Je l'ai regardé longtemps, de mon bureau, l'océan. Pensif au milieu de toute la paperasse de mes quartiers, au centre des fiches de recrutement et des rapports biaisés. J'en ai consumé, des cigarettes, dans le calme las de ma solitude. Dark ne parle plus, moi non plus, d'ailleurs. Il est dans le même état de réflexion que moi, il patiente avec le flegme du prédateur. Des jours déjà que mes apparitions sont brèves, que je ne quitte mon antre emboucanée que pour me nourrir et rappeler à mes hommes que j'existe. Et personne n'est venu à moi, durant tout ce temps. On a dû les prévenir, quelqu'un les empêche de me déranger, peut-être Sarko, qui sait.
Eux, ils savent. Ils savent que je dois rester seul, ils savent que Jaya approche
et que la bête doit se recueillir une ultime fois avant la guerre.
Ça fait bien trois jours que je fume cigarette sur cigarette, anxieux, perdu dans de sombres souvenirs. Vagues images dans le noir analphabète de mes colères, fugaces sensations dans le flou de ma violence. Comme si une partie de ma mémoire on m'avait arraché, ou occulté. Comme si en deux mon existence on avant scindé. Drum n'est pas bien loin derrière, moins d'un an. Assez pour que le chaos du feu , du sang et de la neige ne se soient pas estompés de l'esprit tordu auquel je suis jumelé. Assez pour que le goût de la mort soit toujours présent en moi.
En lui.
Le cendrier plein. La tête vide.
Sur Drum, j'ai été le monstre que je craignais incarner. Sur Jaya, il faut que je sois le héros que je n'ai jamais été. Que je mette de côté ce besoin qui croît comme les nautiques entre le Léviathan et Jaya se réduisent. Ce besoin de mort. Double Face qui hurle qu'il en a assez, de cette paix. Qu'il doit frapper. S'éveiller. Il en a marre de ce jeu. Je ne l'entends pas, Dark se tâche bien de me faire oublier qu'il attend dans l'ombre pour frapper. Mais justement, cette ombre, je la vois, je la sens. Hier, juste hier, un raie de lumière s'est faufilé jusqu'à moi, par la grande fenêtre de mon bureau. Il a traversé le nuage de fumée, puis a chatouillé ma silhouette. Et là, je l'ai vu, contre le mur, le prolongement de mon corps, mon ombre. Son ombre. Une ombre malsaine, qui ne m'appartenait pas, qui complotait dans l'ombre et rassemblait ses forces en attendant un instant assez faste pour s'éveiller. Pour refaire de moi le monstre de Drum.
Tout à l'heure, j'ai brisé une chaise. Je ne sais pas pourquoi. Mais je l'ai brisé. J'ai rugis, puis j'en ai saisi la patte et je l'ai violemment envoyé contre le mur. Elle a explosé en des dizaines de débris et a renversé plusieurs piles de papiers.
J'en ai trouvé du vierge, de papier. Vierge. Pas de formulaire à remplir, pas de fiche à compléter, pas d'explications ou de consignes. Juste une étendue blanche attendant d'être souillée de mots et de pensées.
Alors, j'ai commencé à écrire. Je crois que je vais le garder, le jour où quelqu'un s'intéressera à Double Face et voudra écrire un bouquin dessus.
Il hurle, l'éclat de vie dans son océan de détresse
Il hurle, le loup perdu dans la tempête
Il hurle, le faquin que l'on expie dans la pénombre
Il hurle, celui dont on ne voit que le visage.
C'est la charpente de son être qui gémit
sous l'étau sordide de la Bête.
C'est le phénix de son âme qui,
brimé sous les ruines de son mal,
ne peut renaître
Sa main est de douceur, de rêve et d'amour
Son poing est de fer, de volonté et de haine
Son œil est d'avenir, d'altruisme et de fourberie.
Son esprit est de ténèbres, et de lumière.
Il tord le métal, celui qui ne sait pas
Il souille et avilie, celui qui ignore
Il rédige et dénonce, celui qui n'est que spectateur
Il brûle et forge, celui qui agit
et sauve l'éclat de vie dans le tumulte du vide.
Sa main est immaculée
Son poing est souillé du drame des autres
Son œil déchire l'obscurité
Son visage, est noir, est blanc.
Il brille, l'éclat de vie dans son océan de détresse
Il cherche sa meute, le loup perdu dans la tempête
Il brise ses chaînes, le faquin que l'on expie dans la pénombre
Il sourit, celui dont on ne voit que le visage.
Il est noir et blanc
Double Face
