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[FB 1624] Octobre Gris

Octobre. Saison où la nostalgie rend les cœurs de tous aussi mou qu’un édredon de plumes. Où les couleurs du décor changent incessamment, restant dans des ton chauds qui contrastent avec la luminosité décroissante, avec la température chutant progressivement. Mais pas ici, non. Dans la cité basse, rien ne permet de percevoir l’approche de l’hiver, si ce n’est les jours qui raccourcissent. Aucun arbre, aucune plante n’est témoin de ce changement. Seul le béton et la pierre se font observateurs muets du changement, incapables de signaler que l’hiver arrive.

Au milieu de cet environnement qui semble hostile à tous, mais que tous doivent supporter, des gens marchent, pressés, les uns contre les autres. Beaucoup de gens habillés pauvrement. D’autres habillés à peine moins pauvrement. Face à eux, une grande arène, deux grandes portes battantes. La place de l’obélisque n’est pas bien loin, et à travers le ciel, ils peuvent voir la pointe du monument qui leur rappelle qu’ils sont bien à Saint-Urea. La cité-royaume. L’endroit d’où ils ne peuvent s’échapper. Où ils ne sont pour la plupart ni mal, ni bien. Enfermé sur l’île avec trop peu de moyens que pour la quitter. Beaucoup ont aussi trop d’attaches, des familles trop nombreuses pour faire voile sur de plus beaux horizons. Et puis, beaucoup n’ont jamais entendu parler de l’ailleurs. Beaucoup n’ont jamais entendu parler de quoi que ce soit qui n’existe dans cette ville. Un arbre, une vache, un moulin… Non, le décor est tous sauf champêtre.

Dans la foule qui s’amasse pour entrer, il y a des enfants qui hurlent, qui pleurent dans les bras de leurs mères qui ne peuvent garder toute leur marmaille à portée de vue. Mais c’est comme ça, à Saint-Urea, on ne peut surveiller tout. À part si on est noble, bien sûr. Les gosses filent entre les jambes des adultes, se courent après, crient… Et un enfant se coche contre une longue robe d’une couleur indéfinissable entre le gris et le brun, entre le délabrement et la poussière. Pas de place pour passer entre les jambes de cette personne. Le gamin tombe à la renverse et commence à pleurer. Doucement, la silhouette encapuchonnée se baisse et tend une main vers l’enfant, séchant ses larmes. Elles coulent étrangement sur cette peau à l’aspect inhabituel. Le môme lève les yeux, légèrement effrayé et aperçoit le visage d’une jeune femme. Il y a quelque chose de surnaturel qu’il ne comprend pas. Mais ce visage est élégant, le sourire qui l’accompagne est enchanteur, rassurant. Kévin sourit et repart en courant. Il ne le sait pas, et ne le saura probablement jamais… Il vient de voir pour la première fois, et probablement aussi pour la dernière fois, une femme-poisson.

Elle se redresse. Personne d’autre que l’enfant ne fait attention à elle. Les gens sont trop pressés. Et puis, des silhouettes encapuchonnées, il y en a beaucoup dans la foule. À l’entrée de l’arène, elle présente au garde sa carte de citoyenne. Fausse. Mais l’homme n’a pas le temps de vérifier attentivement. Il a encore des milliers de personnes à faire entrer, et le débat commence dans dix minutes. Certes, ce ne sont que des pécores, et quand bien même ils entreraient après le début, ça ne lui ferait ni chaud, ni froid, mais cette atmosphère oppressante de plébéiens sales est désagréable aux possible. Au plus vite ils seront rentrés, au plus vite il pourra respirer tranquillement. Et aller parler avec les autres gardes. Les événements dans la cité basse, c’est toujours aussi détestables, et ils sont tous d’accord là-dessus.

À l’intérieur aussi, tout le monde se presse. Certains n’auront pas de place assise. Certains n’en veulent pas, comme la jeune femme-poisson. S’asseoir, c’est perdre en réactivité. C’est mettre sa vie en danger. Et dix minutes plus tard, il reste encore beaucoup de mouvements et de gens bruyants qui cherchent désespérément des places assises. Peut-être espèrent-ils que le débat du soir sera un vrai débat citoyen, qu’il durera aussi longtemps qu’il le faudrait pour que les différents points de vues soient présentés, discutés et confrontés. Peut-être. Doux rêveurs… Mais il est plus probable qu’ils n’aient même pas le sentiment que le débat tournera court.

La femme-poisson est installé, contre un mur, au bout de la première série de gradins. Elle est à mi-hauteur dans l’assemblée. Près d’un couloir d’accès. Une position idéale qu’elle a pu atteindre en se faufilant progressivement à travers la foule grâce à son mince profil. Inespéré dans une telle arène, aussi remplie.

Au centre du peuple, deux épaisseurs de grillages et une rangée continue de gardes sur tout le pourtour de l’aire utilisée habituellement pour le cirque ou les compétitions sportives. Une protection pour les participants au débat. Ils sont tous installés autour d’une table ronde, un den-den-mushi porte-voix devant eux. Six personnalités du monde politique du royaume, et un animateur du débat. C’est lui qui dirigera le débat sur la récente augmentation des taxes survenue à la suite d’une conjoncture mondiale défavorable. Les caisses de l’état seraient parait-il de moins en moins remplies. Tous les participants sont bien sûrs de clans politiques supposément différents. Supposément. Il est couru d’avance qu’ils tomberont d’accord au final sur un propos populiste que le peuple verra comme annonciateur de jour meilleurs amenés par la classe dirigeante. Oublient-ils déjà que des débats comme celui-ci ont eu lieu chaque année depuis leur naissance ?

Pour Enelayit de Trousse, tout le jeu consistera à faire trembler ces gens sans violence. Par les mots. Ceux qui toucheront le peuple, ceux qui ne pourront être éludés. Les personnes qui poseront leurs questions à la fin du débat sont déjà sélectionnées. Sur base d’un concours populaire. Bien sûr, seuls des gens soudoyés ont été retenus pour éviter toute question gênante. Bien sûr. Mais il suffit d’une personne travaillant dans les coulisses de l’arène pour changer une liste par une autre. Une seule personne suffit à changer le cours de ce débat.

« BOOOOOOOOOOOOOOONJOUUUUUUUUUUUUUUUUUUUR A TOUUUUUUUUUUUUUUUUS ! PEUPLE DE SAINT-UREA ! BIENVENUUUE AU TROIS-MILLE-SIX-CENTIÈME GRAND DÉBAT ANNUEEEEEEEL ! »

Des lumières s’agitent dans tous les sens, de la musique de fanfare retentit à un niveau assourdissant dans les haut-parleurs. La foule réagit en une acclamation encore plus bruyante. Le show à la Saint-Urea a démarré. Le combat de David contre Goliath aussi. Mais David est prêt, les mots dans une besace, la fronde prête à les balancer un à un sur Goliath. Peut-être celui-ci ne tombera-t-il pas. Peut-être.

Mais il ne sera pas dit qu’aujourd’hui, Saint-Urea n’aura pas tremblé.

Enelayit de Trousse et ses amis révolutionnaires sont prêts.

Ce jour marquera le début de l’Octobre Gris.