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Baptême

Salut,

Il y a des petites butées qui nous paraissent s'élever au-dessus des montagnes, la première fois qu'on les affronte.
La première fois qu'on s'élève sur nos deux pattes, la première fois qu'on articule le nom du daron, la première fois qu'on grimpe sur un vélo...

Puis une fois gravi, l'obstacle perd en splendeur. Il devient banal, il s'intègre au paysage.

Tuer, ça marche aussi comme ça ?

Je suis le soldat de première classe Craig Kamina. Hier, j'ai tué mon premier pirate.

Il a souffert un martyr que je ne lui aurais jamais souhaité, peu importe ce qui l'a poussé à terminer sous ma lame.

Vous savez, le sabre réglementaire de la marine. Resté coincé entre ses côtes, j'ai maladroitement tiré dessus et ça n'a fait qu'empirer le drame. D'ignobles bruits sont sortis de ce trou béant que je lui ai creusé, et ce, bien avant sang et tripes.

Il a mis deux ou trois minutes à rendre son dernier soupir. Moi, j'étais devant, pétrifié, à me demander où j'avais puisé la force d'interrompre la vie d'un homme aussi brutalement.

La réponse m'est évidente maintenant, l'instinct de survie...
Aucun désir de justice. C'était trop vain pour ressembler à une justice.

Il y avait cette flaque rouge grandissante, et tandis que son coeur peinait, le mien pédalait toujours plus vite. Dans ses petits cris noyés, il y avait une rage de vivre qui faisait naufrage. Et dans ses yeux, deux abysses qui s'installaient. Lentement. Un pirate qui se laissait partir, après quelques instants, conscient qu'à armes inégales, autant que la mort l'emporte dignement. Il y avait peut-être autre chose, qui sait, pour qu'il embrasse l'enfer avec tant de sérénité ? On ne tombe pas dans la piraterie par hasard.

Le sang venait de lui-même à moi, comme si je l'avais dompté. Mais c'est faux, je n'ai pas dressé la mort.

C'est elle qui m'a adopté.

J'ai d'abord eu très peur.

Puis j'ai relativisé. Je me suis dis que mon pelage de mouette, de marine, était voué à se gorger de sang.

Et j'ai eu encore plus peur.

Je me suis demandé vers quoi ce chemin allait me mener. Répondre au sang par le sang. Vous savez ? Un écho sourd qui rebondit à l'infini dans tous les coins, toujours plus strident, toujours plus agressif. Vos victimes qui s'accrochent à votre âme depuis l'outre-tombe. Des souvenirs impérissables, contrairement à vous.

L'imagination, dans ces instants-là, devient plus meurtrière encore que les actes.

J'ai sué à grosses gouttes.
C'est là qu'il s'est éteint. Je crois. Après m'avoir scruté un instant. Je suis la dernière chose qu'il a eu l'occasion d'apercevoir avant de nous quitter sans adieux. La dernière chose que lui a offert ce monde, c'est l'image de son assassin.

Puis mon supérieur est venu me féliciter. Il a arraché le sabre du torse de ma victime, et me l'a rendu, en me rappelant d'y faire très attention et de ne jamais l'abandonner. Mon arme, c'est ma vie.

Mes crocs, c'est ma vie. Il s'est demandé pourquoi je ne m'en servais jamais. Parce que je hais la viande, particulièrement la chair humaine. Ça me semble facile à capter. Pourquoi l'évolution t'a donné ce dentier-là si c'est pour que tu le boudes en tremblant à l'idée de ce qu'il pourrait t'inciter à faire ? Bonne question. L'évolution s'est montré coquine avec moi. Tentatrice.

Je ne sais pas si vous pouvez vraiment vous rendre compte. Un premier meurtre. Je finirai par me vautrer dans la violence. J'en ai peur. Un premier meurtre, puis un second, un troisième, puis après ces trois-là, on ne les compte plus.

Houhou, la paix. Le silence. Si longtemps que j'ai pas croisé ces deux fantômes ! Houhou, si longtemps que tu les empêchais de me rendre visite, connard, j'aimerais t'ouvrir le ventre et l'offrir comme geuleton aux charognards, mais... ça ne serait pas correct, hein ? Je ferais mieux de canaliser ce flot de haine en moi. Mais, comprends moi bien, ça se fissure, ça craque, un jour, le barrage lâchera : le caillot gonfle, mon cœur va déjà exploser. La frustration redouble, se propage à travers mes tripes aussi radicalement et férocement qu'un appel à la révolution.

Ce n'est que le premier mais ma liste, inexorablement, s'étalera.
Je veux pas devenir un tueur.
Vous savez, en face, ils tuent. Les pirates. Ils abattent. La vie vaut peau de fesse pour ces tarés-là.
On les imite, on les plagie, non ? Sauf qu'on le fait au nom de la justice.
On viole pas, on pille pas, mais on tue. Comme eux. Et j'ai senti cette force d'existence en moi lorsqu'il a cessé de vivre : il était mort, j'étais vivant.
Il était soumis, j'étais puissant...

Dans ma piscine de sang, j'étais puissant.

Ça m'a traversé l'esprit, cette sensation d'être sacré empereur de l'existence de ce qui est plus faible que moi, dont les pires pourritures de la terre s'abreuvent comme d'un épais pinard. L'ivresse de la domination, de la conquête ! Conquérir l'existence des autres pour oublier que notre propre destin, ce labyrinthe, nous reste imprenable ! J'aurais pu y succomber. En m'en rendant compte, j'ai voulu me faire du mal.
Je suis une pourriture.
J'ai tué un homme. La vie, c'est une genre de monnaie. La planète est riche, elle peut se permettre de jeter de l'argent par les fenêtres.
Mais nous ? Merde. Répondre au sang par le sang. Un son qui s'en va et qui revient, toujours plus perçant. Les complaintes émergeant d'un enfer de haine des malheureux qui tomberont sous mes instincts.

J'ai toujours considéré que n'importe quelle babiole de chair dotée d'un esprit était digne de pitié. Même les pires pirates, même ces ordures qu'on m'ordonne d'éradiquer. Eh oui, oui, on est tous de cette race là, de la même race. Derrière les masques et les peaux se planquent la même âme, dont la recette ne varie que d'un soupçon de génétique, une louche de vécu et quelques pincées de conscience, rien, RIEN qui n'en altère la saveur âcre de la mortalité. On apprend à vivre dans un corps qui pourrit, et qui peut se casser à tout moment. Et on apprend à tuer, au nom de la justice, oui, mais aussi pour se préserver, pour protéger nos idéaux de la réalité, ou pour des souvenirs de gens qu'on aimait et dont les départs prématurés nous écoeurent, ou, tout simplement, pour continuer à pouvoir humer les relents nauséabonds qu'élèvent les beaux étés de Las Camp.

Qu'est-ce que je dois faire ?
C'est l'ordre des choses ?
Mais où est la justice dans le meurtre ?
Et où est la rédemption dans la mort ?

Je suis le soldat de première classe Craig Kamina, médecin apprenti. D'une palme, je caresse la vie, de l'autre, je la griffe.
Avant-hier, j'étais encore un enfant paré à affranchir le monde de ses vices.
Et hier, j'ai tué mon premier pirate.
  • https://www.onepiece-requiem.net/t10413-fiche-de-craig