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Dixième Epoque: Le Chapeau d'osier vieux de trente ans.

Rappel du premier message :

- Ela, pas ici.
- Pas ici ? Mais pourquoi !?


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La distance gèle les âmes des enfants
Elle oublie que nos cœurs ne seront jamais grands
Je ne sais plus trop
Pourquoi c’était beau
Le lien de velours
La nuit des fracas
Nous aurons toujours
Notre Esperanza.
S’il part avant moi
Il saura bientôt
Qu’il aura un toit
Près de mon ruisseau.
C’était mon ami
C’est mon ami
Mon ami.


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Le barman et la barmaid ont fait des allers-retours vers la cuisine et les portes sont restées grandes ouvertes le temps d’un couplet, mais désormais les voilà refermées et le chant se tronque.

- Tahar Tahgel...

Les restes du déjeuner sont épars sur le visage devant moi, sur mon visage de pirate traqué par toutes les bonnes gens du monde. Ela hésite puis détourne les yeux quand je lui demande des réponses d’un mouvement de menton. Mina a posé le sien sur la table et me regarde par en bas, avec un air presque ingénu. Mais l’ingénu c’est moi pour l’heure, et elles savent ce que je ne fais plus que supposer. L’espace de ce morceau de chant je me suis imaginé dans cette Esperanza comme si je l’avais connue, j’étais ce que je ne suis pas d’après cet avis de recherche. En paix. Las...

- Tahar, Tahgel...

L’association fait sonner quelques cloches dans mon crâne, mais de la même sorte de cloches que celles qu’on entend à descendre une vallée de montagne depuis les cimes pour rejoindre le village plus bas, toujours plus bas. On ne voit pas les clochers alors, on ne peut que les imaginer sans savoir de quel grain ils sont construits, sans savoir quelles fondations les portent. Et on n’entend que ces sons déformés, diffractés comme la lumière du jour par la même brume. Et aujourd’hui mes cloches ont les tintements d’une foule en colère, de l’innombrable foule des populations du monde entier, réunies sous une seule voix pour crier à mon encontre : meurtrier ! voleur ! pirate ! à mort ! à mort !

Sans que je voie qui mes mains rêches, encore douloureuse pour l’une, ont tué.

- Mina... Nous devons repartir d’ici... Vous devez nous aider à repartir...

Sans que je me remémore quels coffres j’ai violés.

- Repartir ? Mais, il n’a pas encore vu M

Sans que je me rappelle quel pavillon j’ai battu.

- Regardez-le ! Terminus était une étape pour lui, et le voilà proche de rester à quai pour toujours...

Sans que je sache qui j’étais vraiment.

Est-ce que j’étais vraiment cet homme ? Est-ce qu’il était vraiment proscrit que je devienne autre chose ? Est-ce que je n’aurais pas pu devenir fermier, pêcheur, bûcheron, soldat de la bonne cause, marchand, artisan, père ou fils digne de sa famille, apôtre d’une bonne pensée, artiste comme cette chanteuse à la voix si douce, barman peut-être comme cette fille qui me regarde encore, de ses yeux bleus, si bleus, bleus comme l’éther tranquille et serein. Mais bien sûr que si, bien sûr que j’aurais pu, bien sûr que rien ne me l’interdisait, qui pourrait l’interdire ? Qui aurait droit de décider qui j’ai pu être et qui je pourrais encore devenir ? Sûrement pas elle, elle a l’air si compréhensive. Est-ce qu’elle ne me sourit pas, d’ailleurs ? Si, elle me sourit. Pour me dire que je pourrais sans doute, devenir encore qui je voudrais être, devenir un autre que ce que ce bout de papier dit que je suis et étais et serai.

- Ela, je ne suis pas Tahar Tahgel.
- Mais vous l’êtes, Tahar.

Sa voix à elle me trompe, pourquoi me garderait-elle menotté sinon pour me garder à sa merci ?

- Je ne veux pas être Tahar Tahgel ! Je n’ai pas envie !
- Et de quoi avez-vous donc envie ?
- Je veux être... Je veux une ferme, une petite ferme, pas trop grosse, avec une vache et des chèvres qui tondraient l’herbe des vergers et il y aurait des champs bien sûr et nous pourrions y v
- Nous, Tahar ?
- Je, euh...
Woof ! Woof !
- Belle ?
- ... Est-ce que vous venez de reconnaître ce chien ?!


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L’aura de ce type a réussi à assez rasséréner Ela pour la faire s’éloigner avec Mina jusqu’au comptoir. Peut-être aussi la promesse qu’il réussirait, avec un peu de calme, à déclencher en moi d’autres souvenirs que le nom de sa fidèle chienne. Elles sont parties en murmurant entre elles à propos d’aide, de réserves, de vivres et d’eau. Et maintenant c’est l’homme au chapeau qui murmure, avant de tirer avec application sur la pipe qu’il vient de bourrer.

- Ainsi tu connais Belle mais ignores qui je suis, mon garçon ?
- Mais toi non...

Son regard suit le mien jusqu’à l’affiche que Mina a précipitamment repliée quand il s’est approché de notre table à la poursuite de son vieil animal, maintenant couché à ses pieds. Ses iris ne vacillent pas, ce qui en soi constitue une réponse positive, mais pas un jugement néanmoins sur ce que je semble être. Il ôte son couvre-chef de cuir, qu’il pose sur le rouleau de papier comme pour me le faire oublier.

- Personne ne peut plus ignorer qui tu es.
- Mais moi si...

Une étincelle d’amusement éclaire son œil en même temps que le foyer empli de tabac.

- Et si je suis un tel monstre, pourquoi ne fuis-tu pas ? Si tout le monde me connaît, pourquoi le barman ne m’expulse-t-il pas ? Et pourquoi cette serveuse me sourit-elle depuis tout à l’heure ?
- Serveuse ? Tu veux dire Rayon de Lune ? Ce n’est pas vraiment une serveuse... Et puis Dan est comme tout patron le pilier de son établissement. Les vrais piliers ne réagissent pas à ce qui se passe sous le plafond qu’ils soutiennent, sinon tout s’écroulerait bien trop facilement...

Un silence passe dans la fumée que traversent aussi les rayons solaires, enfin assez élevés pour pénétrer les fenêtres de l’établissement. Plusieurs nouveaux clients sont arrivés avec le midi.

- Et eux, pourquoi ne fuient-ils pas, s’ils me reconnaissent ? Ne me craignent-ils pas ?
- Si tu veux de la crainte, sois rassuré mon garçon. Dans n’importe quel autre bar de n’importe quelle autre partie du monde, ils fuieraient et fuiront à toutes jambes rien qu’en entendant ton nom.
- Mais...
- Toi, n’aie crainte. C’est la peur qui te fait oublier. C’est ainsi que fonctionne cet endroit.
- La peur me fait oublier ? Que racontes-tu, vieil homme ?
- Vieil homme...

Il a une petite exclamation blessée mais je vois bien qu’il s’amuse, et cette fois c’est Ela qui m’adresse un sourire depuis le comptoir, vaine tentative d’encouragement sans doute. Rayon de Lune, puisque c’est son nom, ne semble plus nulle part, et Mina non plus.

- Tu connais le proverbe... Si tu ne sais plus où aller, retourne-toi et regarde d’où tu viens.
- Euh... Je ne vois pas le rapp
- Retourne-le.
- Si tu ne te retournes pas pour regarder d’où tu viens, tu ne sauras pas où aller ?
- Je pensais à : si tu ne veux pas savoir où aller, ne regarde pas derrière toi et oublie d’où tu viens... mais je suppose que ça revient au même, oui.
- Je ne veux pas savoir où je vais ? Mais Ela m’a dit que j’avais décidé d’aller me ren... Hm.
- Tes cieux s’éclairent ?
- Je crois.
- Vois-tu, mon garçon, la seule destinée que tu t’amèneras sera celle que tu auras semée, celle que tu voudras bien récolter. Le destin qui nous gouverne n’est que celui qu’on veut bien se créer.
- Et je ne voudrais finalement pas de celui que j’ai semé avant d’arriver ici ?
- Parfois les fruits semblent soudain trop gros, trop lourds, trop mûrs, trop acides, trop trop. La moisson semble alors une tâche bien périlleuse. Et très souvent elle l’est.
- Je panique, alors ?
- Tu as les derniers doutes. Ce sont les doutes en chacun de nous qui permettent à Rayon de Lune de
- ... qui permettent à Rayon de Lune de quoi ?
- Shh... Après. Ouvre grand tes oreilles mon garçon, c’est l’heure de la récitation.


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Les chants transmettent les glorieuses infortunes
Saignant et crissant sous l’autre pression des plumes
Moi je me souviens
D’un sacré refrain
Ni lu ni chanté
Par des yeux si nus
Mais déblatéré
Ce que j’ai vécu.
On disait vaurien
On disait malin
Instable terrien
Un fieffé coquin
C’était mon copain
C’est mon copain
Mon copain.

Nous naviguions dans les limbes sans gouvernail
Ma douce et tendre allait commencer son travail
On s’est rencontrés
Dans un coin paumé
Son regard lointain
Qui lui appartient
M’a rendu taquin
C’est aussi le mien.
J’ai perdu de vue
Sa mine bien veule
Mais son air déchu
M’a rendu moins seul
C’était mon compère
C’est mon compère
Mon compère.

Alors que la vie nous avait déjà brisés
Que les flots oubliaient nos complaintes passées
Il m’a retrouvé
Vingt années après
Devenu alors
Pour les gentes dames
Démon orné d’or
Égide du blâme.
Des ténèbres austères
Croupissant la veille
J’ai bravé l’enfer
Rendu la pareille
C’était mon épaule
C’est mon épaule
Mon épaule.

La distance gèle les âmes des enfants
Elle oublie que nos cœurs ne seront jamais grands
Je ne sais plus trop
Pourquoi c’était beau
Le lien de velours
La nuit des fracas
Nous aurons toujours
Notre Esperanza.
S’il part avant moi
Il saura bientôt
Qu’il aura un toit
Près de mon ruisseau.
C’était mon ami
C’est mon ami
Mon ami.


La vie m’a dit qu’à jamais mieux vaut tard
Je réponds qu’il n’est jamais trop Tahar.


© Tarek - Rimbau D. Layr


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- Comment s’appelle-t-elle ?
- Orphée. Tu n’as jamais entendu parler d’elle ? Si, je vois que tu te souviens... Tu te souviens bien.

Je me souviens. D’après les ragots je l’imaginais moins jeune, moins jeune que Rayon de Lune au moins. Mais je crois bien que c’est l’inverse à l’avoir vue de chair et d’os, racontant une des histoires péchées çà ou là dont elle se fait le chantre. Et quelle histoire, aujourd’hui. Mon histoire. La coïncidence est troublante évidemment mais, de troublé, il ne semble y avoir que moi dans la salle. Je croirais presque à une coutume, à une tradition dans l’accueil des nouveaux accostés de Terminus. Sans plus d’attention pour moi que quand elle a récité, Orphée salue maintenant son public, pas avare d’applaudissements, et le vieil homme me fixe avec une nouvelle intensité. À moins que ce ne soit l’intensité du mien, débarrassé de mes ornières, qui se reflète dans son regard. Je me souviens, oui. Je me souviens de tout.

- Mais que ferait l’ermite de West Blue ici... ?
- Et que ferait le suicidaire de West Blue ici... ?

À ces questions je présume que toutes les réponses n’ont pas besoin d’être développées. L’empathie dont il doit jouir aussi l’informe autant qu’elle m’informe des grandes lignes du monde. Ce qui se trame, s’est tramé ou se tramera, tout est accessible à qui sait écouter, lire, regarder, sentir. Moi je ne sais pas si bien que ça, alors je n’ai que des fragments de vérité, mais ils me suffisent. Et sans doute lui suffisent-ils pareillement. Belle, réveillée par les acclamations, lèche mes doigts laissés à pendre sous la table. Je repense à Layr, à l’auteur de ce lai qui est mon histoire, qui est notre histoire. J’essaie de l’imaginer recevoir la nouvelle que jusqu’au bout de Grand Line ses lignes ont été lues, par Orphée en personne. Je sens un sourire poindre. Ela le prend pour un signal de revenir. Elle a une interrogation tacite vers mon compère, qui repose la main sur son chapeau, me laissant répondre.

- Tu as vu avec Mina pour ravitailler, j’imagine ?
- Hum.

Une fois le galurin reposé sur les cheveux d’argent, je m’aperçois que l’affiche a disparu de la table. Clin d’œil de l’ermite trop bien à l’aise en société. Quant à ma gardienne, à la fois soulagée que je sois revenu à mes esprits et rappelée à la réalité où elle me conduit à une mort certaine, elle m’indique la porte. Mais non, pas tout de suite. Je me laisse aller à caresser la tête de la vieille chienne, songeur.

- Qui permettent à Rayon de Lune de quoi ?
Woof ?
- Tu as dit : ce sont les doutes en chacun de nous qui permettent à Rayon de Lune de. Qui lui permettent de quoi ?
- Ah. C’est une des magies de cet endroit. Ceux qui doutent sont les fatigués, ceux qui ont besoin d’une pause avant de reprendre la route... Rayon de Lune leur offre le calme de l’oubli, pour qu’ils se refassent la santé qui leur ferait défaut s’ils allaient plus loin...
- Et tout cela est parfaitement désintéressé, bien sûr, j’imagine... Combien de temps restent-ils ?
- Aussi longtemps qu’il leur faut. Certains sont là depuis avant Dan, je crois bien...
- Et toi ? Tu attends qu’ils ne doutent plus, tous ensemble prêts à servir une cause, la bonne cause ?
- Moi, oh, tu sais bien… moi j’étais là-bas avant d’être ici et je serai ailleurs après avoir été ici...
- Hin, et ta voix est telle l’ombre du vent qui souffle le monde ? Sans début ni fin, sans maître ? Libre ?
Woof...
- Non, Belle, ne t’inquiète pas, Tahar Tahgel ne veut nous mordre que de son ironie. N’est-ce pas, Tahar ?

Belle n’a pas été la seule à dresser l’oreille à nos derniers échanges. Les sous-entendus ont aussi attiré l’attention d’Ela, qui s’enquiert maintenant de la suite à attendre, mais déjà l’homme repose sa timbale et recule sa chaise pour se relever. Il a un salut des doigts sur son chapeau, démodé, déjà vu.

- Il est temps que je vous laisse...
- Une dernière question. Que penses-tu de ma moisson à venir ?
- Je pense que tu veux faire ce qui te paraît juste, Tahar. Et je crois que si tous les hommes luttaient pour faire ce qui leur semble juste comme toi, même s’il n’y a nul absolu en matière de justice, ils feraient beaucoup plus de bien qu’à viser le simple assouvissement de leurs envies immédiates.
- Et c’est pourquoi tu traînes ici, où l’oubli les leur fait reconsidérer ?

De nouveau, je n’obtiens pour seule réponse qu’une simple inclinaison de buste avant de le voir disparaître parmi la foule, accompagné de sa fidèle compagne, dans un grincement de la porte en arrière-fond. Je perds vite le son lourd de ses bottes sur le plancher à cause des nouveaux arrivants, pas si nouveaux.

- Merci, Adam.


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Le jour est tombé derrière le bar de Dan.

Dan, c’est le barman. Ela vient de me l’apprendre. Mais l’information déjà s’enfuit dans la nuit, car je n’ai d’yeux que pour elle. Elles. Elle et elle, et Ela qui boit son thé noir une table en arrière. Et lui, un peu. Elle buvait moins sombre, avant, aromatisé jasmin de mémoire, un sucre et demi. Mémoire. Eh.

- Pourquoi ?

Elle est vieille. Trente ans ont brisé l’image d’elle que je gardais. Ça doit lui en faire soixante, soixante-dix. Assise à côté de Mundan, elle me fait l’effet de ces ancêtres qu’on néglige, prostrés dans un coin de bar ou de village, sur un banc près de la sortie, qui regardent le temps finir de passer avec eux dedans, prêt à les emporter dans un dernier souffle. J’essaie de masquer ce que je pense dans mon point d’interrogation, mais je ne sais pas bien comment faire. C’est ma mère que j’ai en face de moi.

- Pourquoi quoi ?

Ma mère. Elle doit masquer les mêmes regrets dans sa répétition. La dernière fois que je l’ai vue en vrai, c’était après avoir tué mon frère, son autre fils, son fils aîné. Leur fils aîné. F. Elle a la main gauche sur la droite de celle de Mundan, entre eux. Les plats arrivent, entre nous. Ma voix me fait l’effet d’un souffle. Je sens d’ailleurs qu’Ela tend l’oreille parce qu’elle n’a pas compris. Le repas fume. Une volaille quelconque dans une sauce pleine d’yeux huileux. Ses yeux à elles sont fanés mais ils restent deux joyaux parmi le champ ridé de sa peau. C’est ma mère que j’ai en face de moi.

- Pourquoi ici ? Pourquoi être venus ?

Les rires fusent d’une table voisine. Le gros hilare a la panse qui déborde dans sa plâtrée, ses mains juteuses cognent le bois du plateau et font sauter les chopes de ses congénères. Il doit avoir une mère aussi quelque part, qui comprendrait même depuis ma place ce que ses mâchoires pleines de gras postillonnent à la ronde. Car les mères entendent le babil de leurs enfants, leurs souffles aussi sans doute. Je remarque le dos carré d’un chapelé derrière le groupe de bruyants. Je ne vois pas de queue touffue à côté de lui, je ne sais pas si c’est lui. Je me distrais à la chercher.

- Tu penses pouvoir te mentir ? Ne pas deviner ?
- J’ai vu Saladin il y a peu. Il m’a dit.
- Que t’a-t-il dit ?
- Que tu savais que je changerais le monde.
- Toute mère le sait.

Mundan s’agite un peu à son côté. Je crois qu’une partie de la conversation lui échappe. Il doit être plus vieux qu’elle, si c’est un atavisme quelconque qui m’a fait tel que je suis. C’est dans mes mœurs, ça doit avoir été dans les siennes. Elle se penche à son oreille pour lui expliquer. Sa dague se plante dans une cuisse, la porte à ses lèvres sèches. Les enfants aussi comprennent les souffles de leurs vieux parents. Ce n’est pas à moi qu’il s’adresse, bien qu’il me fixe en déglutissant. Quelques gouttes d’une poche de sang restée intacte dans la chair se fraient un chemin entre les poils de sa barbe.

- Il l’a déjà changé, le monde ! Il l’a changé il y a trente ans... quand il a tué mon fils !

Un cyclone traverse la salle commune, et nous sommes assis dans l’œil demeuré silencieux. Mes oreilles sont agitées par ce vide qui leur rappelle celui de la cuisine quand Mundan était parti, quand Maman était dans le jardin, quand F et moi nous regardions en silence en attendant le retour de l’un ou de l’autre, de l’une surtout, de elle surtout car lui ne revenait jamais.

- Venir ici n’arrêtera rien.
- Ça n’arrêtera rien. C’est toi qui t’arrêtes.
- Alors quoi, c’est la dernière visite au gladiateur en cage, avant l’arène ? C’est pour être sûrs que c’est bientôt fini ? Que celui que vous vouliez balancer aux cochons avec son défunt frè
- Tu avais entendu ça...

Sa voix s’est brisée un peu plus, elle a les mains sur sa tête comme pour ne pas se rappeler cette conversation.

- Oui j’avais entendu ça ! Oui ! Hein Mundan ? Il s’en rappelle ? Tu t’en rappelles ?
- Qu’est-ce qu’il a dit ?

Il sursaute, fait la dure oreille mais je sais bien, je sais bien qu’il se rappelle. L’éclair dans le vert de son œil pas complètement sénile, jamais complètement sénile. Le même éclat soudain lucide qu’il avait, quand on l’énervait alors qu’il était saoul et qu’on le ramenait à la dure réalité, à notre dure réalité où on existait sous sa garde.

- Tu te rappelles, quand j’attendais dans le noir de l’écurie, sur la paillasse où vous m’aviez jeté pour délibérer !?
- Trente années je me suis demandée...

Mais seule Maman se lamente et lui se cache derrière un verre pas très bien tenu dans sa pogne décatie.

- Trente, longues, années...
- J’avais dix ans !

J’ai fait baisser la tête à ma mère.


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- Dix ans ? Mais c’est à cet âge-là que vous m’avez aban...

Et Mina fait pleurer la sienne.


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- Tu vas t’excuser, fils ?
- Et toi ?
- Assez ! Stupides excuses ! Qu’est-ce que ça changerait ? Est-ce que ça réparerait tout !?

L’éclat sépare ma hargne de celle de Mundan. Le bar est moins peuplé avec la fin du service. Il reste quelques groupes mais on dirait que les soirées ne s’éternisent pas tellement au pays de l’oubli. Les ombres des bougies se font plus grandes chaque instant. Ela n’a pas quitté sa table ni nous quatre la nôtre. Celui qui était peut-être Adam n’est plus là, Orphée non plus, que j’avais aperçue mangeant au zinc. Rayon de Lune a reparu quant à elle. Elle discute avec Dan, inamovible, derrière le comptoir. La vaisselle s’en retourne aux cuisines peu à peu et le sel de la mer revient se mêler aux odeurs en suspension.

- Tahar, mon fils, mon enfant…

Je me souviens avoir plusieurs fois envisagé ce moment, ces retrouvailles en tête à tête. J’imaginais n’être que trois bien sûr, et même seulement deux. Je ne sais pas trop ce que je ressens. Je crois que j’aurais voulu avoir l’impression de retourner à une espèce de paradis perdu, mais face à cette femme je réalise que je n’ai pas connu de paradis. Que je ne suis pas de cette frange de héros auxquels la certitude de la fin apporte réconfort et contemplation.

- Et toi aussi, Mina...

J’étais sans doute heureux avec mon frère et ma mère, et sans mon père qui me fait l’effet de n’être déjà plus là ce soir aussi. Et eux deux l’étaient peut-être aussi, avec moi. Mais la vérité, l’affreuse vérité, l’atroce vérité qui se fait jour, là maintenant qu’elle est sur le point de fondre, c’est que je n’ai pas de souvenir d’avant qui vaille. J’essayais jusque la revoir de m’agripper à cette certitude qu’aux commencements mon existence avait été meilleure, mais je réalise que je n’ai rempli ce vide des débuts qu’avec des reconstitutions de ce qui a sans doute été, de ce qui a peut-être été. Mais je ne vois rien de vrai. Si je regarde, tout le vrai a succombé à ce que j’ai glané après. Et même ça, c’est comme flou, fondu comme en de multiples grosses mémoires-blocs, condensats des époques les plus marquantes de ce que j’ai été. Il y a le visage de Layr, et de sa douce... Marisa ? Marisa je crois. Il y a les escarres de Pludbus Céldèborde. Il y a la face brûlée d’Anna Kaurismäki. Il y a un jeune gamin paumé dans les herbes hautes de Loupiac. Il y a des papillons. Il y a du rouge, beaucoup de rouge et des rousses.

- Je voudrais... avant de... Je voud...

Elle a pris dans sa main gauche ma droite, et dans sa droite celle de Mina assise à ma gauche. Je sens sa peau trembler sur les nôtres. Son regard semble proche de faillir aussi mais je ne le vois pas. Je vois Adam. Je vois Anthrax. Je vois la main de Reyson en sang. Je vois Sergueï qui meurt. Je vois Izya. Red. Lilou. Alma. Truc. Saladin. Ela. Sara. Lydia. Mina. Moi. Maintenant. Ce moment qui se déforme, où tout se déforme, et soudain je saisis, mon esprit s’illumine ! Je me lève en renversant la table, cœur aux lèvres.

- Non !

Mais déjà les yeux de Rayon de Lune se sont refermés là-bas, et avec eux s’emportent les souvenirs de ma mère et ceux de mon père, leurs souvenirs de moi, de Mina aussi, de F sûrement. Leurs paupières sont closes, comme s’ils étaient profondément endormis. Mina observe, elle renifle mais elle n’est pas surprise. Elle parle sans relâcher ses mâchoires mais elle sait exactement ce qu’elle dit.

- Elle l’a voulu...
- Non !
- Elle l’a voulu !
- NON !
- Venez, Tahar...

Ela est déjà contre moi et, entre les fers restés à mes poignets, se retend le chaînon qu’elle avait séparé pour que je puisse souper à l’aise. Je me débats, je me débats face au spectre de souvenirs enfouis trop loin, pas en moi mais en eux, ces souvenirs que j’aurais voulu garder, retrouver, déterrer vraiment, grâce à eux, à elle qui les a vécus aussi. Les yeux bleus me fixent de nouveau à travers la pénombre du monde, de mon nouveau monde au bord du gouffre. Elle sourit doucement, tristement. Elle me sourit de derrière le comptoir où elle a enfermé à leur demande, à la demande de Maman au moins, les vies de mes parents pour toujours, pour jusqu’à mon départ au moins. Tous ces souvenirs de nous, de lui, de F

- Allons, venez...

L’odeur de la peau d’Ela qui me serre contre elle pour m’entraîner. Elle sent le dehors, l’air libre, les falaises de Troop Erdu avec la mer au pied, celles où ils l’ont enterré. Il est là. Je ne me débats plus.


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