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Drapeau rouge

Le Leviathan. J'dois avouer qu'après plus de deux mois sur Jaya, je m'étais fait à l'idée de plus le revoir. Enroulée dans une serviette avec les copains ramassés sur le caniveau qu'essayent de faire bonne figure, j'en mène pas large. Les deux caporaux qui rament nous jettent des regards que j'sens pas seulement curieux. J'connais un peu la réput' de l'équipage. J'sais qu'ils ont déjà été trahis, qu'ils font gaffe à ce qui monte à bord maintenant. J'sais que je me suis foutue dans la merde toute seule en ramenant ces gars-là. Des pirates de Jaya, voilà ce qu'ils sont. Ce que je serais devenue de gaieté de cœur si tout s'était un peu mieux passé. Mais en revoyant le Leviathan, son pont bien ordonné, ses matelots efficaces et au garde-à-vous quand j'passe au milieu d'eux, j'me dis qu'en définitive, j'aurais fait une connerie. Dans la joie, ma connerie. Mais une connerie quand même.

-Lieutenant Porteflamme, soyez la bienvenue.
-Merci, lieutenant.
-Qu'est-ce que vous nous ramenez là ?

Regard accusateur, sourcils froncés, œil soupçonneux. Sarkozyzy, resté responsable à bord avec Ketsuno Fenyang qui doit être dans ses rapports. Sûrement mon principal adversaire dans l'entreprise débile que j'me suis fixée pour aujourd'hui.

-Ils étaient prisonniers sur Jaya, ce sont des civils.
-Vraiment ? Vous en êtes sûre ?

Je soutiens farouchement son regard. Mais je sais que je suis qu'à moitié crédible. Ils sont crades, les copains, avec leurs vestes d'amiraux, leurs dentelles déchirées et leurs poings écorchés.

-Je les ai côtoyés pendant tout le temps que j'ai passé à terre. Ils m'ont été d'une aide précieuse, et c'est en partie grâce à eux que je suis encore en vie. Ils n'ont appris ma véritable identité que très récemment, et je ne les ai pas quitté des yeux depuis. Ils veulent venir avec nous.
-Vous voulez dire qu'ils s'engagent ?
-Oui.
-Hum.

Con d'Owen. Tu vas tout faire planter si tu canes maintenant.

-Vous dites, monsieur ?
-J'ai jamais dit que je m'engageais.

Le con. Le con.

-Oh, vraiment ?

Maintenant, le regard accusateur, il est vraiment pour moi. Putain. Pour une fois que j'essaye de sauver les miches de quelqu'un d'autre, c'est les miennes qui sont exposées au danger. J'le vois venir de loin, là, le blâme.

-Moi, si. Faut excuser Sam. Il est du genre à changer d'idée au moment où il faut prendre une décision.
-C'est quoi ce prénom, putain ?
-Désolé pour lui.
-Vous vous appelez ? Votre visage me dit quelque chose.
-Henry Novalis. J'ai travaillé dans de nombreux établissements de South Blue.
-Hum.
-Faites pas cette gueule, Sarkozyzy. J'ai l'autorisation de Lilou en ce qui concerne leur présence à bord. Et je me porte garante de leur comportement.
-Pour ça, c'est vous qui voyez. Pour la sécurité du bâtiment, c'est moi que ça concerne.
-Ce qui veut dire ?
-Qu'en l'absence du commodore, ils auront une cellule pour eux tout seuls.
-Quoi ? Avec les prisonniers juste à côté ?
-On les mettra pas dans la même, et ils seront bien traités.
-Ne m'approchez pas !
-Aller !

Les soldats s'approchent. Andy tend les poignets, on lui met les chaînes. Moi, je râle, je chope Sarko au col, je lui postillonne un peu à la gueule, mais j'sens que ça fera que me coller des ennuis au cul. Alors j'finis par me calmer, d'autant que depuis qu'j'ai hérité des pouvoirs d'incendiaire, j'suis devenue sacrément dangereuse pour moi-même à chaque manquement au self-control. J'respire, calme. Calme. Le revers de sa veste a un peu cramé. J'vais devoir la repayer. Malédiction de merde.

-Laisse-toi faire, Sam.
-Tu nous as tendu un piège ! J'le savais, putain !
-Un piège, hein ?

Nouveau regard de glace.

-Emmenez-les, donnez leur ce qui leur faut en terme de vêtements et de nourriture. Nous avons à causer.

Et il me tourne le dos. J'peux que le suivre, la boule au ventre plus présente que ce que je voudrais. On va vers le bureau de Ketsuno...
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-Entrez.

La voix de Ketsuno. Glaciale, mais je m'attendais pas à autre chose. Sarkozyzy pousse la porte, et je peux que constater son regard rempli de courroux jusqu'au fond des globes. On l'a dérangée dans sa paperasse, on squatte son espace vital, n'importe quoi. J'ai eu le temps de comprendre que tout le Léviathan était endeuillé depuis la mort du vice-amiral Fenyang. J'sais que Ketsuno, depuis, elle cherche toujours le prétexte pour se caler le sang à ébullition. Et j'suis une pratiquante assez assidue de ce genre de thérapie par le chaud pour savoir qu'en pleine séance, y'a pas moyen de faire preuve d'un demi poil de discernement. J'ai la boule au ventre. J'sais que ça risque de s'ajouter à la longue liste de mes indisciplines dans mon dossier qu'a déjà tendance à déborder de tous les côtés.

-Eh bien ? Qu'est-ce que vous attendez ?
-On est même pas rentré !
-Vous devriez. Vous traînez. Alors ?
-Voilà.

Il n'omet rien. Et surtout pas la drôle de déclaration d'Owen au moment où on lui mettait ses chaînes. Moi, ça me fait pâlir. D'autant plus que j'attends toujours des soins, que je suis à la ramasse depuis deux mois, et que c'est limite si je commence pas à vivre de travers le sevrage. Ouais. J'crois que j'avais jamais autant canonné. A force de soigner sa gueule de bois à la bière, on en oublie qu'on boit le rhum sur l'alcool de la veille. J'ai l'impression de dessaouler à la vitesse du son.

Et rien que de penser à la vitesse, ça me fout une gerbe terrible.

-Vous... osez nous rajouter des difficultés pendant une mission pareille ? C'est quoi votre problème, lieutenante ?
-C'est un malentendu.
-Ah ouais ? Alors écoutez : des malentendus de ce genre, personne n'a envie d'en prendre la responsabilité en pleine bataille ! C'est la guerre ! Faut vous le dire comment ? Vous vous croyez au-dessus de tout ?
-Ils sont pas dangereux.
-Et ? On ne sait toujours pas qui ils sont, et vous nous avez visiblement menti. Ce qui rend cette dernière affirmation plus que douteuse.
-Très bien. J'en parlerai directement avec le commodore à son retour.

Silence de plomb. J'retiens l'envie de serrer mon poing contre mes tripes. J'suis malaisée, les jambes et l'esprit instables, comme si mon mal de bide refusait d'attacher une réelle importance à la situation. J'ai dit ça pour m'en sortir, sortir de cette cabine qui pue le renfermé. J'ai trop pris l'habitude d'être dehors, la tête contre le pavé et les grolles ouvertes. Ce plafond me paraît bas. Ce plancher, trop clean pour être honnête. C'est n'importe quoi.

-Vous le prenez sur ce ton...
-C'est bon. Ils sont en prison, et comme vous dites, on est en guerre. Ça attendra.
-Comptez sur moi pour suggérer un blâme. Vous ne vous en tirerez pas toute blanche.
-Si vous le dites.

Je pivote sur mes talons. Mais manque de cul, le décor fait exactement pareil. Et je me sens basculer avec une lumière en plein les yeux. Grosse envie de vomir. Puis plus rien.
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-Tu sais ce que ça fait, un drapeau bleu sur un pavillon noir ?
-Un drapeau bleu foncé ?
-Non. Un drapeau rouge.
-Pourquoi, rouge ?
-C'est la couleur des traîtres.

Je lève une paupière lourde comme trois enclumes superposées. On m'a couchée sur le dos. J'reconnais la lumière de l'infirmerie. La silhouette massive du doc' dans un coin. Envie d'échapper au mauvais rêve que j'viens de faire, de me rappeler comment j'suis arrivée ici. J'essaye de me relever. Mais quand on a des paupières qui pèsent une tonne, tout le reste a tendance à être encore plus lourd. Alors j'reste tranquille et j'me rappelle en comptant mes blessures.

D'abord, ces vieilles plaies de quinze jours sur les flancs. Et ces zones tuméfiées qui me lancent d'un peu partout. Murakami. J'y avais pas pensé, mais il doit être à bord si Lilou a pas menti. Si elle l'a pas tué. Putain, sûr que ça va leur en faire une drôle de surprise, à Owen et Andy... il est tellement hargneux et rancunier qu'il est cent fois capable de leur retourner la cervelle. Au moins celle d'Owen qu'est rien de plus que sa version soft...

Puis y'a les brûlures, les sillons qu'ont tracé les balles dans ma chair sans aller droit au but. Plus récent, ça cuit un peu. Mais j'sais que j'en dois la majorité à Andy. Andy qui m'a sauvé la vie, et que j'suis même pas foutue d'accueillir sur ce navire de merde comme si c'était chez moi. C'est ça que j'aurais du dire à Ketsuno. Lui raconter la vérité. Demander une rémission de prime... mais alors, j'aurais rien eu pour justifier la présence d'Owen, qu'a tout fait pour faire foirer la mission et qu'a même essayé de me planter. Con d'Owen.

-Serena ? T'es réveillée ?
-Andy ?
-Ouais. Je suis attaché, mais ils m'ont soigné. C'est l'homme poisson qui a insisté.
-Ah. C'est pas un homme poisson, en fait.
-... c'est quoi alors ?
-Une forme d'herpès dégueulasse, j'imagine. Il en cause pas trop. Mais c'est un chouette type, Wallace.
-Ouais.
-Vous vous entendrez bien.
-J'espère.


-Mais puisque je vous dis qu'elle a encore besoin de repos ! On n'envoie pas des blessés au charbon !
-Vous, silence. Lieutenant Porteflamme, je vois que vous êtes réveillée. Nous avons reçu des nouvelles de Jaya. Les autres se sont réunis autour du commodore dans un camp caché en pleine forêt. Vous êtes appelée à vous y rendre dans les trois jours. Et il va sans dire que le plus tôt sera le mieux.
-Si mes patients partent, je pars aussi.
-Ça tombe bien, l'ordre de mission vous concerne également.

Elle se barre sans me laisser répondre. Andy fait celui qui regarde ailleurs. Et j'essaye de profiter de ma pseudo-permission de récup'. Le dos vissé contre le matelas blanc d'une infirmerie de bord.

-Andy ? Si j'en reviens pas,
-Tu en reviendras.
-C'est pas la peine de sortir les répliques à la con. Si j'en reviens pas, demande à ce qu'on fouille dans mes affaires. Y'a un livre à couverture rouge. Je mettrai un témoignage écrit sur tout ce qui s'est passé sur Jaya dedans avant de partir. Je t'ai pas entraîné là-dedans pour que tu finisses en taule.
-C'est pas ta faute. C'est une question de karma.
-Quoi ?
-J'attire les emmerdes depuis que je suis né.
-...
-Non, je déconne pas. C'est un genre de malédiction. Tu ferais mieux de pas trop penser à ce qui m'attend, ça pourrait te retomber dessus. Je te jure.
-Cane pas. Dans les rangs, on m'appelle Trompe-la-Mort. La poisse, j'ai tellement baigné dedans qu'elle me prend pour quelqu'un de son troupeau.

Il a pas le loisir de répondre. Wallace revient avec des médoc' de toutes les couleurs. J'en prends un qui me sèche tellement vite que j'ai pas le temps de m'apercevoir que je suis de retour au pays des rêves.

-Drapeau rouge...
-Pourquoi rouge ?
-Parce que les traîtres, on les fout à poil et on les saigne comme des cochons.
Leur drapeau, c'est leur linceul avec leurs tripes collées dessus...
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