Blew avait le moral très bas ces jours-ci. Il sentait ses forces l'abandonner et avait pensé assez souvent au suicide. Il reçut alors son bol de purée de pommes de terre en pleine figure. Le soldat qui lui avait jeté son repas du soir continua son chemin comme si rien n'était arrivé. Blew haïssait ces soldats de tout son corps. Dès la première seconde où il les avait vus, il avait su que ce n'allait pas être chose facile que de ne pas tuer ces soldats. Ils étaient plus de 8000 à surveiller les chantiers des ponts sur l'île de Tequila Wolf. En quelques semaines, Blew n'avait déjà plus les forces nécessaires à combattre plusieurs soldats en même temps sans son katana. Au bout de deux ou trois mois, il n'était pas question de seulement engager le combat avec l'un d'entre eux sans s'attendre à une raclée en règle. Mais au bout d'un an, Blew n'était plus qu'une épave dirigée par les vagues sur une mer sans île à l'horizon. Il dérivait vers une mort certaine, mais ne devait pas le laisser paraître s'il ne voulait pas être abattu sur place comme un chien ayant la rage. La seule chose le gardant en vie et lui donnant la force de continuer, c'était ses amis. Blew avait connu plus de gens en un an que pendant toute sa vie.
– Je déteste ces gars là, dit Blew.
– Ouais!, s'exclama Burden, Ils ne sont que des pions du gouvernement mais se voient comme des rois!
– Il faudrait leur donner une bonne leçon, dit Manny en laissant échapper un nuage de fumée de sa bouche.
– Non, ce serait trop risqué.. ils n'hésiteraient pas à nous tuer. Nous ne sommes que de la main d'oeuvre à bas prix... Souffle cette fumée vers quelqu'un d'autre, tu veux bien?
Manny et Burden étaient les meilleurs amis de Blew dans cette prison à ciel ouvert. Manny, un fumeur professionnel, était travailleur depuis sa tendre enfance sur Tequila Wolf. Ses parents y habitaient et y sont morts. Il n'avait que 24 ans, mais les ravages du tabac consommé depuis l'âge de 15 ans lui donnaient 40 ans. Burden, lui, était dans les plus récents travailleurs. Il était arrivé il y a quelques mois seulement mais connaissait déjà très bien l'endroit. Il avait été reconnu coupable de fraude envers des centaines de personnes à qui il avait vendu des actions inexistantes, il avait été envoyé sur Tequila Wolf à l'âge de 22 ans et n'allait probablement jamais en sortir. Blew connaissait presque tout le monde qui travaillait sur le même chantier que lui et avait souvent vu des corps sans vie se faire jeter à la mer et avait même déjà nettoyé des flaques de sang sur le béton sous ordre d'un soldat. Il luttait chaque jour de toutes ses forces pour ne pas lui même engraisser les poissons. Depuis son arrestation causée par son vol d'informations contraignantes sur la Marine dans une brocante d'East Blue, son état s'était détérioré de jour en jour. Contrairement à Burden, il n'avait pas eu de procès pour son crime. «Un traitement de faveur envers les révolutionnaires» s'amusait-il à dire.
– Comme tu veux... On pourrait créer une bagarre générale, aussi!
– Je ne survivrais pas à aucun coup... Je serais probablement piétiné par l'un d'entre vous alors que vous sautez sur les soldats... Excellente idée! Je meure d'impatience!
– Allez Kets' ! Tu dois te remettre sur pieds!
– Arrête de m'appeler Kets' .. S'il te plaît...
Blew ne pouvait pas se battre et il le savait. En fait, tout le monde au chantier le savait. Il marchait comme un vieillard et s'était même laissé pousser une barbe et n'avait pas coupé ses cheveux depuis 6 mois. Burden insistait à chaque jour pour le remettre sur pieds suite à leur traditionnelle discussion sur l'inhumanité de leurs conditions de vie ou sur les manières de faire payer aux soldats leurs mauvais coups. Cette fois-ci, le trio comptait vraiment faire quelque chose avant que Blew ne soit plus en état de travailler. Blew essuya alors la nourriture sur son visage et quitta la table pour l'endroit où il dormait. Les paroles de Burden résonnaient dans sa tête: «Tu dois te remettre sur pieds!». Blew gratta sa barbe. Il emprunta le rasoir de son voisin de gauche et se mit à l'ouvrage. Il s’aspergea le visage d'eau pour décoller les poils rasés de sa peau et s'essuya sur sa chemise d'un blanc crasseux et délavé. Il n'avait pas l'habitude de se laisser aller aussi longtemps avec des vêtements aussi sales. Il avait, au fil du temps, développé une certaine fierté envers son apparence et lavait ses vêtements au minimum à chaque semaine. Blew sortit alors une petite boîte de sous son lit. Il y avait rangé sa paire de gants blancs pour ne pas les salir. Je ne devrais pas les sortir... Blew sursauta en voyant quelqu'un s'approchant de lui. Il s'agissait d'une femme aux cheveux rouges vêtue d'un pantalon noir et d'un chemisier dans les tons d'orangé. Elle tenait dans sa main une paire de ciseaux.
– Burden m'a demandé de venir te voir. Je suis une excellente couturière, mais je coupe aussi les cheveux à mes heures.
– Sacré Burden... Il veut vraiment me remettre sur pieds comme il dit... Et votre nom, c'est..?
– Marie. Et nous voulons tous vous remettre sur pieds. Vous êtes dans le bon âge pour être un atout important dans la révolution de Tequila Wolf.
– Chaque chose en son temps...
Marie s'exécuta alors, alternant coups de ciseaux et replaçage de cheveux. Blew retrouva rapidement la coupe qu'il avait élaborée jadis lorsque ses cheveux en brosse ne lui plaisaient plus. Marie fit ensuite couler de l'eau dans les cheveux de Blew, le salua et alla retrouver son lit. Elle était une jeune femme dans la vingtaine. Ses parents habitaient Tequila Wolf depuis longtemps et y travaillaient, tout comme son grand frère. Elle avait offert ses services aux soldats surveillants de l'île en tant que couturière en échange d'un meilleur traitement pour sa famille. Son père pouvait donc prendre quelques jours de congé par mois, ce qui rendait grandement jaloux tous ceux qui étaient plus mal en point que lui. Marie ne semblait pas trop affectée par cet endroit, mis à part ses vêtements délavés, et semblait s'inspirer de ce lieu de désolation dans ses multiples créations artistiques ; elle ne faisait pas que coudre et raccommoder des vêtements, elle savait aussi peindre et dessiner. Cette jeune femme pleine d'entrain et de talent avait souvent attiré le regard de Blew, mais il ne lui avait pas prêté attention avant ce jour.
Blew se déshabilla et posa sa tête sur l'amas de couvertures qui lui servait d'oreiller. Il partit alors pour le royaume des rêves presque aussitôt et accueillit avec joie le sommeil qu'il convoitait depuis la seconde où il avait quitté son lit plus tôt au matin. Il n'était que 21 heures, mais le travail physique que Blew devait accomplir pendant la journée malgré sa faible condition physique le fatiguait énormément.
Un appel rauque et puissant réveilla tous les travailleurs assoupis. Sept heures venait juste de sonner et déjà un chef de chantier hurlait dans son porte-voix, laissant savoir à tout le monde qu'il valait mieux se lever et aller travailler si examiner les profondeurs de l'océan pour l'éternité ne faisait pas partie de leurs projets. Blew était déjà à moitié éveillé. Il se redressa sur son lit, fit craquer de multiples os de son corps et étira ses muscles. Il passa sa main dans ses cheveux et fut surpris de constater qu'ils n'étaient plus aussi longs que dans son souvenir. Blew était un autre homme ce matin-là. Son moral était plus haut que durant tout le mois. Il boutonna sa chemise, noua ses lacets et se dirigea vers le pont en construction. Les chefs de ce chantiers, en véritables salauds, exigeaient une heure de travail le matin avant de servir le déjeuner. Blew remarqua qu'une jeune femme n'arrêtait pas de jeter des coups d’œil dans sa direction. Il se demanda alors si ce comportement avait un lien avec son changement soudain d'apparence. Lorsqu'une main se posa sur son épaule, il sortit de sa réflexion.
– Kets' ! Regarde-toi! Tu as l'air si jeune!
– J'ai dix-neuf ans, Burden...
– Je sais! Ça te va bien ce look! Maintenant que l'apparence est arrangée, il va falloir travailler dans ta tête!
– Justement, ce matin ça allait plutôt bien...
Les deux jeunes hommes continuèrent de discuter tout en se préparant à travailler. Manny les rejoint rapidement et ils se mirent au travail. Le mandat du trio à cette étape de la construction n'était nul autre qu'un travail de fondations. Blew et Manny devaient déplacer et maintenir en place de lourdes plaques de métal pendant que Burden les soudait ensemble pour former un moule. Manny allait ensuite chercher une petite bétonnière et coulait du béton dans le moule alors que les deux autres égalisaient le tout. Cela leur donnait alors une dalle de béton qui serait ensuite transportée dans l'eau, placée et qui donnerait une fondation solide pour que des poutres d'acier y soient rattachées pour former une poutre du pont. À ce stade, deux équipes de bétonniers et soudeurs amateurs s'adonnaient à la création de ces dalles de béton sur ce chantier. À l'habitude, Blew avait besoin de la grande force physique de Manny pour transporter les plaques de métal. Mais aujourd'hui, il se sentait en pleine forme et se pensait capable de transporter des plaques de manière autonome. Il leur était normalement assez difficile d'effectuer ce travail dans leur condition et la durée moyenne de cette tâche était de huit jours incluant le temps de séchage du béton. Lorsque la cloche annonçant le repas sonna, tous les travailleurs se précipitèrent à la cantine. Le menu n'était pas très varié et pas de très haute qualité, mais les quantités étaient suffisantes pour redonner des forces. Ce matin-là, le déjeuner était composé d'un bol chaud de flocons d'avoine et d'eau, mélangés ensemble et créant ainsi une texture pâteuse et collante. On avait ajouté aux marmites un soupçon de cannelle pour donner un peu de goût à cette pâte froide. La file était déjà longue, mais Blew était dans les premiers servis pour une fois. Il allait enfin manger un repas chaud! Il alla réserver trois chaises à l'une des quelques tables installées plus tôt et attendit ses amis. Visiblement, certaines personnes allaient devoir manger debout. Burden et Manny finirent par arriver auprès de Blew.
– Le repas des pauvres par excellence...
– Moi j'aime bien le gruau!
Quelques minutes passèrent avant que Manny commence à manger. Il disait ses grâces avant chaque repas, remerciant le ciel de le laisser en vie. Au bout de quelques instants, Burden se leva et alla voir à la cantine pour avoir une autre portion. Blew avala goulûment une cuillerée de gruau en regardant tout autour. Manny regarda à son tour et arriva à la même conclusion que lui : l'homme qui lui avait jeté de la purée de pommes de terre au visage la veille n'était pas là. En fait, bon nombre des soldats qui étaient là la veille ne semblaient pas être présent au travail ce matin. Burden revint, l'air penaud, le bol vide et semblait avoir remarqué la même chose. Il devait manquer le quart des hommes au chantier, soit deux cent cinquante soldats. C'était très inhabituel qu'il y ait un manque aussi flagrant d'hommes à une heure aussi matinale. Manny en conclut qu'un des sept autres chantiers devaient avoir eu besoin d'hommes supplémentaires et qu'il y aurait probablement d'autres habitants ou criminels jetés à l'eau par ces hommes du gouvernement. Il était déjà l'heure de retourner travailler. Blew se porta volontaire pour rapporter les bols en céramique à la cantine. D'autres travailleurs assis à la même table lui tendirent leur bol. Le révolutionnaire eut alors une nouvelle mission : transporter une vingtaine de bols, dix dans chaque main, jusqu'à la cantine sans en échapper aucun. Une cinquantaine de mètres le séparaient de son objectif, puis quarante, puis trente, vingt, quinze... Alors que Blew croyait avoir réussi, deux bols tombèrent de sa main gauche et se brisèrent en de multiples morceaux de céramique de taille et de forme variées. Blew regarda la cantinière qui le regardait avec un air surpris en tendant les bras vers les bols encore intacts. Il les lui donna, mais un troisième vint se briser sur le sol de béton. Une deuxième cantinière avec les mains pleines de mousse se plaça à coté de la première et regarda Blew avec un air exaspéré. Un grand homme musclé et bien bâti vint se glisser derrière Blew et lui tapa sur l'épaule deux coups secs. Blew se retourna lentement, quelque peu nerveux et déçu de ne pas avoir rempli sa mission.
– Nettoie ça!
– ...Oui, monsieur...
Le costaud prit alors la poubelle la plus proche et la posa sur le sol dans un mouvement sec, regardant Blew d'un air menaçant. Il se retourna et se dirigea vers le bout du pont, où les travailleurs avaient déjà recommencé à travailler. Blew ramassait les morceaux de céramique en prêtant attention pour ne pas se couper lorsqu'il vit l'homme du gouvernement s'arrêter brusquement, se pencher un peu vers l'avant et partir en courant vers les appartements des superviseurs. Cet événement n'était pas passé inaperçu aux yeux de Blew, mais celui-ci se concentrait plutôt sur sa tâche. Au bout de cinq minutes qui lui parurent une éternité, il avait ramassé chaque gros et petit morceau des bols et avait même nettoyé le sol des toutes petites particules de céramique qui s'y étaient déposées. Il alla alors rejoindre ses aînés qui tentaient sans trop de succès d'effectuer leur travail à deux. À la fin de la journée de travail, entrecoupée par un dîner de vingt minutes où une soupe aux nouilles a été servie, tous les travailleurs se préparèrent à prendre un dernier repas avant d'aller se reposer. Un bol de pâtes à peine recouvert d'une sauce tomate fut remis à Blew qui attendait son plat depuis déjà un bon bout de temps. Il engloutit rapidement ce modeste souper tout comme bon nombre de travailleurs. Personne n'osait se plaindre de ce repas car chacun d'entre eux savait que le lendemain il y aurait de la viande au menu. La journée de la viande servait à récompenser les efforts des travailleurs sur le chantier. Cette méthode était assez récente, laissant croire qu'une nouvelle personne dirigeait maintenant le budget des cuisines. Les tables se vidèrent sans trop tarder et le silence de la nuit remplaça le bruit des discussions. Il était temps de dormir.
Tranquillement, Blew se réveillait. Il devait être environ sept heures à en juger par la position du Soleil dans le ciel. Le jeune homme se dirigea vers le chantier pour faire ses soixante minutes de travail matinal. Il n'y avait aucune âme qui vive à proximité. L'intensité de la lumière se reflétant sur le béton sans aucun obstacle mis à part une mince couche de poussière força Blew à se couvrir les yeux. Il n'y avait aucun travailleur à ses côtés. Peut-être que je me suis réveillé en avance... Pourtant, il était bel et bien sept heures. Le monde entier semblait avoir du retard sur lui. Il inspecta la propreté de ses vêtements en quelques coups d'oeil, conclut qu'il avait une hygiène acceptable et s'assit au bord du pont, laissant pendre ses pieds dans le vide. Les reflets du soleil sur les quelques vagues au loin attirèrent l'oeil distrait de Blew. L'océan... Toute son enfance, il l'avait passée sur une petite île d'East Blue à jouer dans ces vagues avec les quelques amis qu'il avait. Il lui arrivait souvent de s'asseoir au bout d'un quai, les pieds pendants comme à cet instant, et de regarder le soleil et les vagues danser ensemble un tango passionné interminable. La distorsion de la lumière dans l'eau avait toujours fasciné Blew. Une légère brise du Nord souffla alors sur son visage, caressant doucement ses joues. Cette journée était une très belle journée. L'une des meilleures qu'il avait jamais vu sur Tequila Wolf. Tequila Wolf... Cet endroit de malheur lui avait partiellement sorti de la tête. Il n'y avait plus que lui et la nature. Pourtant, il était physiquement coincé sur un pont-chantier et devait travailler chaque jour de sa misérable existence pour une durée indéterminée. C'était décidé. Il fallait retrouver la liberté à n'importe quel prix.
Blew entendit alors du bruit derrière lui. D'autres travailleurs le rejoignaient, tous aussi étonnés que lui de voir à quel point le chantier était vide. Puis, quelques soldats sortirent des appartements des superviseurs. L'un d'eux tenait un porte-voix près de sa bouche et commença à hurler comme à l'armée. En quelques minutes, tous les travailleurs étaient debout et prêts pour une nouvelle journée. Blew remarqua que le nombre de soldats avait diminué encore aujourd'hui. Il regarda autour de lui et vit que plusieurs travailleurs ne semblaient pas aussi réveillés que les autres. Certains avaient le teint pâle, presque vert, et les yeux cernés. Quelques-uns semblaient se tenir le ventre alors que d'autres fermaient les yeux et se concentraient sur leur respiration. Blew fut sorti de son observation lorsque Manny lui souffla la fumée de sa cigarette au visage. Ils allaient commencer à discuter lorsqu'un grand homme vêtu d'un habit assez chic se plaça devant eux. Il portait des verres fumés et un veston bleu. Il se racla la gorge avant de se mettre à hurler comme un bouledogue sur les restants de société alignés devant lui.
– Réveillez-vous bande de moins que rien! Vous dormez debout! Vous faites pitié à voir! Quand je m'adresse à vous, vous dites «Oui monsieur», compris?
– Oui monsieur.
Que quelques-uns des travailleurs lui répondirent avec plus ou moins d'intensité. Le colossal personnage exprima son dégoût par une grimace.
– Comme vous l'avez sûrement constaté, il y a présentement une épidémie d'une maladie non-identifiée. Cette maladie cause un dérangement des fonctions digestives. Nous avons remarqué que les gens les moins en forme dans nos hommes ont été atteints en premier. Nous leur avons accordé un congé et recevrons bientôt de nouveaux hommes et même de nouveaux restants de société comme vous.
Les gens commencèrent à murmurer entre eux. Le volume des discussions augmenta rapidement.
– Silence! Fermez-la! Nous devons savoir si vous êtes aussi touchés par cette maladie. Y a-t'il, parmi vous, des gens qui se sentent incapables d'effectuer les travaux qu'ils effectuaient par avant?
Quelques personnes semblèrent hésiter. Finalement, un vieil homme s'avança sous recommandation de sa famille. Le pauvre vieillard devait avoir passé des dizaines d'années sur le chantier. Il semblait très mal en point et réticent à l'idée d'afficher sa faiblesse aussi ouvertement. Le costaud à verres fumés fit un signe de la main et un soldat se posta à côté du vieil homme. Il l'invita à le suivre, se dirigeant vers les appartements gouvernementaux en longeant le pont. Puis, sans avertissement, il l'assomma et lui donna un violent coup dans l'abdomen. Il le jeta ensuite à l'eau d'un coup de pied, mais ne semblait éprouver aucun regret envers cet acte. Le soldat regagna ensuite sa place parmi les siens derrière l'imposant homme au veston bleu.
– D'autres plaignards?
Silence
Pardon? J'ai rien entendu?
– Non monsieur.
– Parfait... Alors, au travail les esclaves! Ha ha ha!
Son rire sinistre résonna dans l'air. Cela faisait déjà un bon bout de temps que les travailleurs de ce chantier n'avaient pas été appelés «esclaves». Cette attitude hautaine de la part des soldats avait lentement perdu sa place. Blew était songeur. Il faut croire que les choses ne changent pas... Tequila Wolf reste un concentré de rebuts de la société et au bout du compte, nous sommes vraiment des esclaves. Burden tapa sur son épaule et lui fit signe de le rejoindre pour aller travailler. Le jeune arnaqueur de 22 ans était malade, fait qui n'échappa pas à Blew. Le travail semblait pénible pour Burden. Blew et Manny échangeaient des regards inquiets et jetaient souvent un coup d'oeil aux alentours pour vérifier si les hommes du gouvernement allaient s'en rendre compte. En quelques heures, une dizaine de travailleurs furent tués et jetés à la mer. Il n'y eut pas d'arrêt pour dîner, ce qui indigna plusieurs personnes qui restèrent relativement silencieux tout de même. Le souper ne fut pas celui auquel les travailleurs s'attendaient. Un petit bol de salade de maïs avait été remis à chacun d'entre eux et ils avaient été avertis qu'il leur fallait finir leur portion le plus vite possible avant de retourner au travail et finalement se coucher vers 23 heures. Tous étaient fatigués de leur journée. Le rythme habituel qui régnait sur Tequila Wolf avait changé avec l'arrivée de l'homme despotique au veston bleu. Une bonne nuit de sommeil attendait Blew.
Six heures et demie. Telle était la nuit des travailleurs qui avaient sué sueur, larmes et sang la veille. Blew n'en croyait pas ses yeux. Le soleil n'était même pas encore levé qu'un sifflet se faisait déjà entendre, annonçant le début d'une autre journée de travail. Durant l'avant-midi, deux hommes et une femme avaient été jetés à la mer après avoir commis leur dernière erreur: montrer leur faiblesse. Un autre homme avait délibérément sauté à l'eau sans hésitation et avait péri sur le coup. Le despote aux verres fumés avait même osé lever la main sur un enfant. Tequila Wolf était redevenue telle qu'elle était lorsque Blew y avait été envoyé: une véritable prison d'esclaves exploités jusqu'à leur dernier souffle. Certaines choses ne changent pas. Manny leva les yeux par réflexe pour couvrir Burden, dont l'état s'était stabilisé, et aperçut au loin une masse grossissante. Il attira l'attention de Blew vers ce lointain point en mouvement. La chose se rapprocha de plus en plus. Une dizaine de soldats se mirent à crier entre eux des informations qui semblaient plus ou moins importantes. La masse s'arrêta à la hauteur de l'île de Tequila Wolf, à quelques kilomètres de l'endroit où le trio se trouvait actuellement. Burden remarqua que ses collègues avaient arrêté de travailler et regarda lui aussi la masse au loin.
– Tiens... De nouveaux arrivants... Je parie que plus d'une centaine d'entre eux vont venir ici.
– Génial! Maintenant on va être encore plus tassés et encore moins confortables!
– Pas vraiment... Avec toutes les «mises à pied» qu'ils ont faites, on ne devrait pas être si mal...
Les trois jeunes hommes gardaient le silence et regardaient la scène. Manny souffla la fumée de sa cigarette et écrasa son mégot sous son pied. De nouveaux visages arrivaient et la plupart d'entre eux ne devaient pas savoir ce qui les attendait.
[...]
– Je déteste ces gars là, dit Blew.
– Ouais!, s'exclama Burden, Ils ne sont que des pions du gouvernement mais se voient comme des rois!
– Il faudrait leur donner une bonne leçon, dit Manny en laissant échapper un nuage de fumée de sa bouche.
– Non, ce serait trop risqué.. ils n'hésiteraient pas à nous tuer. Nous ne sommes que de la main d'oeuvre à bas prix... Souffle cette fumée vers quelqu'un d'autre, tu veux bien?
Manny et Burden étaient les meilleurs amis de Blew dans cette prison à ciel ouvert. Manny, un fumeur professionnel, était travailleur depuis sa tendre enfance sur Tequila Wolf. Ses parents y habitaient et y sont morts. Il n'avait que 24 ans, mais les ravages du tabac consommé depuis l'âge de 15 ans lui donnaient 40 ans. Burden, lui, était dans les plus récents travailleurs. Il était arrivé il y a quelques mois seulement mais connaissait déjà très bien l'endroit. Il avait été reconnu coupable de fraude envers des centaines de personnes à qui il avait vendu des actions inexistantes, il avait été envoyé sur Tequila Wolf à l'âge de 22 ans et n'allait probablement jamais en sortir. Blew connaissait presque tout le monde qui travaillait sur le même chantier que lui et avait souvent vu des corps sans vie se faire jeter à la mer et avait même déjà nettoyé des flaques de sang sur le béton sous ordre d'un soldat. Il luttait chaque jour de toutes ses forces pour ne pas lui même engraisser les poissons. Depuis son arrestation causée par son vol d'informations contraignantes sur la Marine dans une brocante d'East Blue, son état s'était détérioré de jour en jour. Contrairement à Burden, il n'avait pas eu de procès pour son crime. «Un traitement de faveur envers les révolutionnaires» s'amusait-il à dire.
– Comme tu veux... On pourrait créer une bagarre générale, aussi!
– Je ne survivrais pas à aucun coup... Je serais probablement piétiné par l'un d'entre vous alors que vous sautez sur les soldats... Excellente idée! Je meure d'impatience!
– Allez Kets' ! Tu dois te remettre sur pieds!
– Arrête de m'appeler Kets' .. S'il te plaît...
Blew ne pouvait pas se battre et il le savait. En fait, tout le monde au chantier le savait. Il marchait comme un vieillard et s'était même laissé pousser une barbe et n'avait pas coupé ses cheveux depuis 6 mois. Burden insistait à chaque jour pour le remettre sur pieds suite à leur traditionnelle discussion sur l'inhumanité de leurs conditions de vie ou sur les manières de faire payer aux soldats leurs mauvais coups. Cette fois-ci, le trio comptait vraiment faire quelque chose avant que Blew ne soit plus en état de travailler. Blew essuya alors la nourriture sur son visage et quitta la table pour l'endroit où il dormait. Les paroles de Burden résonnaient dans sa tête: «Tu dois te remettre sur pieds!». Blew gratta sa barbe. Il emprunta le rasoir de son voisin de gauche et se mit à l'ouvrage. Il s’aspergea le visage d'eau pour décoller les poils rasés de sa peau et s'essuya sur sa chemise d'un blanc crasseux et délavé. Il n'avait pas l'habitude de se laisser aller aussi longtemps avec des vêtements aussi sales. Il avait, au fil du temps, développé une certaine fierté envers son apparence et lavait ses vêtements au minimum à chaque semaine. Blew sortit alors une petite boîte de sous son lit. Il y avait rangé sa paire de gants blancs pour ne pas les salir. Je ne devrais pas les sortir... Blew sursauta en voyant quelqu'un s'approchant de lui. Il s'agissait d'une femme aux cheveux rouges vêtue d'un pantalon noir et d'un chemisier dans les tons d'orangé. Elle tenait dans sa main une paire de ciseaux.
– Burden m'a demandé de venir te voir. Je suis une excellente couturière, mais je coupe aussi les cheveux à mes heures.
– Sacré Burden... Il veut vraiment me remettre sur pieds comme il dit... Et votre nom, c'est..?
– Marie. Et nous voulons tous vous remettre sur pieds. Vous êtes dans le bon âge pour être un atout important dans la révolution de Tequila Wolf.
– Chaque chose en son temps...
Marie s'exécuta alors, alternant coups de ciseaux et replaçage de cheveux. Blew retrouva rapidement la coupe qu'il avait élaborée jadis lorsque ses cheveux en brosse ne lui plaisaient plus. Marie fit ensuite couler de l'eau dans les cheveux de Blew, le salua et alla retrouver son lit. Elle était une jeune femme dans la vingtaine. Ses parents habitaient Tequila Wolf depuis longtemps et y travaillaient, tout comme son grand frère. Elle avait offert ses services aux soldats surveillants de l'île en tant que couturière en échange d'un meilleur traitement pour sa famille. Son père pouvait donc prendre quelques jours de congé par mois, ce qui rendait grandement jaloux tous ceux qui étaient plus mal en point que lui. Marie ne semblait pas trop affectée par cet endroit, mis à part ses vêtements délavés, et semblait s'inspirer de ce lieu de désolation dans ses multiples créations artistiques ; elle ne faisait pas que coudre et raccommoder des vêtements, elle savait aussi peindre et dessiner. Cette jeune femme pleine d'entrain et de talent avait souvent attiré le regard de Blew, mais il ne lui avait pas prêté attention avant ce jour.
Blew se déshabilla et posa sa tête sur l'amas de couvertures qui lui servait d'oreiller. Il partit alors pour le royaume des rêves presque aussitôt et accueillit avec joie le sommeil qu'il convoitait depuis la seconde où il avait quitté son lit plus tôt au matin. Il n'était que 21 heures, mais le travail physique que Blew devait accomplir pendant la journée malgré sa faible condition physique le fatiguait énormément.
Un appel rauque et puissant réveilla tous les travailleurs assoupis. Sept heures venait juste de sonner et déjà un chef de chantier hurlait dans son porte-voix, laissant savoir à tout le monde qu'il valait mieux se lever et aller travailler si examiner les profondeurs de l'océan pour l'éternité ne faisait pas partie de leurs projets. Blew était déjà à moitié éveillé. Il se redressa sur son lit, fit craquer de multiples os de son corps et étira ses muscles. Il passa sa main dans ses cheveux et fut surpris de constater qu'ils n'étaient plus aussi longs que dans son souvenir. Blew était un autre homme ce matin-là. Son moral était plus haut que durant tout le mois. Il boutonna sa chemise, noua ses lacets et se dirigea vers le pont en construction. Les chefs de ce chantiers, en véritables salauds, exigeaient une heure de travail le matin avant de servir le déjeuner. Blew remarqua qu'une jeune femme n'arrêtait pas de jeter des coups d’œil dans sa direction. Il se demanda alors si ce comportement avait un lien avec son changement soudain d'apparence. Lorsqu'une main se posa sur son épaule, il sortit de sa réflexion.
– Kets' ! Regarde-toi! Tu as l'air si jeune!
– J'ai dix-neuf ans, Burden...
– Je sais! Ça te va bien ce look! Maintenant que l'apparence est arrangée, il va falloir travailler dans ta tête!
– Justement, ce matin ça allait plutôt bien...
Les deux jeunes hommes continuèrent de discuter tout en se préparant à travailler. Manny les rejoint rapidement et ils se mirent au travail. Le mandat du trio à cette étape de la construction n'était nul autre qu'un travail de fondations. Blew et Manny devaient déplacer et maintenir en place de lourdes plaques de métal pendant que Burden les soudait ensemble pour former un moule. Manny allait ensuite chercher une petite bétonnière et coulait du béton dans le moule alors que les deux autres égalisaient le tout. Cela leur donnait alors une dalle de béton qui serait ensuite transportée dans l'eau, placée et qui donnerait une fondation solide pour que des poutres d'acier y soient rattachées pour former une poutre du pont. À ce stade, deux équipes de bétonniers et soudeurs amateurs s'adonnaient à la création de ces dalles de béton sur ce chantier. À l'habitude, Blew avait besoin de la grande force physique de Manny pour transporter les plaques de métal. Mais aujourd'hui, il se sentait en pleine forme et se pensait capable de transporter des plaques de manière autonome. Il leur était normalement assez difficile d'effectuer ce travail dans leur condition et la durée moyenne de cette tâche était de huit jours incluant le temps de séchage du béton. Lorsque la cloche annonçant le repas sonna, tous les travailleurs se précipitèrent à la cantine. Le menu n'était pas très varié et pas de très haute qualité, mais les quantités étaient suffisantes pour redonner des forces. Ce matin-là, le déjeuner était composé d'un bol chaud de flocons d'avoine et d'eau, mélangés ensemble et créant ainsi une texture pâteuse et collante. On avait ajouté aux marmites un soupçon de cannelle pour donner un peu de goût à cette pâte froide. La file était déjà longue, mais Blew était dans les premiers servis pour une fois. Il allait enfin manger un repas chaud! Il alla réserver trois chaises à l'une des quelques tables installées plus tôt et attendit ses amis. Visiblement, certaines personnes allaient devoir manger debout. Burden et Manny finirent par arriver auprès de Blew.
– Le repas des pauvres par excellence...
– Moi j'aime bien le gruau!
Quelques minutes passèrent avant que Manny commence à manger. Il disait ses grâces avant chaque repas, remerciant le ciel de le laisser en vie. Au bout de quelques instants, Burden se leva et alla voir à la cantine pour avoir une autre portion. Blew avala goulûment une cuillerée de gruau en regardant tout autour. Manny regarda à son tour et arriva à la même conclusion que lui : l'homme qui lui avait jeté de la purée de pommes de terre au visage la veille n'était pas là. En fait, bon nombre des soldats qui étaient là la veille ne semblaient pas être présent au travail ce matin. Burden revint, l'air penaud, le bol vide et semblait avoir remarqué la même chose. Il devait manquer le quart des hommes au chantier, soit deux cent cinquante soldats. C'était très inhabituel qu'il y ait un manque aussi flagrant d'hommes à une heure aussi matinale. Manny en conclut qu'un des sept autres chantiers devaient avoir eu besoin d'hommes supplémentaires et qu'il y aurait probablement d'autres habitants ou criminels jetés à l'eau par ces hommes du gouvernement. Il était déjà l'heure de retourner travailler. Blew se porta volontaire pour rapporter les bols en céramique à la cantine. D'autres travailleurs assis à la même table lui tendirent leur bol. Le révolutionnaire eut alors une nouvelle mission : transporter une vingtaine de bols, dix dans chaque main, jusqu'à la cantine sans en échapper aucun. Une cinquantaine de mètres le séparaient de son objectif, puis quarante, puis trente, vingt, quinze... Alors que Blew croyait avoir réussi, deux bols tombèrent de sa main gauche et se brisèrent en de multiples morceaux de céramique de taille et de forme variées. Blew regarda la cantinière qui le regardait avec un air surpris en tendant les bras vers les bols encore intacts. Il les lui donna, mais un troisième vint se briser sur le sol de béton. Une deuxième cantinière avec les mains pleines de mousse se plaça à coté de la première et regarda Blew avec un air exaspéré. Un grand homme musclé et bien bâti vint se glisser derrière Blew et lui tapa sur l'épaule deux coups secs. Blew se retourna lentement, quelque peu nerveux et déçu de ne pas avoir rempli sa mission.
– Nettoie ça!
– ...Oui, monsieur...
Le costaud prit alors la poubelle la plus proche et la posa sur le sol dans un mouvement sec, regardant Blew d'un air menaçant. Il se retourna et se dirigea vers le bout du pont, où les travailleurs avaient déjà recommencé à travailler. Blew ramassait les morceaux de céramique en prêtant attention pour ne pas se couper lorsqu'il vit l'homme du gouvernement s'arrêter brusquement, se pencher un peu vers l'avant et partir en courant vers les appartements des superviseurs. Cet événement n'était pas passé inaperçu aux yeux de Blew, mais celui-ci se concentrait plutôt sur sa tâche. Au bout de cinq minutes qui lui parurent une éternité, il avait ramassé chaque gros et petit morceau des bols et avait même nettoyé le sol des toutes petites particules de céramique qui s'y étaient déposées. Il alla alors rejoindre ses aînés qui tentaient sans trop de succès d'effectuer leur travail à deux. À la fin de la journée de travail, entrecoupée par un dîner de vingt minutes où une soupe aux nouilles a été servie, tous les travailleurs se préparèrent à prendre un dernier repas avant d'aller se reposer. Un bol de pâtes à peine recouvert d'une sauce tomate fut remis à Blew qui attendait son plat depuis déjà un bon bout de temps. Il engloutit rapidement ce modeste souper tout comme bon nombre de travailleurs. Personne n'osait se plaindre de ce repas car chacun d'entre eux savait que le lendemain il y aurait de la viande au menu. La journée de la viande servait à récompenser les efforts des travailleurs sur le chantier. Cette méthode était assez récente, laissant croire qu'une nouvelle personne dirigeait maintenant le budget des cuisines. Les tables se vidèrent sans trop tarder et le silence de la nuit remplaça le bruit des discussions. Il était temps de dormir.
Tranquillement, Blew se réveillait. Il devait être environ sept heures à en juger par la position du Soleil dans le ciel. Le jeune homme se dirigea vers le chantier pour faire ses soixante minutes de travail matinal. Il n'y avait aucune âme qui vive à proximité. L'intensité de la lumière se reflétant sur le béton sans aucun obstacle mis à part une mince couche de poussière força Blew à se couvrir les yeux. Il n'y avait aucun travailleur à ses côtés. Peut-être que je me suis réveillé en avance... Pourtant, il était bel et bien sept heures. Le monde entier semblait avoir du retard sur lui. Il inspecta la propreté de ses vêtements en quelques coups d'oeil, conclut qu'il avait une hygiène acceptable et s'assit au bord du pont, laissant pendre ses pieds dans le vide. Les reflets du soleil sur les quelques vagues au loin attirèrent l'oeil distrait de Blew. L'océan... Toute son enfance, il l'avait passée sur une petite île d'East Blue à jouer dans ces vagues avec les quelques amis qu'il avait. Il lui arrivait souvent de s'asseoir au bout d'un quai, les pieds pendants comme à cet instant, et de regarder le soleil et les vagues danser ensemble un tango passionné interminable. La distorsion de la lumière dans l'eau avait toujours fasciné Blew. Une légère brise du Nord souffla alors sur son visage, caressant doucement ses joues. Cette journée était une très belle journée. L'une des meilleures qu'il avait jamais vu sur Tequila Wolf. Tequila Wolf... Cet endroit de malheur lui avait partiellement sorti de la tête. Il n'y avait plus que lui et la nature. Pourtant, il était physiquement coincé sur un pont-chantier et devait travailler chaque jour de sa misérable existence pour une durée indéterminée. C'était décidé. Il fallait retrouver la liberté à n'importe quel prix.
Blew entendit alors du bruit derrière lui. D'autres travailleurs le rejoignaient, tous aussi étonnés que lui de voir à quel point le chantier était vide. Puis, quelques soldats sortirent des appartements des superviseurs. L'un d'eux tenait un porte-voix près de sa bouche et commença à hurler comme à l'armée. En quelques minutes, tous les travailleurs étaient debout et prêts pour une nouvelle journée. Blew remarqua que le nombre de soldats avait diminué encore aujourd'hui. Il regarda autour de lui et vit que plusieurs travailleurs ne semblaient pas aussi réveillés que les autres. Certains avaient le teint pâle, presque vert, et les yeux cernés. Quelques-uns semblaient se tenir le ventre alors que d'autres fermaient les yeux et se concentraient sur leur respiration. Blew fut sorti de son observation lorsque Manny lui souffla la fumée de sa cigarette au visage. Ils allaient commencer à discuter lorsqu'un grand homme vêtu d'un habit assez chic se plaça devant eux. Il portait des verres fumés et un veston bleu. Il se racla la gorge avant de se mettre à hurler comme un bouledogue sur les restants de société alignés devant lui.
– Réveillez-vous bande de moins que rien! Vous dormez debout! Vous faites pitié à voir! Quand je m'adresse à vous, vous dites «Oui monsieur», compris?
– Oui monsieur.
Que quelques-uns des travailleurs lui répondirent avec plus ou moins d'intensité. Le colossal personnage exprima son dégoût par une grimace.
– Comme vous l'avez sûrement constaté, il y a présentement une épidémie d'une maladie non-identifiée. Cette maladie cause un dérangement des fonctions digestives. Nous avons remarqué que les gens les moins en forme dans nos hommes ont été atteints en premier. Nous leur avons accordé un congé et recevrons bientôt de nouveaux hommes et même de nouveaux restants de société comme vous.
Les gens commencèrent à murmurer entre eux. Le volume des discussions augmenta rapidement.
– Silence! Fermez-la! Nous devons savoir si vous êtes aussi touchés par cette maladie. Y a-t'il, parmi vous, des gens qui se sentent incapables d'effectuer les travaux qu'ils effectuaient par avant?
Quelques personnes semblèrent hésiter. Finalement, un vieil homme s'avança sous recommandation de sa famille. Le pauvre vieillard devait avoir passé des dizaines d'années sur le chantier. Il semblait très mal en point et réticent à l'idée d'afficher sa faiblesse aussi ouvertement. Le costaud à verres fumés fit un signe de la main et un soldat se posta à côté du vieil homme. Il l'invita à le suivre, se dirigeant vers les appartements gouvernementaux en longeant le pont. Puis, sans avertissement, il l'assomma et lui donna un violent coup dans l'abdomen. Il le jeta ensuite à l'eau d'un coup de pied, mais ne semblait éprouver aucun regret envers cet acte. Le soldat regagna ensuite sa place parmi les siens derrière l'imposant homme au veston bleu.
– D'autres plaignards?
Silence
Pardon? J'ai rien entendu?
– Non monsieur.
– Parfait... Alors, au travail les esclaves! Ha ha ha!
Son rire sinistre résonna dans l'air. Cela faisait déjà un bon bout de temps que les travailleurs de ce chantier n'avaient pas été appelés «esclaves». Cette attitude hautaine de la part des soldats avait lentement perdu sa place. Blew était songeur. Il faut croire que les choses ne changent pas... Tequila Wolf reste un concentré de rebuts de la société et au bout du compte, nous sommes vraiment des esclaves. Burden tapa sur son épaule et lui fit signe de le rejoindre pour aller travailler. Le jeune arnaqueur de 22 ans était malade, fait qui n'échappa pas à Blew. Le travail semblait pénible pour Burden. Blew et Manny échangeaient des regards inquiets et jetaient souvent un coup d'oeil aux alentours pour vérifier si les hommes du gouvernement allaient s'en rendre compte. En quelques heures, une dizaine de travailleurs furent tués et jetés à la mer. Il n'y eut pas d'arrêt pour dîner, ce qui indigna plusieurs personnes qui restèrent relativement silencieux tout de même. Le souper ne fut pas celui auquel les travailleurs s'attendaient. Un petit bol de salade de maïs avait été remis à chacun d'entre eux et ils avaient été avertis qu'il leur fallait finir leur portion le plus vite possible avant de retourner au travail et finalement se coucher vers 23 heures. Tous étaient fatigués de leur journée. Le rythme habituel qui régnait sur Tequila Wolf avait changé avec l'arrivée de l'homme despotique au veston bleu. Une bonne nuit de sommeil attendait Blew.
Six heures et demie. Telle était la nuit des travailleurs qui avaient sué sueur, larmes et sang la veille. Blew n'en croyait pas ses yeux. Le soleil n'était même pas encore levé qu'un sifflet se faisait déjà entendre, annonçant le début d'une autre journée de travail. Durant l'avant-midi, deux hommes et une femme avaient été jetés à la mer après avoir commis leur dernière erreur: montrer leur faiblesse. Un autre homme avait délibérément sauté à l'eau sans hésitation et avait péri sur le coup. Le despote aux verres fumés avait même osé lever la main sur un enfant. Tequila Wolf était redevenue telle qu'elle était lorsque Blew y avait été envoyé: une véritable prison d'esclaves exploités jusqu'à leur dernier souffle. Certaines choses ne changent pas. Manny leva les yeux par réflexe pour couvrir Burden, dont l'état s'était stabilisé, et aperçut au loin une masse grossissante. Il attira l'attention de Blew vers ce lointain point en mouvement. La chose se rapprocha de plus en plus. Une dizaine de soldats se mirent à crier entre eux des informations qui semblaient plus ou moins importantes. La masse s'arrêta à la hauteur de l'île de Tequila Wolf, à quelques kilomètres de l'endroit où le trio se trouvait actuellement. Burden remarqua que ses collègues avaient arrêté de travailler et regarda lui aussi la masse au loin.
– Tiens... De nouveaux arrivants... Je parie que plus d'une centaine d'entre eux vont venir ici.
– Génial! Maintenant on va être encore plus tassés et encore moins confortables!
– Pas vraiment... Avec toutes les «mises à pied» qu'ils ont faites, on ne devrait pas être si mal...
Les trois jeunes hommes gardaient le silence et regardaient la scène. Manny souffla la fumée de sa cigarette et écrasa son mégot sous son pied. De nouveaux visages arrivaient et la plupart d'entre eux ne devaient pas savoir ce qui les attendait.
[...]
Dernière édition par Ketsueki Blew le Dim 18 Mai 2014 - 16:53, édité 2 fois (Raison : Correction du français)