Pour l'amour de mes camarades

Je descends à quai. Le soleil se lève à peine, sept heure du mat' je crois. Le bateau est amarré dans le port de l'île et gardé par Célia, une des rares survivantes... Non, faut que j'arrête de penser à ça pour le moment j'ai dis. J'observe la ville autour de moi. Inari, l'île des fanatiques religieux. Pour ce que j'en sais, cette île fut auparavant beaucoup plus populaire car une sorte de caillou flottant lévitait au-dessus d'elle. Je ne sais pas pourquoi il n'est plus là mais je faut que je pense à me renseigner en rentrant. Si je rentre. Car mes blessures me font atrocement mal et je tiens à peine sur mes jambes. D'après Michelle, une de mes camarades, j'ai quatre côtes fracturées, des contusions dans le dos et une probable hémorragie interne. Habituellement, j'aurai tout fait pour me rendre au plus vite dans un hôpital. Mais là, je n'ai pas le temps pour penser à moi. Mes hommes sont morts, tués par l'horrible pirate-clown Pierrot, et des innocents risquent de mourir eux-aussi si on ne l'arrête pas. J'en suis sûr, le pirate est sur cette île. Bien évidemment, il n'a pas prit soin de déposer son bateau au port mais je suis certain qu'il n'est pas loin. Inari est en ce moment en pleine effervescence. Apparemment, une sorte de pèlerinage a eut lieu ici il n'y a pas longtemps et de nombreux croyants traînent encore dans les environs. Si j'étais un pirate avec une bombe capable de faire beaucoup de dommages, c'est sur Inari que je me rendrai.

Mais je n'ai pas le temps de flâner, de découvrir chaque parcelle de cette île qui est – je n'en doute pas – très belle. Je n'ai pas non plus le temps de chercher les pirates seuls. Je dois trouver au plus vite le quartier de la 74ème division.

«Paul. Avec Michelle et Théodore, vous partez à la recherche du bateau du pirate. J'imagine que vous vous souvenez encore à quoi il ressemble depuis hier soir ? Fouillez chaque embarcadère de l'île mais trouvez-moi ces fichus pirates»

«Et vous Lieut'nant ? On peut pas vous laisser seul, vous tenez à peine debout

«Vous occupez pas d'moi, j'suis assez grand pour débrouiller. J'suis pas bête non plus, je pars directement demander de l'aide à la 74ème division. »

«Si vous le dites...»

Et nous nous séparèrent. Moi du côté de la caserne, eux longeant les quais d'embarquement. Je traverse des rues bondées de monde, de fanatiques religieux en soif d'exode. Le pullulement inarrêtable des adorateurs du divin me donne presque la nausée, malgré le silence significatif qui suit chacun de leur pas. Je tente de me mêler à cette foule, à cette cohue. J'ai bien peur de ne jamais pouvoir retrouver Pierrot au milieu de ce monde. Je danse, tangue, virevolte, tombe aussi. Je me relève et avance, changeant de rue, tournant à gauche, une autre fois à droite. Je vous jure, cette traversée de la ville m'a parue être le pire combat de ma vie. Les gens de ne se gênent pas pour te donner des coups et je ne peux pas me rendre en plus. Ils font pas exprès mais mes côtes souffrent. Je n'ai qu'une envie, une seule, tout laisser aux soldats en faction ici et rentrer chez moi. Mais je ne peux pas. J'ai une responsabilité, un misérable échec, la vie de mes hommes sur les bras.

Haletant mais en un seul morceau, j'arrive devant les portes de la 74ème division de la Marine. Le bâtiment ne paie pas de mine – semblable au innombrables maisons de l'île, simplement surmontée d'une pancarte arborant le symbole du Gouvernement – j'entre sans sommation. Le hall d'entrée est plutôt banal, peint de blanc et aux poutres apparentes. Cachée derrière un petit bureau en chêne, une hôtesse d'accueil me regarde à travers ses lunettes. Elle semble être de ces fonctionnaires aigries par le temps passé à traiter avec des plaignants un peu trop excédés par la vie. Elle daigne me donner un regard mais ne semble en rien impressionnée par les bandages qui enserrent mes côtes, comme si c'était monnaie courante par ici. Non pas que je sois d'un naturel nonchalant envers les employés de bureau mais je n'ai pas envie de lui expliquer la raison de ma venue dans les locaux. Je passe devant son poste sans même la regarder plus que ça et m'avance dans le couloir menant à – je pense – la succursale du Colonel de la base. Je ne le connais que de nom. Un certain Boris Kojevic. J'ai entendu beaucoup de rumeurs sur sa personne. Certain le dise alcoolique notoire, d'autre débonnaire ou encore d'une passivité à toute épreuve et d'un calme sans faille. Je n'ai que trop apprit à ne me fier à aucun ragot de vieilles concierges.

J'arrive devant la porte du bureau du Colonel, sur laquelle trône fièrement une dizaine de couronne de fleurs toutes plus fanées les unes que les autres. Je ne dis rien – en même temps, il n'y a personne à qui je puisse dire quelque chose – et je toque à la porte. J'ai conscience que ne pas porter mon uniforme de marin au milieu d'une caserne remplie de soldats qui ne me connaissent pas peut être mal interprété mais je ne m'attendais pas à un tel accueil. Car lorsque la porte s'ouvrit, se fut un canon de bazooka qui me fit face.

    Mes griffes – bien évidemment – réagirent à la surprise qui me submergea à ce moment là. Pourtant, alors que je m’apprête à tailler en pièce ce canon qui me fait face, j'aperçois une tête dépasser sur le côté. Surmontée d'une crinière légèrement violacée, j'observe soudain un homme aux traits âgés, aux yeux légèrement cernés de rides. Ses joues sont rouges, son nez également. Putain, j'en peux plus des gars avec les nez rouges... Il semble comme enrhumé. D'un air patibulaire, il abaisse son canon en apercevant ma tête. Puis me sourit, mettant son bazooka sur son épaule comme si c'était un simple fusil.

    «Z'êtes qui ?»
    «Lieutenant Angst, soldat du G-6»
    «J'm'en serai douté. Votre air profondément maussade là, ils l'ont tous ceux qui travaillent là-bas. Mais bon, désolé pour l'accueil, je suis un peu sur les nerf en ce moment. Entrez donc. »

    Je ne sais pas comment je dois le prendre. Hiérarchiquement, il est supérieur à mon grade mais son accueil est des plus irrévérencieux. Heureusement que je ne suis pas le genre de personne à m'arrêter sur ce genre de détail. Son bureau est plutôt sobre à bien y regarder. Tapissé de beige légèrement crémeux, j'y vois deux armoires disposées de chaque côté de la pièce et un simple bureau de bois trônant au milieu. Sur celui-ci, il y a de nombreux tas de feuilles volantes ainsi qu'un Den Den Mushi rose qui fait des va-et-vient de part et d'autre du secrétaire. Je m'assois sur son invitation et il se met face à moi.

    «Qu'est-ce qui vous emmène ? Encore une inspection ? Z'êtes bien au courant que je gère cette division de mon mieux. Ça sert à rien de passer ici chaque trimestre.»

    «Je ne suis pas inspecteur, Colonel Kojevic. Si je suis venu vous voir, c'est pour vous demander votre aide.»
    «Je m'en suis douté un peu après avoir vu vos bandages. Z'auriez eu un piètre costume pour une inspection. Continuez
    «Voilà.»

    Et je me mis à lui exposer la situation de fond en comble, essayant d'omettre le moins de détails possibles. Notre ordre de mission pour la capture du pirate-clown Pierrot dit L'Auguste, notre infiltration sur leur bateau, la mise à terre d'Emma l'Arlecoquine puis notre cuisant échec face au fameux Pierrot qui ôta la vie de presque tous mes hommes. Enfin, je lui annonce que notre piste la plus sérieuse quant à l'endroit où la bombe pourrai faire le plus de ravage est cette île, Inari. Autant le reste, il a l'air de s'en foutre un peu, autant quand on lui dit que sa petite île va faire partie des dommages collatéraux, là, il réagit un minimum.

    «De quoi ? Des pirates en cavale veulent faire exploser une bombe à fort potentiel destructeur sur l'île ? Putain mais y a urgence oui !»

    Ah ben enfin il se presse le type ! C'est pas trop tôt quand même. Je le vois s'affoler, s'agiter et attraper dans la frénésie son Den Den Mushi avec une violence inouïe, pauvre animal sans défense qui ne demande rien à personne.

    «A toutes les unités en faction sur l'île, nous recherchons de toute urgence un homme aux agissements très étranges. Il transporte avec lui une bombe capable de faire exploser une bonne partie de l'île. Si vous le trouvez, surtout, n'intervenez pas seul et prévenez les renforts. Je vous donne sa description...»

    Il se tourne vers moi, en attente d'une réponse.

    «C'est un genre de clown aux cheveux vert. Cependant, vu qu'il vient d'arriver sur l'île, il a du s'encapuchonner ou du moins masquer son visage.»

    Pantois, le Colonel me regarde avec de grands yeux, raccrochant le Den Den soudain calme et ne finit même pas son intervention auprès de ses hommes.

    «Alors là, Lieutenant, nous allons avoir un problème
    «Pourquoi ?»
    «Parce que les trois quarts des pèlerins de cette île sont encapuchonnés ou masquent leur visage. S'il veut se cacher et agir en toute sérénité, vous avez raison, c'est l'île idéale. Car en plus, nous n'avons aucun moyen de l'identifier.»
      Les troupes s'affairent autour de nous. Les passants se retournent sur notre sillage mais personne ne semble plus effrayé que ça. Sûrement l'habitude de voir les soldats en faction tout le temps en mouvement. Surtout durant les périodes de pèlerinage. Cela fait maintenant dix minutes que l'alerte est donnée mais nous tentons de montrer le moins possible notre nervosité. Déambulant au milieu des croyants, je marche à la suite du fessier proéminent du Colonel Kojevic, escorté par une dizaine de soldats de moindre grade. Fidèles et impurs se croisent, se mêlent, sans compassion aucune l'un envers l'autre. Je suis le mouvement, me laisse porter, incapable de réfléchir. Je m'en suis remis à l'autorité du Colonel, je suis avec lui seulement en observateur. Mon corps n'est plus capable de combattre, mon esprit de penser.

      Étant donné que nous ne pouvons identifier Pierrot et sa bombe, nous avons décidé de ratisser large et de sécuriser les principaux lieux de rassemblement. L'église de la Croix-Bleue – une des plus grandes et somptueuses chapelles de l'île – est en ce moment en train d'être évacuée, la place aux Miracles également. De notre côté, nous avons pour mission de nous rendre à la place Rouge, une des plus fréquentées de la région, et de faire sortir tout le monde. Les faire rentrer chez eux – même si ça n'assure la sécurité de personne – est la meilleure des solutions. Car au début, nous avions pensé à regrouper tout le monde près du port avant de réfléchir que nous aurions dans ce cas-là arrangé le pirate qui aurai eu servit sur un plateau une foule compacte pour faire péter sa bombe.

      J'arrive sur la fameuse place Rouge. J'ignore la raison de son nom mais là n'est pas la question : elle est pleine à craquer. J'aperçois des voyageurs, des prêtres, des fanatiques, des femmes au sein nus – j’apprécie la vue – et il me semble même voir un mec porter en triomphe une poule devant une foule d'adorateurs. Mais putain, on pourra jamais faire dégager tout ce monde.

      J'aimerai vous passer les détails, donc c'est ce que je vais faire. Sachez seulement que nous avons du crier, hurler dans tous les sens, en tentant de notre mieux de garder le calme. Bien évidemment, les fidèles ne sont jamais trop fervents des manifestations païennes et n'ont pas trop aimé notre urgence mais nous avons fait avec. Pour ma part, j'ai pris soin de faire évacuer le groupe d'une trentaine de filles aux seins nus, juste histoire de draguer un peu. Et oui, les blessures, ça fait craquer les femmes. Mes proies parties dans l'urgence, je rejoins le Colonel et la dizaine de soldats au centre de la place. Bordées de maisons et de bâtisses étranges, mélange somptueux de luxure et démesure, j'apprends que sa caractéristique première est la richesse du quartier qui l'entoure. Devant moi, à environ quarante mètres, trône une fontaine représentant un homme enlaçant un canard. Oui, elle est vraiment très étrange cette île. Mais ce n'est pas cela qui interpelle mon regard. Car au pied de l'homme de marbre, j'observe un tonneau de bois, semblable à ceux qu'on utilise pour transporter le saké. Mes sens sont en alerte. Oui, c'est très certainement la bombe, déposée là. Je ferme les yeux, je me concentre sur les sons. Faibles, très faibles, je l'entends. Le va-et-vient d'une minuscule minuterie. Tic. Tac. Tic. Tac.

      «Merde, c'est la bombe !»

      Le Colonel vient de la voir lui aussi puisqu'il réagit au quart de tour et pointe son bazooka sur le tonneau. Il enclenche la gâchette mais je me poste devant son canon – encore une fois –, les bras tendus.

      «Faîtes pas ça Colonel Kojevic !»
      «T'es avec eux ou quoi ? Gamin, si l'envie m'en prend, j'te ferai péter avec cette bombe. Alors dégage de mon chemin que je puisse protéger mon île.»

      Bon, il commence à me gaver un peu le Colonel là. Il se croit supérieur, juste parce qu'il a un grade plus élevé. C'est le moment de le remettre à sa place je pense.

      «J'vous rappelle que c'est une bombe. Vous pensez réellement qu'un de vos tirs de missiles va l'empêcher d'exploser ? J'pense plutôt que ça va accélérer les choses.»

      Tic.Tac. Tic. Tac.

      Il abaisse son canon, soudain pensif.

      «Z'avez peut-être raison. Mais vous conseillez quoi alors ? Qu'on reste ici et qu'on attende de crever ?»
      «Ou alors on prend notre courage à deux mains, on s'approche de la bombe et on tente de la désamorcer.»
      «Mouai»

      C'est ainsi que notre fine équipe, désormais seule sur cette place, s'approche du tonneau de malheur. J'ai mal, je peine à avancer. De temps à autre, je sens comme une douleur dans la poitrine, semblable à une côte qui commence sa chute vers mes poumons. Je dois finir tout cela vite et recevoir des soins adéquats.

      Tic. Tac. Tic. Tac.

      J'arrive le premier au tonneau avec Boris Kojevic. Les soldats, eux, sont un peu trop peureux pour s'approcher à plus de cinq mètres. Délicatement, et avec une précision sans nom malgré sa carrure, le Colonel soulève le couvercle du tonneau. Cela nous révèle un enchevêtrement de câbles, de fils de lins, reliés à un réveil et un sac de poudre.

      «Non. Merde. Faut qu'on dégage. DEGAGEZ LES GARS, VITE !»

      Le Colonel me prend par le bras et m'emporte dans sa course, sans que je puisse bouger. Il me fait mal le bougre mais j'avoue qu'il me fait aller plus vite que si j'avais du les suivre seul. J'imagine qu'il a vu la même chose que moi. Nous sommes désormais aux extrémités de la place Rouge, à une cinquantaine de mètres de la bombe. Cinq. Quatre. Trois. Deux.

      Tic. Tac. Boum.

        La déflagration m'a littéralement soufflé. La chaleur dégagée m'a entamé un sourcil et achevé le bas de mon pantalon déjà usé par la journée. Ma tête a heurtée le sol dans la chute mais, étonnamment, il me semble que je suis toujours en vie. Je suis sourd – temporairement je l'espère – et je tente de regarder autour de moi mais ne vois rien d'autre que des brûlures. Explosion d'un large diamètre, certes, mais pas capable de détruire la moitié d'une île comme annoncé. C'est étrange puisque j'ai chaud mais que je ne me sens pas si mal en point que ça. Dans le chaos, je me mets à genoux et tousse pour expulser la poussière avalée. Autour de moi, je vois les dix soldats qui semblent en un seul morceau. C'est en me retournant que je l'ai vu.

        Kojevic, droit comme un I, le bras tendu. Pourquoi le bras ? Parce que l'autre se trouve sans vie, baignant dans une marre de sang à quelques mètres de son propriétaire. Je me lève en vitesse et part le soutenir avant qu'il ne chute. Il s'avachit dans mes bras. Son corps est brûlé, son bras arraché mais il ne semble pas être au bord de la mort non plus. Moi qui méprisait cet homme, je me prends soudain à avoir une certaine admiration pour celui qui vient de sauver ses hommes – et moi par la même occasion – au péril de sa propre vie.

        «Colonel ? Pourquoi ?»
        «J'ai...»

        Il tousse, crache une gerbe de sang qui m'éclabousse le visage. Impassible, je ne l’essuie même pas.

        «Je protège mes hommes. Et vous, par la même occasion...»
        «Pourquoi ? Pourquoi me protéger ?»

        Il sourit.

        «Je... Je l'ai vu quand vous êtes rentré dans mon bureau. Vous... êtes capable de vaincre ce pirate. Votre force, je la sens. Elle est...ici.»

        En même temps qu'il parle, il dessine une croix avec son sang au niveau de mon cœur.

        «Vous n'êtes pas le genre de personne à agir sans penser aux conséquences. Et désormais, vous êtes d'ailleurs le seul à pouvoir arrêter ce pirate. Empêchez-le... empêchez-le de s'enfuir, s'il vous plaît.»

        Et il ferme les yeux. Durant un instant, un court moment, je le crois mort. Parti rejoindre mes camarades, tombés trop nombreux au combat. Puis soudain, je le sens. Son cœur bat encore, faiblement, mais il bat. Il est juste évanouis, et moi couvert de son sang. Je me retourne vers les soldats, qui s'affairent à éteindre les flammes voraces qui commencent à s'attaquer aux habitations.

        «Que l'un d'entre vous l'emmène à l'hôpital. Éteignez-moi ce feu de toute urgence. Je m'occupe du reste.»

        Je suis désormais l'homme ayant le plus d'autorité sur les marins aux alentours. Je n'ai plus de force, certes, mais je suis également le dernier rempart face à la menace pirate sur Inari. J'ai tellement de promesses à honorer que mes jambes bougent d'elle-même. Un combat m'attend.

          J'avance, lentement mais sûrement. Je ressens encore quelques brûlures sur mon corps, je le torse bandé. J'ai mal et je tiens à peine debout. Mais j'avance. Porté par les vies de mes amis, de mes collègues, je continue ma route. J'ai foi en eux, bien plus qu'en moi. Je le sais, c'est eux qui me permettent de rester éveillé, de me tenir droit. Semblables à un analgésique, ils me maintiennent d'aplomb, me canardent de pensées positives. J'ai le corps prêt à flancher mais la tête fière et droite. Je n'ai qu'une chose à penser, la défaite de Pierrot le Clown. En si peu de temps, cet homme à ôté tant de vies qui m'étaient chères. J'ai peur de lui faire face. Non pas que la personne en lui-même me fasse peur mais tout simplement car je ne suis pas en état pour être à sa hauteur.

          Déjà, même en pleine forme, je me demande si j'aurai été capable de le vaincre. Mais là, c'est évident que c'est joué d'avance. La mort m'attend et j'y court dedans. Métaphoriquement, bien sûr. Ou alors la mort c'est travestie en clown mais là est une autre histoire.

          «N'ai pas peur, avance.»
          «Continuez Lieut'nant, z'êtes le plus fort
          «Vengez-nous et j'vous paye un coup au bar du coin.»
          «Au pire, vous lui mettez juste les menottes par surprise, c'est plus simple et vous évitez le combat.»
          «C'est pas un lâche le capt'ain, il fera jamais ça!»
          «Vengez-nous.»
          «Vengez-nous
          «Vengez-nous»
          «VENGEZ-NOUS»

          Ces voix... Je les entends, désormais. Elles toquent à la porte de mon esprit, tente de pénétrer les profondeurs de mon âme. Mes amis. Non, ce n'est pas eux. Eux sont morts, définitivement. C'est moi qui me parle à moi-même. Début d'une folie singulière ou hallucination due à la perte de sang, je sais quoiqu'il arrive que je dois en finir avec cette mission au plus vite. Et j'ai de la chance. Parce qu'alors que je déambule dans les rues, à la recherche de ma cible, je l'aperçois, qui me regarde au fond d'une ruelle. Elle est déserte et nous sommes deux. On se fait face et je le vois sourire. Merde, encore un emmerdeur.
            Il est encore plus moche dans la lumière du jour. Auréolé d'une brume légèrement violacé, il tangue de droite à gauche comme un gamin qui jouerait à la marelle. Ses cheveux violet sont très gras, son costard violet sale et délavé. Moi qui le pensais classe, je me rends compte que ce n'est qu'une vulgaire loque qui se prend pour le roi du monde. Roi des Pirates plutôt, chose que je ne peux m'empêcher d'hair en bon marin.

            «Hahaha, comme on se retrouve. T'es qui déjà ? T'ES QUI ? Ah oui, Lieutenant Angst, petit soldat de la Marine, c'est ça ? C'EST CA HEIN ?»

            Même sa manière de parler fait de lui un mec totalement timbré. Pourtant, je daigne à lui répondre. Parce qu'au fond, je ne suis pas comme tous mes camarades. Je ne tue pas les pirates à la pelle simplement pour le plaisir d'éradiquer cette «race». Si je me bats, moi, c'est pour tenter d'ouvrir une voie de rédemption. Non, je veux être cette voix de la rédemption. Au fond, j'arrive à comprendre que la vie puisse rendre certaines personnes fragiles et qu'elles se laissent embarquer dans la délinquance. Là est le problème de notre gouvernement. Ils veulent en finir avec les pirates mais ne font rien pour stopper l'afflux massifs qui nous hantent depuis quelques années déjà. Pourquoi ne pas mettre en place un programme de prévention contre la piraterie à l'école ? Ou un soutien psychologique pour les familles dans le besoin ? La réponse ? L'argent. Ce monde n'est que pognon. Et je veux changer les choses, moi, de mon petit statut de Marin,je veux changer les choses, accéder aux hautes sphères, aider les gens dans le besoin. Aider les pirates, d'une certaine manière.

            «En effet, c'est bien moi.»
            «T'es venu pour m'arrêter hein ? M'arrêter moi ? HAHAHAHAHA, je ris
            «Je ne suis pas obligé de te mettre sous les verrous tu sais.»

            Il me regarde, d'un air désobligeant. Je pense que je suis le premier marin à lui dire de telles paroles. Je sens que je pique son attention. Bien, c'est ce qu'il me faut. De toute façon, je suis bien trop mal en point pour le vaincre en combat singulier.

            «Pourquoi fais-tu ça, Pierrot L'Auguste ?»

            Il est là, à seulement une dizaine de mètres de moi, et m'observe du fond de sa rue mal éclairée. Puis me sourit.

            «Pourquoi ? Pourquoi ? POURQUOI ? HAHAHAHAH. Parce que c'est bon. J'ai besoin de ça. De tuer. Tuer. TUER. Je suis un pirate, je suis un clown. Pas de ceux qui font rires les gosses, mais plutôt ceux qui hantent vos cauchemars. Être pirate, ça m'a sauvé. TU COMPRENDS ? SAUVE !»

            «Deviens Marin, je te promets que ça...»

            Je recule, juste à temps. En un instant, il se retrouve devant moi, son épée sortant de son gosier, prêt pour la boucherie. Bon, je crois qu'il va falloir que je passe à l'action au plus vite. Mes griffes sortent. Et, pour la première fois, me font mal.

              Je ne me suis jamais battu dans de telles conditions. Blessé, au bord du malaise, je peine à parer les coups du clown fou furieux. Pas qu'ils soient d'une extrême puissance mais tout simplement parce que mes mains mécaniques me font souffrir, encore plus que mes blessures précédentes. Je ne comprends pas ce qu'il passe avec elles. J'ai pour idée qu'elles n'aiment pas sortir lorsque mon battement cardiaque n'est pas à la chamade. Car en ce-moment, je n'ai même pas la force d'être en colère ou d'avoir peur. Je me contente d'esquiver péniblement, de trancher le vide et de riposter de mon mieux. C'est à dire nullement.

              Ça semble amuser mon ennemi qui rigole à pleins poumons tandis qu'il me voit tituber faiblement. Je ne peux faire mieux. Malgré la volonté qui anime mon cœur, les paroles du Colonel Kojevic, la mort de mes camarades, je ne peux pas dépasser des limites infranchissables. Au bout d'un moment, le corps flanche, et c'est normal. Âme en peine et désespéré, j'erre dans cette ruelle en tentant de faire de mon mieux pour ne pas me faire trancher par la lame aiguisée de Pierrot. Je me sens faible, nul, à frapper le vide et l'infini. Telle une poupée de chiffon, je suis à bout de force. Je ne sais même pas quelle puissance mystico-cosmique me permet de rester encore debout.

              J'arrive à la fin. Je le vois, lui, sourire. C'est insoutenable. Moi aussi, je vais mourir de sa main, sans qu'il ne soit puni. Je la vois, son épée, se dirigeant droit vers mon cou. Je ferme les yeux, soudain calme et serein. C'est comme ça qu'on se sent à l'approche de la Mort ? Je ne sens plus mes blessures qui me semblent désormais superficielles. Et j'attends. Encore et encore un coup qui peine à venir. Le temps paraît si long...

              Faiblement, j'ouvre les yeux. Une lame vient de stopper celle de Pierrot. Je tourne la tête, à bout de force et observe le nouvel arrivant qui vient de me sauver la vie. Plutôt élancé, il est d'un certain charme. Longue crinière blanche, je me perds au début à le prendre pour une femme avant de me rendre compte que ses traits sont légèrement masculin. Je ne suis pas spécialement attiré par les garçons – bien que je ne dirai pas non à certains hommes – mais je pense que celui-ci peut être dans mes goûts. Je ne sais même pas pourquoi je pense ça à ce moment-là mais cette pensée me réconforte.

              «Pierrot L'Auguste. Infâme pirate, qu'as-tu osé faire à mon île ?»

              Ses mots sont tous sur la même tonalité, comme s'il ne les pense pas vraiment. Je ne dis rien, je suis à peine capable de tenir debout.

              «Commandant Baresta n'est-ce pas ? AHAHAHAAH, encore un minable !»

              Et sur ce, je m'éloigne de quelques pas. Je suis conscient de ma chance. Le commandant Baresta s'empare de mon combat et fait jeu égal durant un temps avec l'ennemi. Coup de lames, étincelles fleurissantes de haine, je m'assois un peu à l'écart de la baston pour reprendre des forces. Si je ne lutte pas, je suis sur que je vais m'endormir. Je me donne une claque. Merde, faut que j'aille aider ce type. Aussi fort soit-il, il ne pourra pas le vaincre en combat singulier. D'ailleurs, les coups d’œil inquiet qu'il balance dans ma direction me font remarqué qu'il souhaite un peu de mon soutien face au clown. Alors, pas d'aplomb du tout, je me relève. Grand mal m'en fait mais je me lève. Mes jambes flageolent, ma tête tourne mais j'avance. Baresta parvient à trancher légèrement la joue de l'ennemi mais celui-ci riposte d'une parade qui fait voler la lame du soldat.

              Merde. Merde. MERDE ! J'en peux plus. J'ai le poids des vies déchues de mes camarades sur les épaules moi ! J'ai le bras du Colonel Kojevic dans l'âme, les brûlures des soldats sur le cœur. Je n'en peux plus de cet homme. JE N'EN PEUX PLUS D'ETRE FAIBLE ! J'ai la rage, la haine, la folie. Je la sens, parcourir mes veines, s'infiltrer dans mon cœur. Plus question de remettre cet homme dans le droit chemin. Plus le temps d'avoir de la compassion. Maintenant, mon seul et unique but, c'est de devenir l'homme capable de faire changer les choses. Et ce clown m'empêche d'atteindre ce but.

              «Dégage. Dégage. DEGAGE.»

              Je me surprends à parler comme lui mais mon corps agit seul sous l'adrénaline. Je fonce, bien plus vite que je ne l'aurai pensé, dans sa direction et passe derrière lui d'un clin d’œil, griffes dehors.

              «JE SUIS UN MARIN !»

              Les entailles commencent à s'ouvrir sur le corps de Pierrot, résultat de mon passage rapide derrière son corps. Il écarquille les yeux devant une telle rapidité d’exécution tandis que le sang commence à tâcher ses vêtements déjà sales.

              «No...Non non non non non !»
              «ET PAS TOI PUTAIN !»

              D'un mouvement, je me retourne et lui taillade le ventre tandis qu'il tente de s'échapper. Trois croix, formées par mes six griffes, tatouent soudainement son torse et le charcute tandis qu'il tombe au sol, inconscient. Pour ma part, je n'ai pas le temps de savourer ma victoire. Rattrapé par mes blessures, je sens le sang infiltrer mes voix respiratoires. Je tombe, sur le sol, meurtri.

                J'ouvre les yeux, cette fois-ci dans un lit d'hôpital. Oh putain que ça fait du bien. En plus, j'ai même pas mal, je ressens rien. Je suis mort, encore ? Ça va devenir une habitude. Devant moi dansent encore les formes de Michelle et Paul qui sont à mon chevet. A côté de moi, j'aperçois Boris Kojevic sur un lit. Il semble en meilleure forme.

                «Gagagagagah ?»

                Hein ? C'est quoi ça ? Pourquoi je parle comme un débile ?

                «N'essayez pas de parler Lieutenant, vous êtes encore sous morphine. Les effets devrai se dissiper d'ici une heure ou deux.»

                Michelle, douce Michelle, heureusement que t'es là pour m'éclairer. Ah, donc c'est la morphine qui fait que je ne ressens rien ? Ok, plutôt bonne explication. Quoiqu'il en soit, j'ai dix mille questions qui se bousculent dans la tête et ça me fait enrager de pas pouvoir les poser. Bien heureux fut Paul, en bon second, de me faire un résumé de la situation actuelle.

                «Après votre combat et victoire face à Pierrot, un certain Baresta Yoshi, Commandant de la Marine, vous a emmené ici. L'Auguste est déjà en route avec son équipage vers la prison. Je pense qu'ils y passeront le reste de leur pitoyable vie. C'est d'ailleurs sur leur bateau que nous avons trouvé ça» m'annonça-t'il en me montrant un sac énorme d'où dépasse des centaine de berrys. «Un petit trésor qu'ils avaient amassé. Quoiqu'il en soit, vous étiez très mal en point. Heureusement, les médecins ont réussit à vous sauver la vie, mais de justesse. Et ne vous en faîtes pas pour Boris Kojevic, il dort tout simplement. Il est totalement sorti d'affaire et pourra même reprendre ses fonctions d'ici une semaine si tout va bien.»

                Bénit soit le Seigneur auquel je ne crois pas d'avoir protégé l'île aux croyants.


                Quartier Général du G-6, aujourd'hui.


                «C'est alors le récit exact du déroulement de la mission ?»
                «Ce dont je me souviens tout du moins.»
                «Humm, je vois. Et où est passé ce fameux trésor trouvé par vos hommes.»
                «J'en ai donné une partie au Maire d'Inari afin d'aider à la reconstruction de la Place Rouge détruite par la bombe. Puis j'ai envoyé le reste au Gouvernement Mondial, dans l'espoir qu'il m'en verse un peu quand même.»
                «Ne comptez pas trop sur ces radins... Mais là n'est pas la question. »

                Il s'arrête et boit une autre gorgée de son whisky. Je le regarde faire, sans dire un mot.

                «Je vous avoue que je ne sais que statuer. D'un côté, vous avez fait tout votre possible pour arrêter ce pirate, d'un autre côté, vous avez également tenté de l'aider... Dilemme.»

                Il s'arrête encore, laissant un blanc significatif dans ses paroles. Je ne sais que dire, que faire. Il est en train de réfléchir à mon renvoi ou non de la Marine. Si je dois partir, mes rêves et ambitions tombent à l'eau.

                «Je pense que l'on peut passer l'éponge pour cette fois. Après tout, je pense que la mort de vos hommes est déjà une assez intense punition sans avoir à en rajouter. »

                Il a raison. Car ce jour-là fut à marquer au fer rouge dans le calendrier de ma vie. La mort m'a suivie, la mort m'a aimé. Je l'ai trahie, je l'ai aidé. Comment vivre quand on est entouré de fantômes du passé ? Comment survivre quand on est happé vers la vie ? Je doute, j'ai peur. Mais je suis Marin. J'appartiens au bras armé du Gouvernement. Alors quoiqu'il arrive, quelques soient mes démons, il y a bien une chose que je n'ai pas le droit de faire : flancher.