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L'Homme qui n'était pas d'ici

Le paysage qui apparait devant les yeux de Rik Achilia à sa descente du navire semble bien pittoresque. C’est que Whiskey Peak a subi des changements assez brutaux ces derniers temps avec comme point d’orgue l’arrivée des Ombres du Chaos, bien décidé à tout détruire sur l’ile, sans qu’on sache trop pourquoi. Une attaque d’une rare violence qui a été enregistrée par un duo de journaliste. Beaucoup ont pu voir ce qui s’est passé à cette ile et ceux qui ne l’ont pas vu ont pu l’apprendre par les rumeurs facilement véhiculées dans chaque débit de boisson digne de ce nom de chaque mer. Whiskey Peak, l’ile des chasseurs des primes, a été partiellement détruite. Partiellement, mais on pourrait dire totalement. Car tout ce qui faisait de Whiskey Peak ce qu’elle était a été détruit par Aoi D. Nakajima. La ville. Et ses alentours. Les tombes des collines sont bien les rares choses qui ont été épargnées, les morts ne pouvant être tués.

Toutefois, après le passage des pirates, la vie est revenue sur l’ile. Recouverte en majeure partie par la lave du terrible logia du capitaine des Ombres, l’ile s’est découvert une vocation pour la production agricole de masse, mais de qualité. Les riches sols, anciennement magmatiques, sont une opportunité que les gens du coin ont su saisir tous de suite. C’est que vivre essentiellement aux dépens des chasseurs de primes, ça n’a pas que du bon, l’ultime preuve étant cette attaque massive qui n’aurait pas eu lieu sur une modeste ile dédiée à l’exploitation agricole. C’est donc face une petite ville en pleine reconstruction et grouillante d’une activité débordante que Rik Achilia débarque. Tout autour de la ville, ce sont des champs jusqu’à l’horizon. Et même sur les sommets arrondis, les champs sont là. Whiskey Peak ne fait pas dans la demi-mesure quand il s’agit de se reconvertir.

Forcément, il finit par se retourner vers sa jeune guide qui comprend très bien ou l’ex-Ghost Dog veut en venir tout en faisant semblant d’être surprise. L’innocence même. Sournoise.

Allons, allons, caporal. Vous pensiez vraiment que je vous mènerais sans contre-partie à votre capitaine ? Les conditions restent les mêmes. Tu as une mission. A toi de te montrer à la hauteur de la réputation de l’équipage des Ghost Dogs.

Dans un geste théâtral de la main, elle désigne la scène devant lui.

Apaise ce nid de tension et tu auras la chance de retrouver ton capitaine.
Je n’ai qu’une seule parole.


Des paroles qu’il vaut mieux surveiller de près. Nombreuses ont été les occasions pour Mirabella d’exprimer quelques griefs à l’encontre de l’ex-marine depuis que celui-ci l’a vaincu sans grande difficulté. Elle qui pensait être supérieur à l’homme, sa surprise fut à la hauteur de sa frustration. Auparavant piranha, Mirabella tient plus du serpent à l’heure actuelle. Laissant Rik à ses pensées, elle s’approche du capitaine qui les a transportés afin de le congédier non sans payer la somme due. Honnêteté. Débarquant à nouveau, Mirabella examine les faits et gestes de Rik face à l’épreuve qu’il attend tandis que le navire remonte la passerelle avant de repartir vers le large.

Alors ? Que penses-tu faire ?

Mirabella semble se contenter d’un rôle d’observatrice. Un rôle qui lui convient à ravir puisqu’elle aura tout loisir d’apprécier les échecs probables de Rik. Probables à ses yeux. Évidemment. C’est non sans le certain délice d’étaler son savoir qu’elle se met à présenter la situation de l’ile au Gambler.

Juste qu’il y a peu encore, il n’y avait que des gens sans histoires sur Whiskey Peak, travaillant à reconstruire à l’ile et découvrant avec émerveillement que la qualité des récoltes est sans précédent. Toutefois, les gens sont d’avantages des agriculteurs que des combattants et même si l’ile a perdu de son attractivité pour des pirates en mal de défis, elle reste sans défense pour les plus végétariens d’entre eux. C’est pourquoi que des tractations ont été engagées à afin qu’une base de la marine soit installée sur l’ile. C’est une première. Avant, les chasseurs de primes contrôlaient tellement l’ile qu’il n’y avait pas besoin de mettre une troupe en garnison. Et après réflexion, c’est ce que pensa la marine. Ce n’était pas indispensable de placer une garnison sur l’ile. Toutefois, c’est quelque deux cents hommes qui furent affectés à Whiskey Peak avec une mission très simple : rester discret et annihiler toute contrebande sur l’ile, en particulier celle des Log et Eternal Pose. Un commerce interdit sur l’ile. Le pourquoi ? C’est que le meilleur ami de la Marine reste encore l’ile vers laquelle le Log Pose pointe après l’escale sur Whiskey  Peak : Little Garden et sa faune préhistorique. Sans compter son année pour recharger le Log Pose. Une aubaine pour arrêter net la plupart des pirates. Pourquoi combattre et perdre des éléments quand on peut les laisser s’engouffrer dans ce piège naturel ? C’était la pensée des officiers. C’est pourquoi la mission de la marine était celle-ci. Sans Log et Eternal Pose, les pirates ne pouvaient faire demi-tour. Enfin, pour les équipages de moindre importance, mais davantage entreprenants, la marine pouvait intervenir, rassurant ainsi les populations locales.

Hélas, la présence de la marine ne satisfait pas certains propriétaires terriens en relation avec des chasseurs de primes. Les rumeurs parlent de magouilles entre eux et que la lutte contre la contrebande leur ferait beaucoup de mal. Trop. Ces individus prônent une défense plus efficace par le biais de chasseurs affiliés à la BNA. Les anciens locataires de l’ile avant l’expulsion sans préavis par les Ombres. Ils ne veulent pas de la marine. C’est clair. Et les chasseurs de primes fraichement débarqués pensent la même chose en plus de murmurer tout bas que les marines vont leur prendre toutes leurs primes. Pour finir, une grande partie de la population n’apprécie guère la présence de ces chasseurs de primes. Pour eux, leur présence était la cause de l’attaque des Ombres. Les voir revenir, c’est faire revenir le spectre d’une destruction cataclysmique par la pirate. Surtout que récemment, on l’aurait vu à Reverse Mountain. Ce n’est pas si loin que ça. D’autres gens peu recommandables rôderaient aussi. L’exemple d’Aoi aurait pu donner des vocations à des capitaines en mal de reconnaissance.

Du coup, les gens ont des raisons multiples de ne pas s’aimer. Et les esprits commencent à s’échauffer. Si ça n’a pas encore explosé, ça ne tardera pas. Avec ou sans pirates.

Mirabella sourit. Elle aime beaucoup la situation dans laquelle Rik est forcé d’agir. Sournoise.
    Tss, petite fouine. Évidemment qu't'allais pas faire ce que je te demandais. Ça aurait été trop beau. Mais l'avantage d'avoir anticipé ce coup foireux, vois-tu, c'est que je sais déjà comment réagir. Ça évite de se ronger les sangs pour rien, de se montrer sous un trop mauvais jour et de faire un usage excessif de violence sous le simple prétexte qu'on est pris au dépourvu. Y'a rien de plus instable et dangereux qu'un mec qui craque et se met à faire n'importe quoi quand il sent la situation échapper à son contrôle. Bonne nouvelle, pas loin de trente ans à taper les cartes sur chaque îlot visité, ça vous apprend à rester impassible. Alors, j'reste zen quand la petite abeille commence à bourdonner gaiement qu'elle a d'autres projets pour moi avant de me conduire à Hadoc. Soit. Je m'y attendais un peu; j'ai jamais vraiment imaginé pouvoir commander la jeune. Alors l'un dans l'autre, ça m'chagrine pas plus que ça de la voir jouer les anguilles. L'idée de la contraindre par la force à faire ce que je veux m'a chatouillé l'esprit oui, mais j'ai fait une croix dessus en apprenant où l'on allait débarquer : Whiskey Peak, terre de chasseurs de primes depuis la nuit des temps. On va pas commencer à faire des vagues au beau milieu d'un vivier de tueurs à gages. Ça fourmille de pétoires prêtes à cracher le feu au premier prétexte venu, dans l'coin. Pour peu, elle en connait déjà quelques-uns - entre égorgeurs, on sympathise parfois - et ma côte risquerait d'en prendre un sévère coup avant même d'avoir commencé ici, si je secouais la jeune.

    Mais d'un autre côté, j'suis loin d'être sans ressource moi-même. Avec un peu de chance, je trouverai en écumant les tripots une vieille connaissance, ou l'obscure relation de travail d'un collègue éloigné d'un ancien pote du métier qui se souviendrait de moi. Oui, c'est peu probable, mais avec un minimum de gouaille, on passe vite de l'étiquette de l'emmerdeur qu'on veut faire dégager par le videur à celui de partenaire d'affaire intéressant. On se découvre de lointains parents communs, on se souvient avoir pris part ensemble à d'anciennes épopées glorieuses, des épopées tellement anciennes qu'en fait, elles ont jamais vraiment existé. Mais c'est pas grave, l'essentiel est ailleurs; l'essentiel, c'est que j'suis fait pour m'entendre avec les gens. Et ça tombe bien, vu la mission qui m'attend. Le petit exposé de Mirabella - elle a fini par me donner son nom pendant la traversée - me laisse à penser que la tâche sera ardue. Mais aussi qu'elle correspond exactement à ce que je sais faire. Mieux, on aurait pas pu trouver membre du Passeur plus indiqué pour cette mission. Se côtoient ici des marines indésirables selon certains, des chasseurs de primes indésirables selon d'autres, des civils qui découvrent le maniement de la bêche et du râteau en guettant l'horizon pour être sûr qu'il y a pas de pavillon noir dressé au vent, et les fameux boucaniers qui rôdent toujours dans les environs. En voilà un joli monde. Et moi, j'dois apporter la réponse - l'unique, la parfaite - aux ressortissants de l'île, pour sceller une entente radieuse entre tous les partis. Hm, vaste programme. J'me roule une clope sous le regard attentif de ma partenaire de voyage, tire une latte en mirant les vallons verdoyants, autour et répond à sa question :


    C'que je vais faire ? Boah, facile. J'vais m'prendre un verre.

    Oui, j'ai toujours trouvé qu'une bonne charge de travail méritait une bonne charge de picole avant tout. Pour se mettre dans le bain, quoi. Sans compter que les bons tuyaux foisonnent au fond des verres. La réponse convient pas plus que ça à la jeune, mais comme je lui demandais pas vraiment son avis et que l'envie de me laisser vagabonder tout seul la démange pas, elle me suit. Ouais, elle se méfie au moins autant de moi que moi d'elle. Faut dire, j'ai toujours une petite poupée de paille à son effigie. Ça compte pour quelque chose, ce genre de détail.

    On quitte la zone des docks pour aller se jeter dans l'activité grouillante du centre-ville. On entre dans le premier caftard pas trop miteux à surgir sur notre route. Celui qui surpasse en terme d'hygiène le trou à pochards, mais qui s'incline devant un établissement de bonne réputation. C'est à mon sens ici qu'on trouvera à qui parler. Les alcoolos de base feraient que baver sur ma veste en vomissant un flot d'informations inutiles sur l'île et leur destin pourri; les petits freluquets bien coiffés me prendraient de haut ou se montreraient trop curieux. Ici, c'est parfait. J'me remémore une nouvelle fois toutes les infos distillées par Mirabella. Oui, va y avoir du boulot. Je mire ma superviseuse dans un rictus qui signifie, admire le travail cocote. Elle se cale bien dans sa chaise, dans un coin de pièce mal éclairé et observe.  

    Je vais me poser au comptoir à côté d'un gusse qui m'a l'air d'être à classer dans la catégorie " honnête paysan sans histoire et peut-être un peu moins malin que la moyenne ". C'est pile poil ce que je recherchais.


    Un whisky, par ici, j'fais en tapant tranquillement d'une main contre le bar. Avant de rajouter : J'vois que votre verre est vide, j'vous en remets un.

    Le bonhomme est tout surpris. Mais comme c'était pas vraiment une question que je posais, il trouve rien à y redire. J'fais signe deux au barman, qui rechigne pas à verser la liqueur. La main terreuse de mon nouvel ami chope le verre et se l'envoie cul-sec dans le gosier. Je l'imite et en demande deux autres en m'éclaircissant la gorge.

    Dites, vous m'semblez être le genre de gars à qui parler, j'ai raison ?
    Sûr... burps... j'sais des tas d'trucs moi.
    Z'êtes dans quelle branche ?
    J'suis charretier pour m'sieur Alvarez. Il possède l'un des plus grands domaines agricoles de l'île.
    Oh... je devrais peut-être m'adresser directement à lui, dans ce cas...
    Mais... ! J'fais aussi intermédiaire pour le patron, j'suis en quelque sorte son bras droit. Firmin Cayne, pour vous servir.

    Et il fait un espèce de salut qui se veut noble mais qui le fait juste renverser une moitié de son verre. J'lui dis que moi, c'est Rik, que c'est un plaisir et je replonge dans mon whisky.

    Vous allez sans doute pouvoir me renseigner, Firmin. Je m'interroge sur la nature des arrangements entre les propriétaires terriens et leur partenaire d'affaires, la BNA.

    Le Firmin est peut-être pas bien malin, mais il sent que c'est bizarre. Un inconnu débarque et demande des renseignements bien précis en lui mettant verre sur verre, c'est ou louche, ou Noël. Et on est pas en décembre. Ses sourcils se froncent pour venir presque tomber sur ses yeux et il demande, méfiant :

    Et pourquoi vous v'lez savoir ça, hein ?
    Hé bien... je ne sais pas si je peux... c'est assez secret voyez-vous. Puis-je vous confier un secret, Firmin ? Il est capital de n'en rien dire à personne.
    Sûr ! Je suis une tombe ! il gueule.
    Bien. Je vous crois.

    J'approche de lui pour parler moins fort, sur le ton de la confidence. Je sens qu'il se concentre, honoré d'une telle marque de confiance et c'est tant mieux :

    Voilà : je travaille pour un homme au portefeuille très bien rempli qui évalue l'idée de venir s'implanter ici. Il cherche de nouvelles relations de travail qui ont la volonté de construire de grandes choses. Vous voulez construire de grandes choses, Firmin ?
    Affirmatif, monsieur. Une fois, j'ai monté ma propre charrette, c'est vous dire.
    Bien. Alors, voilà ce que je vous propose : conduisez-moi à votre employeur, Monsieur Alvarez. Nous discuterons business chez lui. Et je vous garantis qu'il y aura une récompense à la clef pour vous si nous tombons sur un accord. Qu'en dites-vous ?
    J'en dis... qu'est-ce qu'on attend sacrebleu ! Mettons-nous en route, ma calèche nous attend.

    Et il se lève, décidé comme jamais. Je dois même le retenir un peu pour introduire auprès de lui ma "collègue" sur laquelle il louche au moins autant que j'espérais. Je la présente comme une personnalité qui mérite tous les égards du monde. " Allons-y Milady " qu'il lui balance en lui offrant son bras crasseux et une haleine de fennec. Je rigole intérieurement. Oui, on peut bien se permettre ça. Mirabella n'apprécie que moyennement je sens, et c'est encore mieux ainsi. Firmin nous désigne le carrosse. Un tas de boue et de bois branlant tiré par deux pauvres mules infestées de mouches. Hm. Soit, salissons-nous. On monte, le paysan fouette les bêtes et on se met en route, tout tranquillement, à endurer le mauvais rendement et les crevasses des allées mal entretenues.

    Y'en a pour deux bonnes heures, le temps d'arriver au manoir, fait gaiement Firmin.

    Deux heures ? Je me marre en me roulant une nouvelle clope. Mirabella me fusille du regard. Hm. Mouais. Elle va me le faire payer à un moment ça. Mais qu'importe. Cette journée commence bien. Rik a un plan.
      Et il faudrait certainement un plan pour se repérer sur cette ile. L’aperçu des environs, au port, n’était pas loin de la réalité. Il y a des champs. Beaucoup. Des tas. Et le réseau de chemin forme un labyrinthe au milieu des parcelles soigneusement découpées entre les différents propriétaires. Les longues tiges des différentes plantes forment des haies imposantes et rares sont ceux à pouvoir jeter un coup d’œil au dessus. Le sol est riche. Tellement riche que les plantes semblent pousser à une vitesse étonnante. Sur le chemin, ils croisent même un début de forêt. Les arbres ont été plantés récemment, mais déjà, certains font plusieurs pieds de hauteur. Un amoureux des plantes et du temps qui passe vous dirait avec conviction qu’il est capable de voir la croissance des arbres à l'œil nu. Le sol est devenu une manne exceptionnelle pour les gens d’ici. Une richesse après avoir toute perdue. Tout ce qui est visible sur la route a été importé. Même le bois des barrières. Car il n’y avait plus rien si ce n’est des cendres. Et encore. Firmin raconte tout ça dans sa langue fleurie de quelques mots d’un patois obscur. Il est bien content de tout ça, qu’il dit. Ça donne du travail et les gens sont contents. Bientôt, l’ile sera riche. Il en est convaincu. Il parle et parle encore, parce que Rik a le visage de l’homme qui sait écouter les gens. Pas comme l’autre qui parait ennuyer à un point tel qu’elle envisagerait presque de fausser compagnie  à Rik afin de l’espionner de plus loin, mais là où il n’y a pas de paille qui gratte et de mouches qui volent.  Si tout est importé, la route, elle , est bien d’ici. Défoncé à souhait. Ce n’est pas la priorité malgré tout ce que peut penser Mirabella.

      Et puis, deux heures finissent par se passer. Et les signes avant-coureurs de l’arrivée chez monsieur Alvarez. L’homme a fait construire sa demeure sur une colline, un peu excentré du cœur de l’ile, au milieu de ses champs. Le bâtiment n’est pas encore visible, mais déjà, on peut voir des hommes s’affairer au travail de l’agriculture. D’autres semblent un peu plus étranges dans le paysage local. Des hommes en armes aux airs soupçonneux. Des chasseurs de primes ? Ou plutôt des hommes qui se font mercenaires pour un travail qui paie mieux et tous les mois ? Quoi qu'il en soit, l’entrée du domaine s’est faite sous le regard affuté d’une paire de gardes. Et sur le chemin, c’est trois autres duos que la charrette finit par croiser. Les sabres claquent contre les cuisses  et les pistolets tournent dans les doigts habiles de ceux qui veulent se donner un genre. Mais tous semblent donner une image de gardes avachis et en manque d’activité. Les voleurs de patates doivent être espérés par ici.

      La carriole finit par arriver en vue de la demeure. Les cultures poussent rapidement dans le coin, mais il en est pas de même pour les constructions. Le domaine d’Alvarez étant assez éloigné du port, il faut beaucoup de temps pour transporter les matières premières. Et si aujourd’hui, une large portion de tout le rez-de-chaussée a été terminée, il en est loin de là des étages. L’espace est encombré de piles de matériaux et de tout ce qui est nécessaire à la construction, sans compter tout le nécessaire à l’exploitation agricole. Les paysans côtoient les bâtisseurs dans un désordre apparent qui n’en est rien. Les gens sont efficaces et savent ce qu’ils doivent faire. Seuls les quelques gardes semblent faire tache au milieu de ce paysage de chantier, marchant au hasard et bousculant les gens comme s’ils étaient importants. Firmin vient arrêter sa carriole juste devant l’entrée et tandis qu’il aide sa Milady d’une journée à descendre,  un homme apparait sur le pas de la porte. Firmin, le voyant, s’empresse de s’exclamer.

      Monsieur Alvarez ! Vous avez d’la visite !

      Le prétendu bras droit s’empresse de rejoindre son patron. Il est d’un tout autre statut. Là où Cayne a l’allure du paysan, Alvarez fait plus penser à une jeune chef de famille distinguée. Les cheveux soigneusement coiffés et la barbe taillée courte, Alvarez est justement en train de s’allumer un cigare et avise le nouveau venu dans une grimace polie dissimulant sa gêne d’être ainsi apostrophé par quelqu’un manquant sérieusement de classe. Cravaté et vêtu d’une veste par-dessus sa chemise, il est d’un tout autre standing. Il sent l’argent et le parfum. Firmin se pose à ses côtés, tendant sa main calleuse de laboureur au dandy. Celui-ci adopte une attitude légèrement dégoutée à cette vue et s’empresse d’éviter son contact.

      Spoiler:

      Mais enfin, Firmin, que me vaut cette soudaine …entrevue ?
      C’est des invités, monsieur Alvarez ! Ils viennent pour affaire !
      Ah. Et bien, je pense qu’ils voudront probablement voir mon Père … non ?

      Son regard est d’abord passé sur Rik Achilia, cachant difficilement la curiosité blasée d’un homme qui se demande bien ce qu’il peut faire ici tout en ayant aucun intérêt pour sa personne, en réalité. Son intérêt monte d’un ton à la vue de Mirabella qui lui a visiblement tapé dans l’œil. Écartant Firmin sans douceur, il vient poser le genou presque au sol, parce qu’il y a de la terre, se saisissant de la main de Mirabella pour un baisemain audacieux.

      Mademoiselle. Vous êtes le premier joyau de bonheur se révélant mes yeux depuis bien des jours.
      Permettez-moi de me présenter. Paulo Alvarez. « Presque » propriétaire de tout ce que vous pouvez voir aux alentours. Et ce n’est que le début.


      L’homme semble plutôt ne montrer aucune considération pour les lieux, mais davantage pour la richesse que celui-ci peut lui procurer. En face de lui, Mirabella ne sait pas où se mettre, cherchant l’aide de Rik. Paulo capte son regard et c’est légèrement hautain qu’il s’adresse à l’ex-marine.

      Vous trouverez mon père dans son bureau. Firmin va vous guider. Enlevez vos chaussures avant d’entrer, Firmin. La bonne vient tout juste de nettoyer. Permettez-moi de vous emprunter votre délicate compagne. Je suis persuadé qu’elle ne trouvera aucun inconvénient à ce que je lui fasse découvrir le domaine plutôt que de lui infliger un discours assommant à base de chiffres et de propositions commerciales, n'est-ce pas ?

      Derrière lui, Mirabella semble dire non de tout son corps. Dit-on non à une femme ?
        Vaut-il mieux profiter des démarches entreprenantes du jeune lion, qui tombent fort à propos, pour aller discuter seul à seul avec son paternel ou éviter de s'attirer les foudres d'une délicate plante qui n'en est pas moins mortellement vénéneuse en la tirant de ce guêpier ? Mah. Avoir la paix, ça n'a pas de prix. Je prive, pour un temps seulement, le Dom Juan de la compagnie de Mirabella et la prenant par le bras pour l'amener un peu à l'écart et lui souffler quelques mots à l'oreille :

        Ok, miss, y'a deux façons de la jouer. Ou tu tires la gueule de tout le long et il ira pester auprès de son vieux pour qu'aucun accord ne soit conclu. Si ça devait être le cas, ça pourrait m'emmerder, mais j'trouverais autre chose. J'suis comme ça. Ou alors, tu te plies aux mondanités d'usage avec le jeune mariol, là. Tu lui fais la totale de la petite gosse éblouie par le blanc-bec pété de fric et je te rends ta poupée. T'es une comédienne, je le sais. Duper les gens, ça t'éclate et là je t'offre un rôle taillé sur mesure. La balle est dans ton camp, tu fais comme tu veux. Moi je vais causer affaires avec le patriarche.

        Elle me fixe quelques secondes, visiblement songeuse. Ça, ça veut dire qu'elle évalue la proposition. Si elle l'évalue, j'ai bon espoir qu'elle l'accepte, j'ai fait une belle offre et je sais vendre mon projet. Je tourne les talons pour la laisser réfléchir à son aise. Je passe devant le Alvarez Jr, qui lui est tout émoustillé à l'idée de venir se pavaner devant une jolie fleur. Un petit salut sobre de la tête, un autre mouvement pour signifier à Firmin de me conduire auprès du véritable propriétaire du domaine et je m'enfonce à l'intérieur de la demeure.

        Dedans, ça en jette, c'est le moins qu'on puisse dire. Tout est nettoyé, lustré, verni du sol au plafond. Il y a là des meubles anciens, larges, majestueux; des portraits de famille aux murs, de mecs tout sérieux aux allures de monarques dans leurs beau costumes; des chandeliers en or massif à six ou huit branches dans les corridors... Je comprends que Paulo ait insisté auprès du paysan pour qu'il ôte ses chausses, il aurait royalement flingué la boutique à venir tout crotter sinon. On emprunte un escalier de marbre poli qui me laisse pas insensible et me ferait presque regretter de pas avoir choisi une vocation et une vie de sédentaire. Ouais, dans un manoir pareil, j'pourrais gaspiller des journées entières sans m'en plaindre, c'est net.

        Firmin me désigne une lourde porte à double battant, en bout de couloir et à côté de laquelle un petit homme est assis à un pupitre. Sans doute le secrétaire personnel de Monsieur Alvarez. Je fais signe à Firmin que je vais m'en sortir seul à partir d'ici. Lui semble un peu déçu mais je peux pas prendre le risque de me pointer là-dedans accompagné d'un coyote en chaussettes - qui refoulent un max au passage - pour m'introduire. J'aime autant m'en charger moi-même. Je me présente devant l'employé qui hausse un sourcil de surprise désagréable. Son visage ovoïde et chauve n'est pas sans me rappeler par certains aspects ce bon vieux Commandant Trovahechnik. Curieusement, je laisse échapper un léger sourire en pensant au petit bureaucrate grincheux qui a bien failli m'envoyer croupir à Impel Down, et marque un temps d'arrêt un peu trop long avant d'engager la conversation au goût de son sosie.


        Moui ? Qu'est-ce que c'est ?

        Oh bah merde alors. Ton sec, cassant, pressé de celui qui a encore plein de papelards à signer. Mazette, c'est vraiment lui. C'en est bluffant.

        Je viens m'entretenir avec Monsieur Alvarez d'une certaine affaire que j'ai à lui proposer.
        Il vous attend ?
        Pas exactement, c'est son fils qui m'envoie.

        C'est pas tout à fait ça mais c'est pas fondamentalement un mensonge non plus. Le petit bonhomme me scrute, suspicieux. Je lui envoie un sourire poli, courtois, manière d'adoucir un peu le personnage.

        Hm. Très bien. Suivez-moi.

        Il descend de sa chaise en un petit bond. Fichtre, c'est qu'il est encore plus petit qu'il en a l'air. Il dépasse pas le mètre-vingt. C'est bougrement marrant de le voir se déplacer avec sa mimique de sérieux, rigide. Il tient avec lui un petit escabeau à deux marches qu'il déplie devant la haute porte du bureau. Puis il monte dessus, et porte trois coups précis du heurtoir contre le bois. Une voix forte dit d'entrer. Le secrétaire ouvre la porte, redescend de son promontoire, le replie et entre en m'introduisant à son employeur :

        Monsieur. Voici Monsieur...
        Santa.
        Monsieur Santa. Il a une proposition d'affaire à vous soumettre.
        Ah oui ? Et de quoi s'agit-il exactement, cher Monsieur ?



        Spoiler:



        Le vieux Alvarez a dit ça sans lever les yeux de son journal. Il est installé dans un fauteuil de maître noir à lourds accoudoirs; une tasse de café encore fumant est posée sur sa table de travail, devant lui et un cigare maousse comme j'en ai jamais vu dort juste à côté, dans un cendrier. L'homme arbore une coiffure soignée, un joli complet veston aux tons sombres et un air profondément détaché. Ok, va falloir gagner son attention.

        Il s'agit de surenchérir sur l'accord que vous avez avec la BNA et de faire de vous un homme plus riche. Il s'agit d'appliquer ce programme auprès de chaque propriétaire terrien de Whiskey Peak et il s'agit de faire de vous leur représentant. Voilà de quoi il s'agit.

        Ah. Je crois que j'ai capté son attention. Alvarez fait signe au Trovahechnik-bis que c'est bon, qu'il peut se retirer. J'envoie un bon sourire de renard satisfait de son tour à l'homme d'affaires. On va pouvoir causer. Dès que la porte se referme dans mon dos, je m'approche, invité par le propriétaire des lieux à m'installer à mon aise. Je jette mon dévolu sur l'un des deux sièges bien confort installés devant le bureau. Il propose même un cigare, j'accepte. Ça permet de camper un personnage autrement plus crédible en businessman averti que de se rouler une tige et d'éparpiller les miettes de tabac sur la belle table de bois ciré. Chacun de nous craque une allumette au même moment, et Alvarez, en tirant sur ce cône de prestige, demande déjà des détails :

        Alors, cher Monsieur Santa, dites-moi. Comment comptez-vous me convaincre d'abandonner la BNA pour un mystérieux investisseur qui ne m'offre aucune garantie ni protection ?
        Protection, qui je suppose, se monnaye.
        Tout se monnaye, de nos jours.
        Certes. Mais si je vous disais que vous payez pour quelque chose que d'autres pourraient vous fournir, sans en tirer un avantage au moment de négocier un marché avec vous ? En clair, si je vous disais que vous gagneriez à changer de partenaire, car celui-ci vous abuse.
        Si vous parlez de la marine, c'est inutile d'y penser. Leur présence m'interdit déjà d'exploiter certains terrains que je convoite.
        Oh, mais, je ne parle pas de la marine, Monsieur Alvarez...

        Nouveau sourire silencieux. Je laisse le temps à mon interlocuteur de savourer la nouvelle, de sentir cette curiosité piquer le bout de sa langue et lui donner l'envie d'en savoir plus. Mais l'autre en face, c'est aussi un joueur. Pas de cartes, en affaires. Il sait masquer son intérêt. On ne montre jamais trop qu'on en pince pour une offre, on se met en position de faiblesse sinon. Il le sait, et sait que je sais aussi. Un fier jeu de dupes, mais on s'y plie, ce sont les règles. Alors il se contente de lâcher, presque impassible :

        Vous m'intriguez. Dites m'en plus.
        Ce que je vais vous dire dois rester entre nous.
        Cela va de soi.
        Mon employeur a dans l'idée de monter une milice privée sur Whiskey Peak. Des hommes payés pour protéger l'île et ses habitants, rendant les chasseurs de la BNA à leur terrain de chasse habituel : la mer.
        Votre employeur a de l'argent à perdre. Pourquoi ferait-il ça ? Qu'a t-il à gagner ?
        Ça, c'est une partie du problème qui ne vous concerne pas. Si vous veniez à l'apprendre, vous seriez en mesure de vous en servir pour négocier notre arrangement selon vos termes.
        Bien vu, monsieur Santa. Vous êtes doué à ce jeu-là. Si vous décidez de changer de patron, je vous embauche. Dites-moi votre prix.
        Navré monsieur, si j'étais si aisément achetable, je ne serais pas là aujourd'hui et si digne d'intérêt.

        Je tire un peu plus sur le cigare, prend un temps de respiration et résume :

        Quoi qu'il en soit, voilà comment je vois les choses : vous jouissez d'une certaine notoriété ici. À en juger votre domaine, vous êtes parmi les propriétaires terriens les plus importants. Vous convaincre vous incitera vos collègues à nous rejoindre aussi. La BNA perd en influence avec la fuite de ses partenaires mais y gagnera les informations partagées par la milice privée que nous monterons. Les tuyaux, le nerf de la guerre dans leur milieu. Mon employeur ne veut léser personne, certainement pas un organisme aussi réputé. En prime, coup double, en allant rendre visite à l'office de la marine, j'informerai les officiers que leur présence ici n'est plus requise. La milice se charge de la protection sur Whiskey Peak, la BNA d'écumer les mers.
        Vous pensez réellement convaincre la marine de quitter l'île ? Impossible.
        Il suffit d'avoir les bonnes cartes en main, monsieur Alvarez. Et de savoir les jouer. Faites-moi confiance, ce n'est pas dans mes habitudes de prendre non pour une réponse.
        Vous donnez envie qu'on vous croie. Bien, en admettant que vous réussissiez dans ce cas...
        Il ne nous reste plus qu'à négocier notre nouvelle entente. Au nom de mon employeur, je suis autorisé à vous offrir ceci : un contrat financier revalorisé de 30% par rapport à celui que vous avez avec la BNA. Mais si vous me faites savoir les termes précis de votre contrat avec eux, je serais sans doute plus à même d'affiner cette proposition de sorte qu'elle vous convienne parfaitement.

        On entre dans le vif du sujet.
          Les tractations sont intenses. Alvarez est un homme d’affaires avisé, expert dans l’art de rédiger des contrats. Il sait manipuler les phrases pour que cela aille dans son sens et mettre des clauses semblant inoffensives dont il saura tirer profit au moment opportun. L’offre de Monsieur Santa est tout à fait alléchante et comme il n’a pas le même talent qu’Alvarez pour négocier un contrat ; il n’est tout de même pas Lou ; ce qui ressort des discussions est plutôt à l’avantage d’Alvarez. Plus que Rik ne pourrait le penser. Le propriétaire terrien espère bien que tout cela est vrai, même si le doute subsiste. Malgré l’appât du gain, il y a ce sentiment étrange de voir arriver de nulle part pour venir lui proposer un arrangement fort lucratif sans même que ladite personne ait une idée des conséquences sous-jacentes de ce qui se trame au milieu des plantations. L’homme souffle une longue bouffée de fumée alors que la négociation tend vers sa fin. Il pèse  le pour et le contre de sa suspicion. Et il en arrive à deal. Même si on cherche à l’entourlouper, il compte bien profiter de cette aide providentielle.

          Maintenant que la partie triviale est conclue. Je voudrais en venir aux aspects les plus … complexes.

          Nouvelle bouffée de fumée. Alvarez ménage son effet.

          Voyez-vous, monsieur Santa, il y a des associations qui vont plus loin que le cadre strict des affaires entre hommes d’affaires avisés. Il n’y a pas que l’argent au milieu de ces affaires là. D’autres choses sont au cœur de la négociation. Comme … la vie. Par exemple.

          Le message semble plutôt clair. Entre la BNA et Alvarez, il n’y a pas qu’une histoire de gros sous. Il y a une histoire de très gros sous. Une histoire que la BNA, ou quelqu’un d’autre, ne voudraient pas lâcher, quitte à en arriver à des négociations un peu plus musclées : chantage et menace de mort, entre autres. La mine austère du personnage en dit long sur les personnalités menacées : lui-même. Ses partenaires ont probablement tout intérêt à le laisser en vie, mais si une trahison devait survenir, les conséquences seraient terribles. Alvarez lâche un petit sourire. Un sourire pour bien signifier qu’il a accepté toutes les clauses de cet arrangement sanglant de son propre chef. Et que pour s’en délier, il faudra soi-même mettre les mains dans le sang.

          Monsieur Santa. Avant même d’envisager de pouvoir signer cet excellent contrat, il y a … des … comment dire… obstacles. A éliminer. La BNA n’est pas composée de gens qui acceptent de passer au second plan. Et leurs chefs ont des méthodes bien arrêtées. Le  responsable local est un … bon spécimen. Avec lui, aucun arrangement ne sera possible. Toutefois, si un … accident devait survenir. Nous pourrions devenir de très bons amis.

          Il sourit tout en proposant un autre cigare à Rik. C’est clair. Il faut le tuer. Et pour Alvarez, c’est tout bénéfique. Sa perte et il peut avoir le contrat avec Santa. Si le contrat est bidon, la BNA enverra un chef, peut-être, plus clément. Les cléments sont toujours très sympathiques. Et pour Alvarez, le sang sur les mains de Santa est l’assurance que lui aussi est lié à un univers qui n’apprécie guère que la marine vienne fouiner là où elle ne devrait pas.

          Vous le reconnaitrez parfaitement, monsieur Santa. Il s’appelle…

          A ce moment-là, la porte s’ouvre sans qu’on ait frappé. Un homme de haute stature apparait dans l’encadrement de la porte tandis que derrière lui, on peut apercevoir la forme du secrétaire qui conspue le visiteur de ne pas s’être plié aux exigences d’introduction de la maison. L’homme arbore un visage dur entouré par une pilosité très rousse. Un tatouage de pieuvre lui recouvre un tiers de la face tandis que ses yeux d’ébène fixent les deux hommes par un regard pénétrant.

          Spoiler:

          Il s’approche du bureau en apostrophant Alvarez.

          Guillermo !

          Ce dernier prononce alors lentement un mot.

          …Cineyair.

          Etrangement, son regard n’était pas braqué sur le visiteur quand il a dit ça, mais sur Rik. Comme s’il ne cherchait pas à saluer le nouveau venu, mais à finir sa phrase. Le dénommé Cineyair s’approche du bureau, fixant Rik d’un regard perçant. L’homme  n’est pas dupe. La présence de cet inconnu ne sent pas les bonnes affaires. Et il semble particulièrement énervé de ne pas avoir été prévenu de cette entrevue à huit-clos.

          Cineyair ! Je vous présente Monsieur Santa avec qui je m’entretiens pour affaires. Monsieur Santa, Cineyair. Le chef local des chasseurs de primes.

          Le chasseur ne salue par Rik. Il se contente de poser une question, sèchement.

          Quel genre d’affaires ?
          Rien qui ne peut vous intéresser, je vous l’assure.
          Ah ? … évidemment.

          L’ambiance est plutôt lourde. Cineyair dévisage Rik comme s’il cherchait à visualiser son visage dans un cadre différent.  Ses yeux mauvais en disent long sur sa réaction si quelque chose de très bizarre survenait de sa mémoire.

          Vous connaissez … Monsieur Santa ?
          Non. Je ne crois pas.
          Ah.
          Par contre… je connais sa délicate compagne.

          Alvarez hausse les sourcils, intéressé et surpris d’apprendre l’existence de cette personne. Cineyair prend place dans l’autre fauteuil tout en continuant de regarder Rik. Un sourire vilain vient se nicher sur son visage.

          Qui ça ?
          Une charmante fille qui tient compagnie à votre cher fils.
          Ça ne m’étonne pas de lui. Et vous la connaissez ?
          Oui, Guillermo. Je la connais. Je l’ai reconnu. Les milieux dans lesquels je l’ai vu sont plutôt restreints. Je crois qu’elle s’appelle … Mirabelle. Quelque chose comme ça. En tout cas, elle savait beaucoup s’occuper des hommes.
          Ah bon ?
          Oui … pour leur ôter la vie.
          Vous voulez dire que … ?
          Oui. Il me semble que c’est un assassin.

          Sa main vient se poser sur la poignée de son sabre à son côté. Il continue de dévisager Rik. Sa langue vient humecter ses lèvres formant un sourire carnassier.

          Dites-moi, monsieur Santa, où avez-vous pu dénicher une telle … vipère ?
            Hm. J'avais un plan oui. Mais là, il commence à sévèrement battre de l'aile. D'une part, le patriarche veut me forcer à plonger mes mains dans le cambouis pour être sûr que je ne me retournerai pas contre lui quoi qu'il arrive, d'autre part le nouvel arrivant semble avoir eu vent des dons et de la réputation de Mirabella. Je savais que cette gosse allait m'attirer des emmerdes; c'était couru d'avance. Bon, ça restreint mes options, d'être confondu ainsi. Je peux effectivement toper pour la solution du vieux Guillermo, m'occuper de ce gêneur pour sceller notre accord, auquel cas il ne me tiendra pas rigueur d'avoir omis de mentionner la tueuse qui voyage avec moi puisque j'en serais moi-même un; ou alors je peux tenter une ultime joute verbale pour essayer de faire en sorte que tout le monde s'en tire malgré tout sans dommage. Et gagnant.

            Le gaillard me lorgne avec un rictus qui présage rien de bon, et le vieux propriétaire fronce les sourcils, furieux de s'être fait dupé par ce qu'il pense être une offre bidon. Foutrement alléchante sur le papier, mais bidon. Je peux pas leur en vouloir, c'est vrai que les circonstances plaident pas pour moi, là. Mais pourtant, y'a encore matière à arranger le coup. Je me laisse pas démonter par les évènements qui me sont contraires, affiche un air serein et garde toujours cette lueur d'escroquerie dansante dans le regard au moment de parler :


            Ok, jouons franc-jeu. Y'a pas d'investisseur mystère derrière moi. J'tire les ficelles tout seul comme un grand. Vrai, je me suis joué de vous Don Alvarez. Mais ça ne change rien au fait que je suis là pour régler vos problèmes. Et vrai aussi, je voyage avec une tueuse de sang-froid, Monsieur Cineyair. C'est comme ça. Si ça vous pose problème, autant s'expliquer de suite. Mais croyez-moi, c'est pas dans votre intérêt. Je serais bookmaker, je miserais pas 10 Berrys sur vous.

            Je sonde le regard du grand roux une seconde en silence, pour bien lui montrer que de une, il me fiche strictement pas les jetons, et que de deux, j'suis potentiellement en mesure de tenir parole quand je dis que je suis à même de le dominer. Il devait pas s'attendre à ça. Il pensait mener l'échange, et voilà que je le relance. Un coup classique pour prendre la main. Et puis, faut bien dire ce qui est, j'ai un sérieux atout dans ma manche avec ce fruit du démon, je crains pas grand monde sur cette partie de Grand Line. Je me lève sans hâte de mon siège, reprend mon cigare, sors un zippo de ma poche de veston et le rallume. Je vais me caler devant la grande baie vitrée qui donne sur l'exploitation entière, faussement décontracté. En vérité, je guette une attaque en traître du chasseur de primes, mais elle semble ne pas venir. Bon point, ça veut dire qu'il a quand même envie d'entendre ma proposition. Autant il peut avoir pris bonne note de ma mise en garde, autant c'est pas ça qui arrêterait un lascar comme lui. Ceux de sa race ne comprennent que la loi du plus fort. Je reprends.

            Alors, voilà messieurs : s'il n'y a pas d'investisseur, c'est parce que tout l'argent sur lequel je compte, c'est la marine qui va nous le fournir.

            Petit sourire face aux mines d'incompréhension profonde qui me dévisagent. Hé oui, j'ai peut-être pas la même expérience des affaires à gros sous que le chevronné Alvarez, j'ai peut-être pas la même force de frappe à disposition pour me soutenir que le bien hostile Cineyair, mais je suis un mec malin, et des trois, le plus rusé, sans le moindre doute. Je les ai mis en appétit, j'enchaine avec le plat de résistance :

            Et la bonne nouvelle, c'est qu'en me donnant leur pognon, ils vont même quitter l'île. Parce que c'est la marine qui va financer la fameuse milice territoriale dont je vous parlais plus tôt. Pour ça, j'ai simplement besoin que vous, Alvarez, vous convainquiez les propriétaires de laisser la marine racheter leurs contrats - sans leur dire avec qui ils entrent en affaire évidemment - et que vous Cineyair, vous laissiez faire. Pourquoi ? Parce que ce sont les hommes de la BNA qui constitueront les membres de la milice qui recevront leur chèque en fin de mois. Vous perdez une emprise sur les propriétaires mais touchez un nouveau revenu. Coup double, vous serez débarrassé de la présence des mouettes qui ne vous priveront plus de vos cibles, et donc de leurs primes. Je parie qu'en allant rôder dans les tripots en ville, on tombera sur plus d'un gaillard sensible à ce genre d'arguments. Un salaire assuré, et la liberté retrouvée d'arrêter soi-même les forbans et de toucher la prime. Ça vous semble honnête ?

            De votre côté Alvarez, le contrat que nous avons passé tient toujours. Vous êtes gagnant dans ce changement de "tutelle" purement fictive, puisqu'en vérité, vous deux messieurs, tiendrez les rênes de l'île. Et vous lui offrirez une nouvelle image florissante et probe. J'insiste sur ce point. Pas de coup-fourré. Vous marchez avec moi sur ce coup, il ne me reste qu'à persuader la marine. Ce que je vais faire. Vous passez sur cette offre, non seulement vous loupez une belle occaze, mais plus gênant... je vais devoir vous réduire au silence.


            Et je sors mes pétoires, tranquillement, en souriant et en tirant sur ce cigare décidément exquis. Un nuage de fumée m'entoure. Une certain regain de tension est palpable, mais j'ai pas trop le choix. Je me suis fait griller une fois, et j'ai pas envie d'être pris pour un clown. Il faut leur montrer de quel bois je suis fait. Ça se crispe, je me justifie, en conservant cet air de bonne humeur qui ne sied absolument pas à mes propos  :

            Maintenant que je vous ai dévoilé mon plan dans le détail, je ne peux vous laisser en mesure d'utiliser ces informations contre moi, je le crains. Ce serait dommage qu'on vous retrouve ici refroidis, n'est-ce pas ? Un règlement de compte entre partenaires véreux, on en conclurait. L'accord pas franchement légal qui lie la BNA aux propriétaires de Whiskey Peak serait dévoilé. Hm, la marine serait pas ravie d'entendre ça, j'y ficherais mon billet. Mais, il n'y a pas de raison qu'on en arrive là, puisque mon plan parfait va faire de vous les maîtres de Whiskey Peak, pas vrai ?

            Sourire pour finir, qui n'est pas franchement bien perçu. On reste encore un peu interdit. Alvarez ne doit pas aimer les menaces, mais elles lui prouvent que j'en ai une paire, en plus d'avoir de la jugeote. Les deux qualités dont se doit d'être doté tout entrepreneur audacieux lancé après le succès. Il se laissera convaincre. Et Cineyair... Plus difficile. S'il a déjà perdu ce goût du large, de l'aventure et des affaires, s'il est sagement rangé à sa place et exécute son job sans poser de question ni l'ambition de voir plus loin, c'est cuit. Mais il m'a laissé parler. Et c'est une hyène. Même s'il compte me ronger les os jusqu'à la moelle, il attendra d'être en position de force. Sur cette main, à priori, ça va l'faire.

            Mais restons prudent.


            Alors, votre réponse messieurs ?


            Dernière édition par Rik Achilia le Lun 1 Sep 2014 - 22:19, édité 1 fois

              Les deux hommes se dévisagent mutuellement non sans oublier Rik qui les menace ostensiblement derrière son attitude de mec sympa. C’est que cette proposition est intéressante, évidemment. Dur de croire qu’elle est réalisable, mais qu'est-ce qui leur en coute de le voir essayer ? A priori, Rik ne sait rien d’eux. Rien de ce pourquoi ils sont dérangés. Aucune preuve contre eux. Un agent infiltré ? Un type qui se balade avec Mirabella est clairement douteux. Ça ne peut pas être ça. Non, ce qui les fait réfléchir le plus, c’est ce qui viendra après. La conclusion de Rik n’est pas forcément ce qui arrivera. Il y a des enjeux importants et des personnalités assez fortes sur cette ile. De plus, Cineyair a des soupçons envers Alvarez. Maintenant qu’il a eu un exemple du genre de discussion qu’on réalisait les deux hommes, il ne peut que se poser des questions sur le fond de cette conversation. Quels étaient les engagements pris ? Est-ce qu’il y a eu des engagements qui seraient à l’encontre des intérêts du BNA et de sa propre personne ? Il ne le sait pas, mais l’idée ne parait pas idiote puisque la conversation s’est faite à son insu et qu’Alvarez ne semblait pas prêt à lui informer du contenu de cette discussion d’affaires. De son côté, Alvarez est dans une position inconfortable. Il se voit possiblement associer à la gestion d’une ile avec un homme qu’il a voulu faire assassiner quelques instants plus tôt. Apprendre la présence d’une assassin sur l’ile lui avait presque plu. Il s’était soudainement dit que tout aurait été plus simple pour le premier plan. Hélas, Rik a sorti un nouvel atout pour le plus grand regret d’Alvarez.

              Maintenant, l’homme d’affaires guette les réactions du chasseur de primes. Il serait d’accord pour dire oui, mais si l’avis du chasseur de primes était non ? Ça serait clairement s’opposer à lui et c’est une situation qu’il ne souhaite absolument pas. Du coup, il reste plutôt pensif, feuilletant quelques notes comme si c’était important, jetant des regards très réguliers vers les deux hommes. Cineyair, lui, ne fait que fixer l’ex-marine. Avec deux doigts, il se caresse lentement le menton, pesant le pour et le contre, cherchant à comprendre les volontés et les intérêts de chacun. Surtout celle de Rik. Finalement, il s’immobilise.

              C’est un peu comme si vous me proposiez une montagne d’or, monsieur Santa. Mais que cette montagne d’or se trouvait sur Rough Tell. L’idée est séduisante, c’est la méthode pour y parvenir qui me parait insurmontable.

              Un temps de pause. Puis il se lève, main toujours sur sa garde. Si Rik n’a pas peur de lui, lui n’a pas non plus peur. Il a repéré dans son regard cette étincelle de l’individu qui s’est déjà suffisamment battu pour ne pas fuir le moment venu. Cineyair est prévenu.

              Mais soit. Je suis bien curieux de voir comment vous y parviendrez. Gardez une chose en tête, monsieur Santa. Si vous me doublez, vous doublez la BNA. Et la BNA est partout.

              A bon entendeur.


              Il jette un dernier regard vers Alvarez. Un regard suspicieux. Ce dernier parvient à ne rien laisser paraitre en soutenant son regard. Le chasseur de primes finit par se retourner et à sortir de la pièce. Sa main sera restée tout du long sur la garde de son arme. Une fois que la porte claque et que les pas du chasseur de prime se sont tus dans le lointain, Alvarez se permet de souffler un peu et de s’offrir un verre de cognac qu’il planque dans un tiroir de son bureau. Il n’en propose pas à Rik : la petite trahison a eu tout de même des conséquences fâcheuses. Il vide son verre d’un trait avant de regarder Rik d’un air las.

              Tout cela me fait de sacrées frayeurs…
              Vous devriez faire attention à Cineyair, monsieur Santa. Si telle est votre nom puisque vous semblez avoir le mensonge facile. Cineyair a rejoint la BNA depuis deux ans seulement et il est monté vite. On dit même qu’il possède la force d’un fruit démoniaque !


              Mensonge ou vérité ? C’est que la dizaine de minutes précédentes ont été propices à ce genre de choses. Tout du moins, la dangerosité et la cupidité de Cineyair semblent être un fait acquis pour Alvarez. Et s’il se confie ainsi à Rik, c’est qu’il a davantage confiance en cet inconnu qui n’a pas révélé au chasseur de primes son ambition de le faire assassiner. Et puis, CIneyair est dangereux pour lui. C’est un fait tout aussi acquis. Et depuis plus longtemps que ça. Alvarez s’essuie les lèvres avec un mouchoir en tissus avant de se lever pour visiblement raccompagner Rik à la porte.

              Je n’aime pas trop l’idée de discuter seul avec vous, maintenant. Je crains que Cineyair se fasse des idées quant aux projets que j’ai pu avoir… pour lui. Je pense que vous comprendrez aisément, monsieur Santa. Juste une dernière chose. Convaincre les propriétaires sera probablement plus complexe que de convaincre la marine, même si je ne vois absolument pas comment vous comptez vous y prendre. Ils détestent les chasseurs de primes et ils estiment que je suis similaire à l’un d’eux. Je ne parviendrais pas seul à les convaincre…

              En clair, il attend un gros coup de pouce pour y parvenir. Changez les mentalités. Allez négocier avec eux directement. C’est aussi une défense. Alvarez ne veut pas trop se mouiller tant que le projet semblera irréalisable à ses yeux. Tant que les atouts de Rik resteront dans sa manche, il ne jouera pas franc-jeu. Les deux hommes se saluent et Rik du bureau d’Alvarez où l’attend l’hideux secrétaire avec une mauvaise humeur qui fait peur à voir. Il annonce déjà qu’il a fait préparer le « carrosse » de Rik et qu’il a fait mandater un homme pour qu’il vienne prévenir le jeune Alvarez de rendre sa demoiselle à Rik. Le duo de tourtereaux n’arrive qu’une bonne dizaine de minutes plus tard, ce qui a permis à Rik de profiter de la délicate compagnie de Firmin chargé de le ramener à la ville. Ledit duo de tourtereaux, toutefois, semble bien plus comique que celui formé par Rik et Firmin. Entre le jeune Alvarez qui l’assomme de belles paroles, fier et arrogant au milieu de son domaine, et la demoiselle qui joue son rôle à merveille même si un œil aguerri verrait que l’envie du meurtre n’est plus très loin. C’est presque à regret qu’il délie son bras autour du sien. Son regard laisse échapper un éclat de jalousie envers Rik.

              Monsieur, votre compagne est la plus charmante des personnes qu’il m’était donné de voir. Ça sera un plaisir de vous accueillir à nouveau au sein de mon domaine.

              Il salue Rik d’un mouvement de tête tandis qu’il s’empresse de réaliser un baisemain appuyé à Mirabella qui cache aisément sa grimace sous son air de jeune fille en fleur. Il ne faut pas longtemps pour le trio de repartir sur les chemins caillouteux de la campagne et après que Rik explique ce qu’il veut bien expliquer à Mirabella ce qu’il a pu discuter avec le père Alvarez, elle finit par lâcher, elle-même, certaines informations. Tout cela à l’abri des oreilles de Firmin.

              J’ai rarement vu jeune égocentrique de ma vie ! Il est persuadé que tout lui appartient et qu’il ne doit rien à son père. Il m’a tout l’air d’un incapable. Par contre, la vie de grand propriétaire agricole ne semble pas le satisfaire. Il a beaucoup de lien, on dirait, avec les chasseurs de primes. Ce n’est pas un guerrier, mais il voudrait surement être un général. La fierté masculine dans un uniforme recouvert de médaille. C’est tout lui ! S’il était capable de devenir roi, ça ferait longtemps qu’il le serait…
                Bon, jusqu'ici, ça se passe plutôt pas mal. L'irruption de Cineyair est tombée à point nommé, ou presque finalement. Cette petite entrevue aura été riche en enseignements. La BNA tient le vieux propriétaire par les couilles, manifestement, et il a pas suffisamment de panache pour aller se jeter à corps perdu dans une entreprise qui pourrait le voir sortir affaibli ou perdant. Je le comprends. Quand on atteint un certain âge, on a plus la même fougue, le même allant pour aller tout remettre en question et risquer gros sur un coup de tête. On joue la sécurité. Au moins, je sais sur quel parti faire pression si la situation l'exigeait. Et Mirabella qui vient me souffler l'air de rien l'idée d'envoyer Guillermo bouffer les pissenlits par la racine pour laisser son imbécile de fils reprendre les affaires familiales. Hm, je répugnerais pas autant à tuer mon prochain, j'toperais pour son idée. C'est notre meilleure chance. Mais voilà; ça me chiffonne.

                On a pas tous la fibre meurtrière comme toi, jeune fille. Dessouder le vieux Alvarez, c'est pas dans l'programme. On touchera pas à un cheveu du patriarche.
                C'est pas le moment de jouer le cœur pur, tu sais. Si tu veux, je m'en charge.
                J'ai dit non. Oublie ça.

                Elle me demande ce que je compte faire, dans ce cas. Oui, elle a l'air un peu vexé que je chasse d'un revers de main sa proposition sans vraiment la considérer. Ce que je vais faire, hein ? Je réponds pas. Vrai, je choisis pas la facilité, et j'vais pas avoir des masses d'options pour forcer le destin. Mais tout d'même. J'ai encore un minimum de principes auxquels j'aime bien me raccrocher. Je trouverai bien quelque chose.

                Firmin nous lâche au cœur de la ville. Il a joyeusement devisé tout le long du trajet, qu'il a agrémenté de ses anecdotes sur sa vie de paysan dont on a concrètement rien à cirer. J'suis surpris qu'il nous ait pas pris à parler dans son dos, on a pas fait dans la discrétion absolue, quand même. Le bonhomme est sympathique, mais franchement pas futé. Sur la place où il nous dépose, on se serre la main comme de vrais partenaires d'affaires, je lui dis qu'on se reverra très prochainement et il repart après un salut distingué adressé à Mirabella. La jeune ferme les yeux pour masquer son dégoût, lui prend ça pour de la pudeur convenue. Sacré Firmin. J'me marre pas mal en suivant du regard la carriole qui remonte vers les coteaux qui surplombent la cité. On est de nouveau seuls. Je plonge une main à l'intérieur de ma veste et en retire un petit objet que je lance à Mirabella.


                Bon, un contrat est un contrat. Ceci t'appartient désormais.

                Elle l'attrape au vol, un peu surprise. C'est une poupée de paille et de chiffon. Le machin fait pas dix centimètres de haut, et paye pas franchement de mine. J'fais peut-être une erreur en m'en séparant, mais bon. Je prends le risque. Et puis, une si belle gosse a forcément un soupçon d'humanité encore en elle. Enfin, j'espère. Sinon, j'viens d'abandonner le seul moyen de pression que j'avais sur elle. Mirabella lorgne cette étrange chose qui repose au creux de sa paume, un peu circonspecte.

                Ouaip, ce truc, c'est toi. Ça a l'air de peu, comme ça, hein ?

                Comme elle dit toujours rien et que j'ai pas l'intention de prendre racine au milieu de la fange, j'lui dis qu'on repart au bistrot.

                Encore ? elle fait, presque déçu.

                J'vais finir par croire qu'elle s'attend à du sensationnel de ma part. C'est bien mal me connaitre. N'empêche, derrière ses manières barbares et son minois manipulateur, elle se prendrait presque au jeu. J'me justifie :

                Ça a bien marché la première fois. J'vois pas pourquoi on changerait de stratégie.

                J'me roule une tige et désigne le premier caftard que j'aperçois.

                Viens, on va là.
                Pourquoi là ?
                C'est le plus près.

                Implacable. Elle me suit. On rentre. Ici, on vise dans du bas de gamme, du sacrément bas de gamme et ça se voit direct. Vitres crasseuses, parquet taché ici et là, tables griffonnées, rayées et presque huileuses. Plus un relent de mauvais alcool. Celui auquel on s'acclimate trop vite. Ah, le bon trou à rats que voilà. C'est pas encore l'heure de pointe pour venir s'humecter le gosier, mais l'endroit est déjà squatté par quelques spécimens incapables d'autre chose que de rester le cul vissé sur un tabouret à longueur de journée. Cette fois-ci, je m'oriente pas vers le bar. Au lieu de ça, on se pose dans un coin tranquille, sans prétention. Je hèle le patron, lui dit d'amener deux verres de son meilleur rhum par ici et je me retourne vers ma superviseuse.

                Bon, admettons qu'on marche ensemble sur ce coup. Ben oui, on est dans le même bateau toi et moi, au moins pour un temps; alors autant mettre ça à profit pour réussir. Moi je m'occupe de faire évincer le vieux Guillermo. Un coup de pression et il craquera le dinosaure. Toi, tu te charges de manœuvrer cet écervelé de Paulo une fois qu'il aura repris les rênes. Les Alvarez jouissent pas d'une grande côte de popularité auprès des autres propriétaires, faudra faire en sorte que ça change. J'te fais confiance pour faire raconter tout ce qu'il faut à Paulo pour en arriver là. C'est dans tes cordes, pas vrai ? De la sorte, ils soutiendront l'idée de former une milice, et de ne plus avoir comme partenaire d'affaires la BNA. Visiblement, ils les aiment pas, ça devrait pas être trop difficile.

                Moi, je vais jouer ma chanson aux marines, je leur sers les boniments qu'ils veulent entendre sur le ton qu'ils veulent entendre, on finalise le truc et le tour est joué.


                Bon, là, c'est la version résumée du résumé. Bien entendu, ça va pas être évident de convaincre les mouettes, même si j'ai quelques bons arguments à faire valoir. Faudra jouer une partition vachement convaincante. Difficile certes, mais jouable. Non, le plus gros souci, c'est encore et toujours la BNA qui va me le poser. Ils vont vouloir faire pression sur le jeune blanc-bec si le vieux Alvarez se retire du jeu. Pour s'assurer de rester les maîtres du jeu. Et ça, je peux pas permettre. Faudra trouver une contrepartie suffisamment séduisante pour que Cineyair accepte de laisser filer son atout le plus précieux dans la partie. Mah, je trouverai bien un truc.

                Bien sûr, tu peux toujours m'envoyer paître maintenant. T'as récupéré ta petite poupée, t'es libre. Mais le lascar que je viens de croiser dans le bureau de Guillermo avait l'air de bien te connaitre. Et pour autant qu'ils sachent à la BNA, on est associés. Je serais toi, je continuerais de jouer pour l'équipe.
                Ah oui ? Et pourquoi ça ?
                Ben vois-tu, demoiselle, si ma présence devait devenir une gêne pour la BNA, et qu'ils veuillent m'envoyer un message, c'est à toi qu'ils s'en prendront. Et ils se contenteront pas d'un petit coup de griffe dans le bras. Mais aussi longtemps que tu la joueras réglo, moi, je te couvrirai. J'pense pas être loin du compte quand je dis pouvoir gérer quiconque sur cette île. Si ça te convient, j'te détaille un peu le plan et on passe à l'action. T'en dis quoi ?

                Le patron arrive avec notre commande avant qu'elle ait répondu. Elle réfléchit. De sa réponse va dépendre pas mal de choses, mais j'garde ma pose débonnaire. Non seulement, faut pas montrer de signe de tension, mais en prime, ça m'amuse pas mal de forcer le trait du mec flegmatique en toute circonstance. Quitte à se jeter dans les emmerdes, autant garder le sens de l'humour. J'espère juste que Cineyair ne la connaissait pas pour s'être accoquiné avec elle dans le temps. Sinon, tout mon joli discours tombe à l'eaU. Bwah, on va bien voir. J'paye nos consos et lève mon verre.

                Santé.
                  Santé.

                  Mirabella boit son verre. Une gorgée. Puis elle repose son verre en faisant une grimace de dégout. Pas assez fruité pour la demoiselle qui apprécie davantage les cocktails que les alcools purs. Un signe de la main et le patron vient prendre la commande en haussant les sourcils avant de marmonner des reproches au sujet des femmes dans son coin. En attendant, la jeune femme fait tourner le liquide dans son verre en faisant le point sur ce qu’elle sait, ce qu’elle veut bien partager et ce qu’elle veut absolument garder pour elle. Elle finit par lâcher quelques mots.

                  Je ne connais pas ce … Cineyair. Et je ne sais pas d’où il me connait.

                  Ça, c’est une chose qui a l’air de la contrarier. Ne pas savoir la rend vulnérable. Et c’est dangereux pour les affaires en cours. Ça laisse un grand mystère autour des moyens dont dispose Cineyair pour se renseigner efficacement. Rien ne dit qu’à terme, il ne soit pas en mesure de mettre un nom et un passif sur la personne de Santa. Et là, ça deviendra bien compliqué. Car les déserteurs n’ont pas grand poids dans une négociation quand la marine est dans l’équation. Mirabella le sait. Mais elle souhaite mettre les choses au point sur un point précis de tout cela tandis que le patron vient lui apporter un verre de jus de fruit. Elle mélange avec le rhum avant d’en boire une gorgée. Elle sourit, satisfaite.

                  Caporal. Il est temps que vous vous mettiez quelque chose dans la tête. Vous êtes là pour résoudre le problème de cette ile. Et le plaisir de mon employeur n’est pas dans le sabotage de votre projet. Il est suffisamment complexe pour que je n’aie pas à vous poignarder dans le dos afin de vous voir échouer. Ce sont des questions d’honneur et de respect pour lesquels il a beaucoup d’estime. C’est pourquoi vous n’avez rien à craindre de moi. Que je tenterais de vous aider. Mais jamais je vous trahirais.

                  Elle est en position défensive. Ça semble être la vérité, même si la menace de CIneyair semble l’avoir un peu plus bousculé qu’à l’ordinaire. Probablement, Mirabella assouvira moins son penchant pour la moquerie afin de ne pas se retrouver dans une position inconfortable face à un chasseur de primes inconnu.

                  Par contre, il y a certaines choses que je ne ferais pas. Et je le préviens d’avance pour qu’il n’y ait pas tromperie.
                  Aucune chance que j’aille jouer la boniche auprès du fils à papa avec CIneyair dans les parages. Peut-être qu’il n’y a personne pour vous résister. Ce n’est pas forcément le cas …. De tout le monde.


                  Aveu de faiblesse dur à annoncer, mais qui montre bien que la jeune femme a perdu sa confiance insolente au cours de la journée. Jeu de dupe ? C’est une autre histoire. Elle boit son verre, marquant une pause, tandis qu’elle regarde au-dehors, se rendant compte de l’heure avancer de la journée. Elle pousse un soupir las.

                  La journée a été longue et le voyage exécrable en charrette a été éprouvant. J’en ai fini pour aujourd’hui. Je compte bien trouver un hôtel dans ce taudis et me reposer convenablement. Si vous cherchez à joindre la marine, sachez ceci, caporal. Les troupes qui cherchent à s’installer sur l’ile sont plutôt invisibles. Elles doivent préparer des planques dans les collines, loin des regards. Ils ne doivent pas aimer les gens trop curieux. Pour contacter la marine, mieux vaut passer par le comptoir officiel. C’est un plus loin, à l’écart de la … ville. C’est juste une dizaine de types chargés de s’occuper des primes. Mais ils doivent savoir comment contacter les autres.

                  Elle se lève après avoir fini son verre.

                  Je ne vous prend pas de chambre. Vous êtes un grand garçon.
                  Je vous dis à demain.


                  Et elle s’en va sans un regard en arrière, peut-être un peu trop précipitamment. Comme si l’envie d’être seul lui était devenue primordiale.
                    Hm, j'ai presque vexé la petite. En même temps, elle peut pas m'en vouloir de jouer au plus fin avec elle; jusqu'ici, elle ne m'avait jamais vraiment exposé la situation sous son aspect le plus important : le relationnel. Oui, vous pouvez vous embarquer dans la plus pure affaire qui soit, si vous ne pouvez pas accorder un minimum voter confiance à vos partenaires, ça devient vite ingérable. Je suis Mirabella du regard un temps, satisfait. Elle est donc là pour me voir réussir. Je n'ai pas à me soucier de la voir m'en planter une entre les omoplates à la première opportunité. Ma marge de manœuvre devient un peu plus intéressante. Finalement, ça a un côté grisant, c'est comme une plongée dans mon passé lointain. Me voilà revenu sur les bancs de l'école - à laquelle j'étais pas franchement assidu, faut bien l'admettre - et j'ai un examen de passage à réussir, pour accéder au prochain palier.

                    Bien, autant s'y mettre au plus vite. Je m'envoie une rasade de rhum supplémentaire, tire une bouffée de tabac et me laisse envahir par les effluves qui s'entremêlent. C'est mieux ainsi. Maintenant, faut faire le point. Comme je vois les choses, l'objectif fixé reste abordable. Il suffit de convaincre chaque parti impliqué qu'il a quelque chose à y gagner. Et c'est peut-être véritablement le cas. Seulement, tout ce beau monde va devoir faire certaines menues concessions, et c'est là que j'espère ne pas avoir oublié tout mon art de la persuasion sur cette fichue île déserte entre deux bancs de plage, au fond d'un tonnelet de vieux rhum ambré ou quelque part vers la barrière de corail aux poissons multicolores. Hm, on est bien parti pour le voir, le seul moyen d'être fixé, c'est d'aller jouer les démarcheurs auprès des quelques marines égarés loin du cœur de l'activité de l'île. Ils sont là-haut, dans leur QG planté au sommet d'un vallon qui offre une vue imprenable sur l'horizon. Ouais, l'azur qui épouse la belle bleue, ça rend pas mal dans le lointain, faut admettre. Si j'avais pas déjà mon propre coin de paradis, j'cracherais pas sur un emplacement pareil. Mais j'ai déjà une planque qui m'attend. Et j'suis pas venu ici jouer les plaisanciers.

                    Je grimpe le long du chemin bordé d'herbes hautes chargées d'humidité. Il ne fait pas chaud, mais l'air est lourd, à tel point que j'ôte mon blazzer pour éviter de le tremper de sueur. C'est que, cette petite butte est en fait moins facile à avaler qu'il n'y paraissait depuis le pied. Bah, une bonne marche, ça décrasse, c'est bien. Et puis, avec les rations de picole que je m'envoie, j'dois avoir un max de toxines à éliminer. Les escargots craquent parfois sous mes pas, j'essaye d'en éviter un maximum mais c'est pas évident. Mes pompes auxquelles j'avais tant bien que mal épargné les gerbes de boue jusqu'ici s'enfoncent dans la terre grasse. Hm, tant pis, je miserai pas sur l'atout charisme princier en débarquant là-haut. Je me presse pas, ça me laisse le temps de me représenter la table avec tous les intervenants, et de me rappeler la main de chacun. Oui, dans le fond, c'est un jeu de dupes ici, rien qui diffère sensiblement du poker. Alors autant adopter les mêmes méthodes, elles ont fait leurs preuves jusqu'ici.

                    J'arrive à ce qui ressemble plus à un chalet de montagne qu'à un office digne de ce nom. La petite disait vraie, ils sont pas vraiment implantés ici. Un vieux barbu fume du mauvais tabac dans un rocking chair, un plus jeune lit le journal, adossé au garde fou de bois qui est là par pur effet de style et pour rien d'autre. Un troisième m'a regardé approcher, calé sur le chambranle de la porte avec une tige de foin calée au coin du bec. Oui, si on est pas prévenu, on peut difficilement deviner que cette bande de red neck soit en vérité composée d'authentiques défenseurs de la Justice. Je lève une main en approchant, lance un sourire cordial en prenant le temps de profiter de la vue à 360 degrés et de souffler un brin. On m'observe, un peu circonspect, et comme je dis rien, on engage la discussion. Le gars sur le pas de la porte me demande s'il peut faire quelque chose pour moi. Je dis que oui.


                    Et si vous voulez mon avis, messieurs les officiers, on sera mieux à l'intérieur pour discuter, vu ce que j'ai à vous dire.

                    Là, le doute est plus permis. Je suis pas le touriste lambda qui croit qu'il lui appartient de profiter du paysage où bon lui semble sur cette bonne terre. On se crispe légèrement, mais c'est plus dû à une méfiance bien naturelle qu'à autre chose. Pour dissiper tout malentendu, j'ajoute encore :

                    Je viens en ami. Je suis là pour vous proposer une affaire.

                    J'ai pas l'air bien hostile, c'est vrai. Et j'suis tout seul alors qu'ils sont déjà trois dehors et sans doute encore quelques-uns dedans. Ça compte aussi, ce genre de détail. Alors le vieux crache par terre et dit que c'est bon et tout ce petit monde entre dans la bicoque. Je repère trois gars qui jouent aux cartes dans un coin; malgré tout l'amour que je porte à ce passe-temps je me retiens de glisser une remarque à ce sujet, il y a un temps pour le divertissement et maintenant n'en est pas un. Y'a aussi un gars qui fixait une fenêtre donnant sur l'horizon, qui se retourne quand on entre. Un gaillard bien taillé, avec une belle barbe bien fournie et bien entretenue, et un air sévère. À décrypter rapidement le jeu des regards entre tous les hommes, il est aisé de comprendre qu'il est en charge ici. L'ancien doit être son second, et le premier à m'avoir parlé un sous-officier, ou quelque chose du genre.

                    Ce type veut nous parler. Il dit qu'il a une affaire à nous présenter.
                    Et qu'est-ce qui lui fait penser qu'on est intéressés ?

                    C'est le meneur qui a dit ça en me fixant, impassible. Hm, celui-là, il a pas gagné ses galons à coup de beaux sourires et de jolis discours, visiblement. Mais soit, les mecs de ce bois-là sont généralement trop inflexibles pour être idiots ou ripoux. Éventuellement un peu trop susceptibles pour être ouverts à la négociation, mais y'a sûrement moyen de dérider le nounours. Il me toise, bras croisés. Les joueurs de la table à côté de la cheminée se sont arrêtés pour suivre l'échange. On ne m'invite pas à m'asseoir. Oui... Ben on va rester debout. Allez, en avant pour un nouveau grand numéro de bagou.

                    Messieurs. Je sais que vous êtes de la marine. Et je sais la nature de votre mission. Je la respecte. Noble quête, vous êtes les défenseurs d'un monde... plus juste. Et pour ça, je vous tire mon chapeau.

                    Passer un peu de pommade, c'est toujours de bon goût. Tout le monde vous dira que ça ne sert à rien, que vous avez juste l'air d'un loustic ou d'un beau-parleur de bas-étage mais c'est faux. Quoi qu'on en dise, même si on est pas du genre crédule ou à aimer les flatteries, ça fait toujours plaisir à entendre. La vie m'a appris ça, entre autre.

                    À vrai dire, je me sens concerné par votre projet et j'aimerais vous faire partager ma vision des choses à ce sujet. Pour l'optimiser. Voilà c'que j'en dis : pour le moment, c'est le foutoir. Les habitants sans histoire de l'île n'aiment pas les gros propriétaires parce qu'ils sont en affaire avec la BNA, et j'peux pas leur en vouloir, à parler franchement. Les gros propriétaires eux, ne vous aiment pas parce que de par votre présence, leur marge d'action se trouve réduite pour faire avancer leurs business, et vous, vous avez un souci avec la BNA qui trame des affaires pas forcément réglos sur Whiskey Peak. Je ne vous apprends probablement rien en vous disant ça. Sans oublier les pirates, que personne n'aime et que vous aimeriez détourner vers l'île suivante de cette voie pour qu'ils s'y entretuent. J'ai bien résumé ?

                    Bon, alors voilà l'plan : montez une milice territoriale, que vous soutiendrez et aurez sous votre contrôle grâce à certains hommes sous couverture qui se trouveront parmi les meneurs pour faire le boulot. De cette façon, vous n'aurez pas à rester officiellement sur l'île, ce qui déridera les entrepreneurs. Mais vous les aurez toujours à l'œil de toute façon grâce à vos gars de l'intérieur. Petit bonus, vous pourrez réorganiser vos troupes présentes, et celles que l'Etat Major aurait peut-être dû envoyer en renfort en cas de coup dur, pour coincer plus efficacement les pirates un peu plus loin sur la Voie. D'un autre côté, rachetez les contrats qui lient la BNA aux propriétaires pour faire perdre de son influence à la guilde qui se croit aux commandes ici. Que pensez-vous qu'il se produira alors ? Les chasseurs repartiront sillonner les mers pour faire ce qu'ils font le mieux, à savoir plomber du boucanier, et les petites gens de cette île n'auront plus l'impression de vivre sous un régime mafioso au quotidien. Hé ouais, dans tout ça, le plus important, c'est le bien-être et la sécurité des civils, n'est-ce pas ? Résultat, l'île sera sous votre protectorat officieux, chacun pourra s'y épanouir, et vous aurez remis l'Ordre et la sérénité dans ce vaste chantier.

                    Et la cerise sur le gâteau : si ça foire, la responsabilité de la marine n'est même pas engagée, et votre arrivée fera de vous des sauveurs. Vous allez me dire, on veut pas que ça foire, j'vous réponds que moi non plus. Mais, le risque zéro, ça existe pas. Actuellement, l'équilibre en place est plutôt précaire, et vaguement nauséabond, je serais vous, j'prendrais surtout ça en considération. Pensez-y : coup de boost à la popularité à moindres risques. C'est ça que je vous offre. Trouvez-moi une entreprise qui refuserait un deal aussi alléchant.


                    Hm, j'ai beaucoup parlé. Bon, ceux-là sont p'tetre pas les plus réceptifs à ce genre d'arguments, mais au pire, si je les ai perdus quelque part en cours de route avec mon exposé, je demande à parler à un officier supérieur planté à l'autre bout du monde sur Marie-Joie ou que sais-je, et lui, si je lui dis " moins de souci à moindre frais ", il va toper direct pour mon plan. Hm, ce serait p'tetre encore ce qui pourrait arriver de mieux.

                    Je me retourne. Ceux qui tapent les cartes reprennent déjà leur partie, lassés d'un discours trop long; ils laissent les mecs en charge s'occuper de me répondre. Je jette un œil amusé sur le pot, observé par le bûcheron qui laisse toujours pas filtrer grand chose niveau émotion. Je suis la main qui se déroule, intéressé. À la river, ils ne sont plus que deux. Le premier part à tapis, l'autre hésite. Tellement qu'il en vient à chercher quoi faire en levant les yeux vers moi, tandis que l'autre le pousse à prendre une décision.


                    C'est un bluff. Paye.

                    Il m'écoute. L'autre dévoile son jeu et peste. Petite clameur à la table. Je souris et me retourne vers mon interlocuteur principal, satisfait.

                    Je le savais.
                      C’est un bluff, il le sait. Derrière son visage impassible, le vieux briscard cache son dédain envers le type totalement inconnu qui vient se poster en grand négociateur bien avisé. Une belle gueule, ouai. Et d’après son avis, une belle gueule qui sert les intérêts de certaines personnes. C’est pas un type réglo, on cherche à lui faire à l’envers. A les jarter de l’ile pour que le BNA puisse continuer leurs affaires tranquille. Mais ça ne prend pas. Les marines ont beau l’air d’être des touristes, le gradé n’est pas né de la dernière pluie. C’est un type de l’élite. Un type qui a suffisamment de jugeote pour connaitre les plans de l’officier supérieur du coin. Il en faut, des mecs comme ça, même pour remplir des missions simples tels que récupérer les pirates du coin et les échanger contre de l’argent. Ça sonne un peu comme une retraite, mais quand on vient de l’élite, on ne crache pas sur un peu de mouvement pour occuper ses journées.
                      Surtout quand on aime pas le poker.


                      -Écoute, toi. Je vais rester poli, mais j’ai un message pour tes supérieures et tes potes chasseurs de primes. J’ouvre les guillemets. Vous pouvez aller vous faire foutre. Plus vous essayerez de nous faire quitter l’ile et plus on y restera. Parce qu’on a solidement acquis la certitude qu’on vous emmerde. Et il y a une chose qu’on aime bien faire, c’est trouver pourquoi on vous emmerde. On restera coller à vos godasses comme une bonne vieille bouse. Elle vous portera pas chance, qu’importe le pied, et j’vous annonce de suite qu’à la fin, on vous refera la gueule comme il faut comme devrait le faire une bonne crème de bonne femme.

                      Et je ferme les guillemets.

                      Éclat de rire généralisé dans la salle. C’est qu’on aime bien quand ça clash comme le fait l’officier. C’est que Rik est pas le premier à venir jouer les médiateurs riches d’idées auprès des marines. Le BNA a déjà envoyé des gugusses offrir différentes propositions aux mouettes. Les moins futés étaient à coup de pot de vin. D’autres jouaient les tons menaçants. Et sur la fin, c’était des trucs dans le style de Rik. Des plans plutôt bien travaillés, mais qui se confrontent toujours à un fait de plus en plus important dans l’équation : toute cette débauche d’énergie pour virer la marine, c’est que ça sent bon l’entourloupe. Au-delà de ça, pour les marines, c’est juste quelques propriétaires terriens qui sont contre leur présence. Des propriétaires qui sont étrangement très proches du BNA. Les pommes pourries sont dans les mêmes paniers. Évidemment, tout ça cause des soucis, mais la marine n’est pas vraiment du genre à plier bagage pour laisser certaines personnes continuer des trafics pires que les ravages potentiels d’un équipage pirate attaquant l’ile.

                      Ça rigole encore. Et l’officier finit par en avoir assez de tout ça.

                      -Monsieur, je crois que vous avez besoin d’aide pour trouver la porte.

                      Un signe de tête et c’est deux gaillards qui se saisissent de Rik pour le contraindre à sortir de la baraque. Sur le pas de la porte, ils prennent même l’initiative de le pousser en avant sans ménagement. Ils laissent place à l’officier affichant toujours un air rude et il pointe du doigt l’ex-marine.

                      -Va rapporter ce que j’ai dit à tes maitres. Et sache que c’est la position de la marine.
                      On vous aura.

                      Il fait mine de fermer la porte avant de la rouvrir légèrement.

                      -Au fait. Bonne soirée.

                      Et il referme sans un autre mot.

                      ***

                      -Vous avez son signalement et son plan ?
                      -Oui chef.
                      -Allez transmettre ça au colonel.
                      -Oui chef.
                      -Et vite ! mon instinct me dit que toute cette affaire va s’accélérer drastiquement
                        Hm. Celle-là, j'l'ai pas franchement vue venir, j'dois avouer. C'est bien la peine de se tailler aux quatre veines pour proposer un plan susceptible de convenir à chacun; on est accueilli partout avec des coups d'pied au derche. Ah, y'a plus d'justice. J'aurais dû leur proposer de jouer tout ça au Poker, tiens. Encore que, le gorille borné là, il aurait pas accepté. Bon, soit. J'aurais fait ce qui était en mon pouvoir pour que ça se passe gentiment. Mais c'est quand même pas croyable.

                        Je reste planté sur le perron juste assez de temps pour entendre le " Bonne soirée " qu'on me jette à la gueule. Mouais. C'est ça. Avec un peu de chance, l'officier supérieur qu'ils contacteront aura un peu plus de jugeotte que ceux-là, et demandera à m'entendre. Si pas, ça ne me laisse que le vieux Alvarez sur lequel compter, et même si j'ai une certaine influence sur lui, ça fait léger comme atout. Éventuellement, je peux toujours retourner lui dire que j'accepte sa première proposition, à la condition qu'il n'en profite pas pour asseoir un peu plus sa mainmise sur la région et consente à laisser la marine en charge de ce qu'elle veut ici. Mais mine de rien, la BNA, ça a l'air d'être une sacrée organisation, et l'envie de m'attaquer frontalement à eux et ce Cineyair qui les commande me démange pas plus que ça. Faudrait créer une sorte de zizanie dans leur camp. Hm. Épineuse situation. Tous mes beaux plans qui tombent à l'eau, faut trouver une alternative valide d'ici à demain.

                        Hm. Beh ça attendra demain, précisément. C'est plus le temps de la réflexion. Je suis fourbu de ce trop plein de bonnes intentions; la nuit tombe. Et elle réveille mes addictions. J'vais me trouver un troquet peinard où m'envoyer double ration picole. La première parce que j'ai beaucoup bossé aujourd'hui, la deuxième parce que y'a pas besoin d'une raison valable quand on a une soif à étancher. C'est dit.

                        Le sentier sur le retour est pas plus commode qu'à l'aller, non seulement parce que j'y vois rien, que c'est long, que je suis blasé, mais qu'en plus, je manque de me gameller à chaque foutu pas dans l'obscurité. Ah, fine idée que t'as eu Rik, j'te reconnais bien là. Va falloir trouver quelques pouilleux à soulager de leurs billets pour finir sur une bonne note, sinon ça aura vraiment été la journée de merde au final. Pourquoi je suis pas resté sur mon île paradisiaque ? Peinard, les cocotiers, le rhum brun et la plage à trente degrés... Capitaine, la prochaine fois que tu te fourres dans le pétrin, tu te démerdes, parole. On m'y reprendra pas à jouer le bon samaritain. Franchement...

                        L'avantage de grommeler, c'est que ça fait passer le temps plus vite. Alors, à baver des saloperies sur tout et tout le monde, j'atterris assez vite devant un boui-boui sans m'être encore salopé les fringues, ô miracle. J'me dis que ça ne saurait ceci dit plus tarder, quand je mire le niveau de crasse de l'antre sombre dans laquelle j'viens de poser les pieds. J'ai demandé à un passant quelconque de me désigner le point de ralliement des membres de la BNA, je m'attendais à quelque chose d'un peu moins minable. Mais soit, un repère à canailles. Ça promet. Avec un peu de chance, un de ceux-là me donnera un bon prétexte pour lui refaire le portrait. Hm. En voilà une idée.

                        J'me pose au bar, je reste debout. J'ose pas trop me poser sur un tabouret, je sais pas trop ce qui a trainé là-dessus et l'endroit incite pas à prendre le risque. Je sors un billet de cent. Puis un deuxième. On est une douzaine dans le rade, à vue de nez. Ça le fera.


                        Patron. Tournée générale pour tous ces braves gars.

                        Petite clameur pour accueillir la nouvelle. On sait pas exactement qui je suis, mais en tout cas on m'aime bien. Forcément, ça se place dans le genre bonne intention. Faut bien appâter le client. Je sors mon jeu de cartes de ma poche, maintenant que j'ai capté l'attention de tous ces bons hommes à l'hygiène portée disparue qui ont tout de gibets de potence même s'ils n'en sont parait-il pas.

                        On va pas trinquer sans rien faire. Une partie, les gars ?

                        Comme c'est machiavélique. Héhé.
                          -Pour sûr m’sieur … euh … m’sieur. On va la faire cette partie ! Mais après un petit coup, encore, un !
                          -Le m’sieur a dit qu’il s’appelait Santa. N’est ce pas m’sieur Santa, hein ?!

                          Depuis que les verres sont distribués et vidés à un rythme soutenu, les chasseurs de primes ne cessent de tourner autour de leur bienfaiteur. Loués soit les honnêtes hommes distribuant argent comptant pour rassasier les gorges des honnêtes hommes, ces mêmes honnêtes hommes les béniront trois fois, même si certains parmi ces chasseurs voient en cette proposition l’occasion de plumer le bienfaiteur à la poche bien rempli. Parait-il. Et même si l’un se fait un peu trop pressant, quitte à passer pour un pickpocket, ces collègues s’empressent de l’éloigner. Histoire de pas fâcher ce bon monsieur Santa. C’est que les présentations ont été rapides. Et entre les Tex, Joe et Mick, M’sieur Santa sort un peu du lot.

                          -Alors ?! On se le fait ce poker.

                          L’approbation générale semble acquise et même les plus gros buveurs pensent à lever leur carcasse du comptoir pour s’approcher de la table préparer pour le jeu. C’est que l’instinct de l’homme assoiffé lui dicte de boire jusqu’à revivre avant de tenter toute autre activité. Étrange qu’en pareille contrée, les hommes soient autant à sec. C’est à se demander si les affaires ne marchent pas fort. Ou plutôt, que les affaires ne marchent pas encore. De l’argent et des efforts ont probablement été investis du côté des chasseurs de primes et ils n’ont pas encore cueilli le fruit de leur récolte. D’où une certaine logique à ne pas lâcher leur bout de gras sans qu’ils enrichissent comme prévu. Ou du moins, qu’ils remboursent leur investissement. Les chasseurs se serrent la ceinture pendant ce temps.

                          Autour de la table, du coup, une bonne quinzaine de personnes s’installent. Les états sont plus ou moins éméchés et un œil expert remarquera que la victoire peut  être facile. Pendant que les gens jouent, les conversations ne s’arrêtent pas. On s’interpelle. On parle du boulot. On parle de la vie. On parle de m’sieur Santa qu’est bien gentil. Merci. Chacun y va de sa petite phrase qu’on glane pendant qu’on reste concentré sur les cartes.

                          -Vous devriez être chasseur, m’sieur Santa, vous êtes très sympathique !
                          […]
                          -Le poker c’est bien !
                          […]
                          -Faudrait qu’on joue pendant les surveillances, c’est bien chiant sinon.
                          […]
                          -Je veux boire !
                          […]
                          - Aussi.
                          […]
                          -Pendant les rondes, on peut pas faire de poker.
                          […]
                          -Ouai, et le boss veut absolument pas qu’on se la coule douce.
                          […]
                          -J’aime pas Cineyair.. Il est pas assez cool.
                          […]
                          -En encore, vous, z’êtes pas assigné à la butte des œillères !
                          […]
                          -On peut même pas aller pisser tellement faut que tout soit carré !
                          […]
                          -C’pas le pire, Ted, y a le fils Alvarez qui vient nous emmerder.
                          […]
                          -L’autre jour, il voulait tellement montrer qu’il était fort qu’on lui a filé un flingue. Il vise tellement mal !
                          […]
                          -Faut pas se moquer ouvertement, il le prend très mal.
                          […]
                          -Et ça aussi, c’est gavant. Cineyair le brosse trop dans le sens du poil…
                          […]
                          -On change de sujet, non ?

                          Ces derniers mots, ils sont revenus souvent. De la part d’une même personne. Pas le genre de type à avoir peur que des propos viennent aux oreilles du boss, mais plus du genre à ne pas vouloir divulguer des informations utiles à une tierce personne.


                          Son regard fixe Rik de temps en temps. Ses tentatives de changements de sujet passent presque inaperçues. Mais échoue souvent. L’alcool coule trop dans les veines pour que les langues cessent de s’agiter. Et pendant qu’elle s’agite, les cartes tombent et les billets changent de main. Certains ont quitté la table. D’autres s’enhardissent suite à quelques succès. Puis vient l’heure du mauvais perdant.

                          -Tricheur !

                          Rouge, le fauché se lève brusquement, poussant la table sous l’impact. Son poing se serre tandis qu’il se penche sur la table pour chercher sa cible qui n’est personne d’autre que M’sieur Santa. Les autres retiennent leur souffle, indécis, mais le poing s’arrête dans l’air. L’homme barbu a retenu la poignée de l’agresseur d’une prise maitrisé et inflexible. Ses yeux fusillent ceux du violent qui les baisse, presque honteux.

                          -Excusez-le, monsieur Santa. Il ne recommencera plus.

                          Et la partie reprend tandis que le perdant s’en va, la queue entre les jambes. De son côté, le barbu finit par quitter la table discrètement, ou pas suffisamment pour un regard attentif. Direction les toilettes, normale. Mais pourquoi avoir cherché dans sa poche pour en sortir une sorte… d’animal ? Quelques mots d’excuse et c’est l’occasion d’en savoir plus. Pas grand-chose. Juste le son d’un escargophone. Et une parole chuchoter à voix basse. Mystérieuse.

                          -Le pigeon est dans la cage. On s’occupe de lui pour la nuit. Feu vert de votre côté.
                            Les effluves d'alcool embaument le cercle des joueurs. Rares sont les verres vides, et les bouteilles pleines. Ça fait pas semblant de lever le coude ici; sont p'tetre pas bien compétents dans leur job, mais ils ont au moins cette qualité. La majorité de ces gars ne sont d'ailleurs pas si infects que leur aspect nauséabond ne le laissait à penser. Ce sont des bougres comme d'autres, arrivés là par hasard; des individualités anonymes engoncées dans une voie, la chasse aux pirates, parce que la vie les a jamais fait basculer de l'autre côté de la loi. Ils sont pas avares en anecdotes et informations sur leur job, c'est convivial, et la manière dont certains suggèrent, voire offrent, que je les rejoigne ne renferme aucune malice. C'est dit de bon cœur; parce que dans le fond ce sont des bons gars. Ils sont pas beaux, ils sont pas malins, et rien ne les distingue vraiment de leur voisin de tablée mais on leur demande pas d'être des personnalités à part dans leur taf, et moi je leur demande juste d'être des compagnons de poker supportables, à défaut d'être doués. Alors ça fait l'affaire.

                            J'pose des questions sur leur boulot, parfois, mais c'est pas comme si je devais leur tirer les vers du nez, les gaillards déballent tout ce qui m'intéresse et plus encore sans que j'aie à le leur demander. Toute cette cordialité inattendue en vient à adoucir ma frustration de m'être heurté un peu plus tôt à ces mouettes écervelées et j'commence à profiter véritablement de ce moment de pause. Tous ces gars bien reconnaissants des tournées offertes et bon perdants au moment de cracher les billets, c'est exactement ce qu'il me fallait. Pour ne rien gâcher, quelques mains singulières viennent égayer la partie; un full qui mange une couleur, une river capricieuse qui livre un verdict inattendu. Ça joue pas forcément bien gros, mais comme ce sont le goût de la fête et l'originalité du programme qui motivent les troupes à participer, on s'en balance. La picole aidant, on transforme bien vite un pot famélique en coup décisif pour la gagne. On hausse le ton, parfois, on s'envoie des noms d'oiseaux à la figure, souvent, mais ça reste bon enfant parce que, le rhum, c'est bien connu, c'est la liqueur des alcoolos joyeux.

                            Y'en a pourtant un que l'effervescence ambiante laisse insensible. Un barbu au traits fripés, deux places sur ma gauche, pas forcément charismatique, mais que suit un halo de vigilance muette. Tassé au fond de sa chaise, bien en retrait, ses coudes touchent jamais la table, même quand il s'aventure à balancer quelques pièces dans le pot. Il joue pas mal, presque bien à dire vrai, mais trop peu pour donner le change. Je le soupçonne d'avoir déjà jeté deux ou trois fois face à moi pour le simple loisir de me laisser gagner. Pour ne pas faire de vague, pour ne pas que je le repère. Ben c'est loupé. Déjà, parce que je connais mon jeu et qu'on me la fait pas. Et qu'en plus, j'ai une facilité naturelle à jauger les gens, et ce lascar-là, il fleure pas le bouseux lambda. L'impression se confirme quand il intervient devant un grand rustre qui lui, est pas bon perdant et a pas le rhum joyeux. Faut croire que personne l'avait prévenu. Mal lui en a pris. Quand il a armé une patate dans ma direction, le taiseux quinquagénaire a bloqué son mouvement net. Il a fait ça proprement, sans feindre la moindre difficulté. La pile de pièces au milieu de la table a même pas frémi. Le rougeaud oui. Et la légèreté qui flottait tout autour de nous s'en est trouvée tout éparpillée au loin, l'espèce d'un soupir. Pour les autres, c'est pas grand chose, un écart de conduite bien légitime parce que dans une bonne soirée, y'en a toujours un qui s'bat. Mais pour moi, c'est juste un flash de force dissimulée qui vient réveiller ma curiosité et me rappeler quelle mauvaise journée ça a été jusqu'ici. Ce bonhomme, c'est un taciturne au milieu des exubérants. C'est un cador maquillé en troufion. C'est une erreur dans le tableau. Et ça me chagrine pas mal.

                            Parce que là, après une journée de merde, c'en était une on va pas s'le cacher, j'voudrais juste avoir la paix. J'suis fourbu d'avoir marché dans le crottin, de m'être montré courtois avec la canaille qui ne le mérite pas et de m'être plié en quatre pour offrir à tout le monde sur un plateau d'argent la résolution d'une équation à plein d'inconnus. Sauf que personne veut y mettre du sien à part moi. Y'a de quoi être un peu soupe-au-lait. Et en plus de ça, on me colle quelqu'un aux basques pour me surveiller. Le mec ne s'en cache même pas, il essaye pas de donner le change. Non, il tire la gueule et il surveille ses sbires, c'est tout. Alors, d'accord, ça met en lumière un professionnalisme et un sérieux remarquables, son employeur doit en être ravi, mais là, dans la situation actuelle, ça a juste le don de m'irriter. Même pas avoir le droit de jouir d'une trêve pour se vider l'esprit, c'est contrariant. Venir pourrir ma partie de poker, c'est agaçant. Mais me jeter à la gueule que tu me surveilles, c'est carrément énervant.

                            Et tout ça, je le rumine en tirant taffe sur taffe derrière les verres teintées des lunettes de soleil dont je me suis affublé. On a pensé que c'était pour soigner le show. C'était pas le cas. Je parie que l'autre barbu, il est pas dupe. Mais je m'en cogne. Là-dedans, ça chauffe, ça frémit, et ça entre en ébullition pile au moment de la pause toilette de mon lascar. Voilà l'ouverture. Je savais bien entrant dans l'rade que j'allais me battre, ce soir. Je savais juste pas que j'aurais un gros os à ronger.

                            J'attends trente secondes. Je jette un Valet-Dix pareillés qui en d'autres circonstances aurait vraiment pu me donner des idées, et je file aussi vers les urinoirs où l'hygiène s'approche dangereusement du zéro absolu au milieu des relents de pisse proprement vomitifs. J'ai le feu qui me bat les tempes, tout doucement. C'est une sensation assez inhabituelle, que je redécouvre presque avec plaisir. La douce chaleur du combat m'anime. Aucune envie de toucher la poignée, je tape du pied dans la porte qui s'ouvre en grand et va claquer contre le mur. Il est bien là, le bonhomme, il tient un petit escargophone. Il sursaute pas, pas de petite étincelle de crainte ou de surprise dans le regard. Trois secondes lourdes de tension passent.


                            Je vous rappelle, il dit à son interlocuteur. Hin. On verra dans cinq minutes, mais ça m'étonnerait qu'il soit en état pour.

                            Le pouilleux qui se refroque maladroitement sur ma droite sent venir l'orage. Je lui désigne la porte en claquant des doigts.


                            Sors.

                            Il s'exécute, les bijoux d'famille pas encore totalement rangés dans son froc. Je referme. Silence menaçant. C'est trop tard pour faire machine-arrière. Va y'avoir du grabuge. J'vois pas encore exactement en quoi ça va m'aider à tirer Hadoc du pétrin et à rentrer sur mon îlot, mais là de suite, j'm'en fous complètement. Ultime taffe. J'enlève mes lunettes pour les ranger dans une poche. Et puis j'le regarde.

                            En temps normal, j'suis vraiment un mec cool, mais là...

                            Une respiration, une grimace. Je jette ma roulée et l'écrase en prenant mon temps. Petit son malsain d'air qui s'infiltre derrière des lèvres presque closes.

                            ...j'vais t'faire du mal.


                            Dernière édition par Rik Achilia le Mar 21 Oct 2014 - 18:41, édité 1 fois
                              -Ce n’est pas très équitable, monsieur Santa.  On m’a demandé de ne pas vous abimer. Il ne faudrait pas que vous soyez défiguré pour la photo finish.
                               
                              Le vieux lâche un petit sourire entendu. Entendu qu’il sait des choses que Rik ne sait pas. Et des choses qui sont prévues pour lui. Évidemment, les derniers restent les derniers et le chasseur de primes n’en dira pas plus. Il y a juste suffisamment de mystère pour donner une impression bizarre à Rik. Un arrière-gout d’emmerdes qui approche de tout côté et qu’on ne peut pas éviter. La grande roue du destin est en marche, et c’est pas tout de suite qu’on pourra l’arrêter. En face, le bougre ne semble toutefois pas prêt de se laisser rosser comme un gosse.
                               
                              -Par contre, on ne m’a pas interdit de vous faire du mal.
                               
                              Il fait craquer sa nuque. Le bruit fait froid dans les dos, mais ça ne perturbera personne ici. Le combat dans les chiottes est ce qu’il a de plus glauque dans le genre. L’air est fétide et chaque gueule coller à n’importe quelle surface du lieu laisse penser qu’on balaie la pisse. Ça étonnerait personne qu’un paquet de maladies se cachent dans les recoins obscurs et totalement crades. Personne n’entrera. Le dernier sortant a suffisamment compris la situation pour intimer à ses camarades de ne pas intervenir. Après, il y a des limites à ça. Et si le bruit se fait trop important, ils interviendront. Mais quand le chasseur de primes regarde Rik, il sait qu’on n’en arrivera pas là. L’un et l’autre veulent être tranquilles pour rosser l’autre comme il faut. Ça sera un combat dans un silence religieux. Parce que faire mal, c’est faire crier l’autre. Et personne ne veut céder un mot à l’autre. C’est une question d’honneur tout à fait masculin. Pas d’armes à disposition. Chacun aura son corps et son environnement pour être le plus efficace. Le vieil homme semble confiant. Dans ses yeux danse la flamme du succès. Il se voit déjà en vainqueur. Qui est-il pour se sentir si puissant ? Juste un chasseur de primes efficace pensant affronter un illustre inconnu. Illustre, mais pas inconnu, finalement.
                               
                              Rik finit par sortir son dé. Son fameux dé. L’objet qui fait l’homme. Le chasseur de prime hausse un sourcil, envisageant l’objet plus comme une arme dérisoire. Pathétique. Le dé s’élance dans les airs comme le symbole d’un affrontement qui s’enclenche. Et l’homme s’avance vers son destin.
                               
                              Ça fait mal.
                               
                              Et les rumeurs de combat à huis clos resteront que des chuchotements. Peu seront ceux à en parler, et ce ne sera pas moi. Car ce ne sont pas les perdants qui se vanteront d’un tel combat, mais probablement plus les vainqueurs, à moins qu’ils ne soient pas si vantards que ça. Humilité et honneur. Ce qu’il en restera de ce combat, c’est que la nuit aura passé. Et la fatigue et la douleur auront fait son œuvre, couchant les corps meurtris à même le sol, laissant Rik Achilia abandonné au milieu d’une arène en morceau, si ce n’est pas trainé au-dehors pour préserver un peu de sa dignité en ne baignant pas dans le sang dans son ennemi, et encore. L’histoire reprend à ce petit matin chantant. Et où une ombre furtive se déplace de porche en porche, discrète, alors que la populace locale n’en ait qu’au réveil. L’ombre découvre bien rapidement l’établissement où ce bon Rik a fait le spectacle, et elle s’y engouffre avec force, s’apprêtant à devoir combattre pour sa vie. Mais rien. Le bar est vide: triste spectacle. Çà et là, les reliefs d’une soirée alcoolisée. Bouteilles, verres, éclats, chaises en désordre et tables tachées. Ça sent bon l’alcool frelaté. Un arome qui ne sied pas beaucoup à l’ombre. Et ce qui lui plait encore moins, c’est de devoir s’approcher des toilettes pour découvrir celui qu’elle cherche. Il git là, dans l’état dans lequel on l’a laissé. Ou qu’il s’est laissé, grand prince qu’il est. L’ombre s’approche de lui, tâtant ses côtés pour en apprendre davantage sur son état. Mais tout semble en bonne santé. Elle soupire. Et elle peut enfin s’adonner à ce qui lui tiraille l’esprit depuis deux heures.
                               
                              Caporal … ! Caporal ! CAPORAL ! RÉVEILLEZ-VOUS ! RIIIIK !
                               
                              L’émotion laisse place à quelques fantaisies. Mais malgré tout, Rik parvient à sortir des ténèbres du sommeil et à percer les brumes de sa vision pour reconnaitre Mirabella. Une Miraballa qui ne s’est pas coiffée. Détail dirait-on, mais détail important pour une femme, car elles font attention à leurs cheveux quitte à y passer des heures. Détail qui en dit long sur sa précipitation en cette jeune matinée. Elle finit par le lâcher pour qu’il puisse se redresser dignement avec une certaine nonchalance qui lui est propre. Un instant passe où Mirabella se retient difficilement d’exploser. Puis acte.
                               
                              Caporal ! Qu’avez-vous fait cette nuit ? Que s’est-il passé ?
                               
                              Rik peut bien dire ce qu’il veut, il y a des informations qu’il ne sait pas. Et puis, le matin, c’est difficile. Surtout quand on s’aperçoit d’une gravissime chose : son vêtement est souillé. L’horreur. Évidemment, Mirabella finit par cracher l’information qui fera certainement les potins des prochains jours.
                               
                              Alvarez est mort !!
                               
                              Dure nouvelle.
                               
                              Plus exactement, il a été assassiné !
                               
                              Dur dur.
                               
                              Et le pire dans tout ça, c’est que le signalement de l’assassin ne désigne qu’une seule personne possible ! En l’occurrence, vous !
                               
                              Cette journée commence mal.
                                Valse muette de deux corps souples. Une chorégraphie soignée, méticuleuse, qui cache dans ses mouvements fluides et gracieux un désir de tuer omniprésent. Le vieil homme est fort. Plus que je ne l'imaginais. Il dégage un sentiment de confiance en ses capacités palpable, exaltant aussi, parce que je ne veux pas que ça se résume à un passage à tabac. Aujourd'hui, je veux me confronter à un cador. Appeler mon corps à se transcender, à libérer toute la force, toute la science et la hargne que je garde si souvent enfouies. La certitude du barbu d'avoir déjà fait sienne la victoire l'incite à se montrer entreprenant et m'oblige à déployer d'entrée toutes mes capacités pour le tenir en respect. Feintes, parades, contres, c'est tout le répertoire de la technique de combat qui y passe. Épouser une gestuelle longtemps ignorée. Un corps qui pivote, une main qui absorbe, une jambe qui repousse... Neutralité parfaite. Et deux poings qui frappent simultanément en fin de ballet. Le sien s'écrase contre ma tempe, le mien s'enfonce dans son sternum. Une douleur s'éveille. Elle vient illuminer un recoin isolé, oublié du cerveau qui trouve son plaisir dans l'adversité et la souffrance. Et cette étrange sensation vient brouiller la réception des signaux primitifs de danger, de méfiance. On recule, touchés, mus par la vigilance, mais on en veut plus.

                                La première passe d'armes est finie. Le rythme cardiaque s'est accéléré. Le souffle s'est accentué. Premières perles de sueur sur le front barré d'une ride de concentration et d'effort. Temps de pause et échange de regards. Rien ne presse, alors inutile de se précipiter. Lueur de respect bien présente, pour avoir jaugé le vis à vis et reconnu sa valeur. Et on repart à l'attaque, plus prudent cette fois-ci. L'air siffle sa mélodie à mesure que les offensives fendent le vide; quelque chose de délicat, presque poétique. Des petites notes porteuses d'une sombre augure. La marge se réduit toujours plus. Bientôt, les coups feront mouche. Alors on innove. Les appuis s'inversent en cours d'assaut, on change de garde pour trouver l'ouverture. Coup masqué, attaque au foie et jeu de jambes toujours plus rigoureux pour éviter de se faire balayer. Chuter, c'est mordre la poussière. C'est perdre. Deux touches de rang pour le barbu, une arcade qui saute; une secousse en plein bas-ventre l'interrompt alors qu'il se voyait déjà emprunter la route du triomphe. Le genou remonte pour s'écraser sur la tête dans la foulée, quand le corps ploie pour récupérer un souffle qui le fuit. L'impact résonne. Premier sang de part et d'autre. Le vieil homme recule et sécurise son repli d'un fouetté en ligne basse, on reprend ses distances.

                                Nouvelle pause. Elle ne dure pas. On s'assure juste de ne pas être trop sévèrement atteint.

                                On repart, animés d'une détermination nouvelle. C'est dans la prise de risques que doit naître la solution. Parce que la lucidité n'offre pas ce même émoi, ce même frisson recherché ici. Les défenses se font moins rigoureuses, elles abandonnent leur poste pour venir participer à l'offensive. On se met à jouer avec son cadre d'action pour surprendre. Un appui contre un mur pour prendre de la hauteur,  une charge surprise pour empaler l'autre contre l'urinoir. On passe en combat rapproché. Clefs, étranglements, blocages. Impossible d'évaluer le temps qui s'écoule. À chaque ascendant pris par l'un, l'autre réplique. Et la transpiration se mêle peu à peu au sang, au fil de l'effort. Je veux une clope. Pas le temps d'y penser mais c'est le cas, pourtant. Je veux fumer. J'parie que lui aussi. Mais on dit rien. Toujours pas un mot. Juste des respirations toujours plus marquées, toujours plus saccadées. Et plus la moindre pause. La cadence s'accélère, la symphonie pourchasse déjà le dénouement qui se refuse à elle.

                                Tentative de renversement manquée, un bras s'enserre autour de mon cou et me force à fléchir. Un poing s'écrase contre les côtes flottantes. Aye. Les poumons commencent à brûler du manque d'air, le palpitant pompe trop vite. Trouver une solution. Un échappatoire. Vite. Une ruade après prise d'élan contre la porte l'envoie percute de plein fouet le miroir crasseux qui se brise sous l'impact. Mais il ne lâche pas. J'insiste, nouveau choc que j'accompagne d'un coup de talon sur la pointe du pied. Effet de surprise gagnant, l'étau se libère. Coude droit dans la jugulaire, tranchant de la main gauche contre la trachée. Il est atteint. Un coup, un autre. Le cartilage de son nez cède. Il flanche. Je veux enchainer. Une douleur m'en empêche. Aigüe, démesurée. Un éclat de verre vient de me perforer l'épaule gauche et il vise maintenant juste en dessous, vers le cœur. Vite. Parer en empoignant le tesson coupant. Les chairs se lacèrent. Cri étouffé. Le premier. Duel de force total, effort surhumain. Il insiste, progresse, le morceau de verre chatouille déjà ma chemise. Je me débats pour échapper à un rapport de force défavorable. Je recule jusqu'à l'autre bout de la pièce, il ne me laisse pas m'échapper. Sa prise est ferme, totalitaire. Je me retrouve plaqué à la porte, de nouveau. L'éclat luisant progresse, lentement, sûrement; la pointe vient déjà perforer mon torse. Contact entre ce corps froid et mon corps chaud. Agir. Ultime recours. Coup de boule en pleine face. Le sang gicle, vient barbouiller nos deux visages. Forcer le bras armé à infléchir sa trajectoire. Il vient griffer le flanc sur un bon centimètre d'épaisseur et part se perdre sous l'aisselle gauche. Je bloque le bras armé dans la cloison. Je sens que le sang pisse sous la chemise. Mais la menace est neutralisée. Je suis toujours plaqué au mur. Je fléchis sur mes jambes, le force à me suivre, contre son gré. La poignée de porte qu'il rencontre l'oblige à lâcher le tesson et on se retrouve au sol. Feu du combat. Fumée noire dans les poumons. Braises ardentes dans le regard. Incendie général dans cette pièce qui attise nos muscles et consume nos vies en nous faisant jongler avec la flamme mortelle.

                                Il m'empoigne aux cheveux, ma tête part percuter le bois de la porte. Le choc marque. Vision brouillée. Il me reste plus beaucoup de gaz et j'en prends seulement conscience maintenant. Deuxième coup de boutoir. Il faut répliquer, sinon c'est foutu. Je mets plus de poids sur son bras prisonnier. Torsion. Ça fait crack et je sais que ça le touche. Ce coup-ci, il grogne. Quelque chose de sourd, de caverneux. Il retire vivement son bras. La douleur doit être folle. Ouverture. Dans mon dos, je rattrape à tâtons le tesson qui m'a lacéré un peu plus tôt et le lui plante dans le pied. Ça transperce le cuir de ses bottes, et les orteils en dessous. Cette fois-ci, il crie. Le premier vrai cri. J'arrache le bout de verre, la douleur le relance. Je bondis de mon mieux vers son torse, et vise au dessus de la hanche. Il arrête mon bras. Je fais pression de tout mon corps, affalé sur lui, pour le faire céder et porter le coup de grâce. Il enroule sa main autour de la mienne et commence à serrer pour me forcer à me couper les doigts sur le tranchant. Mon hurlement ne franchit pas la barrière de mes lèvres. J'insiste. Il est mal placé pour lutter, son corps ne peut pas déployer toute sa force. Je plonge une nouvelle fois sur lui, toute résistance s'effondre. Le morceau de verre perfore l'estomac, sur la gauche. Je sens ses muscles tressaillir puis se détendre, inexorablement. Des bulles d'air s'échappent de sa bouche.

                                C'est fini.

                                Je me soulève au prix d'un effort inouï. Recule jusqu'à m'adosser contre le mur, à côté du corps inerte. Est-ce qu'il est mort ? J'en sais rien. J'entends des sons déformés, comme si ma tête était dans un bocal. Ça vient de la salle principale. S'ils entrent, je suis mal. Je souffle. Y'a des petites étoiles devant mes yeux. Il faudrait que je me fasse un bandage pour stopper l'hémorragie, y'a un truc poisseux qui perle encore le long de mon flanc. Je cherche un tissu. J'en trouve pas. Je surveille la poignée de porte. Personne ne vient. Je souffle encore. Je suis engourdi. Dormir... Il faut lutter. J'ai plus la force. Je m'endors.


                                [...]

                                Une voix perce derrière le brouillard. On me secoue. L'étrange état comateux se dissipe, les nimbes se consument. Mes doigts s'agitent les premiers. Une phalange. Puis deux. Toutes. Les jambes se secouent, tout doucement. Je grimace et cligne d'un œil. L'entrouvre enfin. C'est elle. Elle a une sale tronche. Et elle parle trop fort.

                                Gueule pas, gueule pas...

                                C'était un murmure ronchon. Je lui fais signe d'aller plus doucement. La machine se réveille. Oui, la vie revient dans l'organisme, petit à petit. J'ai mal partout. Je veux fumer. Je me roule une clope minable un peu comme je peux et je hausse les épaules plutôt que de lui répondre. Ce qui s'est passé ? Je regarde autour de moi. Vu le tableau, ça semble assez évident. Le barbu a pas bougé. J'écoute Mirabella. Les nouvelles sont pas bonnes. Pas bonnes du tout. Alvarez mort ? Manquait plus qu'ça. J'fiche un billet que c'est le jeune Alvarez qui a envoyé son vieux bouffer les pissenlits par la racine. Simple hypothèse, mais je l'aime bien. La tragédienne qui joue pas la comédie en ce moment me demande ce que je compte faire.

                                Aide-moi à m'lever.

                                Elle m'aide. Ça tourne un peu, mais ça va. De toute façon, si je suis pas mort dans la nuit, peu de chances que je m'écroule maintenant. Alors autant se remettre au boulot.

                                Bon, on va aller payer une petite visite à ...

                                Peuleu Peuleu Peuleu. Peuleu Peuleu Peuleu. Peuleu Peuleu...

                                Un Den Den Mushi. Le bruit vient du barbu. Ce serait le commanditaire ? Il s'inquièterait de pas avoir reçu de compte-rendu ? Je me penche au dessus du corps, clopin-clopant. J'attrape le petit appareil qui sonne depuis une poche intérieure. Je note que le corps est encore chaud. Il y a un infime souffle de vie encore, dans la carcasse brisée. Il est pas mort. Bon point. J'voudrais pas qu'un faux avis de meurtre se transforme en vrai.

                                Je décroche, j'attends une seconde. Je me racle la gorge et lance, sérieux. Fermé.


                                Allô ?
                                  A l’autre bout du fil, le mystérieux personnage reconnait tout de suite qu’il y a un souci avec l’identité de son interlocuteur, mais sa voix ne parait pas vraiment troublée lorsqu’ils prononcent ses premiers mots. On pourrait même deviner un léger sourire sur ses lèvres.

                                  Monsieur Santa, je présume ? Quel plaisir de vous entendre. Vraiment.

                                  Le timbre de voix ne trompe pas. Il s’agit de Cineyair. Pendant un laps de temps assez court, il reste silencieux, comme reformulant ses pensées pour s’apprêter à discuter avec l’ex-marine. Puis, il commence à parler. Visiblement, le chasseur de primes semble tout à fait prêt à discuter avec Rik et c’est sur un ton lent et cordial que le chasseur de primes commence son monologue.

                                  Toutefois, je ne peux m’empêcher d’avoir un petit pincement au cœur en pensant à la personne censée posséder cette escargophone. Vous savez, Rockat est un chasseur de primes que j’apprécie beaucoup. Il m’a appris beaucoup de choses et c’est un homme de main fidèle et efficace. Évidemment, ces talents de combattants n’étaient plus à prouver et c’est pourquoi vous m’intéressez, monsieur Santa. Forcer Rockat à vous … prêter son escargophone en dit long sur vos capacités que j’avais estimé, à l’origine, inférieures au danger potentiel. Félicitations, monsieur Santa, vous êtes un homme d’action.

                                  Temps de pause pour les formalités de politesse, puis il s’empresse de reprendre. Il semble vouloir garder le contrôle de la conversation.

                                  En parlant d’action, peut-être le savez-vous, mais je profite de l’occasion que vous m’offrez pour vous renseigner si ce n’est pas le cas. Il s’est produit une chose tout à fait regrettable à la demeure des Alvarez. Vous serez, je pense, attrister d’apprendre la mort de Monsieur Alvarez. C’est une perte terrible pour Whisky Peak. Son fils, effondré, s’est empressé de reprendre les affaires de son père pour que son œuvre ne disparaisse pas avec lui. Ce brave homme. Dans ma grande bonté, je suis prêt à lui fournir toute l’aide possible pour réaliser ses plans pour l’ile. Mais avant, je me suis engagé à retrouver l’assassin de son père.

                                  Bref instant de silence pour laisser à Rik le temps de digérer une nouvelle qu’il a déjà. Mais à l’autre bout du fil, CIneyair fait tout pour ménager son effet sans savoir qu’il parle à deux personnes.

                                  Surpris, non ? Vous serez surpris, peut-être, d’apprendre que mes hommes ont aperçu un individu vous correspondant affreusement aux abords du domaine à l’heure du décès. Le sang sur le chandelier du bureau ne laisse aucune place au doute quant à l’arme du crime. Quel dommage pour cette ile qu’un individu tel que vous soit venu semer le chaos. S’acoquiner avec une tueuse telle que Mirabella et venir manigancer des choses avec Alvarez. Oui. Tout cela est très suspect. Et puis, vous n’avez pas d’alibi, je me trompe ?

                                  Petit rire.

                                  N’allez pas dire que vous avez passé une bonne soirée en compagnie d’honnêtes hommes. Ils travaillent pour moi. Et je respecte suffisamment leur honnêteté pour de ne pas mettre en doute leurs paroles quand ils me disent qu’ils ne vous ont pas vu de la soirée, dans ce bar.
                                  N’est-ce pas merveilleux ?
                                  Quel dommage pour ce pauvre Rockat. Il vous a vu à l’entrée de la ville et vous a traqué, mais vous l’avez tué, tout comme Alvarez. Un double crime, vous commencez fort, monsieur Santa. Je doute que la population ait une haute estime de vous quand elle apprendra vos méfaits.


                                  Soupir. Instant de silence, puis il revient. Son ton se fait plus sur celui de la confidence, du demi-aveu.

                                  En toute honnêteté, monsieur Santa, vous êtes un envoyé du ciel. Vous êtes celui qu’il me fallait pour … accélérer les choses. Je ferais en sorte que votre cellule soit confortable. Ne me remerciez pas.

                                  Encore faut-il que Rik soit capturé. Mais étrangement, un brouhaha que l’on tente de dissimuler avec assez peu de réussite se fait entendre. Mirabella fait quelques pas discrets vers la porte pour jeter un coup d’œil dehors afin de s’apercevoir que c’est une troupe d’une trentaine de chasseurs de primes bien armés qui prend place avec comme ligne de mire la sortie. Visiblement, Cineyair parle surtout pour laisser le temps à ses hommes de venir te cueillir. La rumeur court sur ce qu’il se serait passé pour Alvarez et bientôt, la ville saura l’odieuse vérité mensongère.

                                  A l’autre bout du fil, Cineyair semble comprendre ce qui se passe.

                                  Ah. Je crois que mes amis sont arrivés. Je vais devoir vous abandonner et j’espère que vous vous rendrez sans résistance. La Justice s’en souviendra. Et mes amis apprécieront de ne pas user vos armes sur vous. Ne vous inquiétez pas pour Mirabella, elle vous rejoindra très bientôt. Je vous salue à nouveau, Monsieur Santa. Et … adieu !

                                  Cloc.

                                  Une première réaction ne se fait pas attendre.

                                  LE FILS DE !

                                  Puis son regard noir vient fusiller Rik.

                                  Dans quoi tu t’es fourré ! Gniiaaaah ! ça va me retomber dessus, j’en suis sûr ! On m’a vu en ta compagnie, on va me traquer ! Zuuuut !

                                  Elle commence à faire les cent pas en boudant, puis elle se tourne à nouveau vers toi, bien décidée.

                                  Caporal, je vous laisse une chance de nous sortir de cette situation. Je vais occuper les chasseurs de primes et vous pourrez sortir d’ici en toute discrétion. Réglez cette situation au plus vite. On ne pourra pas dire que je n’ai pas tout fait pour vous permettre de mener à bien votre mission à bien ici. Mais c’est la dernière chose que je fais pour vous ici. Profitez du temps que je vous donne pour rester invisible. J’en ferais de même.

                                  Elle s’avance vers la porte tandis que dehors, quelqu’un ordonne de quitter le bâtiment. Elle se retourne un instant, achevant ses recommandations.

                                  Rendez-lui la monnaie de sa pièce.
                                    Le piège s'est refermé, joliment exécuté; la chausse-trape a mordu, et ce coup-ci, c'est moi qui suis dans la position du pigeon. C'est une sensation désagréable qui me ferait presque compatir à l'infortune de ceux que j'ai arnaqués tout le long de ma vie. Jusqu'ici, je n'm'étais jamais vraiment posé la question de quelle sensation cela peut procurer, de se savoir coincé, de s'être fait duper et d'en être conscient. Maintenant, j'en ai une vague idée, et si j'ai simplement eu le temps de tester la recette sans y croquer dedans à pleine dent, je suis déjà certain de pas apprécier le goût qu'elle laisse en bouche. Fort heureusement, au cœur de la tornade, je peux compter sur une partenaire dévouée à ma cause; ça m'surprend pas mal, je dois avouer, je pensais pas être capable de m'attirer sa sympathie si aisément mais faut croire que j'ai de la chance dans mon malheur. Je devrais sans doute remercier Cineyair aussi, qui a confirmé à la jeune tueuse le sort macabre qui lui était réservé. Ça a dû l'aider à faire son choix si elle se demandait vraiment sur quel cheval parier.

                                    Toujours est-il que poil de carotte pensait clôturer les jeux sur ce coup d'filet, et qu'il vient de se louper. Dévoilant au passage deux précieux indices. Le premier, il pense son homme de main mort. Faux, il est plus totalement fringuant, le jeune quinquagénaire, c'est vrai, mais il s'accroche à la vie. Et ça pourrait bien m'être utile au moment de faire cracher la vérité à quelqu'un. Le deuxième, il m'a confirmé l'identité de celui avec lequel il a orchestré le coup : Paulo. Une marionnette encore plus pratique que son paternel pour le chef de la BNA, puisque le jeune crétin compense le déficit de crainte vis à vis de son collaborateur par une bêtise profonde et aveuglante. Au moins, ça nous apprend quelque chose : la connerie, c'est pas forcément héréditaire. Au moment de faire les comptes, on pourra reprocher tout un tas de trucs au patriarche, mais lui au moins, avait un minimum d'instinct de conservation, à l'inverse de son fils. Mais soit, certains sont stupides de naissance, chez le jeune Alvarez, c'est carrément devenu une religion. Et ça aussi, ça pourrait bien avoir son importance à un moment donné.

                                    Parce que maintenant, je suis dehors - merci Mirabella qui m'a largement facilité la tâche pour filer en douce en foutant un bordel monstre - et il va être temps de faire bouffer la facture aux contribuables. Un vrai percepteur, le Rik. Je suis déjà en train d'organiser la réplique, d'évaluer les stratégies envisageables en marchant pour m'éloigner au maximum de la zone urbaine. Bon gré, mal gré, je me fraie un chemin jusqu'à la rase campagne. L'entreprise est pas évidente avec un poids mort de quatre-vingt kilos chargé sur les épaules, surtout quand on a des plaies encore bien fraiches au niveau de l'une d'elles, mais j'ai plus vraiment le luxe de pouvoir me plaindre ou repousser les échéances, alors je serre les dents et j'avance. J'aurais jamais crû dire ça avant, mais je regrette pas mal la charrette merdique de Firmin. Au moins, ça m'épargnerait une débauche d'énergie qui sans être superflue, va me faire défaut à un moment donné. Soulever un pied dans cette mélasse faite de fange et de terre gorgée d'eau de pluie, c'est déjà un sacré numéro. Mais dans ces conditions-là, ça relève carrément de l'exploit. Mais soit, au moins, je me suis extirpé du centre-ville sans attirer l'attention, c'est déjà un bon début. Le tout, c'est de continuer.

                                    Alors je m'arrête pas avant d'avoir atteint les bosquets; je sue à grosses gouttes, le sang perle de nouveau le long de mon bras gauche, et je promets à Rockat de bien le lui faire payer un de ces jours entre deux respirations saccadées. J'en ai pour un bout de chemin avant de trouver un coin vraiment reculé, sûr, alors pour passer le temps, j'commence à lui raconter comment c'était l'île, avec le soleil, le rhum, le sable chaud et les fortins reconverties en tavernes. Je suis prêt à parier que ça lui plairait. J'lui demande s'il préfère le whisky ou la tequila; le tabac ou l'herbe de paille. J'me mets à imaginer ce que devait être sa vie, aussi, celle d'un homme de main qui n'a jamais su s'affranchir de son quotidien baigné dans le crime. Qui sait, il a peut-être une femme, des gosses qui ignorent tout de sa profession. Ou peut-être est-il du genre ermite, avec un joli cabanon perdu en lisière de ces bois, que l'on aperçoit, sur la colline d'en face. Au bout d'un moment à monologuer, d'un long moment même, la colline d'en face, ça devient celle que je foule. À certains moments, j'ai entendu gémir. Le barbu qui souffre dans son coma, ou qui se rapproche peut-être de l'éveil.

                                    Si j'ai atteint une zone sûre, je n'ai pas le temps de me reposer pour autant. En contrebas, de l'autre côté des vallons dans mon dos, ils doivent me chercher activement. Peut-être même qu'ils sont en train de faire parler Mirabella. Elle n'aurait rien à leur avouer, elle ne sait pas où je suis allé, mais l'idée qu'on la charcute pour m'atteindre m'est pas totalement agréable. Alors plutôt que de m'aventurer au plus profond de la forêt, je m'arrête au bout d'une dizaine de mètres et pose ce fainéant de Rockat au sol. Ça fait du bien de plus tracter un corps sur ses épaules. Comme je n'ai pas de quoi le ligoter et qu'il m'est trop précieux pour que je prenne le risque de le laisser me filer entre les pattes, je prends à la place une autre précaution. Ma méthode perso. Elle a fait ses preuves avec la jeune, elle marchera avec lui aussi. De ma poitrine qui se transforme en fétu de paille tressée, je puise une poupée vaudou qui devient ma garantie. Et puis j'aligne une paire de claques bien musclées au gaillard adossé contre un tronc et qui émerge difficilement. Je claque des doigts juste sous son nez, il grimace.


                                    Hep ! On revient parmi les vivants, allez.
                                    Gnnh...
                                    Ouais, j'sais, ça fait mal. Tu crois que j'me suis marré moi au réveil ?
                                    Qu'est-ce que ... ? Où sommes-nous ?
                                    Au calme. Ce que je veux, c'est que tu m'attendes ici sagement.
                                    Aucune chance.
                                    Je me doutais que tu dirais ça mais vois-tu...

                                    Je commence à tirer sur l'une des fragiles petites jambes de la poupée. La douleur se reporte sur son propriétaire qui s'il ne comprend pas tout, cerne vite le principe. Il obtempère.

                                    J'ai à faire, je reviens au soir. Je te ramène des vivres et des bandages. Et même une bouteille si je peux. Si tu n'es pas là...

                                    Je donne une pichenette dans le torse de la figurine. C'est comme s'il encaissait un coup au foie.

                                    Enfin, tu m'suis quoi. Prends ton mal en patience, et sois sage. Je t'ai épargné, ne gaspille pas la chance que je t'ai donnée.

                                    Je me redresse, enfourne la poupée au fond de ma poche et repart déjà, à bon rythme. Maintenant, il me faut revenir en ville. Le plan ? Encore un peu flou. Les grandes lignes sont là, libérer Mirabella, obtenir des aveux signés de Paulo, le témoignage de Rockat dans la foulée pour constituer un bon dossier à présenter à la marine... ou aller se payer un duel avec le Cineyair si tout le reste foire. Plein de bonnes intentions dans la théorie, en somme, mais ça pêche un peu au niveau des détails pratiques. Bonne chose, j'ai encore deux heures de marche dans les champs qui m'attendent. Plus que suffisant pour peaufiner tout ça.
                                      On aurait pu croire que le temps qu’il a fallu pour que Rik fasse l’aller-retour allait mettre la ville sens dessus dessous. Il n’en est rien. Et Rik s’en aperçoit bien vite quand, aux abords de la ville, alors qu’il cherche encore ce que ce retour sur la scène du crime pourrait lui apporter, il croise des gens qui ne se retournent pas sur son chemin. Son signalement n’a encore été transmis. Au hasard des conversations et des questions, il est aisé d’apprendre que les deux forces en présence de l’ile sont sorties de leur tanière pour se faire face à face en pleine ville. Le lieu de la rencontre n’est pas si compliqué à trouver. Tout se fait généralement dans le centre. S’y rendre n’est pas bien compliqué et avec un peu de discrétion, on arrive à y parvenir sans se faire reconnaitre. Certains ont pu être intrigués par Rik Achilia, mais jamais suffisamment pour donner l’alerte. Aux alentours de la place centrale, l’attention n’est absolument pas dirigée contre Rik. Ça serait comique de voir le chassé venir fouiner du côté des chasseurs, non ?

                                      Sur la place, deux factions se font face. D’un côté, les chasseurs de primes, CIneyair en tête. Armés jusqu’aux dents et aux attitudes belliqueuses, ils semblent à deux doigts d’exploser pour prendre définitivement le pouvoir sur cette ile réputé pour ses liens avec les chasseurs. De l’autre, une trentaine de marines, calmé et discipliné, mais aux aguets. Les visages ne trompent pas. Ils savent que leurs adversaires sont prêts à les attaquer. Il n’y a que la peur de la vengeance mondiale qui puisse en ce moment retenir leurs bras. Ils sont dirigés par un homme de haute stature arborant le grade de commandant de la marine. Il ne faut pas longtemps pour se rendre compte qu’il est surement le chef de la troupe de marine chargé de s’installer sur l’ile.


                                      De constitution solide, son regard transpire le respect amusé. Face à Cineyair, il donne l’impression d’en savoir davantage que ce qu’il pourrait laisser penser, et de s’amuser des suppositions de son adversaire à son égard. De son côté, Cineyair feint d’être aimable et courtois vis-à-vis de celui qui représente son problème numéro un. Un jeu de dupe, en somme.

                                      Je ne vous comprends pas, CIneyair. Pourquoi ne voulez-vous pas me donner un portrait de cet homme ? Vous ne voulez pas que nous le… retrouvions avant vous ?


                                      Commandant Ragnar, je vous prie de rester en dehors tout ça. Ça serait insultant pour nous que la marine se mette à chercher cet homme. Ça sous-entendrait que nous ne sommes pas capables de trouver un unique individu sur cette ile !

                                      J’en conviens. Mais il vous a déjà filé entre les doigts, il me semble, non ?

                                      Cineyair tressaille un instant et fronce les sourcils de colère. Ragnar ne relève pas et s’en amuse même, intérieurement. C’est qu’il n’est pas né de la dernière pluie. Il sait que les affaires des chasseurs de primes sont louches. Et que cet événement est probablement lié aux intérêts de Cineyair. Il sait qu’il y a anguille sous roche et il n’hésite pas à appuyer là où ça fait mal.

                                      Co… Comment cela ? Pas du tout !
                                      Voyons, Cineyair. C’est mon travail d’être informé. Pas besoin d’avoir un uniforme pour être un marine.

                                      Cineyair serre le poing, son honneur blessé.

                                      Nous avons capturé son associée. Il ne faudra pas longtemps pour qu’on le débusque. Il a profité de la trahison d’un chasseur que j’estimais beaucoup pour nous fausser compagnie. Sa trahison sera sévèrement punie. Et ce genre de problème ne surviendra plus.

                                      Dans l’esprit de Cineyair, s’il n’avait pas le cadavre de Rockat dans le bar, c’est qu’il était encore vivant. Ainsi, il représente une menace pour ses intérêts en pouvant parler sous une éventuelle torture. Ragnar n'est pas dupe. La seule punition envisagée est la mort. De toute façon, Cineyair pensait que c’était déjà le cas.

                                      En parlant de cette … associée. Pouvons-nous l’interroger ? Elle a peut-être des liens avec d’autres affaires ?
                                      Non. Elle est notre prisonnière. On vous la remettra si elle a une prime sur sa tête.
                                      Ts… Cineyair…
                                      Vous n’avez aucun pouvoir sur nous en ce qui concerne ce cas. Et me forcer la main pourrait être fâcheux.

                                      Les chasseurs de primes mettent la main sur leurs armes à cette évocation.  Ragnar sent venir le point de non-retour et n’hésite pas à stopper.

                                      Je comprends. J’en référerais en hauts lieux. Nous verrons si elle nous intéresse.
                                      Nous sommes donc d’accord.
                                      Juste une chose, Cineyair… votre homme, il ne ressemblerait pas à ça ?

                                      Prenant un rouleau à sa ceinture, il le déplie, révélant une image représentant très nettement Rik Achilia. Une image probablement réalisée sur les souvenirs de ceux que Rik a rencontrés la veille. En voyant l’image, Cineyair tique à nouveau. Visiblement, il ne s’y attendait pas et savoir qu’il n’a pas la main sur ce qui se passe le dérange beaucoup.

                                      Absolument pas. Maintenant, j’ai à faire.

                                      Et il se retourne sans autre mot, quittant la place, suivi de ses hommes, lâchant chacun leur tour un regard défi vers le commandant de la marine qui reste amusé. Une fois qu’ils ont décampé, un sergent s’approche de Ragnar.

                                      -Que fait-on, commandant ?

                                      Rien. Ils sont suffisamment sur les dents pour que toute action de notre part mette le feu aux poudres. Faites profil bas et renseignez-vous sur cet individu. Avec ce que m’ont raconté les hommes de l’office, j’ai de sérieux doutes sur le scénario qu’il cherche à nous faire avaler.
                                      Prévenez le QG. On ne sait jamais.

                                      -Bien commandant.

                                      Je donnerais cher pour connaitre les détails de cette histoire.
                                        Échange instructif. Il y a une nouvelle tête d'affiche côté marine. Et une qui, manifestement, a une vision d'ensemble un peu plus étoffée que celle du nounours bourru de hier soir. Je suis la discussion, attentif, planqué dans une rue annexe à laquelle personne ne prête vraiment attention. Faut dire, c'est un peu la rencontre au sommet, et elle concentre tous les regards, alors personne ne vient me chercher noise. Le marine a l'air vaguement du genre à se la jouer mâle dominant, mais ça reste dosé de sorte à ne pas exclure la possibilité de trouver un terrain d'entente. Juste ce qu'il faut pour être un leader digne de ce nom; et sa manière de se jouer de la situation lui confère une clairvoyance louable. C'est avec lui que je dois discuter si je veux trouver une issue pacifique. Il a l'air plus avisé que l'autre fauve de Cineyair. Qui ne le serait pas, en même temps.

                                        Faire assimiler l'idée que je ne suis pas un simple pion de sa partie au marine demandera sans doute un certain bagout, mais la perspective d'arriver à un débouché favorable est bel et bien présente. Suffira de se montrer persuasif et de marquer un peu son territoire. Ça se résume souvent à ça. Qui prend l'ascendant sur l'autre, qui dicte les règles. C'est quelque chose qui se lit très simplement dans la gestuelle et la tournure d'une bête première conversation. Et à ce petit jeu, le gradé a fait meilleure impression que Cineyair. Héhé, ça doit cogiter un max dans la caboche de poil de carotte. Il goûte à cette désagréable sensation de perdre le contrôle du jeu alors qu'il pensait avoir établi un plan parfait et rondement mené son exécution. Hé nan. La fausse donne est jamais loin avec moi, son full vient de se transformer en double paire, c'est quand même autrement moins confort, on est d'accord. Il a péché par excès de confiance. Faut toujours prendre le soin de garder un coup d'avance jusqu'à la fin de la partie. Il l'a pas fait, il s'en mord les doigts. C'est bien fait pour sa gueule, c'est pas comme si je lui avais pas offert de saisir une opportunité en or de régler toute cette histoire dans la diplomatie d'une poignée de main franche et la satisfaction d'un bourbon partagé avec un alter-égo digne de respect. Avec un peu de chance, il va laisser son humeur orienter ses actions bientôt en sentant l'étau se resserrer autour de lui  et il commettra le faux-pas décisif. De mon côté, laver mon nom ne devrait pas s'avérer si difficile, le gaillard de la marine est pas du genre dupe, une bonne discussion pour dissiper les points d'ombre et on sera comme cul et chemise. Ce sera moi la chemise. D'ailleurs, il va être temps pour nous deux d'avoir cette petite entrevue; l'incident a été écarté, la discussion est close depuis quelques minutes déjà et la place s'est vidée.

                                        Un très bref instant, l'officier en chef reste seul présent sur l'estrade boueuse, comme s'il digérait dans les petites particules d'air la rencontre dont il vient d'être acteur principal. Le cercle des badauds s'est lui étiolé rapidement, on a débarrassé le plancher de boue entre déception et inquiétude, pour aller se refaire la scène devant une pinte de bière et supputer sur ce que la suite sera. Les chasseurs de primes ont tous suivi Cineyair et sont partis ruminer dans leur antre dans les hauteurs, en périphérie de ville; quant au contingent de la marine, il remonte le versent d'en face au sommet duquel trône le petit chalet que j'avais visité hier sans y être le bienvenu. J'attends encore quelques secondes, pour m'assurer de pouvoir faire mon apparition sans déclencher d'incident; puis je fais irruption depuis la venelle. Avec le jour qui tombe déjà, on pourrait imaginer que le Commandant ne m'aurait pas repéré mais il n'en est rien. Peut-être même avait-il senti ma présence bien avant. Ce serait drôle.

                                        J'avance dans un petit raclement de gorge et en libérant une flamme qui vient allumer la tige que j'ai eu tout le loisir de me rouler un peu avant. Une main dans une poche, le pas nonchalant. Un halo de fumée de tabac s'échappe, va danser, voluptueux, dans la brise du soir. Je soigne mon entrée, ouais, mais pas uniquement par vocation théâtrale. La démarche est calculée, le message derrière est pas trop subliminal. Ça signifie en gros, je cherche pas à être discret amigo; et je suis pas hostile non plus. L'autre a un minimum de sang-froid et d'esprit, il saura lire ma gestuelle et la traduire pour ce qu'elle est. Et s'il reste sur sa position – s'amuser de la situation pour en garder la mesure, le recul qui permet de mieux juger – ça pourrait même devenir fameux.

                                        Je m'approche jusqu'à venir me planter à quatre ou cinq mètres du soldat, un peu sur sa droite. Avec le silence revenu, la scène a de la gueule. On se lorgne avec cette petite lueur d'intelligence, voire de malice, qui fait défaut aux gars de la BNA.


                                        Commandant Ragnar, c'est bien ça ?

                                        L'homme fait mine de vérifier le portrait-robot pour comparer mon visage à celui du dessin.

                                        Rik Santa ? Vous êtes un homme très recherché.
                                        ff'... J'ai toujours été du genre populaire.
                                        Vous m'en direz tant.
                                        Hm, à parier, vous seriez pas contre quelques explications, je me trompe ?

                                        Il hoche la tête silencieusement, plus fermé cette fois-ci. Je lui dis de me suivre, qu'on va se trouver un coin un plus discret pour aborder le vif du sujet. Vrai qu'y a pas mal à raconter. Y'a au moins autant à ne pas dévoiler – la raison première de ma présence ici en premier lieu, ou le fait que je suis un authentique déserteur – ça promet d'être un numéro d'acrobatie particulier. Mais ça va être difficile d'y échapper. Alors autant se lancer. Tout le jeu est là, tâcher de lui donner à penser que je lui transmets tout ce qui lui serait bon de savoir sans faire de gaffe. Alors, à mesure qu'on remonte les ruelles sinueuses, je distille les informations avec parcimonie et doigté. La visite de courtoisie chez les Alvarez, la sensation que le patriarche était une pantin manipulé par Cineyair, mes soupçons quant à l'identité de son assassin; et puis la soirée où tout s'est accéléré, avec Rockat, l'enlèvement de Mirabella qui s'en est suivi, et enfin le fait que la seule personne qui puisse confirmer mes dires se trouve actuellement captive dans la forêt, à un vallon d'ici.

                                        Ça prend du temps, mine de rien, de tout raconter sans se planter dans les accords. L'autre a la décence de ne pas m'interrompre toutes les cinq minutes quand bien même il se doute qu'il y a plus derrière tout ça. Ça prend aussi plus d'une clope. J'en propose même une au gradé; il fume pas. Soit. Et puis, au bout d'un moment, j'ai fini. On s'arrête de marcher et on respecte un temps de silence.


                                        Vaste chantier, n'est-ce pas ?

                                        Et je souris, un peu blazé par la tournure des évènements qui, lorsqu'on les énonce à haute voix, me sont quand même vachement défavorables. Ragnar réfléchit. J'imagine ce à quoi il peut penser. Tout est dans le non-dit. Je ne dis pas que je cache des choses, il ne dit pas qu'il se doute qu'il y a plus que je n'en raconte. Et je lui réponds pas que je le sais très bien. Au lieu de ça, j'lui assure que je suis disposé à aider. Je dois quand même débouter les accusations qui pèsent sur moi; et puis, épargner à Mirabella et Rockat les feux de la vengeance d'un Cineyair contrarié ferait pas de mal à ma conscience. Ça laisse encore du boulot en perspective. J'masse ma nuque un peu endolorie et j'demande simplement :

                                        Alors Commandant, on fait quoi ?


                                        Dernière édition par Rik Achilia le Sam 6 Déc 2014 - 20:07, édité 1 fois
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