Le deal à ne pas rater :
Pokémon EV06 : où acheter le Bundle Lot 6 Boosters Mascarade ...
Voir le deal

De l'art de devenir une licorne

Depuis quelques jours, une rumeur grandissait sur South Blue. Le genre de rumeur à l'écoute de laquelle personne ne pouvait rester indifférent. Elle laissait rêveur le plus grand nombre, mais attisait surtout la convoitise des appétits les plus féroces. Et force était de constater, faire miroiter pouvoir, puissance et richesse aux carnassiers, tout ceci ne se réalisait jamais dans la plus parfaite discrétion. Bien au contraire, l'engouement suscité cette fois-ci par l'information gonflait et prenait des proportions insoupçonnées au départ. Et ainsi, ce qui n'était au début qu'un feu de paille anodin vint à embraser tout l'océan.

Ce bruit qui courrait, Rei aurait très bien pu n'en entendre jamais parler. Mais le destin, ou ici l'autorité supérieure plus exactement, en décida autrement. En effet, un soir, il eut la surprise d'être contacté par les hautes sphères du gouvernement mondial. Et c'est au cours de la conversation qui s'en suivit que fut portée à sa connaissance l'affaire dont il venait d'être investi. L'échange à peine clos, le jeune leader du CP5 se remémora les directives qui lui avaient été transmises par la voix sèche, sans compassion à l'autre bout de l'escargophone.

-Le bruit qui court fait état d'un fabuleux trésor qui reposerait sur dans un archipel méconnu ou presque de nos services. Les pirates l'appelleraient l'Archipel du Corbeau, mais nous n'en savons guère plus. Une certitude en revanche nous est acquise : les plus puissants forbans de l'océan se précipiteront à la poursuite des merveilles dont recèle ce trésor.

-Quel sera mon rôle dans l'affaire monsieur ?

-Vous, agent Yakutsuki, serez notre homme sur le terrain. Nous allons vous procurez une fausse identité afin que vous puissiez vous fondre dans la masse sans éveiller les soupçons. Vous devrez vous emparer de la totalité des richesses de cette île. C'est votre unique but.

-Et en ce qui concerne les pirates monsieur ?

-Ceci ne sera pas de votre ressort. Concentrez-vous uniquement sur votre objectif. Pour le reste, il est préférable que vous ne soyez pas au courant des détails, nous ne pouvons prendre ce risque. Bonne chance. Cloc.

Et ce fut tout. Pas prendre de risque ? Il n'était sans doute pas question de la confiance accordée au jeune homme. Cette réserve en disait donc long sur les dangers, de capture notamment, qu'il allait devoir affronter et sur l'éventualité qu'il échoue. Mais Rei était un professionnel. En outre, l'échec ne faisait ni partie de son vocabulaire, ni de sa philosophie. On lui confiait une tâche, il la mènerait à bien. Le reste, des détails. Des détails et rien de plus. Déjà, tandis qu'il s'assoupissait, l'objectif à atteindre s'ancrait dans son esprit. Il ne lui restait désormais plus qu'à attendre le colis renfermant les modalités évoquées par son employeur.


[...]


Trois jours plus tard, Rei, cheveux au vent, affublé de la parfaite tenue du gibet de potence, tricorne fiché sur la tête, faisait voile à bord d'un navire pirate à fière allure.

"Cap sur l'Archipel des Corbeaux, moussaillons !"

C'était ce qu'avait beuglé le capitaine, un barbu de deux mètres trimballant toujours un tonneau de rhum sous le bras et une énorme masse dans son dos, trahissant tant la capacité à ingurgiter et à tenir l'alcool du bonhomme que la finesse dont il devait faire preuve en combat.

-Alors, Manfred, prêt à mettre la main sur ce fichu trésor ?

La voix dans son dos qui tirait dans les aiguës, un brin éraillée par les ans, lui tira un sourire.

Manfred ? C'était le nom de Rei pour l'occasion. Le gouvernement l'avait catapulté jeune loup au dents longues, primé 17 Millions Berrys et spécialiste de l'assassinat. Quelques affiches avaient même été postées ça et là sur South Blue, preuve que rien ne devait être laissé au hasard. Un CV flatteur aux yeux du capitaine qui recrutait main d'œuvre qualifiée ce soir là, dans la taverne où Rei guettait lui la bonne occasion de se lancer dans la chasse comme tout forban digne de ce nom. Lui n'ayant pas de navire, il avait en effet du se faire accepter à bord de celui d'un autre.

-Plus que jamais, vieux brigand.

Le "vieux brigand", c'était Eb. Il avait servi d'intermédiaire entre Rei et le capitaine Holly, affirmant reconnaître dans le jeune homme de la graine de prodige, comme il se plaisait à le dire. Il ne croyait pas si bien dire, même si sa définition du mot déviait sans doute sensiblement de celle que s'en faisait Rei.

Eb était sympathique aux yeux du jeune homme. Aux yeux de à peu près tout le monde en fait. Il dégageait par son âge vénérable et son humilité un certain charisme. Il en avait de l'allure, c'était indéniable. Et il en avait vécu plus que son compte, des chasses impossibles, des combats perdus d'avance et des aventures incroyables. De l'extraordinaire. Durant les quelques jours de traversée avant d'atteindre l'archipel, il avait dispensé l'équipage entier de moult récits et épopées, où le vécu trempait selon beaucoup maintes fois dans le mensonge pour devenir légende au plus grand plaisir de tous. Mais Rei aimait à penser qu'il y avait là plus qu'un simple fond de vérité.

-Tu sais, cet équipage, ça pourrait devenir ton foyer si tu t'y plais. Si tu montres ce que t'as dans le ventre pendant la chasse, tout le monde t'accueillera avec plaisir...

-Un foyer ?

Le mot franchit ses lèvres dans un murmure. Puis un fin sourire se dessina sur ses traits délicats. L'idée était assez saugrenue. Ces inconnus lui proposaient de faire partie des leurs. Curieux monde que celui de la piraterie. Ces gars là, tous autant qu'ils étaient, ne semblaient pas être des mauvais bougres. Ils étaient même plutôt attachants...

Pourtant Rei les conduisait vers un traquenard dont ils ne réchapperaient sans doute pas. Car si sa mission se bornait à s'emparer du butin, d'autres troupes ou agents infiltrés devaient avoir eux comme objectif de neutraliser, peut-être même de tuer, tous les pirates. Nier l'évidence n'y changerait rien. Le jeune homme se surprit alors à noter que le sort de ces individus lui importait. Un peu. Étrange.

-Je m'en vais faire un somme à la cale, préviens-moi quand on sera en approche de l'Archipel.

Il lui fallait du repos. Des idées claires surtout, la partie ne faisait que commencer.


[...]


" Terre ! Terre ! "

La vigie s'époumonait tant et si bien que nul n'aurait pu ignorer ses indications. Même un dormeur. Rasséréné par ces quelques heures de repos, apaisé, Rei était prêt. Son esprit recentré, les priorités établies au préalable clairement ancrées dans sa tête.

Quand il arriva sur le pont, où chacun s'affairait pour les manœuvres d'accostage à venir, le jeune homme fut surpris que le matelot de guet ait pu distinguer les contours de quelque île à l'horizon, une brume épaisse ayant jeté son dévolu sur la région. Pourtant, une poignée de minutes plus tard, une crête, une forêt, puis une plage se dessinèrent. Le capitaine délégua ses ordres d'une voix puissante.

Jetez l'ancre ! Six d'entre vous pour rester surveiller le navire pendant qu'vos ptis copains et moi, on va débusquer tout ce qui brille sur cette île ! À vos chaloupes, les gars !

Dix minutes plus tard, c'était trois rafiots et en tout une petite cinquantaine d'hommes qui filaient sur l'eau, chaque coup de rame les rapprochant un peu plus du sol meuble du rivage. Rei avait passé en revue tout son matériel, des pistolets à percussion qu'il s'était procuré à ses sabres fétiches, sans oublier boussole et longue-vue indispensables pour la suite. Puis, il s'était arrangé pour demeurer en compagnie du vieux Eb. Ce dernier affichait un air détendu. Si le vieil homme ressentait sans doute une certaine excitation, il la masquait fort bien, conscient du rôle qu'était le sien auprès des autres. Sa présence apportait sérénité et paix à chacun.

Mais quand les barques vinrent heurter le sable grossier de la berge, d'aucuns ne pouvaient contenir le feu qui se consumait dans leurs tripes. Les forbans empoignèrent leurs armes, sabre pistolet ou simple dague, en posant pied à terre, prêts à en découdre si d'aventure la plage leur réservait un comité d'accueil particulier. Équipage rival, marines, ou monstres en tout genre, rien ne les effrayait. Cependant, bien vite, les deux éclaireurs revinrent porteurs de nouvelles rassurantes, la tension retomba. Momentanément. On se risqua à hausser un peu la voix, les sourires percèrent à nouveau sur les visages. On fit rapidement le point, les supérieurs se lancèrent dans un petit conciliabule pour décider de la démarche à adopter. Pas encore admis à cette table, Rei resta avec le gros des troupes, échangeant quelques mots avec certains. On le gratifiait d'encouragements généralement, avec cependant une réserve palpable, le jeune homme s'étant taillé une réputation de solitaire aux capacités mystérieuses et redoutables. Bien qu'il n'en saisisse pas le fondement, Rei supposa que ce prestige lui provenait de la prime et du statut d'assassin dont il avait été gratifié et de sa tendance à rester en retrait des festivités appréciées de la grande majorité des forbans.

-Ne fais pas attention, tu attises leur curiosité tout simplement, expliqua Eb qui revenait auprès des hommes. Quelqu'un d'aussi jeune que toi avec une prime, ça soulève pas mal de questions.

Rei chercha quelque chose à répondre mais déjà la voix forte du capitaine s'éleva au dessus de toute autre.

Messieurs, on passe par la forêt ! Ouvrez l'oeil, et le bon. Personne ne sait ce qui nous attend là-bas, mais on est sûrement pas les seuls à courir après l'pactole !


[...]

L'atmosphère déjà lourde sur la côte était avec la végétation dense presque irrespirable. Une pluie fine tombait sans discontinuer, la bruine persistait, maintenant la visibilité toujours réduite et le risque d'embuscade d'autant plus menaçant. Les mots se faisaient rares, voire inexistants. Sur le sentier, les hommes avançaient presque en file indienne, suivant les indications des ouvreurs. Le butin devait de trouver, selon les indications recueillies avant le départ, dans une grotte à flanc de la montagne. La chasse consistait donc en une fouille minutieuse de chacune des cavités. Au terme d'une journée et demi d'effort pourtant, aucun signe, aucune trace de trésor. Le moral des troupes s'en voyait revu à la baisse.

Pourtant, à chaque halte, à chaque bivouac, certains se faisaient un devoir de maintenir l'esprit combattif des hommes à son summum. Parmi eux, Eb évidemment. Une fois de plus, Rei admira l'oeuvre de l'ancien du groupe qui savait trouver les mots justes, ou même la simple tape amicale sur l'épaule pour réveiller la volonté de chacun.

-Tu es comme un père pour eux, Eb.

-Un père ?... Non, ces gars-là n'ont pas besoin de père. Mais moi je les considère comme des fils.

La nuance n'en rendit l'individu que d'autant plus intriguant et attachant aux yeux de Rei.

-Prépare toi, ce coup-ci, on tient peut-être quelque chose de sérieux. En tout cas, ça vaudrait mieux.

-Des soucis en vue ?

-Ce sont tous des braves gars, mais avant tout des pirates. Et une bonne partie d'entre eux, à ton image, ont été embauché pour l'occasion. S'ils ne voient venir pas la couleur de l'or dans leur bourse, la colère grondera.

-Une mutinerie ?

Eb repartit dans un silence éloquent. Rei se savait désormais prévenu. La prochaine fouille s'avèrerait décisive.


[...]


Rien. Rien d'autre que des gravas et de la sueur. Deux heures durant, les hommes avaient passé la galerie au peigne fin. Sans résultat. La fronde de la révolte commençait à monter, menaçante, dans les rangs. L'impatience gagnait le plus grand nombre, les plus virulents étaient d'avis d'agir maintenant. Qui aurait le courage de hausser le ton cependant ? Remettre en cause les ordres du capitaine, c'était le défier. Et sa musculature de titan dissuadait le plus grand nombre de venir se frotter à lui. D'autant qu'à ses côtés, il y avait le vieux Eb. Même si chacun voyait en lui un compagnon de route inestimable, sa manie de veiller soigneusement à ne jamais dévoiler ses capacités le rendait mystérieux et potentiellement très dangereux.

Un groupe d'une huitaine de forbans se dégageait comme la tête de l'insurrection en approche. Quand il les vit se diriger vers lui, Rei comprit sans peine la manœuvre visant à s'approprier les meilleures pièces du jeu. La scène allait être suivie avec attention par une grande majorité des hommes, l'ensemble de l'équipage se trouvant encore dans la grotte que tous venaient de fouiller en vain. Ce pouvait être un échange déterminant, compte tenu du crédit que la plupart apportait à Rei en tant que combattant. S'il rejoignait les rangs des mutins, les hostilités se déclencheraient peut-être même sur-le-champ, dans la caverne. Ce serait peut-être même une option judicieuse en vue de sa mission, affaiblir les rangs des forban en déclenchant une guerre intestine. Mais avant même le début des palabres, le porte-parole de la bande, bouche-bée, se retrouvait avec un canon de pistolet pointé sur sa tempe.

-Ça veut dire non, signifia Rei avec une certaine nonchalance.

Stupéfait de la réaction et du flegme de "Manfred", les hommes n'osèrent bouger un orteil.

-Vous êtes encore là ?

Quand le jeune agent infiltré fit mine de dégainer son katana, la petite troupe rebroussa chemin à contre-cœur, l'œil noir chargé de colère. Mais l'essentiel était acquis, la révolte attendrait.

Quelques minutes après cet incident, la bande au grand complet reprenait les sentiers qui serpentaient toujours plus vers les sommets de l'île. Chacun épiait ses voisins, une main enserrée sur son arme de prédilection. Les partisans du capitaine se chargeant même de lui offrir une escorte, ses opposants préférant plutôt cheminer en queue de file où se fomentait le soulèvement. Les positions étaient clairement affichées. Le moindre incident pourrait s'avérer être déclencheur du déchaînement.

Dans ce climat hostile, Eb, fidèle à lui-même, affichait toujours une ostensible tranquillité.

-C'est bien ce que tu as fait tout à l'heure, petit.

-Ça risque de ne pas les dissuader longtemps, je le crains.

-Bah, un moment de répit est toujours bon à prendre. Et ça nous accorde un temps précieux, pour peut-être trouver...

La fin de la phrase se perdit dans une détonation. Des cris s'élevèrent sur tout le versent, de part et d'autre du sentier. Une rafale de coup de feu s'abattit sur l'équipage entier, fauchant la vie d'une dizaine de marins.

On nous attaaaque !

La panique gagna les rangs des assaillis, ne sachant d'où le danger se présentait. Rei se planqua à couvert derrière quelques blocs de pierre, tandis que la pluie de balle perdait déjà en intensité. Ils n'étaient sans doute pas plus nombreux qu'eux. Probablement un autre équipage pirate. L'issue d'un combat en rangs serrés pourrait être favorable, mais la configuration actuelle ne leur offrait que peu de chance de victoire. Mais, surplombant la zizanie et les coups de feu même, une voix rugit, puissante, familière.

Allez les gars, la moitié descend, les autres montent avec moi ! On va déloger ses enfoirés ! Montrez-leur qui on est !

Tempo Andante. C'était dans les coups durs comme celui-ci que les chefs révélaient leur vraie nature, selon Rei. Et même s'il n'était qu'un pirate de plus, celui-là avait au moins le courage et la fierté d'assumer son statut. Alors il le suivit, ignorant si cela entrait dans le cadre de sa mission ou non. Tous ressentirent sûrement en leur for intérieur cette même impression, ce même sentiment propre à réchauffer leur cœur en dépit de la situation. L'avant-garde emboita le pas de son capitaine vers le haut, les autres plongèrent dans les taillis du bas. Comme un seul homme. Le combat s'engageait.

Tempo Allegretto. En quelques enjambées, Rei arriva au contact de la première rangée de tireurs. Comme il l'avait supposé, il s'agissait d'une autre bande pirate, leurs accoutrements caractéristiques en attestaient. Dans cette situation particulière, le jeune homme se sentit pris d'une certaine frénésie à l'idée de se battre au côté d'un capitaine qu'il apprenait à apprécier, dans une explication entre pirates comme il n'en avait jamais vécu. C'était nouveau, c'était bien. Mais il n'en oublia pas le plus important. Ici, hors de question de dévoiler ses techniques du Rokushiki, sous peine de révéler son identité aux autres. Garder cet impératif en tête était indispensable. Le combat serait donc d'un tout autre genre pour lui.

Tempo Vivace. Mais justement, cela attisait sa curiosité, exacerbait sa volonté, titillait son orgueil même qui voyait là une occasion rêvée de prouver sa valeur. Une balle venait de siffler prêt de sa joue gauche. Le tireur repéré, il bondit, presque souriant. À côté de lui pourtant, ça hurlait, ça mourait; c'était un champ de bataille, mais il était heureux. D'un mouvement fluide, il dégaina. La lame remonta, laissant une plaie béante au poitrail de sa victime hurlant de douleur et de terreur à la fois. Son sang vint éclabousser le visage de Rei, lui donnant un aspect démoniaque. Dans le même temps, un couteau de lancer vint zébrer son cou. Il l'ignora. Le liquide vermeil qui s'écoula de sa plaie vint se mélanger à celui du mourant achevé d'un ultime coup de poignet.

Tempo Prestissimo. Ceci fait, il se chargea de l'autre. Celui qui jouait du couteau. Il n'aurait plus jamais ce loisir. Ses mains tombèrent au sol tandis que katana et wakizashi remplissaient leur office. Manchot, sans défense, mais achevé toutefois. C'était la guerre, l'horreur, et aujourd'hui il y participait. La mission avant tout. Plus les coups défilaient, plus le concert qui se jouait gagnait en intensité, en vigueur. Et autour de lui, les regards prenaient désormais une teinte d'effroi.

Pourtant, le disque se raya. La musique s'estompa et Rei reprit conscience de la réalité, dure, froide. Alors que le combat tournait petit à petit à leur avantage en haut, une vague déferlait depuis le contrebas. L'adversaire avait-il triomphé si facilement ? Non. Le jeune homme discerna parmi les rangs ennemis certains des leurs. Les traîtres. Trop heureux de trouver un allié de circonstances, ils avaient mené à bien leur projet. Désormais, les derniers pirates fidèles à leur capitaine allaient devoir combattre à un contre quatre, peut-être même un contre cinq. Rapidement, les résistants se regroupèrent. Dans les secondes qui suivirent, ils se retrouvèrent cernés de toutes parts. Ils n'étaient qu'une grosse dizaine. Parmi eux Eb, pas la moindre trace de blessure en apparence.

-Il faut frapper à la tête. Trouver leurs meneurs et les éliminer.

-Je sais gamin, à qui crois-tu apprendre la vie comme ça ? Il semblerait que le leader de nos mutins soit de ceux-là. La petite furie aux saïs que tu vois là-bas aussi. Mais le grand patron sauf erreur, c'est celui au manteau noir qui se trimballe la grosse épée.

À l'écoute de la remarque de Eb, l'un des ultimes résistants, plus courageux ou plus fou que les autres, se précipita en hurlant, sabre au poing, vers l'individu mentionné. Sans hâte, ce dernier dégaina. Avant même que son assaillant ne soit au contact il porta son coup. La lame s'allongea, contre toute attente, et vint transpercer sa cible en plein cœur.

-Yayayayah ! Quel être stupide !

La mise à mort fut acclamée de tous ses hommes. En face, la peur panique saisit le plus grand nombre. Lutter face à un ennemi supérieur en nombre était une chose, mais quand celui-ci possédait en outre un sabre aux capacités mystérieuses, cela devenait du suicide. Tandis que le mot "reddition" poignait dans la conversation, l'intervention du capitaine mit un terme aux débats.

Je demande un défi à la loyale contre votre chef. Si je l'emporte, nous repartirons libres, dans le cas contraire, nous nous constituerons tous prisonniers !

Les marins regardèrent leur capitaine avec une gratitude sans borne. Eb au contraire sembla tirer une sorte de grimace de mauvaise augure. Rei n'y trouva pour sa part rien à redire, n'étant pas un membre à part entière de l'équipage. En face, un trop bavard rétorqua qu'il n'y avait aucune chance que le "boss" accepte. Sans doute courroucé par cette intervention inopportune, celui-ci l'empala tout bonnement sur son épée. Avant de se retourner, toutes dents dehors :

-Yayayayah ! C'est d'accord !


[...]


Dans un dernier râle, le vaillant capitaine Holly s'écroula sous les yeux de ses hommes, dont le destin venait d'être scellé par la défaite de leur supérieur. Le combat, jamais il n'avait été en mesure de le remporter. L'autre, trop vif, trop agile, trop fort, n'avait fait que jouer avec lui tel un chat avec sa souris avant de lui porter l'estocade finale au bout de quelques minutes de divertissement, lassé. En dépit de la différence manifeste de niveau pourtant, celui qui s'était fait le défenseur de tous n'avait jamais cherché à échapper à la fatalité qui le guettait. Valeureux et digne jusque dans la mort. Digne, Eb aussi l'était. Pour une fois, une ride avait creusé son front, sous le poids de la colère, de la frustration. Mais cherchant dans les yeux de son chef une réponse à son indécision, il s'était plié aux directives comme les autres, n'intentant rien qui puisse sceller le sort de tous. Rei ressentit un léger pincement, sachant la valeur de celui qui venait de tomber, bien qu'il soit ennemi de la Justice. Si l'idée d'intervenir ne lui effleura pas l'esprit, l'estime qu'il accordait au défunt capitaine et à son second en fut toutefois renforcée, une fois de plus.

Pour sa victoire, le bretteur reçut une nouvelle salve d'applaudissements. Il allait gagner là une nouvelle main d'œuvre avec ce succès. Mais le contrat passé, il n'avait sans doute jamais eu en tête de le respecter. Son sourire de fauve se reporta rapidement sur le petit groupe de survivants qui lui faisait face. D'un ton sans appel, la sentence tomba.

-Tuez-les tous.

Ordre qui ne surprit ou n'émut personne au point de protester, puisque la bande entière repartit à dans un rire mauvais, prêt pour l'assaut final. Ce coup-ci, la situation paraissait bien critique. Rei réfléchit à la hâte à une alternative pour rester en vie tout en protégeant sa véritable identité. Mais les quelques secondes de répit s'égrainèrent trop vite pour son génie et, déjà, les premiers rangs arrivaient à son contact. Rien ne semblait plus pouvoir endiguer l'assaut quand l'intervention d'une voix claire suffit à stopper dans leur élan les assaillants. C'était l'inconnue aux saïs, qui s'élevait clairement contre l'autorité suprême parée de son manteau noir et du prestige de sa victoire.

-J'espère que tu as une bonne raison pour faire ça, la nouvelle...

Dans la voix planait une curieuse menace, devant laquelle l'autre ne se décontenança pourtant pas le moins du monde.

-Ils peuvent faire office de boucliers humains, si d'aventure nous étions nous-même amenés à subir une embuscade. Et s'ils venaient à survivre en dépit de tout, les marchands d'esclaves nous proposeraient sûrement monnaie trébuchante pour les acquérir.

Le silence du leader accentua l'indécision des hommes à suivre ou ignorer la remarque de la jeune femme. Mais les arguments avancés séduisirent son avidité, la fin annoncée des condamnés retardée.

-Yayayayah, ta logique me plait bien, t'as de la chance. Allez, vous autres, ligotez moi tout ça et on repart.

La correctionnelle, il en était passé près ce coup-ci. Trop heureux de bénéficier de cette intervention inattendue, Rei se laissa désarmer et entraver sans opposer la moindre résistance. Après tout, les évènements lui accordaient là un certain temps pour aviser et déterminer quelle stratégie adopter pour mener sa tâche à bien. Analyser, s'adapter au contexte, changer son fusil d'épaule, il savait faire. C'était pour ses aptitudes précisément qu'il avait été lancé dans cette affaire. Mais sa force, c'était aussi sa confiance en lui, son abnégation face à l'adversité. Pour toutes ces raisons, cette nouvelle donne, il la négocierait au mieux. Tout restait à faire mais Rei était toujours dans la partie. Plus que jamais.


[...]


La fin de la journée, le jeune captif la consacra exclusivement à monter de toutes pièces un nouveau plan. Remettre ses chances de réussite entre les mains du hasard, ce n'était pas dans ses habitudes. Alors, méthodiquement, il porta son regard sur chaque élément particulier du vaste problème qui s'opposait à lui. Simplifier l'équation pour trouver la solution. De la logique pure. Petit à petit, dégrossir le calcul, pour en arriver à un problème à sa portée. Et se faisant, au moment où le groupe achevait de monter un bivouac pour la nuit, la solution émergea, lui tirant un petit sourire de satisfaction. Que Eb ne manqua pas de noter, l'attitude du jeune homme lui étant en outre parue suspecte depuis la fin du combat.

-Je vais ôter une variable de l'affaire, se contenta de répondre Rei quand le vieil homme lui demanda ce qu'il en était réellement.

Pour passer de la théorie à la pratique, il suffisait d'attirer sur lui l'attention des geôliers de fortune. L'occasion se présenta tandis qu'amassés autour du feu de camp, ces derniers auscultaient les armes retirées aux captifs. Quand vint le tour de son katana, qui attirait l'œil et les convoitises par sa garde ouvragée et sa lame parfaitement entretenue, Rei haussa la voix, de sorte que personne ne puisse l'ignorer dans les cinquante mètres à la ronde.

-Lâchez ça de suite, vous risqueriez de vous faire mal bande d'incapables !

Il n'en fallait pas plus pour heurter la sensibilité des intéresses, lesquels décidèrent d'un commun accord d'apprendre vertement la politesse au bavard. Mais le spectacle ne faisait que commencer.

-Bas les pattes coyote puant ! Même pas capable de te faire respecter d'un homme à terre, et tu te dis pirate ? Moins que rien ! Allez frappe pour voir, montre moi c'que t'as dans l'ventre !

Le plus remonté de la bande n'allait pas tarder à lancer la machine à distribuer des claques, quand une main vint bloquer son mouvement en enserrant son poignet dans un étau d'acier.

-Qu'est ce qui se passe ici ?

-Oh... capitaine... c'est le morveux là, on regardait les armes et... il s'est mis à nous gueuler dessus.

La voix était mal assurée, la crainte palpable. Les autres, silencieux, approuvèrent énergiquement en hochant la tête. Quand Rei croisa le regard du boss, il fit front. Ce n'était pas le moment de se défiler. Sortir une gueule de jeune rookie persuadé de pouvoir mettre le monde à ses pieds. C'était capital. L'autre, intrigué, amusé, porta son attention sur son arme, avant de reprendre.

-Tu sais te servir de ça ?

-Prête-moi la vie d'un de tes hommes et je t'en convaincrai.

Il avait lancé sa réplique avec aplomb. Brutalité. Faire forte impression, marquer les esprits. Et ça marchait.

-Yayayayah ! Et pourquoi je devrais ? Tu es vaincu, tu ne vaux rien. J'ai déjà un équipage entier à mes ordres, que pourrais-tu m'apporter que je ne possède déjà ?

-La moitié de tes hommes a déjà trahi pour te rejoindre, elle n'hésitera pas à recommencer à la première occasion. Moi, quand mon capitaine est mort, j'étais à ses côtés. Je suis loyal mais je suis seul. Maintenant, je cherche maître à qui offrir ma lame.

L'argument porta. L'intérêt que lui accordait l'autre allait croissant. Le plus dur était fait. Il fallait concrétiser maintenant.

-Avec ta permission, je défierai un des mutins qui t'a rejoint. Je mets ma vie en jeu, toi un traître, qu'as-tu à perdre ?

L'homme s'accorda le temps de la réflexion. Puis marqua son accord, prenant le soin de parler lentement et d'articuler chaque mot pour leur donner plus de valeur.

-Soit. Mais si tu t'avisais de perdre, je te ferais regretter de m'avoir parlé sur ce ton avant de t'achever, sois-en certain.

Puis, s'en retournant vers sa tente, il dispensa ses directives aux hommes.

-Rendez-lui son arme, donnez-lui de l'eau. Quand les troupes seront rassemblées, le combat commencera.

La partie entrait dans sa phase cruciale. Désormais chaque coup serait déterminant.


[...]


Sous les regards étonnés des autres captifs, qui commençaient même pour certains à douter de la fidélité de Rei, on lui ôta ses liens. Chevilles et poignets libres, on lui offrit ensuite un peu d'eau fraîche, comme ordonné par le capitaine. Sitôt désaltéré, sitôt armé. Le jeune homme effectua à la hâte quelques mouvements sans envergure pour s'étirer, le tout sous le regard circonspect de la plupart des forbans, pour lesquels le jeune homme et son potentiel restaient énigmatiques.

Et puis, au cœur de la forêt, on forma pour le combat à venir une sorte d'arène, dont les limites étaient assurées par une grande majorité de l'équipage rassemblée en cercle. La nuit noire, sans lune, on jugea plus avisé de disposer ça et là un certain nombre de torches, pour suivre l'affrontement sans difficulté...ou pour prévenir toute tentative d'évasion.

Cette théorie là répondait à un certain bon-sens, mais Rei l'ignora complètement. Il n'avait pas fait tout ceci pour si peu. Les autres ne pouvaient évidemment pas le deviner, mais il avait encore tant à faire. Alors, le jeune agent se focalisa uniquement sur le duel à venir. Animé d'une farouche envie d'en découdre, il se présenta au centre de la piste. Son adversaire n'était pas encore là. Peut-être devait-il en désigner un lui-même. Au moment où il allait s'enquérir des conditions et des règles à respecter, la foule se fendit en face de lui. Malgré la pénombre, il distingua trois individus. Tous des anciens compagnons de voyage passés à l'ennemi. Son argument avait porté ses fruits, mais l'adversaire s'était multiplié.

-Ce n'était pas dans notre accord.

-Je change les termes, gamin. Ici c'est la piraterie. Un monde violent, sans compassion. Si t'as un problème avec ça, je t'achève ici et maintenant...Yayayayah !

Devant la remarque peu encourageante, Rei préféra garder le silence, faisant fi des rires gras de certains spectateurs pour se reconcentrer sur son combat. Trois hommes en face. L'un d'eux, il l'identifia. Il lui avait collé un flingue sur la tempe pas plus tard qu'aujourd'hui. Les deux autres ? Ses acolytes. Ils avaient tous acquis de droit son plus profond mépris, les mettre hors combat ne serait pas pour lui déplaire. Même dans cette sombre nuit de piraterie, on lui offrait la possibilité de faire régner un semblant de justice. Douce ironie. En dépit du froid, ce petit feu réchauffait tout son être. Autant le mettre à profit et prendre l'initiative.

Il s'élança, vif, déterminé. En face, la réaction ne se fit pas prier. Chacun dégaina son sabre. En sous-nombre, il choisit de s'orienter vers son adversaire le plus à droite, pour être hors de portée d'une éventuelle attaque de celui de gauche. C'était toujours ça de pris. Contact. Les fers s'entrecroisèrent dans un cliquetis caractéristique. Ils n'avaient peut-être pas une once d'honneur, mais se révélaient plus doués pour le combat, une seule frappe suffit à l'en informer. Leur esprit guerrier, la peur de la mort même les transcendaient. Et lui ne pouvait toujours pas sortir son atout majeur, le Rokushiki. Ça allait être serré.

Les frappes s'enchaînaient avec détermination. Aux feintes succédaient les parades, aux parades les ripostes avortées. Car à la lumière instable des torches, il était difficile de viser juste. Pire encore, garder dans son champ de vision trois adversaires s'avérait délicat. L'un d'eux réussit même à prendre à défaut sa vigilance, son coup venant le zébrer dans le bas du dos. Ça faisait mal. Il serra les dents et retint un cri de douleur, qui se transforma presque en grognement de bête sauvage. Et il n'y avait rien de plus dangereux qu'une bête blessée. Ici, un monde de pirates ? Et lui valait 17 Millions selon sa fausse prime ? Il allait y faire honneur.

Enhardis par ce petit succès, les trois larrons se découvrirent, sentant déjà monter à leurs narines le doux parfum de la victoire. Ne pressentant pas au contraire la tornade en approche. L'un d'eux tenta une attaque, mal-ajustée. Ou peut-être était-ce Rei, les sens aux aguets après cet avertissement sans frais, qui accordait enfin à ce combat le sérieux qu'il nécessitait. La lame ennemi fendait l'air vers son cou, presque au ralenti pourtant selon le jeune agent. Un mouvement d'épaule plus tard, il se dérobait au sabre, empoignait solidement le bras de l'audacieux pour faire passer son corps devant lui et s'en constituait un bouclier de fortune. Les deux autres hésitèrent tandis que leur acolyte les suppliait de faire attention.

Erreur. Sans attendre, Rei poussa le pleureur d'une charge dans le dos vers l'un de ses comparses, main droite, avant de lui trancher à moitié la nuque de son katana main gauche. Puis profitant de la gêne occasionnée au premier des deux ennemis encore debout, il s'orienta vers le second. Parade arme gauche, frappe au flanc, remontante, en dégainant le wakizashi main droite. N'en resta alors plus qu'un debout.

Dans la foule, les moues impressionnées commencèrent à pointer. Le jeune épéiste faisait forte impression, en dépit des réserves initiales. En face, le dernier survivant tremblait de tout son corps. Il voyait déjà sa vie défiler devant ses yeux et la mort lui tendre les bras. Profitant de l'inattention d'un spectateur, il tenta de reporter le rendez-vous avec la Grande Faucheuse à une prochaine fois, en empoignant dans un hurlement de désespoir le pistolet qui pendouillait à sa ceinture.

Mais se faisant, il avait perdu Rei des yeux un court instant. Et lui qui n'en demandait pas tant s'était élancé. Il se présenta sur sa cible, bondissant. Son attaque vint trancher au niveau du poignet le bras armé tendu qui visait vers une position où il n'était déjà plus. La main vola haut dans le ciel avant de retomber non loin. Au même instant, Katana et Wakizashi finissaient leur œuvre en s'enfonçant jusqu'à la garde dans les entrailles du malheureux qui tomba à genoux, agonisant.

Devant cette scène d'une violence insoupçonnée, personne ne broncha. Tous les regards restaient rivés sur le jeune homme. Et pour cause puisqu'il empoignait déjà l'arme à feu qui aurait bien pu le tuer l'instant d'avant, tranchant les doigts crispés sur la gâchette. Puis il visa. La détonation partit, faisant sauter la cervelle du mourant et mettant un terme au combat. Donner dans le violent, sans compassion ? Il savait faire, plus personne ne s'y tromperait.

Regard fermé, Rei retira ses armes du cadavre, sans délicatesse, et traversa l'arène sans un mot. Devant lui, la foule se dispersa. Suivi par le sourire carnassier du capitaine, le seul à avoir apprécié un spectacle qui dépassait largement ses espérances, le jeune homme partit dans un coin reculé du campement pour y finir la nuit. Sans avoir à subir un quelconque dérangement que ce soit. Seul.


[...]



Dès le lendemain, Rei recueillit l'approbation et les félicitations de tous pour son coup d'éclat. Et si quelques-uns le jalousaient secrètement d'avoir réussi à s'attirer les bonnes grâces de leur chef avec une telle aisance, personne n'osa venir en face de lui remettre en cause son statut. Le souvenir du sort réservé aux trois malheureux était encore bien trop présent dans les esprits.

Fort de sa nouvelle notoriété, le jeune apprenti-pirate passait désormais le plus clair de son temps avec le semblant d'état-major de l'équipage, composé de quatre membres fixes, lui excepté. Le capitaine bien entendu, sa mystérieuse seconde qui si l'on se fiait aux dires de tous avait été aussi embauchée sur le tard pour le périple, et enfin deux anciens dont le rôle pouvait s'apparenter à celui joué par Eb dans l'équipage anciennement côtoyé et dont les rescapés, vaincus, étaient toujours constitués prisonniers.

Libre d'agir selon ses bons loisirs, Rei prit justement le soin d'aller visiter les captifs, pour leur faire savoir qu'il ne les abandonnait pas à leur sort, contrairement à ce que laissent supposer les apparences. Le vieux Eb, à sa plus grande satisfaction, lui assura que sa prise de décision avait été la bonne. Savoir qu'il gardait toute la confiance de ce pseudo mentor de la piraterie le confortait dans sa position. Sa situation nouvelle lui donnait en outre une certaine dose de confiance, Eole chassait au loin les nuages noirs, le temps était bel et bien à l'éclaircie dans le ciel de ses projets.

Le surlendemain de sa fulgurante promotion, le jeune homme se retrouvait à discuter de la suite des opérations avec les têtes pensantes. En gage de bonne foi, il avait apporté les quelques indices qu'il avait pu glaner précédemment pour faciliter la quête et dénicher au plus vite le trésor. L'ensemble des données recoupées semblaient pointer dans une seule et unique direction. Elles désignaient une caverne à flanc de versent, située juste en de ça du point culminant de l'île où trônait un modeste fortin, en bout de crique. Et même si le point était difficile d'accès, personne ne s'y trompait : l'équipage touchait au but. Le capitaine ne manqua pas d'en informer ses hommes.

-Yayayayah ! Excellent, excellent. Demain dès les premières heures du jour, nous irons mettre la main sur ce trésor. D'ici là dormez, compagnons, vos rêves les plus fous sont sur le point de devenir réalité !

La fièvre de l'or ancrée dans tous les esprits, le campement s'endormit peu à peu.

Depuis sa position un peu à l'écart du reste de la meute, Rei ne dormait pas. Au lieu de cela, il soignait ses armes, avec la plus grande délicatesse. Il caressait presque la lame, nettoyant ou gommant chaque imperfection, pour lui offrir une splendeur immaculée. Pourtant, sa séance journalière n'avait pas la même saveur qu'à l'accoutumée. Car le bretteur se sentait observé. On l'épiait, c'était manifeste, et le jeune homme avait horreur de ce sentiment. Aussi mit-il un terme à ce petit jeu de mauvais goût. Le ton las, rengainant ses armes, il apostropha le voyeur sans même lever les yeux, manifestant ostensiblement son désintérêt.

-Tu peux sortir si tu veux, je promets de ne pas te faire de mal...

Dans les taillis, un bruit s'éleva. Puis l'intrus se présenta. Ou plutôt, l'intruse. La mystérieuse seconde. Rei avait noté, deux jours durant, qu'elle lui lançait des regards à la dérobée. Intérêt ? Jalousie ? Il n'avait pas pris le soin d'étudier la question. Mais il fut vite fixé. Et manifestement, ce n'était pas une simple visite de courtoisie.

-Qu'est ce que tu es ? Que viens-tu faire ici ?

Le ton était lourd, soupçonneux. Manifestement, on n'appréciait pas beaucoup de voir des inconnus débarquer à l'improviste. Mais Rei resterait courtois, ce serait inutile voire regrettable de perdre son sang-froid si près du but.

-Drôle de question, tout le monde ici cherche la même chose il me semble.

-Ne me sors pas tes boniments. Tu es différent je le sens. Le capitaine t'apprécie pour le moment, mais tu ne devrais pas trop pousser ta chance.

-J'aime jouer avec le feu.

-Et il te brûlera si tu n'y prends pas garde.

-Dompté, il illumine.

-Tchh. Demain, j'aurais constamment un oeil sur toi.

-Je tâcherai de m'en souvenir. D'ici là, je te souhaite une bonne nuit.

Si la querelleuse avait misé sur cette conversation pour démasquer les intentions de Rei, elle s'était heurtée à un mur. Sa silhouette disparut dans l'obscurité emportant son échec avec elle et plus personne ne vint importuner le jeune homme. Enrichissant entretien, cependant. La journée de demain s'annonçait mouvementée.



[...]



Une courte nuit s'était écoulée. L'excitation à son paroxysme, la troupe avait repris le sentier de la fortune sous un soleil radieux. Fallait-il y voir un signe ? La question ne se posait pas selon les plus superstitieux. Gardant en mémoire l'échange de la veille, Rei vint délibérément cheminer aux côtes de sa charmante nourrice, qui elle ne le quittait pas des yeux. Mais si ce petit jeu l'amusait, il gardait à l'esprit que tout se déroulerait peut-être dans les minutes à suivre, et tâcha donc de ne pas se départir de son sérieux.

Au terme d'une heure de marche, la bande arriva en vue de la percée. Le semblant de sentier qui y menait, étroit, caillouteux, ne pardonnerait pas le moindre travers. Deux hommes furent expédiés en éclaireur avec une corde destinée à servir d'appui pour les prochains à passer. Avec précaution, ils sondèrent le terrain, testèrent sa solidité puis vérifièrent à la hâte que personne ne les attendait dans la grotte, mesure de précaution oblige. Leur progression fut suivi par le reste de l'équipage, anxieux. Si un contretemps devait survenir maintenant, la tension accumulée entrainerait certainement des débordements. Mais quand les deux hommes gagnèrent sans mal l'objectif, les hourras fusèrent. Les forbans touchaient au but.

-Une quinzaine d'entre vous, avec moi. Les autres attendent ici. Le sentier est assez abîmé comme ça, on va pas prendre le risque de le labourer plus qu'il ne faut.

Sitôt l'ordre lâché, le ton monta. Tous voulaient absolument être du trajet final. Un forban, souhaitant s'assurer d'accrocher le bon wagon, joua des coudes et passa devant. Un coup de feu retentit, une balle vint déchirer son abdomen. L'homme, touché, trébucha et alla s'écraser cent mètres en contrebas. Mais cette intervention, loin de calmer les ardeurs, souleva quelques messes basses.

-Quelqu'un veut aller le rejoindre ?

La voix avait tonné, terrible. La peur se rappela au bon souvenir de tous les hommes. À côté du capitaine, Rei sortit d'une dizaine de centimètres son katana de son fourreau, visage menaçant. La tempête s'essouffla sans plus tarder.

-Yayayayah ! Bien joué gamin, viens avec moi on va dénicher ce foutu trésor !

Dès lors, la loi du plus fort reprit ses droits. L'ordre des leaders naturels prima, un groupe se dessina sans tarder. Au terme de cinq minutes de progression périlleuse, la petite bande gagnait déjà l'intérieur de la grotte.

La luminosité qui y régnait surprit Rei. De part sa localisation sur le versent, la cavité bénéficiait généreusement des rayons du soleil, rendant l'indispensable examen des lieux d'autant plus facile. Le deuxième point étonnant, c'était la superficie de la grotte. Personne n'aurait soupçonné que le décor serait creusé sur une petite cinquantaine de mètres depuis l'extérieur. D'autant plus de recoins à fouiller.

Et maintenant, le plus important. Le trésor. Or, bijoux, pierres précieuses... Quel qu'il soit, il allait devoir le prendre. Mais peut-être n'était-ce pas le moment adéquat. Tout dépendrait de la nature du butin, des réactions des uns et des autres, imprévisibles même pour un esprit logique et rationnel comme le sien. D'autant plus que Rei sentait lui aussi la pression le gagner. Trop de paramètres, trop d'inconnus. L'acte qui allait se dérouler ici s'avèrerait probablement déterminant, il lui faudrait rendre une copie parfaite pour tirer son épingle du jeu. Un challenge comme il n'en avait jamais connu.

Et tout à coup, un cri. Une voix qui s'élevait du fond de la grotte. Tous accoururent. Un doigt fébrile pointait vers un semblant d'autel, situé sous une trouée, baignant dans un halo de lumière. Un simple récipient, avec de modestes ornements, disposé sur la roche. Et dedans, un fruit. Pas n'importe quel fruit, non. Un de ses fruits dont parlaient les légendes. Un Fruit du Démon. Le Graal.

Les sens en alerte, le sang tambourinant dans ses veines, le jeune agent était aux aguets, prêt à intervenir à la moindre opportunité. Mais pour le moment, il eut été démentiel de tenter quoi que ce soit. Garder sa lucidité, c'était primordial. Il fallait attendre patiemment que l'occasion se présente.

Stupéfaits, les pirates tous autant qu'ils étaient n'avaient pour le moment pas bougé d'un pouce. L'émotion était trop intense pour autoriser une quelconque réaction. Seul, le rire victorieux du capitaine tonna dans la grotte entière.

-Yayayayayah ! À moi la fortune ! À moi la puissance !

L'ivresse du pouvoir commençait à faire son effet. Encore quelques instants et l'idée commencerait à faire son chemin dans son esprit : manger le fruit. Rei allait devoir intervenir avant. Et un évènement extérieur l'y aida. Depuis l'entrée de la caverne, un forban, tête ensanglanté et voix chevrotante, lança un cri de détresse qu'aucun ne put ignorer.

La marine ! On nous attaque !

Assimiler l'information était en soi assez difficile et, pour ne rien arranger, elle fut reprise quasi instantanément en écho par deux explosions formidables provenant des parois latérales qui ébranlèrent l'architecture entière de la grotte. Un amas de gravas, de poussière et de cris s'empara de la scène de longues secondes...

Quand le chaos s'effaça, chaque pirate se rendit compte de l'évidence : ils étaient tombés dans un traquenard ! La marine les avait appâtés avec un trésor disposé bien en évidence, propre à faire perdre la tête à tout bon marin. La fouille laxiste n'avait pas permis de déceler le piège. Les marines, présents depuis bien longtemps sur les lieux, avaient probablement creusés depuis le sommet du vallon des galeries pour parvenir à la grotte. Puis, une fois ceci fait, les trouées avaient été rebouchées à leur extrémité et des charges d'explosifs disposées pour à nouveau faire sauter les fines épaisseurs séparant les tunnels de la caverne principale, afin d'intervenir au plus vite dès la présence des forbans signalée. Et désormais, ils se retrouvaient là, à quinze contre trente, encerclés.

Les regards de tous se portèrent alors sur Rei tandis que celui-ci, situé à deux pas à peine de l'autel, portait un sac de toile dans ses mains. Le fruit du démon, son vase ? Disparus. Il n'en fallut pas plus à tous présents pour faire le rapprochement. Le jeune homme avait tiré profit de l'explosion pour mettre la main sur le fruit si convoité. Pour l'agent du CP5, l'affaire était entendue. Il avait rempli sa mission et pouvait bénéficier du soutien de la marine en prime pour se charger des pirates. Le moment semblait idéal pour s'allier avec ces collègues défenseurs de la Justice. Mais, malheureusement pour lui, le jeune homme n'eut pas le temps de faire valoir son bon droit qu'une voix militaire s'élevait déjà.

-Messieurs, balayez moi tout ce qui bouge !

Une seule solution subsistait : repérer l'officier supérieur et tenter de lui présenter la situation en dépit de la zizanie générale. C'était celui qui venait justement de lancer le début des hostilités, aussi le jeune homme s'orienta t-il vers lui. À la vue de ses galons, il fut conforté dans l'idée que l'homme était sans hésitation possible au courant de la situation. Un Contre-Amiral, rien de moins. Les problèmes récurrents de communication entre les deux services, marine et gouvernement, s'effaçaient généralement plus l'on montait les échelons de la hiérarchie. Jonglant entre les duels, esquivant balles et sabres, il se lança donc dans la mêlée pour atteindre son objectif, confiant. Pour lui, tout était clair, la supercherie prendrait fin ici. Parant la plupart des attaques qui lui étaient destinées, évitant soigneusement de se rendre, il avançait. Ignorant les entailles que lui provoquaient certains coups trop bien ajustés pour être contrés à temps.

Mais la physionomie du combat changea soudain du tout au tout. L'épée redoutable qui avait déjà coûté la vie à plus d'un se transforma en fouet longue distance, balayant tout sur son passage. Pirates comme marines. Devant une situation dont il perdait le contrôle, son propriétaire jouait son dernier atout. Tant bien que mal, Rei contra de ses deux lames la puissante attaque au moment où celle-ci menaçait de le trancher tout bonnement en deux. Devant le choc, ses pieds décollèrent du sol, lui se vit projeté contre une paroi, pour y rester sonner quelques secondes.

Quand il rouvrit les yeux, les seuls acteurs encore debout lui offraient un spectacle des plus étranges. Le Contre-Amiral, debout, d'une part. En face de lui, le capitaine pirate, prenant en otage sa seconde. Était-il en train de fabuler ? Non. Petit à petit, les voix floues redevinrent distinctes, la situation s'expliqua d'elle-même.

-Alors elle bossait pour toi cette garce ? Tu pensais que ça suffirait à m'arrêter ? Laisse-moi partir ou jla butte !

La face défiguré par la haine du pirate se tourna alors vers celui qui reprenait difficilement ses esprits.

-Ah, gamin, t'émerges ? Allez, balance moi le fruit et on s'arrache.

Encore sonné, Rei se redressa tant bien que mal. À ses pieds, la poche. Il allait pour révéler son identité à tous sans plus tarder, puisque l'opportunité lui était enfin donnée de le faire, mais l'officier de la marine le devança. Sa voix surplomba les cris de douleur de tous ceux qui avaient subi l'attaque précédente, et la voix encore mal assurée de l'agent gouvernemental par la même occasion.

-La Justice ne négocie pas avec les assassins ! Jamais !

Le massif Contre-Amiral se rua alors vers lui. Le marine avait établi ses priorités. D'abord, remettre la main sur la poche contenant le fruit du démon. Puis éliminer l'avant-dernier pirate encore encore debout qu'il identifiait en Rei, enfin se charger pour finir du plus gros morceau en la personne du capitaine.

Le génie évalua d'instinct la situation. S'il venait à encaisser le coup de poing de son assaillant à pleien puissance, jamais il n'aurait l'opportunité d'expliquer un jour à qui que ce soit l'affreux malentendu dont il était victime. Il fallait faire un choix, vite. Il en fit un. L'uniforme à la mouette qui le chargeait était à encore une petite dizaine de mètres de lui quand le jeune homme s'empara de la poche et la lança en direction de son pseudo-capitaine. Le Contre-Amiral suspendit presque sa course. Fallait-il toujours viser le jeune bretteur, alors qu'il n'était plus en possession du trésor ? Son hésitation lui coûta l'avantage dans cette situation.

Grâce à ce léger temps-mort, Rei plongea derrière l'autel pour s'abriter d'une nouvelle attaque circulaire de l'épée démoniaque qui avait déjà mis tout le monde ou presque à terre. La trajectoire du coup suivant fut elle verticale. Cette opération répétée encore trois fois acheva de saper le plafond de la grotte, dont se décrochaient de nombreux gravas. Profitant du chaos, le pirate ramassa dans un cri de victoire la poche et le précieux sésame qu'elle contenait, avant de filer par la plus proche des deux galeries annexes, trainant derrière lui le corps inanimée de la malheureuse marine en guise d'otage. Le jumeau ne s'attarda guère plus, empruntant la seconde issue pour remonter vers le sommet, tandis que derrière lui, la cloison se bouchait déjà du fait des chutes de terre, roc et autre gravas.

Qu'était-il advenu du Contre-Amiral ? Le jeune homme n'aurait su le dire à cet instant. Les tunnels condamnés, il avait probablement fuit la chute de pierre par l'entrée principale de la grotte. Pour un homme de son envergure, le risque encouru à emprunter un sentier si accidenté devait être quasi nul. Mais cela impliquait que l'officier supérieur ne pourrait pas intervenir pour arrêter le capitaine pirate avant d'avoir trouvé un autre point d'accès vers le sommet. Et celui-ci ne l'attendrait sans doute pas, préférant plus sage de fuir une situation qui devenait de plus en plus épineuse.

Mais, il y aurait peut-être encore une raison qui pousserait le flibustier à ne pas décamper si vite de l"île. Une seule. Et Rei, qui remontait patiemment par un accès de plus en plus étroit, le savait. Le tout, avant de penser à intervenir, était maintenant de sortir de ce tunnel, d'éviter de finir enseveli vivant. La lumière filtrait faiblement, la surface ne devait plus être loin. La hargne chevillée au corps, il suivit les fragiles rayons. Rien n'aurait pu le détourner de sa remontée, le faire fléchir. Ni la poussière qui l'aveuglait, ni les rocs qui le heurtaient pour lui causer de nouvelles entailles, ni la terre qui glissait à mesure qu'il remontait, cherchant à lui faire abandonner tout espoir. Au terme de minutes d'un effort interminable et ininterrompu, il atteignit en fin le sommet. Le souffle court, les muscles en feu. Mais c'était secondaire.

Le jeune agent se sentait investi d'une nouvelle mission, celle d'arrêter un criminel. Sans compter l'otage qu'il ne pouvait se résoudre à abandonner à son sort. Sa volonté était trop forte, sa charge trop sacrée pour le voir échouer si près du but. Le Contre-Amiral retardé, c'était à lui qu'incombait la lourde tâche de s'interposer devant le Crime. Et il en aurait fallu plus pour l'effrayer. Il serait l'instrument de la Justice dans cette affaire, il le savait, il le sentait.
    Comme un coup de pouce du destin, sa cible se présenta à lui alors que tout juste extirpé des entrailles de la montagne, il secouait à la hâte ces vêtements, ne supportant malgré le contexte que difficilement de se retrouver dans un tel état de crasse. Un coup de pouce, c'est ainsi qu'il le vit. Beaucoup pourtant auraient payé cher pour ne pas se retrouver dans pareille situation : seul avec un pirate sanguinaire au sommet d'une île, sur un sol qui menaçait de s'écrouler d'une seconde si l'on en croyait les grondements sourd qui s'élevait du cœur de la montagne. Guère reluisant. Pour ne rien arranger, l'entrée en matière qu'il reçut n'avait rien de très enthousiasmante.

    -Dis donc, morveux, t'as essayé de me rouler, moi ?

    -Je n'oserais pas, voyons...

    Rei nota la présence de l'officier de la marine toujours otage à côté de son kidnappeur. Son état ne s'était pas aggravé entre temps, elle n'avait probablement pas subi de sévices depuis le combat. Mais quelques précisions sur son statut s'imposaient.

    -Et d'elle, que vas-tu en faire ?

    -Les marines m'ont pris mon équipage, je leur prendrai autant des leurs que possible en retour. À commencer par elle... Et ne change pas de sujet. Le fruit, où il est ?

    Ah, il ne l'avait pas ? Ce devait être très contrariant. À en juger le ton employé, le peu de patience du pirate sur le sujet avait déjà du s'épuiser. Qu'à cela ne tienne, Rei ne comptait pas donner le change plus longtemps. Quand son supposé supérieur jeta le sac rempli de gravas aux pieds du jeune agent, celui-ci ne chercha pas même pas à nier l'évidence. La supercherie avait assez duré, elle s'était avérée de toute façon suffisamment efficace comme ça. Sa main plongea dans les replis de sa tunique, il en sortit le si désiré trésor qu'il exhiba dans un sourire satisfait à son opposant.

    Même si sa manœuvre n'avait que peu de chance d'aboutir, l'autre reprit, avec lenteur, comme le ferait un parent avec un enfant qu'il s'apprête à punir. Le calme avant la tempête.

    -Ecoute moi bien attentivement. Tu vas me remettre ce truc tout de suite ou...

    Mais la voix brisée de sa captive le coupa, faible, implorante.

    -Ne lui donnez pas, je vous en prie...

    -Toi ta gueule !

    Il avait hurlé. Et son bras s'était abattu pour lui infliger une gifle impressionnante. La seconde suivante, son épée sortait à nouveau de son fourreau, menaçante.

    -Plus jamais tu l'ouvriras, t'entends ?! Plus jamais !

    La lame fondit meurtrière, vers une cible qui vainement repliait ses bras devant elle pour tenter de se protéger. Autant prier pour un miracle...

    Soru.

    Et il intervint. Le miracle, Rei. Devançant le coup décisif, il avait saisi la morte en sursis avec autant de délicatesse que possible, pour la déposer hors de portée de tout danger un nouveau déplacement éclair plus tard. Le tout sous le regard déconfit de l'autre qui voyait tour à tour chacun de ses alliés se retourner contre lui. Et les explications qu'il reçut ne furent pas pour le calmer.

    -Leader du Cipher Pol 5, Yakutsuki Rei. Vous ne toucherez ni à un seul cheveu de cette femme, ni à ce fruit que vous convoitez tant. Il est propriété du Gouvernement Mondial.

    C'en était trop. En face, les jauges virèrent toutes au rouge. Le volcan entra en éruption. La colère qui montait allait devoir trouver un exutoire, que les circonstances présentaient comme étant Rei. Dans un cri de rage sans précédent, le pirate s'élança, le combat final s'amorçait.

    -Je suppose qu'il ne l'entend pas de cette oreille, se contenta de glisser Rei à celle qu'il venait de sauver, avant de dégainer à son tour.

    Chacun porta tout son poids dans sa première attaque, sans chercher à esquiver. Les lames en V de l'un heurtant l'attaque plongeante de l'autre. Un simple défi de force pure, brute.Deux visages marqués par l'effort et la détermination se toisaient. Aucun ne voulait céder le moindre pouce à l'autre. Pourtant, Rei se sentait soumis à une force de plus en plus oppressante, qui prenait l'ascendant. Et s'entêter dans un registre de combat ne faisant valoir que la puissance de chacun ne serait pas à son avantage, de toute façon. Il fallait rester lucide, adopter une stratégie adéquate.

    Un changement de garde plus tard, il dévia les crocs acérés qui criaient leur faim de sang. Ce coup-ci, ils ne mordraient que la terre. Emporté par son poids, son ennemi, plus lourd, perdit légèrement l'équilibre. Il lui en couta une fine estafilade sur le bras droit tandis que Rei se présentait sur son flanc. Et sans tarder, enchaîner, ne pas offrir de temps mort à l'autre, le laisser se noyer dans le doute, jouant de l'effet de surprise. Car le pirate cherchait à croiser le regard du jeune agent, curieux de savoir qui il pouvait être pour le marquer dans sa chair. Et sans doute au moins autant dans sa fierté.

    Axel Slash.

    Deux nouvelles balafres vinrent s'ajouter à la précédente, alors que Rei reposait pied à terre pour constater l'ampleur des dégâts causés. Mais si l'autre hurla, autant d'amertume que de douleur, le jeune bretteur n'en ressentit pas moins un vent de peur le gagner. Les blessures qu'il venait d'infliger à son ennemi étaient dérisoires en comparaison à l'effort fourni. Mais l'autre ne le savait pour le moment pas.

    -Ah c'est comme ça hein ? Tu te démerdes bien gamin, face à un autre que moi tu aurais eu tes chances.... Bloody Whip !

    Il passait à la vitesse supérieure, maintenant le potentiel de son adversaire évalué. Il avait procédé au même examen que le jeune génie, mais il se savait désormais plus fort. L'épée se transforma à nouveau en ce fouet meurtrier que beaucoup avaient pu admirer à l'œuvre précédemment. Rei l'avait dévié une fois, il recommencerait. Il le fallait. Canalisant toute sa force, concentrant toute son énergie sur le prochain coup.

    Le contact des lames fit jaillir les étincelles. Il frappait encore plus fort qu'avant. Mais le jeune agent avait tenu bon. Bonne nouvelle.

    -T'es trop confiant, débutant!

    -Qu'est ce que... ?

    La lame s'était bel et bien durcie sur le point d'impact, mais elle restait un fouet. Et dans le dos de Rei, son extrémité revint, plus aiguisée que jamais. Il la vit venir quasiment à l'instant du contact, jetant un rapide coup d'oeil par dessus son épaule.

    Tekkai.

    Il avait le Rokushiki avec lui. Mais on ne lui avait jamais appris à se battre contre si puissant adversaire. La pointe pénétra dans sa chair, au cœur de son dos, sur cinq centimètres au moins. L'impact avait été trop violent pour le bloquer. Une gerbe de sang vola de sa bouche, tandis que Rei tombait à genoux.

    -Yayayayah ! Déjà fatigué ? Dommage, je commence à peine !

    Le fouet bondit, une nouvelle fois. Anticipant ce coup ci l'attaque, Rei plongea sur le côté. Mais l'autre revenait déjà à la charge. Sans prendre de risque, bénéficiant de son allonge plus importante pour rester en retrait, se contentant de dispenser les coups de loin. Trois fois, le jeune leader du CP 5 esquiva l'attaque avec son Soru. Au terme d'une trentaine de secondes, il estima avoir assez évalué le mouvement qui le visait pour tenter un contre. De toute façon, à ne rien tenter, il ne pourrait pas sortir vainqueur. Juste se fatiguer inutilement.

    Alors, quand le coup se présenta, il coinça la lanière du fouet avec ces lames. Surpris, son adversaire tenta de reprendre le contrôle de son arme, mais Rei planta fermement ses deux épées au sol, pour neutraliser de la sorte celle de son ennemi. C'était maintenant que tout se jouait. L'autre désarmé, perdait son avantage, alors que lui possédait ses techniques.

    Geppou.

    En deux bons, il fut presque au contact. Il allait réussir. Il le devait.

    Ran Kyaku.

    De ses pieds s'échappèrent deux vagues, qui fusèrent sur leur cible. Le contact surpuissant la renversa, le sang gicla. Il avait touché. Et même si l'autre n'était pas encore achevé, il lui suffisait de répéter le même mouvement autant de fois que nécessaire.

    -Yayayah...ah...ah. T'es vraiment bon. Je t'embauche dans mon nouvel équipage mon gars.

    -Je crains de devoir passer l'offre, navré.

    -Yayayah ! Nouvelle erreur....Devil Whip Spirit !

    Un pressentiment força Rei à détourner les yeux. Ce qu'il vit alors le figea sur place. De l'arme de son ennemie s'extirpait une sorte d'âme, rouge sang. Une copie conforme de l'arme originelle, mais intangible.

    -Cette arme est démoniaque, pti gars. Elle revient toujours à son propriétaire...t'aurais du accepter ma proposition.

    Il ne fallut pas plus de mise en garde à Rei pour comprendre la gravité de la situation. Le jeune homme reprit ses distances, en une série de petits bons dans les airs. Il lui fallait remettre la main sur ses armes désormais, mais l'autre anticipa son déplacement. L'esprit du fouet s'enserra autour de son avant bras droit, quand il le tendit en direction de son katana. La douleur n'avait rien de comparable avec la précédente. Ça déchiquetait, ça brûlait. Encore un coup comme celui là et il ramasserait ce membre à ses pieds.

    La physionomie du combat ne laissait plus place au moindre doute sur son issue. Contraint de ne faire qu'esquiver tout en cherchant l'opportunité de reprendre ses armes, Rei s'épuisait. L'autre riait aux éclats, diabolique. Sa proie perdait en vitesse, ses coups gagnaient en précision. Bientôt, le jeune agent n'aurait même plus la force d'éviter quoi que ce soit. Il sentait son sang battre croissant dans ses veines, le fouet claquer dans un rugissement à caque lambeau de chair qu'il lui arrachait. Était-ce cela de côtoyer la mort ? Ou bien peut-être s'agissait-il de son sens de l'honneur bafoué, de la colère qui remontait en lui. La frustration de la défaite. Abandonner ses alliés face à un ennemi si redoutable. Échouer dans sa mission. Mourir. Il ne le voulait pas. Il ne pouvait s'y résoudre.

    Et s'il voulait renverser la tendance, il ne lui restait plus qu'un atout à abattre. L'atout. Le trésor. C'était son dernier espoir. Rassemblant ses forces, il s'éleva, haut, très haut dans le ciel, hors de portée même de l'arme de son ennemi. Celui-ci lâcha un rire d'aise pensant voir sa proie tenter de fuir. Mais son visage se figea tandis qu'au dessus de lui, le jeune agent sortait à nouveau de sa tunique le fruit de son périple jusqu'ici.

    -Regarde, pirate, vois. Tes efforts réduits à néant.

    Sans se presser, il porta le fruit à sa bouche, puis le mangea. Dégustant presque chaque bouchée, malgré ce gout de sang qui lui prenait les tripes. Sous les cris de l'autre, qui le suppliait presque d'arrêter. Mais c'était trop tard. Il ne resta bientôt plus qu'un modeste trognon, qui finit dévoré comme le reste.

    -Dommage, j'aurais aimé profiter une dernière fois de la douceur des vagues...

    Et soudain, la transformation. Il le sentit, au plus profond de lui. Un être en lui mourrait, un autre naissait. Entouré des nuages, spectateurs privilégiés de ce procédé surnaturel. Son apparence se changea, lentement. D'humain, il devint animal. Quadrupède majestueux, au pelage blanc comme neige. Il devint Licorne. Ce qui d'ailleurs tira un rire gras à son ennemi qui remercia presque le ciel de ne pas lui avoir fait manger un fruit pareil.

    Mais pour Rei, c'était l'instrument de sa victoire. Il avait perdu trop de sang pour prolonger encore le combat. Pour le moment, il surplombait son ennemi de toute sa hauteur, perché dans le ciel. Et il allait devoir en tirer avantage. Le prochain coup mettrait fin au combat, pour sa victoire ou pour sa mort.

    -C'est ici que tout se joue, se chuchota t-il, comme pour s'insuffler un peu plus de courage.

    Le jeune agent prit impulsion en deux trois bonds, pour donner encore plus de vitesse à son piqué vers le pirate. Corne étincelante en avant. L'autre, armé de son fouet démoniaque, attendait fermement l'impact. Il lui suffirait de toucher le premier pour s'assurer la victoire. Et comment rater son coup avec une allonge dix fois supérieure à celle de son ennemi ? Sur de son fait, il attendit. Quand le bolide en approche fut distant de cinq mètres environ, le fouet s'élança.

    Soru.

    La dernière image que garderait le forban de sa vie humaine serait une licorne arrivant en gros plan sur lui. La dernière sensation celle d'une corne lui perforant l'abdomen à une vitesse supersonique.

    Rei se savait en déficit d'allonge, il avait donc été nécessaire de se déplacer au moment propice de sorte que l'attaque qui lui était réservée ne lui soit pas fatale. Changer de position trop rapidement pour l'œil humain, se présenter au contact plus tôt, et achever son ennemi en l'éventrant.

    Il avait réussi. Même s'il lui en avait presque coûté la vie. L'essentiel était acquis. À bout de force, il n'avait pas vraiment amorti son atterrissage, perdant au passage son apparence d'équidé. Le jeune homme tenta bien de se redresser péniblement mais le peu d'énergie qui lui restait se déroba. Ses yeux se refermèrent, il s'endormit. Heureux.


    [...]


    Deux jours après ses évènements, Rei reprit enfin connaissance. On lui avait prodigué des soins digne des meilleurs, grâce auxquels lui avait été épargné tout risque de séquelle. À bord du navire de la Marine qui le ramenait vers Loguetown, il s'informa de la situation finale de l'opération lors d'une nouvelle conversation avec son employeur, via escargophone.

    -Réussite sur toute la ligne. Deux équipages pirates ont été démantelés, la quasi-totalité des criminels emprisonnés, une lame de qualité supérieure ramenée du bon côté de la Loi. Tout ça avec votre concours, agent Yakutsuki.

    -Et concernant le fait que j'ai mangé le fruit destiné au gouvernement ?

    -Compte tenu la réussite de votre entreprise, il ne vous sera rien reproché, bien au contraire. En attendant votre retour à Loguetown où vous serez invité à faire votre rapport, tout ce que vous avez à faire, c'est vous reposer et profiter de la traversée.

    En d'autres circonstances, il en aurait henni de plaisir.



    Spoiler: