pouvait l’aider à obtenir ce qu’il voulait vraiment en feignant ensuite d’offrir des concessions à l’autre partie jusqu’à arriver à l’accord recherché depuis le début. Nul doute que leurs interlocuteurs comptaient se livrer au même genre de marchandages avec le petit numéro d’enchères auquel ils s’étaient livrés avec leurs autres clients.
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海 軍

∆ Feat. Zhihao ∆


En seulement quelques jours, Zhihao n'avait eu de cesse de prouver sa valeur à la contre-amirale qui se trouvait particulièrement ravie de l'avoir invité à rejoindre sa flotte. Il n'était pas toujours évident de dénicher de jeunes officiers de talent. Professionnelle, capable de prendre des initiatives, obéissante et efficace, la femme-poisson avait tout de l'élément modèle. Ce n'était pas pour rien qu'Ambrosias avait décidé de lui laisser faire tant de choses. D'ordinaire, elle était certes du genre à déléguer, mais elle le faisait avec ses propres officiers de confiance, en aucun cas des gens qu'elle connaissait à peine. Cette fois, son instinct lui avait dit de miser sur la Kanokunienne, et pour l'heure, elle n'était pas déçue. Ceci étant dit, la militaire ne pouvait se permettre de rester oisive. Tandis que ses hommes continuaient de préparer le terrain pour le rendez-vous à venir avec les indélicats magnats de l'île, la manchote passait des heures entières dans un état méditatif. Communiant avec des milliers d'animaux depuis des jours, elle commençait à se faire une véritable bonne idée des lieux.

À force de recherches, de persévérance et d'un peu de chance, il fallait bien le reconnaître, elle remarqua que l'un des patrons, à savoir Cédric Malsouin, se rendait régulièrement dans un établissement où sa présence n'était pourtant pas attendue. La Maison pourpre, boutique qu'il visitait toutes les semaines, à en croire les animaux qu'elle avait interrogé, n'était pourtant à priori pas le genre d'endroit où l'on s'attendait à trouver un tel homme. Des praticiens du climat originaires de Kanokuni y vendaient leur maîtrise. Ce qui était étonnant, c'était le fait qu'il vienne en dissimulant son apparence. La raison en était fort simple: les grands producteurs n'y étaient pas les bienvenus. Intriguée, Ambrosias envoya donc des rats inspecter les lieux. La chose n'étant suffisante, elle envoya des hommes faire leur enquête. Se faisant passer pour des pêcheurs floués par leurs patrons et introduits par un vieux loup de mer local grassement payé par la Marine pour coopérer, ils purent se rendre compte que l'endroit semblait cacher un secret. Il aurait été difficile de dire qu'il s'agissait vraiment d'un repaire révolutionnaire, mais il sembla évident que l'endroit était propice à la propagation d'idées en accord avec ces idéaux. Ce qui intriguait Ambrosias, c'était la présence régulière d'un des pontes de l'île dans ce qui était manifestement un lieu hostile au patronat. Qu'il se dissimule ainsi était d'autant plus suspect.

Le lendemain matin, la contre-amirale décida de prendre personnellement les choses en main. Tandis qu'elle enfilait sa tenue, elle donna l'ordre au lieutenant Lockwood de rassembler une escouade de dix marins pour l'escorter. Elle n'en avait pas vraiment besoin, mais il était important de donner le change pour faire honneur à son rang. S'aidant de sa canne, l'estropiée laissa son véritable arsenal à bord du Béluga, se contentant de prendre avec elle un simple sabre d’apparat. Avant de partir, elle envoya une estafette mander Zhihao. Une fois cette dernière descendue de son navire, elle lui fit signe de la rejoindre. Privilège de son grade, Ambrosias avait prit soin de faire venir une calèche pour se rendre au domicile du magnat. Autrement, ce simple trajet lui aurait prit au moins une ou deux heures. Une fois les deux femmes installées en privé, la manchote alluma l'un de ses cigares fétiches et expliqua la situation à sa subordonnée.



« Vous avez l'idée générale. J'ignore ce dont il retourne réellement, mais quelque chose cloche, j'en mettrai ma dernière main à couper. Je mènerai la discussion une fois que nous serons sur place, mais je tiens à ce que vous soyez à mes côtés. Peut-être nous faudra-t-il montrer un peu les muscles. J'aime autant ne pas avoir besoin de me salir les mains. »




© ciitroon
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Après avoir enfin rendu sa copie à la Contre-Amirale et répondu aux questions de l’état-major des Incorruptibles, la kanokunienne avait regagné sa cabine, puis s’était effondrée comme une masse. Les demandes de corrections ou de précisions émanant de ses supérieurs n’étant pas censées arriver tout de suite, elle ne se sentit donc pas coupable de profiter d’une bonne nuit de sommeil. Ce fut donc une anguille électrique revigorée qui accueillit la nouvelle journée, et ce malgré la date-limite qui se rapprochait toujours plus. Ayant passé beaucoup trop de temps assise à jouer les grattes-papier ces derniers jours, même en comptant les pauses que s’imposait son équipe pour ne pas sombrer dans la folie, elle était bien déterminée à profiter de ce bref répit pour joindre l’utile à l’agréable en soumettant ses subordonnés à un nouvel entraînement.

La femme-poisson était en train de discuter des détails avec Vladescu et les autres membres les plus expérimentés de l’équipage lorsqu’elle apprit que Gentry en avait décidé autrement, car en effet la grande brûlée requérait à nouveau sa présence. Et apparemment, ce n’était pour réviser le plan présenté hier soir.

Curieuse, Zhihao chargea ses subalternes de mener l’exercice sans elle et rejoignit la blonde estropiée sans se faire prier. Ce ne fut qu’une fois à bord de la calèche, et après que le véhicule se soit mis en mouvement, que la galonnée l’informa non seulement de leur destination, mais de la raison pour laquelle elles allaient rendre visite à Cédric Malsouin.

Ainsi donc, le ploutocrate avait ses entrées à la Maison Pourpre, un établissement qui pourtant rejetait d’ordinaire tout contact avec la classe dirigeante de l’île, et au sujet duquel la Contre-Amirale nourrissait certains soupçons. La femme-poisson avait entendu parler de l’endroit, bien sûr, puisqu’elle avait dû s’informer sur les différents acteurs commerciaux de Poiscaille afin d’élaborer son modèle. Sa première réaction en lisant le nom de la boutique avait été de se demander pourquoi un bordel figurait dans la pile de rapports préparés par ses hommes – compréhensible avec une appellation pareille, même s’il s’agissait sûrement en fait d’une référence kanokunienne, probablement à Zǐ Wēi Yuán, la constellation du Palais Pourpre Interdit. Sa deuxième réaction avait été de se dire qu’il était étrange qu’après tant d’années passées loin de sa terre natale, elle se mette soudain à rencontrer tant de ses compatriotes : d’abord le lieutenant-colonel Zhang et maintenant ça… Mais elle était vite revenue à des considérations plus pragmatiques, comme la façon dont la présence d’une telle enseigne pouvait affecter leurs plans… et bien sûr ce que cela voulait dire sur le plan de la sécurité.

« Ce qui m’étonne le plus, c’est que la Maison Pourpre n’ait pas déjà été placée sous surveillance. » répondit Zhihao une fois que Gentry eut terminé de lui exposer le pourquoi de cette excursion, ainsi que ce qu’elle attendait d’elle. « Quand on connaît les problèmes que peut causer la Dance Powder et qui ont mené à son interdiction, on serait en droit de s’attendre à ce que le Gouvernement Mondial régule davantage les activités d’individus capables de faire littéralement la pluie et le beau temps. À plus forte raison quand les individus en question sont kanokuniens, et ne se sont installés que récemment sur cette île où règne une importante tension sociale. »

Sérieusement, en tant que ressortissante de cette même nation tombée aux mains des révolutionnaires, l’anguille électrique avait passé des semaines en prison le temps que le Gouvernement Mondial s’assure qu’elle n’était pas un agent infiltré, mais personne n’avait jugé pertinent de s’intéresser à cette coterie de contrôleurs de la météo ? Et ce alors même qu’ils se trouvaient dans une position privilégiée pour menacer la sécurité alimentaire de millions de citoyens s’il s’agissait effectivement de rebelles ?

Zhihao ne s’était guère attardée sur la question à ce moment-là, raisonnant que la haute gradée s’occupait déjà de ce genre de considérations, mais cette nouvelle information la forçait à réviser son estimation initiale. Si au début elle avait pensé que la Marine pourrait aisément – mais pas sans dommages collatéraux – reprendre Poiscaille au cas où une insurrection parviendrait à s’en emparer, l’équation changeait avec la possibilité de la participation d’ennemis pouvant commander au vent et à la pluie. Elle ignorait à quel point ils étaient puissants, mais dans le pire des cas leur art pourrait leur permettre de retarder, voire couler des flottes entières, transformant une hypothétique reconquête de l’île en bain de sang pour tous les belligérants. Comment se faisait-il donc que ceux dont c’était le travail de se soucier de ces choses-là n’aient pas déjà relevé ce que Gentry avait remarqué ?
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海 軍

∆ Feat. Zhihao ∆


Se contentant de hausser les épaules, Ambrosias inspira une belle bouffée de tabac. Gardant la fumée en bouche de longues secondes, elle la laissa ensuite s'échapper lentement de ses lèvres.


« L'établissement est somme toute assez récent, en effet. S'ils n'ont pas fait parler d'eux en mal, ça ne m'étonne pas que le colonel les ait laissé en paix. La chasse aux sorcières Kanokunienne se calme à mesure que passent les mois, ce simple fait ne l'a pas alarmé. Ce n'est pas non plus ce qui m'a intrigué. »


Au vu de ce qui se trouvait dans son dossier, du moins ce qui n'avait pas été volontairement raturé, Zhihao était bien placée pour parler de cette fameuse chasse menée par l'Inquisition. Il était donc normal qu'elle fasse un lien évident entre la défiance du gouvernement mondial et la non surveillance de l'établissement. Cela pouvait certes amener à se poser des questions, mais pour l'heure, ce n'était pas ce qui intéressait la manchote.


« D'une manière ou d'une autre nous ne reviendrons de chez Malsouin qu'avec des réponses. »


Quand le trajet toucha à sa fin, Ambrosias descendit avec une certaine difficulté de la calèche. Son moignon la faisait plus souffrir que d’habitude. Tout en grimaçant, elle remit sa veste en place et se remit en marche. Pour les marins, qui n'avaient pas eu d'autre choix que de parcourir la distance à pied, cela ne semblait pas les avoir vraiment fatigué. En réalité, par le passé, ça n'aurait été qu'une formalité. Maintenant qu'elle était unijambiste, la contre-amirale trouvait bien des aspects de la vie plus difficiles. Le vent frais fouettant son visage, elle continua son avancée. Un garde à l'entrée du domaine voulut la faire patienter, mais elle ne lui en laissa pas l'occasion. Faisant usage des pouvoirs qui accompagnaient son grade, elle passa avec son escorte et se rendit jusqu'à la porte principale. Plusieurs gardes et un majordome ne manquèrent pas de s'offusquèrent.


« Lockwood, veillez à ce que personne ne pénètre dans le bâtiment. Meng, avec moi. »


Accompagnée de Zhihao, la manchote fit route droit vers le bureau du magnat. Elle savait qu'elle l’y trouverait car elle venait préalablement de le faire espionner par une famille de pies. Comme prévu, l'homme se trouvait bel et bien dans la pièce. Assis derrière son immense bureau de bois exotique, il grimaça en voyant la militaire faire son apparition.


« Qu'est-ce cela signifie ? Vous dépassez les bornes... »


Après trois pas, Ambrosias s'arrêta en faisant claquer sa canne contre le parquet. Sans même jeter un regard à sa subordonnée, elle lui fit signe de la tête.


« Commandante Meng, veuillez procéder à l'arrestation de monsieur Malsouin.

- Quoi ?!? Non mais vous êtes complètement folle ! »



Aussi efficace que silencieuse, Zhihao s'exécuta en un rien de temps et se rua vers l'homme pour lui passer les menottes avant de le rasseoir de force dans son fauteuil.


« C'est totalement inadmissible ! Je vais en référer au gouverneur soyez en sûre ! »


Reprenant sa marche, Ambrosias s'avança jusqu'au bureau, tira tant bien que mal une chaise et ne tarda pas à s'y asseoir. Son cigare éteint depuis un moment, elle se contentait de tapoter de l'index sur le pommeau de sa canne.


« Je ne suis pas sous les ordres du gouverneur.

- Et alors ? J'ai le bras long vous savez, je connais des gens à Marie-Joie, des gens importants.

- Vous m'en direz tant. Eh bien ma foi, appelons les.

- Je vous demande pardon ?

- Je suis certaine qu'ils seront ravis d'apprendre la vérité à votre sujet.

- La vérité sur quoi ?

- La Maison Pourpre. »



Malgré lui, Cédric ne put contenir une grimace qui ne manqua pas de trahir sa crainte. Se ressaisissant vite, il secoua la tête pour se donner l'air de ne rien savoir.


« Je n'ai rien à voir avec cet établissement. Ils ne traitent pas avec les gens comme moi.

- Économisez votre salive. Je sais tout. »



Elle ne savait rien. La militaire n'avait que des soupçons, des questions et son instinct. Malheureusement pour Malsouin, la confiance en elle qu'elle dégageait ainsi que son calme le firent douter. Sa confiance en lui sembla bien vite s'ébranler, mais il tint bon. Intelligente, Ambrosias se faisait un devoir d'en dire le moins possible pour qu'il puisse se faire des idées et se piéger lui-même.


« Non... Je n'ai rien à me reprocher, vous ne savez rien. Rien. Je veux voir le gouverneur ! »


Pour seule réponse, la manchote soupira. Toujours assise, elle se recula sur son dossier, posa sa canne contre le bureau et sortit un cigare d'une poche intérieure. Après un contact visuel avec la femme-poisson, elle lui fit un léger signe de tête. Tandis qu'elle allait commencer à s'occuper du magnat, Ambrosias se contenta de sortir son briquet.




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Contrairement à sa subalterne, Gentry ne se formalisa pas outre mesure de cette curieuse omission de la part de ceux qui étaient censés faire de la paranoïa leur métier. D’accord, si la galonnée ne voyait pas de quoi en faire un fromage, alors qui était Zhihao pour poursuivre dans cette voie ?

Le reste du trajet se déroula dans le silence, exception faite des bruits venus de l’extérieur, jusqu’à ce que leur moyen de transport s’arrête devant la demeure de Cédric Malsouin. En inspectant les lieux tandis que sa supérieure descendait de la calèche, la kanokunienne repéra plusieurs signes que l’endroit avait perdu de sa superbe suite au revers de fortune de la famille. Malgré cela, le manoir restait somptueux comparé aux masures dont devait se contenter la majeure partie de la population de l’île.

Le personnel, qu’il soit de maison ou de sécurité, tenta bien de leur faire barrage, mais la Contre-Amirale n’eut cure de leurs paroles. L’image aurait pu être comique, celle de tous ces gens échouant à retenir une éclopée, sauf que le handicap de cette dernière ne faisait que la rendre encore plus intimidante, comme s’il se faisait l’écho des terribles événements qu’elle avait subis pour finir dans cet état – autant d’ordalies qui auraient brisé des hommes moins résilients, sans qu’eux ne puissent jamais s’en relever. Zhihao ne put toutefois s’empêcher de se demander si cela ne la gênerait pas en combat contre un adversaire à sa hauteur ; ne devrait-elle pas réfléchir à des prothèses pour retrouver sa pleine mobilité ?

Quoi qu’il en soit et après avoir laissé le reste du cortège sécuriser le manoir derrière elles, le duo parvint bien vite dans le bureau où se trouvait Malsouin. Le notable s’insurgea brièvement de leur présence mais, n’ayant apparemment aucune patience pour ses jérémiades, la gradée lui rappela qui était véritablement aux commandes en ordonnant à l’anguille électrique de l’immobiliser. Aussitôt dit, aussitôt fait : le ploutocrate se retrouva promptement menotté et maintenu de force dans son propre siège. Il redoubla de protestations, que Gentry accueillit comme si elles étaient à peine plus dignes d’intérêt que celles de ses serviteurs, le défiant de mettre ses menaces à exécution avant de le laisser aux bons soins de la femme-poisson.

Le seul problème avec ça, c’était que Zhihao n’était pas sûre de ce qu’elle devait faire. Oh, ce n’était pas la première fois qu’elle assistait un supérieur pour faire cracher la vérité à un récalcitrant, loin de là : le Commodore l’avait plusieurs fois employée dans ce rôle, toutefois il avait une méthode bien à lui et elle ignorait si Gentry avait la même chose en tête, puisqu’elles n’avaient pas préparé de script. Tant pis, elle ne pouvait pas se permettre de rester plantée là sans rien faire, autant improviser en revenant à ce qui lui était familier.

Gustav von Falingen avait peut-être eu d’autres subordonnés autrement plus puissants que Zhihao à sa solde, cependant leur physique ne le reflétait pas forcément ; par contre, beaucoup de gens avaient une réaction viscérale à la vue d’un non-humain comme elle, une crainte instinctive qui pouvait être modulée par l’usage du bon langage corporel. Un art que la kanokunienne avait appris de longue date, que ce soit pour amplifier ou au contraire atténuer cette réaction en fonction des besoins. En l’occurrence, elle altéra sa posture et sa gestuelle pour avoir l’air plus menaçante, sans toutefois aller jusqu’à donner l’impression qu’elle n’était qu’à un cheveu de le mettre en pièces – le but était de passer pour quelqu’un qui n’avait pas peur de la violence, pas pour une bête sauvage. La mise en scène aurait été encore meilleure avec l’introduction habituelle du Commodore : le schwarzwaldien aimait remettre les choses en perspective en se servant de Zhihao et de ses capacités électriques comme d’un briquet ambulant. Voir une femme-poisson accepter de jouer les allumes-cigare faisait toujours son petit effet, établissant d’emblée qu’il était celui qui tenait sa laisse. Hélas, elles avaient loupé l’occasion ce coup-ci ; la prochaine fois peut-être.

Malsouin tenta bien de se débattre en voyant la nonchalance avec laquelle la Contre-Amirale semblait l’abandonner aux mains d’une brute, toutefois la poigne d’acier enserrant son épaule ne bougea pas d’un millimètre. L’homme s’arrêta lorsque Zhihao intensifia légèrement la pression, suffisamment pour lui faire mal et laisser un hématome sous ses vêtements, mais pas au point de lui broyer les os… pour le moment.

S’étant assurée qu’il avait compris qu’il était futile de lutter – même s’il continuait tour à tour de se plaindre et de promettre qu’elles allaient voir ce qu’elles allaient voir –, elle émit une brève et faible impulsion électrique. Si faible qu’aucun des deux humains ne s’en rendit compte, mais perceptible pour l’escargophone qui se trouvait dans l’un des deux tiroirs du bureau : croyant l’espace d’un instant qu’un congénère cherchait à le contacter, le mollusque émit sa propre impulsion en réponse, avant de se rendre compte de son erreur et de retourner à son inactivité. Qu’importe, cela suffisait largement : ayant localisé ce qu’elle cherchait, la Commandante ouvrit du premier coup le bon tiroir sans quitter son prisonnier des yeux, se saisit du gastéropode sans avoir à tâtonner pour ce faire et le posa sur le bureau devant son propriétaire. Pas la démonstration la plus impressionnante, certes, mais nombreux étaient ceux qui trouvaient dérangeant de la voir utiliser son sixième sens pour découvrir ainsi ce qui aurait dû être caché, et Malsouin n’y fit pas exception.

« Que… comment saviez-vous où… vous m’avez espionné ?! »

« Pas besoin. » répliqua Zhihao, prenant pour la première fois la parole en faisant exprès d’en profiter pour dévoiler ses dents pointues – l’inverse de ce qu’elle faisait d’ordinaire pour ne pas faire peur aux gens. Quant à ses mots, ils ne représentaient techniquement pas un mensonge… par-rapport à ce qu’elle venait de faire, en tout cas. S'inspirant de la façon dont Vladescu se comportait en combat, elle le gratifia d’un sourire carnassier, puis désigna l’escargophone sur la table : « Allez-y, passez votre appel. Le gouverneur, Marie-Joie, comme vous voulez. Qu’est-ce qui vous en empêche, si vous êtes si certain d’être dans votre bon droit ? »

Malsouin s’efforça admirablement de conserver une façade d’impassibilité, et y parvint même de manière assez convaincante. Pas assez pour tromper la militaire, néanmoins : elle pouvait sentir sa sueur, percevoir le rythme frénétique de son cœur battant la chamade, et elle ne se priva pas de le lui faire savoir, continuant de le fixer alors même qu’elle restait aux aguets des réactions de sa supérieure.

« Vous pouvez réprimer vos expressions faciales autant que vous voulez, votre corps a d’autres façons de vous trahir. Je sais que vous nous mentez. Maintenant, allez-vous continuer de nous faire perdre notre temps, ou allez-vous vous mettre à table ? »

Elle ponctua cette réplique en agrippant le rebord du bureau d’une main, assez loin du mollusque, et en serrant un coup. Un craquement sec, et le bois se fractura sous ses doigts, plusieurs fissures parcourant le matériau. Le captif sursauta légèrement, mais ne céda pas.

« Je n’ai rien à vous dire ! Vous n’avez pas le droit ! »

Zhihao ne prit pas la peine de répondre verbalement ; à la place, elle poussa les choses un peu plus loin. Une odeur d’ozone et de brûlé envahit la pièce alors que des figures de Lichtenberg se dessinaient dans le bois, le passage du courant électrique créant des fractales de braise entourées de matière carbonisée. L’effet n’était pas sans rappeler une minuscule coulée de lave, mais le magnat ne parut pas apprécier sa fibre artistique. Béotien.

« Vous êtes sûr que vous ne voulez pas avouer ? Il n’est pas trop tard, vous savez. Si vous coopérez, les choses peuvent encore s’arranger, mais c’est une offre limitée dans le temps : plus vous attendrez, moins la Contre-Amirale sera encline à se montrer généreuse et compréhensive. Sinon, si vous préférez tenter votre chance avec les autorités... »

La militaire cessa de martyriser ce pauvre meuble innocent pour se mettre à composer un numéro sur l'escargophone, positionné de sorte que l'oligarque puisse voir précisément qui elle appelait. Lentement, délibérément, elle enchaîna les chiffres qui les mettraient en communication avec le palais du gouverneur – pas avec l'homme lui-même, elle n'avait pas sa ligne personnelle, mais le standard les redirigerait aisément, et de toute façon la première partie du numéro était la même. Malsouin déglutit, incertain de s'il s'agissait ou non d'un coup de bluff, et de la bonne réaction à adopter.

« Toujours rien ? Comme vous voulez. »
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∆ Feat. Zhihao ∆


Il était évident que le magnat ne tiendrait pas longtemps. Tandis qu'elle crachait une légère bouffée de tabac, Ambrosias comprit que c'était le moment où jamais de battre le fer tant qu'il était chaud. Plongeant son regard azur dans celui de l'homme, elle le fixa intensément en gardant longuement le silence. Mieux valait qu'il continue de douter un peu.


« Vous savez, monsieur Malsouin, sur cette île vous êtes une personne importante. Probablement moins que par le passé, mais toujours bien assez. Peut-être avez vous l'oreille du gouverneur. Malheureusement pour vous, j'ai celle du commandeur suprême. Un seul mot de ma part et vous passerez le restant de votre vie au fond d'une cellule sombre et humide. Un coup de fil, un seul, c'est tout ce dont j'ai besoin. Et vous savez le plus beau ? Vous ne passerez pas devant le moindre tribunal. Tout ce que j'ai à faire, c'est de vous faire tomber comme meneur révolutionnaire en devenir sur une île d'importance capitale. »


L'homme ouvrit de grands yeux effrayés. Le doute s'était mué en peur et la confiance qu'il avait était partie en fumée.


« Vous avez bien compris. Révolutionnaire, un bien vilain mot. Notez que cela pourrait aussi vous valoir la peine capitale. Vous n'auriez ainsi pas l'occasion de vous défendre ou de faire quoi que ce soit à mon encontre.

- Ce... C'est de la folie... Je... Non...

- Je veux des noms, Malsouin. Donnez les moi et je vous épargnerai tout ça. »



Si jamais Ambrosias se trompait sur compte, elle se retrouverait face à un dilemme difficile auquel elle préférait ne pas penser. Fort heureusement, ce n'était pas le cas, et Cédric craqua. Le visage perlant de sueur, il refrénait ses frissons d'angoisse pour garder le peu de contenance qu'il avait encore.


« Vous avez gagné... »


Pour seule réponse, la contre-amirale souffla du nez. Même si elle n'en montra rien, elle était rassurée de ne pas avoir fait fausse route. Sans radoucir les traits de son visage, elle fit signe à Zhihao de revenir à ses côtés pour laisser respirer le magnat.


« Je vous écoute.

- Ce... Ce n'est pas ce que vous croyez. Je ne suis pas révolutionnaire ou membre de l'AR, je vous le jure ! C'est un malentendu.

- Comme c'est pratique.

- Écoutez, je me moque de ces gens. C'est... Je voulais me servir d'eux pour faire payer Portdragon et Keudver.

- Et pour cela vous n'avez pas hésité à pactiser avec les pires ennemis du Gouvernement Mondial.

- Je... Non... La Maison Pourpre n'est pas une menace. Pas vraiment...

- Ce n'est pas à vous d'en juger. Vous me faites décidément perdre mon temps.

- Attendez ! Il y a autre chose. C'est Germinal la menace.

- Mais encore ?

- Germinal Grandsoir. Il n'est pas membre de la Maison Pourpre, mais il y vient régulièrement, c'est là qu'il recrute de nouveaux membres pour son mouvement.

- L'armée révolutionnaire ?

- Non. Ce sont des solitaires, ils se terrent dans les égouts de la ville. Avec eux, c'est vraiment différent. Germinal n'a jamais voulu me faire confiance.

- À raison.

- Il est dangereux et incorruptible, je n'ai rien réussi à obtenir de lui. Sans la haine de nos ennemis communs, il m'aurait certainement éliminé quand il en avait l'occasion.

- Dans les égouts vous avez dit. Où précisément ?

- Je n'en sais rien. Il ne m'a jamais fait confiance pour me rencontrer ailleurs qu'à la maison pourpre.

- Hum. »



Son cigare entre les lèvres, la manchote marqua un temps d'arrêt avant de s'emparer de sa canne. Se relevant en contenant une grimace, elle fit demi-tour et avança de quelques pas avant de s'arrêter.


« Vous êtes dès à présent assigné à résidence. Mes hommes s’occuperont de votre surveillance. Si vos informations débouchent sur quelque chose d'utile, les charges qui pèsent contre vous seront effacées. Autrement... Meng, retirez lui les menottes. »


Une fois Cédric libéré, les deux femmes quittèrent son bureau. Après avoir retrouvé l'escouade menée par Lockwood, Ambrosias lui expliqua rapidement la situation et la laisse sur place pour veiller sur l'homme avant que l'équipage ne mette en place un roulement pour s'en occuper. Retournant dans la calèche, l'unijambiste attendit la femme-poisson. Tout en massant son moignon, elle grommela dans sa barbe à cause de la douleur.


« Vous avez bien tenu votre rôle. »




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Dernière édition par Ambrosias Gentry le Dim 17 Nov 2024 - 16:32, édité 1 fois
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Les mots de la grande brûlée furent la goutte d’eau qui fit déborder le vase, et ce même si elles n’avaient pas tout à fait suivi la méthode classique de la bonne Marine et de la méchante Marine – il n’y en avait là qu’une méchante et une encore plus méchante, et il était difficile de dire qui jouait quel rôle. Une chance qu’il se soit mis à tout déballer en tout cas, la contrainte – ou pire, la torture –  étant loin d’être le moyen le plus fiable d’arracher une information à quelqu’un. Oh, en y allant suffisamment fort il était bien possible de faire avouer presque n’importe quoi à presque n’importe qui, mais cela ne garantissait en rien la véracité des renseignements ainsi obtenus, et il était ensuite quasi-impossible d’établir une relation de confiance avec la personne. Mais voilà, elles étaient pressées par le temps, Gentry voulant des résultats tout de suite, alors elles n’avaient pas eu le choix.

Quoi qu’il en soit, les révélations de Malsouin furent sacrément incriminantes. L’homme prétendait ne pas adhérer à l’idéologie révolutionnaire, mais cela n’atténuait en rien sa culpabilité ; quelque part, cela pouvait même être considéré comme une circonstance aggravante. Il avait beau clamer qu’il était différent de son géniteur, cette collusion avec les ennemis du Gouvernement Mondial démontrait néanmoins son absence de principes. Combien d’autres soutiens de l’AR étaient comme lui, des opportunistes égocentriques qui se fichaient que leurs alliés déstabilisent l’ordre mondial, du moment qu’ils accomplissaient leurs propres objectifs ?

Plus pertinemment, le notable arguait que, même si la Maison Pourpre était bien un nid d’esprits subversifs, elles feraient mieux de se préoccuper d’un tout autre individu et de son réseau. Germinal Grandsoir et son organisation – littéralement – souterraine, donc… il faudrait évidemment qu’elles mènent leurs propres recherches pour vérifier qu’il ne cherchait pas à les embobiner. Une action risquée de sa part si c’était bien le cas, mais pas la plus improbable : les gens ne réagissaient pas toujours de façon rationnelle quand on les mettait sous pression.

Malsouin ne semblant rien avoir d’autre à dire, la Contre-Amirale signala la fin de l’entrevue. Zhihao le libéra comme commandé, mais en profita également pour se livrer à une dernière manœuvre d’intimidation en ouvrant deux autres tiroirs du bureau pour en sortir un pistolet ainsi qu’un coupe-papier, qu’elle avait localisés de la même manière que l’escargophone.

« Nous vous les rendrons plus tard. Pour vous aider à résister à la tentation, vous comprenez ? »

La tentation de faire quelque chose de stupide, comme attaquer l’un des soldats chargés de le surveiller ou se suicider, cela allait sans dire. La kanokunienne n’avait cependant aucune intention de garder ces objets avec elle pendant tout ce temps, aussi les remit-elle à Lockwood après qu’elles eurent quitté la pièce et retrouvé la lieutenante. De là, elle suivit la dompteuse de monstres, et elles ne tardèrent pas à laisser la propriété derrière elles.

« Ce n’était pas la première fois. » répondit la femme-poisson lorsque Gentry commenta sa performance. « Je n’étais pas certaine de la façon dont vous procédez habituellement, je suis soulagée que tout se soit bien passé. Comment souhaitez-vous que nous poursuivions ? »

Il faudrait sans doute commencer par dénicher des informations sur ce fameux Grandsoir, et aller quérir les plans des égouts de la ville au palais du gouverneur. L’exactitude de ces derniers n’était pas garantie, car contrebandiers comme révolutionnaires ou autres engeances criminelles avaient coutume d’aménager leurs propres passages qui ne figuraient pas sur les cartes officielles. Au vu des rumeurs sur les trois familles qui faisaient la loi sur Poiscaille, l’anguille électrique ne serait pas surprise d’apprendre que plusieurs tunnels secrets avaient été creusés sous leurs ordres. Se pourrait-il d’ailleurs que Grandsoir passe par les égouts pour se rendre à la Maison Pourpre, s’il voulait éviter de se faire remarquer ? Et en parlant de se faire remarquer…

« Pensez-vous que cela ait quelque chose à voir avec ces observateurs que nos hommes ont signalés ? »

En effet, après que leurs soldats se soient mis au travail et qu’il soit devenu clair qu’ils n’étaient pas  simplement de passage, plusieurs d’entre eux avaient rapporté qu’ils se sentaient surveillés. Certains avaient cru voir des inconnus les suivre dans la rue, ou épier les bâtiments où ils travaillaient. Leurs collaborateurs s’étaient vu poser des questions, et la tactique que Zhihao elle-même avait employée le premier jour avait été utilisée contre eux, de jolies jeunes femmes s’étant montrées très intéressées par les Marines et très promptes à les pousser à boire lorsqu’ils s’étaient rendus dans les bars après la fin de leur service. Évidemment, l’état-major avait anticipé cette possibilité et enjoint aux militaires de rester sur leurs gardes pour ne pas laisser fuiter la moindre information, raisonnant que les trois magnats ne resteraient pas inactifs pendant la semaine précédant les négociations et chercheraient à en apprendre davantage sur les Incorruptibles, tout comme les Incorruptibles s’étaient renseignés à leur sujet. Seulement voilà, et si cette campagne n’était pas uniquement du fait des maîtres de Poiscaille ?


Dernière édition par Meng Zhihao le Dim 17 Nov 2024 - 18:30, édité 1 fois
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∆ Feat. Zhihao ∆


« Ce sont des pirates que j'interroge, pas des civils. Nous étions loin de mes habitudes, mais ce qui compte, c'est que nous ayons des réponses. Elles amènent à plus de questions, mais c'est malheureusement souvent le cas. Je ne saurai dire actuellement pour qui travaillent les regards indiscrets qui nous observent ainsi dans l'ombre. Tâchez de maintenir vos hommes dans le rang conformément à ce que nous avons décidé et tout ira pour le mieux.»


Quant à la suite, il allait falloir qu'Ambrosias retourne méditer. Si les hommes du réseau souterrain se terraient dans les égouts, nul doute que les rats de l'île lui fourniraient les réponses auxquelles elle avait besoin. Depuis des années, elle s'était attachée à ces animaux, elle savait comment leur parler. Petits mais terriblement intelligents, ils étaient tout simplement bluffant pour la militaire qui ne cessait d'en apprendre toujours plus à leur sujet.


« Je vais récolter des renseignements durant l'après-midi. Occupez vous des tâches que je vous ai confié pendant ce temps. Si nous avons de la chance, nous pourrons agir dans la nuit. Le plus vite sera le mieux. »


Son cigare à demi consumé, la contre-amirale le retira de ses lèvres pour aller le tapoter légèrement au dessus du cendrier qui se trouvait à sa droite. Soupirant longuement, elle se recula pour poser sa tête contre le dossier qui tremblait à mesure que la calèche avançait.


« Vous fumez, commandante ? »


Même si la question était implicite, Ambrosias remit son cigare entre ses lèvres avant d'en tirer un nouveau qu'elle tendit à Meng. De qualité supérieure, ils étaient particulièrement raffinés pour qui savaient les apprécier. Pour les autres, ils puaient en plus d'être horriblement mauvais pour la santé.




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Toujours aussi flegmatique, Gentry annonça d'abord que la prudence restait de mise, puis la répartition des rôles : elle se chargerait elle-même de combler leur déficit d’information tandis que la femme-poisson s’en retournerait à ses papiers, la vétérinaire n’ayant plus besoin d’elle sur le terrain pour le moment. Effectivement, il ne fallait pas perdre de vue leur objectif d’origine. Au moins cette excursion avait rompu la monotonie des derniers jours de façon plus que cathartique. Malsouin n’était peut-être pas le membre le plus méprisable du trio – ou du moins c’était le cas avant la révolution de ses accointances révolutionnaires, mais en creusant un peu les deux autres devaient certainement avoir leur lot de squelettes dans les placards –, mais après tout le travail qu’il avait fallu fournir pour les battre à leur propre jeu tout en restant relativement diplomates, Zhihao n’était pas fâchée de voir l’un d’eux se faire remettre à sa place.

« Non, je ne fume pas. Merci quand même. » déclina poliment la kanokunienne quand sa supérieure lui proposa un cigare. Ce vice-là ne l’avait jamais attirée, et elle comprenait d’autant moins que la blonde s’y adonne alors que son corps était déjà dans un tel état. Enfin, cela ne regardait qu’elle, et c’était toujours mieux que le Commodore, lui qui affectionnait les barreaux de chaise capables d’enfumer une pièce à eux seuls. Heureusement, l’aristocrate moustachu n’en voulait pas à ses subordonnés lorsque ceux-ci mettaient un masque à gaz pour venir dans son bureau, ni à ceux qui plaisantaient en disant que Falingen lui manquait et que c’était pour cela qu’il cherchait à reproduire son atmosphère méphitique.

La militaire mit fin à ses réminiscences lorsque les deux femmes revinrent à leur point de départ, puis se séparèrent pour s’occuper de leurs besognes respectives. Zhihao s’en retourna à la salle de réunion avec ses hommes, ces derniers subissant les affres d’une immense déception après qu’elle leur ait appris que non, ils n’auraient pas droit à un peu d’action tout de suite, ni ne pourraient échapper à la paperasse en prolongeant l’entraînement qui avait eu lieu pendant qu’elle n’était pas là. Dire qu’ils préféraient suer sang et eau sous la houlette de Vladescu plutôt que de se remettre à écrire jusqu’à en avoir mal au poignet…

Il fallut à nouveau les encourager en leur assurant qu’ils étaient dans la dernière ligne droite, et que d’autres prendraient le relais une fois les tractations arrivées à leur terme, puis leur rappeler que de toute façon, ils n’avaient d’autre choix que d’obéir aux ordres. Qu’importe que leurs ennemis soient des flibustiers ou des montagnes d’archives, ou que ces soldats se soient attendus à voir beaucoup plus des premiers que des secondes lors de leur première mission d’envergure, les châtiments pour désertion et insubordination restaient inchangés.

« Quoi, encore vous ?! Mais qu’est-ce que vous me voulez, cette fois ?! »

Évidemment, il était plus difficile de maintenir le moral des troupes quand celles-ci se faisaient crier dessus par des fonctionnaires de Marie-Joie auxquels elle ne pouvait ni physiquement – parce qu’ils se trouvaient à l’autre bout d’un appel escargophonique – ni légalement – parce qu’ils ne faisaient pas partie de sa chaîne de commandement – tenir le même discours. Toutefois, Zhihao et ses compagnons d’armes tinrent bon face à l’adversité, aidés en cela par une utilisation stratégique du nom de la Contre-Amirale, qui prouva derechef sa capacité à ouvrir bien des portes et à rendre plus conciliants les interlocuteurs les plus obtus.

Bref, après avoir obtenu la coopération de tout le monde et les avoir cajolés quelque peu en promettant de mentionner leur contribution aux grands pontes qui les récompenseraient si le plan était couronné de succès – parce que le bâton marchait toujours bien quand il était accompagné d’une carotte –, l’anguille électrique put s’atteler à la tâche. Chaque item du feedback apporté par les huiles des Incorruptibles fut scrupuleusement adressé ; les parties superflues du document eurent droit à un dégraissage, et grâce à la place ainsi libérée, ce qui devait être ajouté, développé, complété, précisé ou corrigé le fut.

Leur travail ne se limita cependant pas à une simple réécriture de leur texte : maintenant que l’idée de Zhihao avait reçu le feu vert de Gentry, de nouvelles lignes de communication furent établies, et à travers elles ils requirent l’autorisation de crédits supplémentaires pour leur projet, ainsi que la réquisition de ressources et de personnels de la branche logistique de la Marine pour la mise en place des infrastructures. Des ingénieurs, architectes et urbanistes furent consultés pour évaluer la viabilité des modifications à apporter au port de Poiscaille et à ses environs ; même si leur retour définitif prendrait encore un peu de temps, leurs conclusions préliminaires étaient plutôt positives. D’autres spécialistes, chimistes, biologistes et agronomes, furent quant à eux amenés à se prononcer sur le processus de préparation de l’engrais, et d’éventuelles améliorations par-rapport aux souvenirs de la kanokunienne.

D’abord réticents, leurs contacts devinrent de plus en plus enthousiastes à mesure que leur plan se peaufinait et que sa réussite apparaissait de plus en plus probable, anticipant sans nulle doute les félicitations de leur hiérarchie après avoir fait d’une pierre deux coups en prévenant une famine et en établissant un nouveau flux de revenus pour le Gouvernement Mondial. Lorsque le soleil eut bien décliné, au point de bientôt toucher l’horizon, et que Zhihao apporta la dernière touche au document pour la journée, ce fut une équipe fatiguée mais fière d’elle-même dont les membres se congratulèrent avant d’aller prendre un repos bien mérité.

Il était toutefois trop tôt pour que la Commandante en fasse de même. Comme les fois précédentes, ce fut elle qui alla rapporter leurs progrès à la grande patronne. Plus qu’un jour avant la rencontre avec les trois chefs de famille dominant Poiscaille… mais serait-elle seulement en état de participer à la dernière étape des travaux si Gentry avait mené à bien sa propre tâche, et qu’il lui fallait par conséquent passer la nuit à courser l’insurgent dans les égouts ? Cela, il n’y avait qu’un moyen de le savoir.

« Voici la nouvelle version, Contre-Amirale. » fit-elle après avoir effectué les salutations d’usage. « Dois-je me préparer à une opération nocturne ? »
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海 軍

∆ Feat. Zhihao ∆


Assise derrière son bureau, Ambrosias avait la joue appuyée contre sa main. Se contentant de lever les yeux vers la femme-poisson, elle la fixa quelques secondes avant de se redresser. Sur le meuble, un petit rat gris se baladait et alla terminer sa course sur l'épaule de la militaire. L'animal sembla lui couiner à l'oreille, ce à quoi elle répondit par un hochement de tête.


« Vous présumez bien. »


Après avoir ouvert un tiroir, Ambrosias en sortit un sachet de crackers entamé dont elle tira un biscuit avant de le remettre au rongeur.


« Loréada, Lockwood et vous m'accompagnerez. Équipe réduite pour garder l'effet de surprise. Départ à trois heures du matin. »


Tendant la main, elle récupéra le rapport de la commandante avant de lui donner congé. Une fois celle-ci partie, la contre-amirale étudia le dossier. C'était de l'excellent travail, cela ne faisait aucun doute. Meng avait du potentiel et elle se payait en plus le luxe de réussir tous les tests qu'elle se retrouvait à passer. Une fois le tout assimilé, la militaire mangea seule et alla se coucher. Sa nuit ne fut qu'un sieste de quelques heures, mais c'était mieux que rien, et elle avait besoin de se requinquer. Une fois réveillé, débarbouillée et habillée, elle vit que son rat de compagnie, Snick, venait de sortir de l’armoire où habitait la colonie qu'il dirigeait.


« Oui ?

- Tu pars dans les égouts ?

- C'est là que se terre ma cible.

- C'est ce qu'on dit nos cousins, mais fais attention à toi. On m'a raconté qu'il y avait des chats féroces et des chiens énormes.

- Dans les égouts ?

- Oui.

- D'accord. »



Se contentant de sourire, Ambrosias ne prit en aucun cas au sérieux l'avertissement du petit rat qui avait tendance à toujours exagérer les choses. Avant de quitter ses quartiers, elle mit sa chain sword en granit marin à sa ceinture. SI combat il devait y avoir, mieux valait qu'elle soit préparée. Après avoir quitté le Béluga et rejoint l'équipe, elle prit la tête des opération. Si ce que les rats locaux lui avaient dit était vrai, Germinal et ses hommes se cachaient dans un ancien tunnel de maintenance débouchant sous une des grande conserveries de la ville. L'endroit n'était plus utilisé depuis des années, ce qui en faisait une bonne cachette. Une fois sur place, les militaires descendirent dans les égouts. Bien qu'estropiée, Ambrosias n'en demeurait pas moins une redoutable utilisatrice du rokushiki, ce qui lui permit d’amortir sa chute. En bas, les femmes durent accueillies par une odeur particulièrement difficile à supporter. Lockwood parvint à contenir un haut le cœur tandis que Loréada cacha son visage derrière un tissu qu'elle imbiba d'un produit vert à la chlorophylle. Ambrosias, si elle tâchait de rester digne, n'était pas très à son aise non plus. L'endroit était sombre et humide. Par endroits, les rayons de la lune passaient à travers des bouches en acier et permettaient d'y voir un peu plus clair.


« Meng, ouvrez la marche. Lockwood, derrière, Loréada après moi. En avant. »




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