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Faux-semblants [1617]

Son mouvement oscille comme le métronome d'une mélodie inlassablement ressassée, rebattue depuis que la vie a fait de lui l'homme altier qu'il est devenu. Jour après jour, répétant cette succession de gestes millimétrés et pointillistes avec la rigueur et l'exigence attendue d'un officier de l'Elite, il toise l'image désincarnée de lui-même qu'il brave, qu'il interroge, coupable et hautaine à la fois en ce matin du mois de juillet 1617. Et alors que ce reflet pesant le confronte, le transperce pour mieux le déchirer intérieurement, c'est avec cette exécution militaire, forte de plusieurs années de garnison qu'il laisse serpenter la lame évidée le long de sa moue infrangible pour y soustraire une pilosité drue et affleurante et ainsi balayer d'un revers de la main les doutes qui l'assaillent.  

Avec précaution, il range consciencieusement son coupe-chou et ses autres effets personnels avant de refermer le battant de l'armoire de toilette, de laisser glisser machinalement sa main calleuse sur son visage glabre et de plonger une dernière fois ses mires sur le reflet asymétrique qui l'y oppose.





Un soupir imperceptible s'échappe alors qu'il s'extrait de la salle d'eau, saisit sa chemise déposée sur un chevalet et enfile le pantalon en gabardine qui l'accompagne. Le temps d'ajuster une veste matelassée de sous-off, d'épousseter les fils dorés qu'ornent les maigres chevrons de ses épaulettes que Ian Conway se met en branle dans les couloirs labyrinthiques des quartiers alloués aux officiers mandés par l'Etat Major.  Formule bassement et purement bureaucratique pour désigner les offs sur la sellette et dans notre cas présent toute la vingtième division d'élite qui se trouvait dans le collimateur des grands de ce monde et du quatrième pouvoir avide d'épingler de nouveaux faciès à la rubrique nécrologie du Mariejoie Herald. Son pas atteste d'un aplomb sans équivoque, de la confiance presque palpable d'une démarche guindée et étudiée pour qu'on doute de sa vraisemblance. Car s'il fut été une journée où il devait faire montre de toute sa confiance, c'était bien celle qui se profilait en cette chaude journée de juillet 1617.

Et cette confiance, dusse t'elle n'être qu'un artifice de façade, un faux-semblant dont la peinture pouvait aisément s'écailler si l'on savait ou la travailler, donnait aux hommes de la vingtième d'Elite la contenance et l'assurance nécessaire qui leur faisait défaut pour aller au-devant de ce tous présageait.

Conway finit par déboucher dans le hall d'un réfectoire où Fletcher, Pinkney, Monterrey, Dassenet, Kalrand et Lewis attendaient sa venue. Le moral n'est pas au beau fixe, les mines sont graves et soucieuses, leurs traits suffisamment tirés pour qu'ils ne laissent souffrir d'aucun doute sur le sommeil chancelant des soixante-douze dernières heures de ces pauvres hères. Conway n'est pas en reste, cette affaire lui scie tout autant les tripes depuis la mise au pas du commandant d'élite Henri Mercer il y a trois semaines de çà sur au front, à la gueule de Requin. Aucun d'entre eux ne pouvait jusqu'alors imaginer que le pusillanime de Mercer le pousserait à trainer ses hommes à Mariejoie et y porter l'affaire auprès des hautes instances pour y retrouver une superbe depuis trop longtemps ternie.  Et c'est bel et bien la perspective de devoir faire front contre le plus respecté des anciens frères d'armes qui tiraillait les offs rassemblés dans le mutisme de ce réfectoire insipide.  

Eh bien, c'est plutôt morose dans le coin.
Je te le fais pas dire.  Je sens presque le carcan dans lequel je vais laisser ma tête pour l'orgueil de Mercer.
Rien n'est joué d'avance Kalrand, ne te fais plus défaitiste que tu ne l'es.
Tu as l'air bien confiant Fletcher renchérit Dassenet avant de tremper ses lèvres dans un café serré.
T'as bien été témoin du battage médiatique qu'a entraîné l'affaire. L'Etat Major cherche avant tout des coupables, Fletcher, des coupables. Et autant te dire qu'ils ne vont pas se faire prier pour envoyer au peloton d'exécution une flopée de types que tout désigne plutôt que de destituer un galonné comme Mercer.
Si vis pacem, para bellum comme on dit.

Tu te mets la rate au court-bouillon pour pas changer Kalrand. L'Etat Major n'entend que lever le voile sur l'affaire. Il n'a pas de parti pris dans cette histoire asséna Lewis sans véritable conviction avec un sourire facétieux pour donner le change et éviter toute réaction en chaîne.

Les moues renfrognées des autres offs laissaient présager leurs états d'âme sur le sujet.

Conway sent bien la défiance naissante s'insinuer dans la morosité latente, il sait bien évidemment que ces dissensions iront crescendo au fil de la journée qui s'annonce dans l'épreuve qui les lie, parce qu'ils sont bel et bien conscients que chaque impair commis par un seul parmi eux, peut octroyer à tous un aller simple à la fosse.

Tous se sont jusqu'à aujourd'hui tenu scrupuleusement à carreau au fur et à mesure que les journées se sont égrainées, présageant que leurs moindres faits et gestes étaient épiés et répertoriés là quelque part par une cohorte d'agents dépêchée pour les nuire.  Pourtant, aucun ne quittera la proie pour l'ombre, dussent t'ils vivre pour cela avec cette appréhension qu'ils redoutent tout autant qu'ils craignent.

Chacun se mure dans une posture qui lui est propre, ruminant ses pensées et ses vieilles rancœurs, examinant les maigres options en leur possession pour s'en tirer avec la vie sauve. Et cette prise de conscience écorne un peu plus le reliquat d'ego qui se meurtrit dans leurs cœurs. Ils connaissent bien trop Mercer pour se douter qu'il n'a pas goupillé quelque chose d'ingénieux à leur insu et que sa version des faits doit ressembler à du béton armé.

Le commandant Lewis paraît étrangement serein comme à l'accoutumé, il respire d'une quiétude qui déjoue le pronostic arrêté que martèle le Mariejoie Herald depuis près d'une semaine. Il a le port franc et noble des officiers qui doivent faire montre de leur autorité. En première ligne, il devra essuyer et prendre à sa charge toutes les diatribes à l'égard de son commandement et en répondre devant le tribunal des armées et à l'instar de tous ses hommes, il se conforme au protocole et fera face aujourd'hui aux griefs tenus à son encontre dans les locaux du très éminent troisième bureau du Cipher Pol, quartier général des mange-merdes où pullule une génération dorée de gouvernementaux aux costards étriqués et aux cravates étroites qui l'attendent précautionneusement.

Au dehors, les "bourreaux" font le pied de grue devant l'enceinte du bâtiment, la fameuse dixième division d'élite de la capitale. Des fils de, tout endimanchés qui se rêvent de devenir charognard de la cent deuxième parce que ce serait la poursuite idéale de carrière, des gars qui ne voient leur fonction que du perron de l'atmosphère insipide de cette ville où les faux-fuyants ont été érigé au rang de norme. L'élite aussi a ses hâbleurs, ses beau parleurs enorgueillis par une hérédité bienheureuse, ses "bourreaux" qui se complaisent d'une petite vie rangée, casanière, proprette, presque frugale dans la putain du grand monde.

Loin, très loin du sacerdoce militaire d'un véritable soldat d'élite.

On les entend discuter de bagatelles, de s'esclaffer à propos de sujets divers et variés, d'histoires de comptoir du Primaire pas loin ou de la Dernière Erreur pour les plus éloignés. Tout n'est que futilités dans leurs vies arrêtées et monocordes et c'est avec cette même légèreté qu'ils accompagnent la vingitième dans le défilé des rues et avenues magistrales de Mariejoie. C'est un enchevêtrement de bâtiments impérieux qui leur ouvrent la voie et qui contrastent avec la médiocrité des bourreaux en battant le pavé. Le cortège d'hommes passe au devant de sièges d'administration, de palais, d'hôtels particuliers, de grands cabinets et de toute une multitude d'édifices dressés à la gloire de la vénérable cité. La virée citadine s'interrompt lorsqu'ils finissent par déboucher au creux d'une impasse que surplombe un énième bâtiment architectural.

Sur le parvis, déjà, on sentirait presque les relents capiteux d'after-shave qu'ont laissé dans leur sillage les agents très spéciaux qui s'affairent dans l'enceinte.

Bienvenue au Cipher Pol.


Dernière édition par Ian Conway le Sam 29 Avr 2017 - 14:08, édité 2 fois
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J’sors de la salle des archives la mine pâlichonne et les traits tirés. Une journée et une nuit que j’suis sur ce putain de dossier, le je-sais-pas-combientième de la série. Des semaines que j’suis en train de fabriquer de la preuve à la chaîne, si bien que j’le fais quasiment automatiquement maintenant. Dans mes bras, au moins trois cent pages de documentation sur, à propos, peut-être ou pas, deux prévenus.

Y’en a qu’un qui doit gagner son procès, évidemment.

Bon, j’fais pas tout, c’est sûr. Mais j’épluche les données, j’sors les éléments intéressants, utilisables ou améliorables. Parfois, j’produis moi-même les pièces à conviction. D’autres fois, j’rédige un mémo pour créer un témoin du néant. J’compte plus le nombre de lettres que j’ai écrites, signées, puis piétinées, mouillées, abîmées pour leur donner un aspect plus authentique.

Le grand bureau du Cipher Pol 5 est aussi animé que d’habitude. Le claquement des machines à écrire retentit en permanence dans un rythme fou pendant que les agents et les coordinateurs tapotent les touches. C’est de temps en temps interrompu, ou plutôt couvert, par un fracas de voix ou un claquement de porte.

Un épais nuage de fumée flotte sous le plafond, mais personne est assez grand pour respirer directement dedans. Par contre, difficile de faire plus de quelques pas sans marcher dans une expiration de nicotine. L’odeur de la clope le dispute à celle du café, et c’est exactement de ça dont j’ai besoin.

J’lâche mes dossiers à ma table, et j’vérifie que ma veste est toujours posée sur ma chaise. Comme tous les types présents, j’suis en bras de chemise, et maintenant que j’suis plus dans les archives, j’peux allumer ma cigarette et tirer un peu dessus. Le feu avec le papier sec, c’est pas hyper conseillé, après tout.

Quelques mètres plus loin, j’échange quelques mots avec des agents, puis j’arrive à la cafetière, tasse à la main. Justement, du nouveau bien chaud est en train de couler à travers le marc, et une bonne odeur s’en dégage. Un type passe d’un pas pressé au milieu du groupe agglutiné avec un carton en mains, et on s’pousse pour faire du passage.

Il s’engouffre dans un petit bureau isolé avant d’en ressortir avec juste une chemise en papier.
« Rinwald ! Occupez-vous de ça de toute urgence !
- J’prends un café et j’arrive.
- Quest-ce qui n’était pas clair dans « de toute urgence », Rinwald ? Ca veut dire TOUT DE SUITE ! »
Quelques ricanements de mes petits camarades, j’manque de rougir mais j’ai assez de contrôle pour pas devenir écarlate. J’fixe mon expression en fronçant les sourcils et ça passe pour de l’énervement ou de l’irritation.

D’un pas vif, avec les talons qui claquent sur le sol, j’me dirige vers le bureau et j’referme la porte derrière moi.
« Pas la peine de faire la gueule, Rinwald, ça changera rien.
- Je fais pas la gueule.
- Ouais, ouais. »
Il s’asseoit derrière son bureau, pendant que j’m’approche de la chaise.
« Pas la peine, Rinwald, prenez le dossier et allez bosser, j’ai du travail.
- Okay, super, merci. »
Il lève à peine les yeux du papelard qu’il vient d’exhumer d’une pile sur un coin de sa table pendant que j’attrape les documents et que j’ressors. On m’adresse des sourires goguenards que j’secoue d’un ricanement avant de prendre, enfin, mon café, et d’aller à la place que j’me suis choisie.

J’ouvre le dossier en soufflant sur le dessus de ma tasse.

Les yeux qui piquent mais toujours concentré, j’lis en diagonale les informations de base. Une division d’élite qui a connu le paroxysme de son histoire à la Gueule de Requin, où l’agitation parmi les sous-officiers a conduit à l’éviction du commandant d’élite Mercer. Y’a eu des échanges avec l’état-major, la capitale, pour faire remonter tous les points de désaccords et les erreurs commises par Mercer, dont la denden-photographie en noir et blanc orne la page, rattachée par un trombone.

Toutes les pièces fournies par les Marines de la Vingtième sont à la fin, soigneusement numérotées et indexées. Y’a un sbire qu’a fait du bon boulot là-dessus avant que ça échoue chez le coordinateur, puis chez moi. Quoique…

En bas d’une page, y’a une note griffonnée à la main. L’écriture est pas forcément hyper lisible, cela dit, donc il m’faut un peu de temps pour déchiffrer. ‘’Empêcher Mercer de s’en sortir en blâmant les autres’’. Signé : RRS. René Reginald Scorpio. Y’a aussi une page soulignée dans le sommaire, qui détaille les liens de Mercer au sein de l’état-major et du gratin de Marie-Joie.

J’laisse échapper un sifflement admiratif. La plupart des noms sont connus, et j’les reconnais. Plus en détail, il a autant d’alliés que d’ennemis, comme souvent dans les hautes-sphères du monde. Quelques-uns sautent aux yeux, au sein du Cipher Pol, et rapidement se dessine un sociogramme dans lequel CP3 et CP5 vont s’affronter pour chacun gagner de l’influence.

En arrivant à la fin du dossier, j’vois que les premiers interrogatoires sont prévus pour ce matin, neuf heures pétantes. Pris d’un doute soudain, j’lève les yeux vers la pendule au-dessus du coin repos. J’les baisse pour mirer l’adresse des locaux du CP3. J’dessine le chemin à suivre pour y arriver…

J’avale d’un coup ma tasse de café, en m’brûlant salement la langue au passage. Dans le même mouvement, j’attrape ma veste sur le dossier de mon siège, mon dossier et j’me lève puis j’file vers la sortie, en notant les sourires goguenards de mes petits camarades. Bah, feront moins les malins quand j’reviendrai couronné de succès que Scorpio lui-même me félicitera.

A tous les coups, il a remarqué mon efficacité pour le trafic de preuves et a demandé à me placer expressément sur la mission.

Huit minutes plus tard, essoufflé et en retard, j’arrive sur les marches du bâtiment dévolu au CP3 et j’entre à la suite d’une jeune femme au demeurant charmante. J’m’identifie à l’accueil à l’aide des documents fournis par le coordinateur et on m’laisse entrer dans les couloirs austères qui hébergent les salles d’interrogatoires, sobrement appelées de réunion.

Plus qu’à trouver la bonne.
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L'endroit empruntait aux administrations régaliennes ce qu'elle faisaient de mieux: beaucoup de gratte-papiers effacés et du petit personnel obligeant pour encore plus de rond-de-cuir au dessus pour chapeauter, superviser et huiler l'usine à gaz paperassière que pouvait être tout une unité gouvernementale dédiée à l'instruction des dossiers sur les offs de la marine. Les fameux sbires étaient au Cipher Pol ce que les préposées aux corvées de chiottes étaient à l'élite, la seule différence notable c'est qu'ici ils aimaient enfoncer les gueules de leurs laquais dans la cuvette pour mieux y tirer la chasse esnuite.  La probité et l'intégrité de l'institution valait bien qu'on rince grassement tout un régiment de petits emmerdeurs aux passe-droits éhontés qui n'avait de cesse de réciter la messe à tous les types qui venaient se loger entre leurs serres.

Et c'était le sentiment profond qui s'était mué dans le for intérieur de tous les hommes de la vingtième d'élite dés qu'ils avaient passé le pas de la porte et que les paires d'yeux inquisiteurs de tous ces anonymes, agents, bureaucrates s'étaient rivés sur ces bidasses dont on pouvait presque déjà édicter le verdict. C'était un nid de charognes qui avait flairé l'odeur de l'hémoglobine de la mouette avant même qu'elle ne s'engage dans son repaire et qui prendrait son mal en patience pour attendre le moment propice pour désosser la bête meurtrie venue contre son gré loger dans sa tanière.
 
Et ca, ils l'avaient tous compris dés qu'on les avait parqué dans une grande salle attenant l'antichambre du bâtiment parce que c'était les procédures en vigueur et que toute cette farce gouvernementale tournait autour de cette bureaucratie écrasante faite de protocoles et de conventions sempiternelles. Le premier exercice, rébarbatif s'il en est, voulait qu'ils signent foule de déclarations, décharges, habilitations, formulaires en petits caractères et autres papelards par dizaines pour qu'ils puissent dépouiller les états de service et se dédouaner de toutes les poursuites vaines que les effectifs de la vingtième pourraient intenter contre leurs matricules. Fallait donner le change que leur confidentialité débute là où celle de Conway & consorts état disposés à les laisser pénétrer, c'est à dire à peu près partout autant que l'enquête en aurait besoin.

Ce n'était qu'un jeu de dupes grotesque où tous ces pisses-froid de gouvernementaux avaient un ascendant suprême sur tout ce qui s'agitait en dessous d'eux et fallait sans doute pas se risquer à jouer sur la présomption d'innocence ou se faire épauler par un binoclard sorti de la magistrature pendant l'instruction, fausse bonne idée éculée, l'erreur du débutant. Ces gars là avaient pour leitmotiv de casser du marine et se faisaient un devoir d'envoyer à la potence tous les gibiers qui ne leur revenaient pas au teint.  Les tracasseries paperassières achevées, le contingent mit à profit le long temps d'attente d'usage pour ronger son frein dans l'ambiance faussement studieuse et se décrisper un tantinet avant de passer sur le grill les uns après les autres, juste le temps pour que le préposé limier censé les passer au crible daigne montrer son joli minois dans le coin.

Le cul juché sur des banquettes, Kalrand, prit ses aises et mêmes quelques largesses en prenant sur lui de craquer une allumette et de griller son premier cigarillo de la journée en dépit du règlement. Fumeur compulsif, Kalrand pouvait bien s'accorder ce plaisir cancérigène compte tenu des relents de tabac qui planait dans tout ce foutu bâtiment et qui invitait à bruler une tige, c'était sa manière à lui d'emmerder les us de ce "quartier général" qui n'avait de Q.G que la fine fleur des raseurs qui brassaient de l'air chaud pour se sentir important. En vl'a un d'ailleurs qui rapplique, que l'officier ne quitte pas du coin de l'oeil, et dont le tempérament soupe-au-lait va se faire un plaisir de le remettre à sa place songe t'il.

Monsieur, fumer est interdit dans l'enceinte du bureau et je me vois dans l'obli...
Arrête donc de me verser ton boniment pour gonzesse, tu veux. J'emmerde personne à ce que je sache et encore moins les lavettes de ton espèce. Retourne donc cirer les pompes de qui de droit et épargne-moi ton laïus.

Sourires goguenards ou presque d'une unité d'élite habituée aux réflexions potaches et crues, sans filtre, loin de la bienséance des tours d'ivoire de Mariejoie et de ses représentants.  Pourtant, le gus n'en démord pas le moins du monde et Conway voit déjà le duel d'ego pointer à l'horizon alors que les babines se retroussent et que les deux molosses paraissent déjà prêts à en découdre.

"Ca n'avait rien d'une requête, c'est une affirmation et je vous saurais gré de réviser votre jugement. On a pas idée de faire du zèle alors qu'on est suspecté de faire..."
Et il en faut pas plus pour que le sang de Kalrand ne fasse qu'un tour et qu'il tonne vent debout contre ce qu'il sait bien que l'agent s'apprête à déclamer.
"SUSPECTE DE QUOI ?! ANNONCE UN PEU POUR VOIR, ACCOUCHE DONC, AVORTON ! ALORS QUE TU LECHES LES POMPES DE LA DUCHESSE, NOUS ON S EST PELE LES ROUSTONS A CROISER LE FER AVEC DES REVOS ENFIEVRES PENDANT DES MOIS. ALORS TON PETIT ZELE DE GOUVERNEMENTAL QUI SE SENT PLUS PETER. TU SAIS BIEN OU TU PEUX TE LE FOURRER HEIN ? "

Sanguin, c'est tout ce dont avait besoin son vis-à-vis qui, lui, n'avait rien perdu de sa contenance et qui souriait avec toute cette facétie qui caractérise la vanité des gars de son calibre qui ne verront jamais le front. Première scène de l'acte d'accusation qui se jouait à guichet fermé dans le fief des pourris de sa trempe. C'était si facile de tirer sur les bonnes cordes pour déclencher les réactions présumées d'avance, c'était si aisé de montrer à cette foule de témoins oculaires que le sergent d'élite Kalrand, passablement frustré et accablé peut-être par le poids de la culpabilité, venait de manquer d'encastrer un agent dans l'exercice de ses fonctions dans le premier mur venu.

La rhétorique de l'agent continua à couler, cynique et sarcastique à souhait, teintée de condescendance et d'indifférence.

"Oh oui bien sûr, veuillez m'excuser, je ne peux imaginer le combat de tous les instants que ca a dû être, la gravité de voir ces frères d'armes mourir les uns après les autres et de ..."

Une porte s'ouvrit bientôt dans un grincement sordide - interrompant la réplique - avant qu'apparaisse dans son embrasure une silhouette féminine, tailleur haut et bas résilles, escarpins, chemisier en satin et ongles impeccablement manucurés. Le genre de joli brin de femme suffisamment sérieuse et singulière pour ne pas laisser indifférent le sexe opposé en bien comme en mal d'ailleurs. Elle eut tôt fait forte impression pour que Dassenet se risque à siffler la demoiselle avant qu'elle ne réprime la tentative machiste d'une claque foudroyante. Lewis ne pouvant qu'acquiescer, il appuya la contre-mesure d'un regard inquisiteur qui se suffit à lui même pour que Dassenet, l'égo écorné, aille écumer sa rancœur un peu plus loin. La vingtième d'élite avait passé près de six mois à livrer bataille à la Gueule, à suer sang et eau dans la fange boueuse, à becqueter des rations de survie et à vivre dans la promiscuité d'une division composite exclusivement constitué de braillards, de gouailleurs, de têtes brulées mais avant tout de mâles primitifs n'ayant pas croisé l'ombre du sexe opposé pendant tout le calvaire de cette parenthèse douloureuse de leur existence.  Les élites étaient bien souvent plus rustres que leurs pendants de la régulière mais ils avaient un sens du sacrifice et du devoir bien plus profonds que tous les jeux d'appareil, le faste et le respect de l'étiquette nobiliaire imposaient à l'autre corps de la marine.  

La dent plus dure, la carne tout autant, les dérapages étaient plus occasionnels dans ce versant de l'institution.

"Vous êtes fidèles à votre réputation d'élite, au moins ca, on ne va pas vous le retirer. Fidèles et très prévisibles malheureusement" vitupéra t'elle d'un ton nasillard avant d'intimer à Fletcher de retirer ses grolles des accoudoirs en chêne doré.
"Malheureusement "
"On va recueillir vos témoignages à huis clos les uns après les autres toute la journée. Ca risque d'être éreintant autant pour vous que pour nous. A chaque fin d'audition, on vous fera signer des dépositions et un procès-verbal en bonne et due forme qui attestera de la tenue de l'entretien. Rien de bien compliqué, que de banales formalités"  persifla t'elle.
"On ? "
"L'agent spécial Cobb et moi-même ?"
"Bonnie et Clyde hein ?" que lâcha Conway au tac-au-tac.

Elle ne releva pas, fit mine de ne pas le faire tout du moins. Cobb était l'un de ces limiers très précieux et très convoité qui faisait la fierté du troisième bureau.  Une petite trentaine à la carrière auréolé de succès, le melon qui en surmonte un autre,  la barbe précautionneusement taillé, le cousu main 3 pièces sur-mesure qui coute plusieurs briques, et une lavallière en grenadine de soie d'un autre âge en guise de caractère distinctif. Nobliau sans doute, bien né surement, tout en lui respirait le pinacle de l'agent marijoiean pur jus au fait de son art.

Cobb avait bonne presse et dont on disait son flair difficilement faillible, c'était le travailleur acharné, besogneux et intarissable, le genre qui faisait ce boulot par pure conviction plutôt que pour les copieux cachets de fin de mois. Cobb était un des ces chiens de la casse incorruptible, intransigeant et foncièrement arrogant comme savent l'être ces enquêteurs hors-pair qui n'ont de cesse de faire montre de leur suprématie intellectuelle et le Mariejoie herald le disait présentement en quête de nouveaux os à mâcher.    

Kalrand fut le premier à s'adonner à l'exercice de l'interrogatoire à huis clos avec le tandem en question.  Il en ressortit dépité une heure plus tard, littéralement défait par l'entrevue singulière que les cerbères lui avaient concocté, le regard dans le vague, la sueur perlant sur la tempe,  Cobb et Parks avait fait carton plein pour intimider les autres prévenus et leur faire passer une frousse de tous les diables.  Conway se massait la nuque machinalement devant le spectacle affligeant qu'offrait l'officier à ses camarades,  Cobb venait de faire passer un message fort quant au sort qui nous attendait et dieu sait qu'on se serait bien passé que Silas Cobb vienne fouiner dans les archives de la vingtième d'élite.

La démonstration retourna le bocal de tous les gars de la vingtième dont l'apparente nonchalance avait d'ores et déjà été relégué au rang de souvenir lointain. Conway faisait les quatre cents pas, préoccupé et anxieux, il se doutait bien que l'affaire serait compliqué et avait envisagé les points de pression sur lesquels le CP3 allait appuyer pour lui soutirer les informations convoitées.  Les inconnues demeuraient immenses et bien qu'il ait potassé machinalement un mince faisceau de speech à opposer aux agents, son agitation subite venait à chambouler le fil de ses idées et télescoper les faits établis pour en donner une toute nouvelle grille de lecture.

Lorsqu'à son tour, le sergent s'engagea dans ce long corridor et qu'il ressentit les fibres rugueuses du chanvre de la corde qu'on lui apposerait sur la nuque, il déglutit intérieurement avant de franchir le seuil de la porte et de se confronter à l'adversité.
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