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L'odeur des fruits mûrs

Chaque jour qui passe est une vie qui se réalise.
André "Renard" Finnegan, Les lois de l'alpha.



Il avait toujours bien aimé les saisons.
Quand il lui arrivait d'y penser, ça l'étonnait toujours un peu. Car il avait fait le choix jadis de tirer un trait définitif sur le travail que la vie lui promettait depuis le berceau, sur son héritage et sur sa famille. Et pourtant, ce travail, cette vie au milieu des cultures et des fruits mûrs, il l'avait aimée. Il l'aimait toujours.

Le Sören, il avait gardé l'accent de son père et de sa mère sans même se poser la question du pour et du contre. Rien ne l'aurait fait songer à renier son nom, qui était celui de ses géniteurs autant que celui de la terre qui aurait du porter le fruit de ses efforts et de ses espérances, pour finir par accueillir sa dépouille une fois qu'il aurait épuisé son quota de jours et de nuits. Il n'était en guerre contre personne. Il avait tourné le dos à une possibilité pour s'en ouvrir une autre, qu'il sentait plus pleine et vers laquelle son cœur le poussait à toute force. C'était ce qu'il y avait à dire.

Le chapeau baissé sur les yeux, le garçon observa le ciel. Le temps se gâtait. Les nuages s'en étaient emparés comme d'un royaume et leur couleur parlait de la nuit en plein jour. L'orage arrivait, le grand ami des étés trop lourds. Sören sentait l'air se raréfier, l'odeur de pluie et d'électricité lui saturer la tête et les os. Il sourit sous les premières gouttes, et le premier coup de tonnerre gronda dans le lointain.


-Ah beh Vindieu, j'crois qu'on va y prendre...
-Eh ouais, pour sûr !
-T'es quand même un drôle de faignant pour aimer autant l'orage.
-Oh ? Eh. J'reste au turbin dessous, si c'est c'que tu veux. Moi, ça m'est ben égal.
-Quoi ? Fais pas l'con avec ça. Y'en a une qu'a fini foudroyée dans les pâtures, l'an passé. Aller, aller. T'sais quoi ? On rentre, et j'te paye à boire. Et y'a un saucisson qui d'mande qu'à c'qu'on lui règle son sort.
-Héhéhé. A c'compte là, j'te suis, l'ami.

Les deux comparses s'en allèrent, les bêches, le machettes et les pioches sur l'épaule. L'électricité statique  les rendaient nerveux et ils riaient comme les enfants qu'ils avaient su rester.
Ils, c'était d'une part Sören et sa barbe encore jeune et clairsemée qui s'amusait de voir ses mains rendues de nouveau rugueuses par la terre. Et c'était aussi ce drôle de personnage qui simulait un accent qu'il n'avait pas, et qui, lui, s'émerveillait jour après jour de se trouver capable d'accomplir les travaux les plus rudes. Il se faisait appeler « Renard », l'anagramme de son véritable prénom ; André R. Finnegan. André était sans doute d'une ascendance plus noble que ce qu'il aurait aimé faire croire, mais Sören n'en avait cure. Pour lui, c'était simplement un compagnon de travail plein d'esprit et de bonne humeur. Les paysans de l'île ne l'appréciaient qu'à moitié, à cause de la haine que l'on porte habituellement aux acteurs et à ceux qui s'inventent un rôle qu'ils n'incarneraient jamais tout à fait. Et Renard ne serait jamais vraiment un paysan, tout comme Sören ne serait jamais le voyageur élégant et distingué que l'autre cherchait à dissimuler sous un accent imaginé.

Souvent depuis qu'ils étaient à travailler ensemble dans le verger du père Moustaki (paix à son âme), Renard s'était fâché. Envieux qu'il était d'un Sören qui, à ses yeux, avait commis l'irréparable en quittant une vie que lui, cherchait désespérément à construire. Mais de cela, le garçon se moquait bien. A chacun sa peine, il avait choisi la sienne. Et jusque là, il s'en était trouvé plutôt heureux, puisqu'il parcourait le monde avec son chat préféré tout en gardant la possibilité de renouer avec la terre quand ça lui chantait.


-Bon sang, mais c'est qu'y drache sec !
-Qu'y pleut, ouais.
-Oh. On dit pas ça, chez toi ?
-Chez moi, non. Mais après, p'têtre qu'ici, y savent c'que ça veut dire.
-Ah, merde. Bon, tant pis. Y pleut alors.
-Héhé, t'emmerdes pas 'vec ça. Tu peux ben raconter qu'tu viens d'une île où ça s'dit... et ça peut quand même faire cul terreux si c'est c'qui t'taraude.
-... Tu m'as si bien percé à jour que je devrais te tuer, tu le sais ça ?
-Approche si tu l'oses !
-A la bonne heure !

Et les deux grands enfants se battirent sur le chemin, se poussant dans les fossés et riant à gorge déployée sous l'orage qui grondait de plus en plus fort. Des enfants devenus grands, mais qui ne s'étaient jamais tout à fait perdus, chacun à leur manière. Et qui n'avaient pas peur d'avoir honte de se chamailler, même en public.

De toutes façons, sur Patland, personne ne se serait moqué d'eux. Sören était connu pour avoir été le sauveur de l'île. Le sauveur qui avait tenu parole, lorsqu'il avait affirmé qu'il reviendrait pour les saisons un jour ou l'autre. Et par le fait même qu'il était devenu son ami, Renard avait gagné une certaine immunité. Nombreux étaient ceux qui s'amusaient sur son compte, et il le savait. Mais jamais personne n'aurait osé le provoquer en face sans risquer d'engendrer les foudres des témoins.


-Tiens, attrape ça ! Style du Lèche-Bottes...
-Pan ! Trop lent, le Matou !
-Voleur de poules !
-Tueur de rats !

Au bilan, tous deux parvinrent à la ferme Moustaki trempés et couverts de bleus, écroulés de rire et essoufflés d'avoir trop couru sous la pluie battante. Le vieux leur offrit du brûlot. Il avait la parole rare, depuis qu'un de ses employés qu'il payait mal lui avait coupé la langue. Mais depuis, il avait gagné la réputation d'être le meilleur payeur de la région, et un hôte en tout point irréprochable.

D'ailleurs, la soupe bouillonnait déjà sur le feu de la cuisinière à bois qui chauffait toute la journée,  même en plein été. Alors, les garçons se mirent à se sécher devant. Ils ne tardèrent pas à se trouver sous l'emprise du jeu des flammes, et leur agitation se mua en une contemplation silencieuse et douce.

Ils avaient travaillé dur, l'air de rien, et le lendemain, ils recommenceraient. La lutte éternelle de l'homme contre la terre qui n'a de cesse de recréer les mêmes épreuves, avec perversité. Ravageurs, acacias sournois, maladies, sangliers. L'espace d'un instant même, une vieille angoisse serra légèrement la gorge de Sören. Ses yeux brillaient, fixés sur les braises rougeoyantes.

Pour rien au monde, il n'aurait repris une exploitation à son compte, et les responsabilités qui allaient avec. Il aimait mieux constituer son propre porte-monnaie que de le voir livré à la merci de la pluie et du beau temps. C'était trop de contraintes pour une petite existence trop chèrement arrachée à la terre.

Et Sören aimait les grands espaces libres et sans contrainte plus que tout.


Dernière édition par Sören Hurlevent le Lun 22 Juil 2013 - 9:59, édité 6 fois
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A partir de tes décombres, construis-toi un palais,
mais commence d'abord par apprendre à ne plus écouter les bruits de couloir.
C'est un coup à se retrouver acculé et roué de coups jusque dans ses propres murs.
André "Renard" Finnegan. Les lois de l'alpha.



La pluie tomba dru pendant l'après midi et une bonne partie de la soirée. Sören se balançait sur sa chaise à côté du poêle, les mains plongées dans un seau rempli de chair de tomate. En face de lui, Renard faisait de même, une gitane maïs plantée au coin de ses lèvres fines. Le père Moustaki gardait un œil sur sa femme, tandis qu'elle-même employait toute son ingéniosité pour dissimuler la rose que lui avait offert son amant. Les garçons échangèrent un regard entendu et malin. Compter les paires de corne que récoltait le vieux paysan faisait partie des plaisanteries phares de Patland. Phare, mais discrète. Car personne n'aurait voulu se mettre à dos le seul producteur de fruits de l'île. Et surtout pas ses employés, qui aimaient leur travail. Rude, mais gratifiant. Et puis quoi qu'on puisse dire au sujet de sa vertu, Géraldine, sa femme, elle cuisinait bien et elle était gentille.

-Renard ?
-Ouais ?
-Tu f'sais quoi, avant d'te mettre à courir les saisons ?
-Boh, rien d'important.
-Aller, gars. Fais pas ton timide.
-Tu fais chier, Sö.

Le voyageur leva les yeux de son ouvrage, pour fixer son regard sur la pluie qui battait fort le carreau de la fenêtre. Non, il n'avait pas de porte de sortie. Alors, il soupira, et jeta un œil à la pendule. Sauvé par le gong, c'était l'heure du souper dans quatre... trois... deux... un...

-A table ! Assez travaillé pour aujourd'hui !
-...

Heureusement, le plat fumant et le sourire un peu angoissant du vieux Moustaki constituaient de sérieux  arguments pour oublier les préoccupations étrangères à celles d'un estomac creux. On se mit à table, et on fit mine d'oublier. Renard joua les rustres, honteux de ce qu'il cherchait à dissimuler ; mais Sören resta fidèle à lui-même.


Dernière édition par Sören Hurlevent le Lun 22 Juil 2013 - 10:39, édité 9 fois
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Un professeur qui ne cherche plus à se casser les dents sur la croûte du monde ne mérite pas d'enseigner quoi que ce soit,
sinon le métier d'acteur ou de fonctionnaire.

André "Renard" Finnegan, Notice aux étudiants.

-Alors, avant, tu f'sais quoi d'tes journées ?

Deux grandes poches à semailles jetées en bandoulière et remplies de citrons, Sören venait de bondir sur l'arbre dont s'occupait Renard. Insouciant et peu attentif au poids qu'il charriait, il souriait.
A l'inverse, son comparse suait à grosses gouttes. Autant l'orage avait été violent la veille, autant le soleil avait tôt fait de reprendre ses droits sur le sol. Et ses rayons tapaient, plus impitoyables et plus difficiles à fuir que n'importe quelle pluie. C'était tout juste si le feuillage des fruitiers protégeaient un peu les cueilleurs.


-J'étais fermier dans un p'tit village de South Blue.
-Oh, aller Renard !

D'un geste leste, Sören se laissa tomber de sa branche, pour se retenir d'une main, et lâcher. Il retomba sur ses jambes, aussitôt suivi par un Morgan au moins aussi agile que lui. Et dans la petite charrette à bras, il vida les poches. Pour remonter aussitôt dans un autre citronnier, sans même prêter attention aux muscles de ses épaules qui commençaient à lui faire mal.

-Rigole pas. Y'a pas de honte à v'nir d'ailleurs. Puis t'sais, c'est pas non plus le meilleur des mondes, la ferme, hein ? Y'a d'sacrées ordures. Tiens, r'garde un peu l'père Moustaki. Vrai qu'maintenant, y dit plus grand chose, mais j'peux ben t'jurer qu'il en pense pas moins.
-J'étais fermier, c'est tout.
-Aller, vindieu ! C'est quoi le problème ? Hier, t'as bien avoué que...
-J'SUIS FERMIER !
-Ah ouais ? T'es fermier, hein ? Bon, bah allons-y. T'avais quoi ? Des bêtes, des cultures ? On peut y aller comme ça, si tu continues à faire ta tête de con. J'te pose des questions, d'plus en plus dures, et quand tu pourras pas répondre, t's'ras ben obligé d'admettre que ça fait pas un an qu't'es dans l'milieu, et qu't'as jamais dépassé l'stade de saisonnier. Tu veux ? Ou tu préfères un peu sauver ton orgueil ?
-Euh...
-Fais attention à c'que tu vas dire. Pour un paysan, l'orgueil, c'est la première richesse. Après l'or.

Renard avait complètement arrêté de travailler, tandis que Sören en était à achever tout un côté de son arbre. L'autre ne pouvait le nier. Il était plus leste que lui, son corps trahissait sa méconnaissance relative du milieu. Il n'avait jamais été franchement manuel, sans être pour autant parfaitement incapable. Il mentait comme il se mentait, mais ce constat lui faisait trop mal au cœur. Alors, il ralluma une nouvelle gitane maïs, et se souvint à quel point il en détestait le goût. Mais ça faisait paysan, bien plus que les cigarillos parfumés qu'il se plaisait à fumer du temps où il était...

-Philosophe.
-Comment ?
-J'étais membre de l'académie de philosophie de Luvneel. Un intellectuel, un crétin aux mains blanches qui pense le monde alors même qu'il est incapable de pourvoir à ses propres besoins alimentaires. Alors même qu'il ne sait ni comment fonctionne la charrue la plus élémentaire, ni manier le fléau et la faux.
-T'es en train de me dire qu'on a passé trois heures à déchiffrer la Gazette, parce qu'il y avait personne d'autre qu'moi qui sache à peu près lire dans l'coin, alors que t'es un gars du métier ?
-Euh... c'est que...
-Eh ben, y'a pas à dire, t'es un bon !

Sören avait terminé de remplir ses sacs. Il les vida une dernière fois, et sortit le casse-croûte de la carriole. Saucisson, pain, pâté, fromage et vin. Le soleil était haut dans le ciel, assez pour qu'il soit au moins dix heures. Renard acheva son arbre en silence, bataillant rageusement entre les branches pourtant bien espacées du citronnier. Lorsqu'il revint enfin de son épopée, ses ongles étaient abîmés et ses mains saignaient un peu. Il se débarrassa de sa charge avec une peine visible, et se laissa tomber sur le sol encore humide, bien qu'asséché à toute vitesse par le soleil victorieux et impitoyable pour les ultimes traces de conquête de l'orage de la veille.

-Bon app'.

Il répondit, mais avec un léger décalage qui trahissait sa fatigue. C'était la fin de la première semaine, la fin de la saison des citrons qui menaçaient de pourrir au sol si on ne se hâtait pas de les ramasser. Le rythme était sévère, et Sören avait tendance à imposer le sien, involontairement. L'autre suivait par défi, et parce que cela allait avec le rôle qu'il s'était donné. Mais le fait de se voir renvoyer à ses études, l'espace d'une parole, cela avait l'effet de lui couper les jambes. Et il soufflait, en buvant un rouge qu'il jugeait trop aigre, et en se consolant sur une tartine d'excellent pâté de ferme.

-'Fais beau.
-Ouais.
-Tiens, sers-toi.

Le garçon lui tendait une blague sans âge, remplie d'un tabac blond aux odeurs fleurales. Il ne fumait pas souvent, mais le casse-croûte du matin s'y prêtait toujours bien. Mais Renard lui retourna un regard soupçonneux. Que son comparse ne remarqua même pas, trop occupé qu'il était à réfléchir à ce que ça pouvait être au juste, un philosophe. Il connaissait le mot, avait même rencontré un homme qui portait ce nom. Mais de là à savoir ce que ça pouvait vraiment cacher, et à comprendre pourquoi Renard avait l'air d'en avoir honte... il y avait un monde.


Dernière édition par Sören Hurlevent le Lun 22 Juil 2013 - 10:44, édité 3 fois
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Si un jour tu te trouves incapable de rester muet et sourd face aux mesquineries du plus grand nombre,
il sera toujours temps pour toi de t'en aller habiter dans la montagne.
Ce qui ne détruit pas corrompt, et seule la destruction est créatrice.

André "Renard" Finnegan, Les lois de l'Alpha.

-Passe moi le sel.
-Y é mort 'vot' cou'in ?
-Non, non, Charlie va bien. Par contre, ils ont tué le vieux...
-Rémi ?
-Oui. Enfin, si c'est pas malheureux. Remarque, il était sans famille...
-Tu me passes les haricots ?
-Oh, vous savez, avec tout ce qu'on entend...
-Je l'ai toujours dit, moi, qu'on allait dans le mur.
-... ah bon ?
-Ben oui ! Qu'est-ce que vous voulez que j'vous dise... ces gens là font du social, mais ils aiment l'argent ! Et ils aiment  manger ! Moi, faut qu'on m'explique, je comprends pas.
-Hm. Bah en fait, c'est que...
-Bah, bah, bah. Vous pourrez bien dire ce que vous voulez, moi, tant qu'on me fout la paix... je ne discuterai pas. Mais vu comment ça va, croyez-moi, on court droit aux emmerdes !
-Tiens, voilà du pain.
-Et sinon, ça va mamie ?
-Oh, moi vous savez...
-En tous les cas, vous avez bon appétit.
-... Hein ?
-J'ai dis : « VOUS AVEZ BEL APPETIT ! »
-... 'comprend pas.
-Mamie, met tes oreilles !
-Eh ?
-Mais c'est pas la peine, puisqu'elle vous dit qu'elle comprend pas !
-Si, j'entends, j'entends !
-De toutes façons, vous, c'est quand vous voulez.
-Tu exagères...
-Chaud devant ! Voilà la côte de bœuf aux herbes !
-C'est vrai qu'aujourd'hui, c'est jour de fête. N'est-ce pas, Moustaki ?
-E'oui...
-Il a du mal à parler, depuis son accident.
-De toutes façons, les médecins sont des incapables.
-Et ton fils, alors ?
-Ton fils, ton fils, il pourrait s'occuper un peu de mes problèmes, aussi ! Il coupe toujours son escargophone, il est injoignable !
-C'est parce qu'il est très demandé. C'est un bon médecin.
-Pff. Moui.
-Pss. Renard, ça va ?
-Oui, pourquoi ?
-T'es tout blanc, gars.
-Elle est pas enceinte, hein, Charlène ?
-Oh... j'ai mal aux articulations des cheveux... j'en ai marre !
-Vous avez bu ?
-Quoi ?
-Tout le monde est servi ?
-Il fait pas chaud, quand même...
-Moi, j'ai chaud !
-Moi aussi.
-Ah, bah c'est ma régulation thermique qui se fait plus, que voulez-vous ! Je suis tout détraqué et bon pour la casse.
-Pff... il dit ça, mais dès qu'il voyage, c'est un jeune homme ! Il faut toujours qu'il se plaigne.
-J'ai mal à la hanche...
-Ah, oui, bien sûr ! Ça vous va bien, vous. Vous avez une santé de fer ! Cent-trois ans, et vous lisez sans lunettes, et vous marchez sans canne !
-La cuisson va bien ? Y'a encore de l'ail et des pommes de terre...
-Quoique la canne, je pense que c'est psychologique...
-Pss... Sö, c'est bientôt le dessert, tu penses ?
-Qu'est-ce que vous marmonnez, les garçons ?
-Rien, rien. Y disait qu'la viande était bonne.
-Ah ! Il paraît que la viande est bonne, Gé' ! Moi, je la trouve pas terrible...  de toutes façons, on en trouve plus. Saloperie de Charolais. Oui, passez moi donc les pommes de terre.
-... et alors, sa fille, elle s'est fait un de ces tatouage... et dire que son père est impeccable !
-Les jeunes, ils font n'importe quoi.
-Héhé.
-Hum.
-*Tousse*
-Kof, kof.
-Beh, qu'est'qui 'ous arri'e ? 'ous a'ez a'alé de 'ra'ers ?
-J'amène le fromage ! Ah, vous avez fait honneur !
-Dis, papy, fais-nous le bruit de la vache qui avale la pomme !
-Grm. Non. Puis je sais pas faire.
-Si, tu sais !
-Ooooh, arrête avec ça !

C'était un repas de famille tout ce qu'il y avait de plus banal à la ferme Moustaki. Sa femme, ses parents, sa grand-mère survivante, sa petite-fille, et ses deux employés qui ne purent échapper à l'invitation. Pas moins de quatre heures de réjouissances. Mais des réjouissances trop fades et conventionnelles pour ceux qui avaient soif du jus des fruits mûrs, de leur propre sueur et de l'eau des nuages. Et, de temps à autres, Sören et Renard lançaient à la fenêtre un regard aussi furtif qu'éperdu. Le premier, parce qu'il avait fuit cet univers pour n'en garder que le meilleur : le goût de l'air libre ; le second parce qu'il se souvenait à quel point il n'avait pas sa place loin des bancs des universités, et pourtant, combien il aimait avoir le ciel pour auberge, sentir le vent dans sa barbe rousse et laisser errer dans le bocage ses yeux rêveurs.

Chacun à leur façon, avec ironie ou désespoir, ils attendaient la fin du festin comme celle d'une guerre nocturne contre une armée de moustiques. Et elle était longue à venir, cette fin...  si longue...


-Et dites donc, vous faites toujours du jardin ?
-J'e'aye, oui. 'Aime b'en.
-Alalah, y'a rien à faire, c'est dans les gènes ça... on ne peut pas aller contre.

D'un coup d'un seul, le regard de Renard s'alluma d'une étincelle mauvaise. Comme si la simple idée lui ravivait les terribles souvenirs d'heures passées tout seul à tourner des concepts en tout sens pour se sortir d'une impasse malsaine. Ses murs si hauts lui avaient caché la vue du ciel, et lorsqu'il avait enfin compris comment les faire imploser, il en avait gardé une haine farouche pour tous les murs, tout ce qui cloisonne, enferme et assassine le goût de vivre : la loi du plus grand nombre, les déterminismes, le pouvoir despotique. Et pour ses yeux de philosophe, ce vieux paysan qui continuait son monologue sur les gènes était une menace. Un maçon au sourire perfide et à la truelle acérée, qui reconstruisait le mûr qu'il avait tant peiné à détruire. Il se souvenait l'avoir fait, mais aurait eu du mal à dire comment. Seul l'odeur d'air pur succédant à la poussière lui était resté, et depuis, il s'était par trop détourné de ses études pour pouvoir encore utiliser les concepts sans peine.
Il se massa les tempes. Sa cervelle était lourde, pesante d'idées embrouillées.

A ses côtés, Sören penchait la tête, le trouvait drôle, riait de bon cœur. Drôle de phénomène que ce Renard échoué en pleine basse-cour, et qui essayait de se faire à la loi des poules.

Entre-temps, le dessert arriva, interrompant le bavard au plus fort de son monologue. Mais pour Renard, c'était déjà trop.


-A quoi ça rime ?
-Comment ?
-C't'histoire de gènes.
-C'est pas une histoire, c'est comme ça ! Tu disais que tes parents étaient fermiers ? Et ben voilà. Les chats font pas des chiens.
-Hin, hin.
-Bah oui.
-Les tueurs, z'en f'rez quoi dans l'idéal ?
-En taule, au moins ! Faut les punir.
-Et si c'est dans leurs gênes, de tuer ? Comme ça s'rait dans les miens d'faire le jardin ? Pourquoi vous les punirez, hein ? La nature doit bien avoir donné une raison d'être aux pires des connards, si c'est dans leurs putain de sang !
-Bah, bah, bah. Tu mélanges tout. Oh, et puis vous pouvez bien le nier si ça vous amuse. Ça marche comme ça, ça n'y changera rien.
-Pour qui, la grosse part de fraisier ?
-C'est bon, hé ? … ouh, ça me gratte.
-Maman, attend un peu avant de retirer ton dentier, ça se fait pas !
-Oh, merde, je peux plus.
-Tu dis ?
-Les gens, c'est quand même quelque chose, hein. L'autre jour...
-Et pourquoi tu n'invites pas madame Aymeri ?
-Quoi, pour encore payer ? Non, non. Ça va pas la tête...
-... et alors lui, il s'amène et il me dit : vous avez pas honte ?
-Mais enfin, quoi, ce n'est pas à ton âge que tu vas manquer !
-Même. Je veux pas.
-Vous, quand on vous enterrera, on vous mettra entre deux couches de berrys. Comme ça, vous serez contente !

Mais enfin, le calvaire prit fin et les deux garçons, l'esprit vide mais l'estomac saturé, s'en allèrent ramasser quelques abricots tombés au sol. Ils les mangèrent sans faim, mais avec le plaisir de se sentir comme purifié. Un brin rêveur, Sören souriait. Il ne pensait déjà plus au repas. Pour lui, c'était tout juste un souvenir de son ancienne vie qui lui revenait pour repartir aussi sec, sans séquelles.

Mais Renard respirait à petites goulées l'air trop lourd. Et il demeura muré dans un profond silence.


Dernière édition par Sören Hurlevent le Sam 7 Sep 2013 - 11:48, édité 2 fois
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Je marche à la lumière de mon propre cœur.
André "Renard" Finnegan, Paroles à l'usage des poètes.


Renard avait quitté l'exploitation sans rien dire, pendant les deux jours qui avaient suivi le repas. Il y avait laissé toutes ses affaires, et Sören doutait qu'il puisse s'en aller pour de bon sans les récupérer. Alors, il avait marchandé avec Moustaki afin que celui-ci compte sur le retour de son saisonnier, plutôt que d'en engager un autre. Ce qui l'aurait, au fond, beaucoup arrangé. Il n'aurait pas eu à payer deux semaines de travail, et se serait sans doute retrouvé avec quelqu'un de plus efficace.

Mais Renard revint par un beau matin où la rosée était dense. Ce fût une drôle d'apparition pour ceux qui la surprirent que ce jeune homme à la barbe dense et bien coupée qui marchait calmement en fumant sa pipe dans la brume. Sa chemise était maculée de terre et de sang, et sa démarche était fière et légère à la fois. Il semblait flotter. Mais lorsque Sören parvint à sa hauteur, il se rendit compte que ses pieds étaient bien rivés au sol.


-Renard, bordel de Dieu, où est-ce que t'étais pass...
-Hey, Sören !

Riant subitement, le garçon bondit sur son ami qu'il manqua de mettre à terre. Celui-ci en éprouva autant de consternation que de curiosité. Il avait lutté contre Moustaki, en songeant que Renard ferait tout pour s'amender. D'autant plus qu'au fond, il comprenait un peu ses raisons, ou pensait les comprendre. Mais il devait bien l'admettre : le sourire ingénu que l'autre affichait le décontenançait. C'était comme s'il revenait d'une réalité différente sans contraintes horaires, sans personne pour lui faire des reproches ou pour lui dicter sa manière d'agir. Ce qui était sans doute le cas s'il avait vagabondé dans la nature. Sören fronça les sourcils.

-Ah, vindieu, c'est que j'commençais à trouver le temps long, eh ! Ramène-toi vite, on va aux abricots aujourd'hui. Tu m'raconteras en chemin.

Et il lui raconta.


Dernière édition par Sören Hurlevent le Sam 7 Sep 2013 - 11:18, édité 3 fois
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J'ai pensé à la vie le jour où j'ai contemplé la mort,
et c'est le cadavre d'un ami qui m'a ouvert les yeux sur le mystère du monde.
Celui qui entre dans la profession avec sa tête mais sans ses tripes, je ne veux pas l'avoir dans ma classe.
André « Renard » Finnegan, Notice aux étudiants.

Il avait longtemps couru la campagne, en évitant les hameaux et en contournant de très loin le village. La vision des foules lui avait fait horreur, comme s'il s'était attendu à ce qu'on lui jette des pierres. Sören s'étonna, regarda son compagnon comme s'il était fou. Mais il avait l'air calme et lucide. Un peu plus tôt, l'éclat de ses yeux avait eu quelque chose d'intimidant, mais il était bel et bien de retour parmi les hommes à présent. Et il parlait avec la sincérité de celui qui a souffert, pensé, et surmonté.

Surmonté quoi, le garçon se le demandait. Pour lui, le repas de famille n'avait été qu'une formalité, un moment un peu long à passer, sans plus. Un de ces gueuletons qui font se sentir le ventre et l'esprit lourd, embourbé par les discours creux et les fréquentations vaines. Mais ce n'était ni la mort d'un proche, ni l'épreuve de la violence ou de la haine. C'était banal, terriblement banal.

Et il n'y avait que les fous pour haïr viscéralement la banalité.


-Gars, dis, le prends pas mal si j'te coupe, mais tu cherchais quoi en v'nant ici ?
-... c'est pas facile à expliquer.
-Me prend pas pour un cave. T'es professeur, et moi, j'suis pas plus con qu'un autre.
-Non, non, c'est pas ce que je voulais dire.
-Alors, quoi ?
-C'est dans ma tête, que c'est compliqué, j'suis pas sûr de trouver les mots.
-Chipote pas, et te fatigue pas. Mais va pas me raconter des conneries comme l'autre jour. Moi, pendant que t'étais pas là, j'ai tout fait pour sauver ta place, hein. J'veux pas faire le fier, mais j'ai droit à autre choses que tes états d'âmes, et tes délires sur tes promenades en solitaire.
-Reste tranquille, je raconte comme je peux.
-Et moi, je t'écoute. Aller. On a deux hectares à se faire, y'a le temps... commence par le début, d'après que ça aide.

Il commença par lui parler de quand son plus vieux copain, qu'avait eu vingt ans, avait trouvé la mort sans la chercher, à la suite d'une drôle de maladie pour laquelle personne ne connaissait de remède. Les questions que ça lui avait posé, son monde qui s'était effondré, pourquoi il s'était jeté à corps perdu dans les études. Trouver un chemin de reconstruction, suite à cette crise originelle. Ou au moins apprendre à réfléchir pour pouvoir nommer toutes ces peurs, émotions, impressions qui zébraient sans cesse son espace cérébral. La philosophie, ç'avait été un besoin vital et une passion, et il s'était bien vite rendu compte que ses collègues n'étaient pas tous de sa trempe. Ils étaient lourds et empesés, fatigués de trop bien manger et de dormir trop sereinement. Ils parlaient de leurs grosses voix empâtées, derrière leurs bureaux, et  rares étaient ceux qui avaient encore le feu, la rage et l'espoir du jeune loup en eux.

Parce que faire de la philosophie, c'était ça : montrer les crocs face au monde et partir à la traque aux mystères, seul de préférence, en meute si nécessaire.

Ils prêchaient l'authenticité et la recherche de la vérité dans l'adversité la plus noire, et ils n'étaient que des automates aux mécaniques agiles, si bien huilés dans leur petit confort que leur pensée avait perdu tout ce qu'elle avait de brutalité, de violence, de vie. De désir de surmonter la mort. Ils avaient déjà un pied dans la tombe, en vivant comme des bêtes de troupeau qui ruminaient sagement derrière leurs bureaux encombrés.

Alors, Renard avait perdu l'appétit et le sommeil pour compenser les habitudes confortables de ses maîtres. Il s'était mis à douter, à penser qu'il n'avait pas eu de vocation, mais qu'il n'avait fait que se plier malgré lui à un certain contexte familial. Ses parents travaillaient dans des milieux très intellectuels, eux aussi. Et dans son dégoût, il avait oublié l'étincelle première qui s'était allumée en lui le jour où il avait commencé à discuter passionnément de questions essentielles, en sirotant une bière sur une terrasse de café.

Cette bière, ce dialogue qui allait si loin, tout qui trouvait son sens, les mots qui s'enclenchaient avec justesse et exactitude dans l'engrenage du monde. Ce jour là, en rentrant chez lui, il avait sourit. Il s'était dit que son vieux copain pouvait pas vraiment avoir disparu avec son corps, alors que la pensée était si légère, si vive, si divine. Qu'il devait encore exister quelque chose de lui quelque part, sinon...


-Attend, attend. J'suis pas certain d'tout piger, là... tu veux pas partir de moins loin, en fait ?
-T'inquiète, j'y arrive. Et puis tu m'as dit de raconter du début, je raconte.

Et alors, un jour, ç'avait été la goutte d'eau. Il avait décidé de tout lâcher pour partir loin des bibliothèques empoussiérées, loin des vieux auteurs et de tout ceux qu'il aimait. Sa raison : parler aux vivants pour se rappeler que les morts pouvaient encore avoir une voix. Mais il lui fallait des gens authentiques, loin des faux-semblants des villes et des écoles.

-Gars, attend, t'as vraiment cru pouvoir causer de tout ça en faisant les saisons ? Déjà, t'as d'la chance que j'ai bougé, et pas qu'en campagne, justement, sinon, ça fait belle lurette que j't'aurais classé «il est ben fier », comme on dit chez moi, et que j't'aurais laissé causer en écoutant l'vent dans mon abricotier... Eh. T'sais qu'il y a une chanson comme ça ?
-Comment ça ?!
-Ouais, attend. Elle est longue, mais j'vais te la faire en version courte.


Dernière édition par Sören Hurlevent le Sam 7 Sep 2013 - 11:06, édité 1 fois
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Tout au fond du gouffre, lâcher un rire sonore pour faire tomber les murs.
André "Renard" Finnegan, Paroles à l'usage des poètes

« C'est pas une vie », je me l'disais chaque matin
Je me frottais les yeux, fatigué de rien faire
Dans les rues, y'avait toujours un bruit de crachin
Parle pas, jamais à ton voisin, vis l'enfer.

J'allais bosser au bar, au bureau ou au port
Dans tous les cas c'était la même : je m'emmerdais
Être' perdu sans repère, rongé par le remord
Cesser de barouder pour virer chien de trait...

Traîner encore ? Non, y'a pas moyen !
J'peux plus les voir, ces gens sans histoire
Ces murs, j'leur dirait pas « au-revoir »
Adieu, juste ! Je trace mon chemin !

Je me disais : t'es citadin marginal, pilier d'campagne
Ouais, c'est ça : le bled est fleuri et la ville sent l'bagne.
Citadin Marginal
Pilier d'Campagne.


« Non, c'est pas ça non plus », ça brûlait dans ma tête
Tous les matins où j'allais soigner les moutons
Aussi les mauvais soirs où je rentrais les bêtes
J'avais les mains calleuses, je jouais à être con.
Les prairies c'est plus sain, qu'on disait au comptoir
Là-bas les gens s'aiment bien et vivent comme des humains
J'ai vu que des connards avec de grosses' pétoires
J'ai mieux compris le « jeux de mains, jeux de vilains »...

Vilain ? Non, bandit de grand chemin !
Ici, les murs sont derrière les yeux
Autant causer seul, ça vaut bien mieux
J'ai mangé dans la fosse à purin !

Je me disais : t'es citadin marginal, pilier d'campagne
Ouais, c'est ça : le bled est fleuri et la ville sent l'bagne.
Citadin Marginal
Pilier d'Campagne.


J'erre toujours dans les bois, je suis un loup qui court
J'vis à tombeau ouvert, je sens la mort qui danse
Un aigle et un serpent, et un vieux cœur qui pense,
A toutes ses idées folles, à une vie sans amour.

Je traverse la ville comme d'autres' passent au cimetière
On me dit fou à lier, personne ne me regarde
Ou alors, pas en face. Je suis jamais très clair
Et si je parle aux camarades, c'est la camarde.

La camarde ? Je l'attends, j'ai pas peur !
Elle a déjà pris meilleur que moi,
Ceux qui me faisaient aimer mon toit,
Mes frères, seul, je porte vos couleurs.

Pilier Marginal,
Citadin d'campagne. »


Dernière édition par Sören Hurlevent le Mar 10 Sep 2013 - 16:03, édité 2 fois
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J'étais sous la porte, et je ne voyais pas les deux chemins qui y menaient.
Je perdais mon temps à refaire mes lacets,
et je ne comprenais pas que le seuil se trouvait irrémédiablement poussé sur le chemin de droite.
Le jour de ma mort, je veux souhaiter revoir cette porte et ce même chemin à l'infini.
Je veux souhaiter revivre la même vie dans un cycle perpétuel, un éternel retour.
André « Renard » Finnegan, Les lois de l'Alpha.


Après avoir chanté, Sören avait été pris d'un fou rire, et Renard n'avait rien dit, soudainement intimidé. Au fond, tout au fond de lui, il s'était toujours senti un peu supérieur aux paysans qu'il s'astreignait à côtoyer dans sa quête d'authenticité et de purification.

Et se voir tourner en ridicule, voir ses quatre vérités se faire poser aussi soudainement et innocemment par une simple chanson, ça le rendait tout simplement fou.

Il se laissa tomber en bas de son arbre, étourdit par le caractère répétitif du travail. De son côté, Sören continuait de travailler non sans une certaine grâce. Ses mouvements nets et précis ne gênaient même pas son chat, qui dormait sur son épaule. Il acheva sa rangée d'arbres, puis revint se camper aux côtés de son compagnon qui avait l'air de ne pas savoir que faire de ses dix doigts.


-Gars, tu peux partir.
-Comment ? Le père Moustaki m'a pas viré, si ?
-Laisse le tomber, ce connard. T'as rien de bon à faire là. Retrouve tes bouquins, ton univers et reste pas à zoner avec des moins que rien. La vie est trop courte.
-Là-bas non plus, j'étais pas à ma place.
-Ouais, mais c'est pas pour ça qui faut passer d'un extrême à un autre. Rentre chez toi, et si y'a un truc qui t'emmerde, fais le péter de l'intérieur. Deviens un itinérant quand tu pourras, si t'en as encore envie. Apprend des trucs aux gens, te fais pas bouffer par plus con que toi. J'crois que tout ce qui s'est passé l'autre jour, c'est juste que dans ta tête, y'a quelque chose qu'a dit « ça y-est, le fruit est mûr ». Alors, vas-t-en, gars. T'as ta vie à cueillir, commence pas à en gâcher des moments en faisant un boulot que tu peux pas aimer si t'es pas né dedans.
-...
-Et tire pas cette gueule, la vie est belle.
-Toi aussi, t'es comme le type de ta chanson, non ? T'es bien nulle part ?

Pour toute réponse, Sören sourit évasivement. En fait, il était capable de se sentir bien partout, aussi longtemps qu'il se sentait libre.

-Oui et non. J'suis juste parti pour mener ma vie comme j'avais envie. Pas pour trouver mieux ailleurs.
-Mais t'es toujours tout seul aussi. Avec ton chat.
-C'est pas un mal.
-Sans doute.

Pourtant, Renard avait mis le doigt là où ça faisait le plus mal pour Sören. Mais il ne s'en rendait pas encore vraiment compte, persuadé qu'il était de compter des amis un peu partout, et bien heureux, au fond, de n'avoir personne à supporter au quotidien. Il aimait être un courant d'air, et les courants d'air ne sont jamais accompagnés que d'eux même quand ils s'amusent à claquer les portes.

Mais comme Sören n'ajoutait rien, il se leva, lui serra la main avec chaleur, et s'en alla en méditant à haute voix sur tout ce qu'il avait découvert ces derniers jours.


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Les semaines passèrent, et Sören acheva la saison tout seul. De toutes façons, il était efficace comme deux paires de mains, pour le plus grand plaisir du père Moustaki qui pouvait économiser le salaire d'un saisonnier. De temps à autres, quand l'envie lui en prenait, il allait déguster un bon ragoût chez Baravin et sa femme, qui tenaient la petite auberge du village. Il était suffisamment connu et apprécié pour n'avoir jamais rien à payer, et les échanges simples suffisaient à faire son bonheur. Il en oubliait la violence dans laquelle étaient nées toutes ces amitiés factices et fugaces, uniquement motivées par le désir de ne pas avoir de dettes à son égard.

Opportuniste, malicieux, mais trop gentil et naïf pour voir la vérité dans ces sourires et ces repas offerts de plus ou moins bon cœur.

Au moment de partir, Moustaki tenta bien de gratter quelques jours de paye sur son salaire, non sans succès. Mais Sören s'en alla au port avec la légèreté qui lui était coutumière, lorsqu'une mouette postale se posa sur son épaule. Il allait la chasser, quand il s'aperçut qu'elle portait un pesant fardeau, accroché à une patte. Un livre empaqueté à la va-vite, et une petite note qu'il déchiffra à grand peine, illettré qu'il était.


 « Sö, je sais pas si tu pourras lire ce livre, mais essaye quand même. J'espère qu'il te parlera, c'est à toi qu'il est dédié.
A un de ces jours, sur une mer ou sur une autre.
Renard.»

De plus en plus intrigué, Sören arracha donc le papier qui couvrait le livre, et donna ses trois piécettes à la mouette qui lui piactait l'oreille d'impatience... pour mieux passer vingt bonnes secondes à déchiffrer le titre qui s'étalait sur l'épaisse reliure en cuir.

LES LOIS DE L'ALPHA.
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