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Marée basse



- Huitième division, parée à accoster.

- Vous avez entendu le capitaine tas de moules ?! On s'active, nous voilà au bout du calvaire. Pour aujourd'hui en tout cas.

Bien que le sergent Frobb continuait à s'égosiller pour activer sa troupe de matelots, il était lui aussi exténué de la traversée que tous venaient de subir. Soufflant un instant à l'abri des regards indiscrets, il ôta sa casquette pour se passer la main dans ses cheveux trempés de sueur mêlés aux sels marins, contempla l'horizon, et reprit son rôle de sous-officier tyrannique.
Le capitaine, tous l'avaient entendu. Tout matelot à bord savourait d'ailleurs chaque mot sortant de son gosier, car Dieu sait qu'il savait se faire rare à bord. Commandant qu'on aurait pu croire muet, Grag Leke n'était pas expansif pour un sous, reléguant bon nombre de manœuvres à ses sous-officiers chargés d'organiser le barda sur le vaisseau. Lui semblait s'en tenir à un rôle de capitaine tapisserie. Discret et lugubre, de drôles de rumeurs, souvent contradictoires, courraient à son sujet.

Ces rumeurs, Yvel n'y prêtait pas attention. Sa principale préoccupation en l'instant présent était de rafistoler les voiles du navire avec les moyens du bord. Pourtant piètre couturier, il avait dû se forger une expérience sur le tas en découpant des nappes pour colmater les trous de la voilure. Le labeur n'en finissait pas. Même les nappes et les draps manquaient pour les réparations d'urgence. On s'en servait surtout en guise de palliatif aux bandages qui n'avaient pas tardé à faire défaut après les premiers assauts pirates.

- Laisse tomber la voile soldat, on se réapprovisionnera à Poiscaille. Descends plutôt en cale pour aider à ramer jusqu'à l'embarcadère.

Un gabier sans voile perdait rapidement de son utilité à bord. Sur ordre de son ancien sergent instructeur, maintenant assigné à la même division que lui, le brave Surcouf soupira des naseaux et se résigna. Le temps qu'il reprise les immenses voiles, ils seraient de toute manière arrivés à bon port depuis un moment. De la corne avait commencé à lui pousser sur les doigts à force de se piquer en s'essayant à la couture, c'était le métier qui rentre.
S'époussetant les mains en les frottant l'une à l'autre, Yvel se redressa pour s'en aller à fond de cale. Distrait dans son ouvrage, il avait oublié de regarder autour de lui, le spectacle qu'il contempla alors eut de quoi de le surprendre. Sans y prêter attention jusqu'alors , les hurlements et lamentations diverses n'avaient pas manqué de lui égratigner les oreilles depuis tout à l'heure, sans compter ses acolytes se démener à courir d'un pont à l'autre dans l'urgence. Mais malgré tout, il ne s'était pas attendu à ça.

Les vagues qui heurtaient la proue de plein fouet avaient permis à la mer de s'engouffrer sur le pont à petite dose, diluant et répandant le sang des blessés d'un bout à l'autre de l'embarcation. Pour se frayer un chemin jusqu'aux escaliers menant à la cave, le seconde classe Surcouf dut bien enjamber la moitié de son équipage réduit en charpie. Seuls les cris plaintifs permettaient d'identifier les morts des blessés. À deux reprises, le gabier manqua même de tomber dans les brèches creusées par les boulets de canon ayant tonné prêt d'une demi-heure avant l'abordage de cet après-midi.
Cette gabegie, Yvel y avait échappé, haut perché dans les cordages à orienter la voile du mieux qu'il pouvait selon les ordres qu'on lui aboyait périodiquement. En dépit des avaries sévères occasionnées par une artillerie impitoyable, l'abordage fut accueilli avec tact et rancœur et n'avait duré qu'un temps avant la retraite des flibustiers.
Dans l'affaire, la huitième division s'était encombrée de bien belles recrues : une vingtaine de forbans avaient été capturés. Cela ne compensait certainement pas la perte des hommes d'équipage, mais avait toutefois le mérite d'atténuer le goût de défaite cinglante imprégnée sur toutes les langues.

On avait souqué ferme pour enfin atteindre le minuscule embarcadère situé loin en périphérie de la partie urbanisée de l'île. Même les sous-officiers s'y étaient mis, on manquait cruellement de bras à bord, les amputés du jour en savaient quelque chose.
Un petit comité d'accueil avait su recevoir les gueules cassées. La 388eme division était elle aussi sur le pied de guerre lorsqu'elle fut prévenue de l'arrivée imminente de ses camarades. Et quels camarades. Ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait se permettre d'observer pareil défilé de gueules cassées.

- On n'aura jamais assez de place dans l'infirmerie...

- Commandant Zoubi ?

La voix grave et monocorde semblant émaner des tréfonds même de l'enfer fit sursauter le principal intéressé. Zoubi n'avait pas vu s'approcher son confrère s'étant avancé dans un angle mort.

- Pété par le diable ! Vous m'avez fait peur ! Commandant, nous ne sommes qu'une petite garnison, les lits vont manquer pour vos blessés...

- Alors vous leur donnerez ceux de vos hommes.

- Co... Comment ç... Et mais ne partez pas comme ça ! J'ai mon mot à dire non ?!

Poursuivant Leke qui ne semblait pas lui prêter la moindre attention, le commandant local chercha à tempérer le donneur d'ordre lugubre. Rien n'y faisait, le commandant de la huitième ne démordait pas, les valides aménageraient le dépôt de munition pour y passer la nuit et les blessés hériteraient de leur matelas.
Bientôt, les ordres furent transmis à l'assemblée. Mains croisées derrière la nuque en guise appuie tête, Yvel essuya alors une légère moue insatisfaite. Non pas qu'il fut hostile à ce que ses camarades soient logés le plus confortablement possible, mais il aurait encore préféré dormir dehors que dans là où on les assignait.

- Le dépôt de munitions sergent ? On a suffisamment senti la poudre pour aujourd'hui il me semble. M'enfin ce que j'en dis...

- Ce que vous en dites monsieur Surcouf, le gouvernement mondial, toutes les peuplades civiles de cette planète, la basse flibuste, les canailles révoltées d'Aeden, chaque créature en ce bas monde, et tout être qui a existé ou existera un jour s'en tamponne le coquillard ! Un deuxième classe ça ferme sa gueule ! C'est encore ce que ça sait faire de mieux.

Sur ce rappel à la réalité savamment beuglé, le sergent Frobb prit congé de son matelot, ne manquant pas de lui adresser un coup d'épaule sévère afin de marquer son insatisfaction. Apathique comme à son habitude, Yvel laissa courit. Hausser le ton face à un plus haut gradé revenait à pisser dans un violon, un sinistre violon qui jouait la marche funèbre avant de vous traîner devant un peloton d'exécution.
Paquetage modeste dans son sac à dos pendu en bandoulière sur son épaule droite, le seconde classe Surcouf alla gagner ses quartiers. Dans le dépôt, comme il s'y était attendu, la poudre embaumait les lieux, bien plus encore qu'il ne l'aurait cru. On avait fait de la place pour y poser des paillasses sur toute la surface disponible, tous les marins étaient amenés à se marcher les uns sur les autres tant l'espace venait à manquer au fur et à mesure que de nouveaux soldats s'installaient.

C'était pourtant un grand hangar au plafond surélevé, mais l'espace manquait. Une pareille concentration humaine avait néanmoins du bon, le froid régnait dans tout l'entrepôt, sans la chaleur humaine pour contrer le gel, on aurait compté moitié moins de matelots au réveil.

- T'as pas l'impression de nous bouffer l'oxygène avec ton sac ? Je sais pas si t'as remarqué mais on est un peu les uns sur les autres ici.

- Pardon.

Conscient de l'appréhension que leur vouait les marins locaux pour le dérangement fortuit, Yvel ne fit pas de zèle. Peu contrariant qu'il était, et surtout résigné en toutes circonstances, il n'aurait de toute manière fait aucun foin suite à ce genre de remarque. Son tempérament soumis avait du bon en ce sens où celui qui venait de l'alpaguer se sentit tout con de l'avoir agressé d'emblée.

- Nan mais... laisse, ton sac il gêne pas, c'est juste que je suis un peu sur les nerfs. Je m'appelle Tenko, je suis troisième classe récemment assigné à Poiscaille.

Poli et civilisé, le gabier serra la pince qui lui fut tendue sans jamais comprendre ce qu'une poignée de main pouvait bien vouloir signifier. Un léger malaise s'installa suite au silence occasionné par cette rencontre. Yvel n'était pas particulièrement loquace.

- La coutume veut que quand quelqu'un se présente, l'autre se présente aussi en contrepartie. Enfin, c'est comme ça que ça se passait par chez moi.

Comme émergeant, le matelot de la huitième division revenait à lui. Ce manque de réactivité n'était pas à mettre exclusivement sur le compte de son apathie naturelle. Les péripéties en mer l'avaient miné, ce n'était que maintenant qu'il le réalisait, il était à bout de souffle.

- Ah ? Euh... Oui ! Excuse moi, ça a été une de ces journées...
Matelot seconde classe Yvel Surcouf, je servais de gabier à bord. Enfin... Quand il y avait encore des voiles, et quand le bateau flottait encore correctement.


Puisque le sujet avait glissé aussi rapidement en direction du fond de l'affaire, Tenko saisit la perche qui lui était tendue. Normalement, aborder pareil carnage devait se faire avec tact, mais la curiosité était trop forte et Yvel avait été le premier à le mentionner succinctement. L'occasion faisait le larron.

- C'était donc si horrible ? T'as pas l'air en méforme pourtant.

Première approche furtive, le tout consistait à amener son voisin de paillasse à en parler de son propre chef sans chercher à lui sortir les vers du nez. Après tout sur Poiscaille, l'art de la pêche était de rigueur, il fallait savoir le décliner pour attirer toutes sortes de poissons. Poisseux, Yvel enleva son képi de marine joliment orné et se gratta le crâne avant de se défaire de son long manteau d'un blanc plus si immaculé depuis les derniers événements en mer.

- J'étais dans les cordes. Littéralement dans les cordes, faut bien quand on est gabier. Puisqu'ils avaient pas énormément de canons montés sur trépieds, les salves étaient assez rares dans ma direction, mais en aval putain... Ça crachait. Je sais pas où ils se sont accaparés des canons pareils, mais faudrait que la marine pense à leur demander l'adresse de leur fournisseur. En face on pouvait rien.

Regard perdu droit devant lui, il se remémorait la bataille comme s'il y était, impuissant, à regarder les siens se faire canarder tout en s'estimant heureux puis honteux, de ne pas être à leur place. Rester debout commençait à lui peser tant les forces lui manquaient, et, poursuivant son récit, il s'assit en tailleur sur sa paillasse, bercé par les discussions multiples et bruyantes de ses collègues aux alentours.

- Après leur séance de tir aux pigeons, ou plutôt de tir aux mouettes, ils ont commencé à jouer les radins. Les boulets de canon manquaient, alors ils se sont mis en tête de nous aborder.

Mains posées sur ses genoux, il pencha la tête en avant et observa sur son t-shirt rose quelques tâches pourpre. Pourtant impassible jusque là, un léger sourire trouva sa place un instant sur ses lèvres.

- Les cons.

Tenko, toujours perché sur ses cannes le regardait en amont, ne manquant pas un mot de cette bataille. Lui aussi commençait à se sentir imprégné de ce souvenir, ayant l'impression de s'être trouvé cet après-midi aux côtés de son gabier de voisin.

- L'artillerie, on a vite compris que c'était pour compenser qu'ils avaient pas grand chose dans les tripes. Pour chaque homme qu'ils arrivaient à buter chez nous, on en descendait cinq en face, et pourtant, crois-moi, on était en infériorité numérique. De là-haut - dans mes cordages je veux dire - j'en ai perforé quelques uns avec mon mousquet. C'est chiant de devoir recharger entre chaque coup, j'en aurais buté plus autrement. Mais, ils ont vite compris qu'il valait mieux foutre le camp après qu'un quart de leur équipage y soit passé en trois minutes et qu'un autre quart se retrouve avec des chaînes aux poignets.

Ainsi se conclurent les ressouvenances du seconde classe Surcouf. Pour le coup, ce fut au tour de Tenko de ne plus trouver les mots.

- Eh bah... Tu reviens de loin. Une chance qu'ils aient pas réussi à toucher le mât principal, autrement vous étiez foutus.

À bien se souvenir, Yvel n'avait même pas réfléchi à ça. Qu'une salve d'acier pareil épargne la mâture relevait du miracle. Ou plutôt, d'une intervention de nature toute aussi divine.

- Non... C'était pas de la chance. De là où j'étais juché, je pouvais pas trop voir ce qu'il y avait en dessous. Mais, maintenant que tu le dis, il me semble bien que des boulets ont dévié de leur trajectoire, comme si on les avait repoussé dans une autre direction.

Se sentant vaguement nerveux, le matelot de la huitième se gratta frénétiquement le crâne. Quelqu'un ou quelque chose les avait sortis de la panade et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Pareille obsession n'était pas bien saine après tant d'émotions, on vint heureusement y mettre un terme.

- Couvre-feu immédiat bleubites ! On ferma sa gueule ! On pionce ! Et demain, on se lève à quatre heure pour les réparations du navire !

Quatre heure du matin. On ne leur laissait même pas six heures de sommeil. Les plus grognons dans l'affaire furent les abonnés de la 388eme division, par solidarité malheureuse, ils s'étaient retrouvés embarqués dans la panade et étaient eux aussi de corvée. Ils découvriraient sous peu les joies du despotisme du sergent Ripert Frobb.
    Une sacrée division...

    Tenko Sozen, Yvel Surcouf
    Les gars de la 8ème en avaient pris plein la poire. Ce fut la première pensée qui vint à l'esprit de Tenko en apercevant l'épave qui mouillait dans la baie. Les hommes arrivaient par barques, et il aida à transporter les blessés sur la terre ferme. Ce soir ils auraient le confort d'un lit chaud, quand lui et ses camarades dormiraient dans le dépôt de munitions. En soi ça ne le dérangeait pas, ces mecs en avaient bavé. Son barda à l'épaule, il se chercha une place où s'installer.

    Alors qu'il venait de trouver son bonheur parmi les innombrables paillaisses qui jonchaient le sol du dépôt de munitions, un énorme sac s'écrasa sur son lit de fortune. Tenko ne put s'empêcher de pester contre le type qui avait laissé son paquetage traîner là. C'était un jeune soldat bien plus costaud que lui mais qui semblait complètement effacé. Ce dernier s'excusa timidement et commença à attraper son sac. Le jeune bleu enchaîna presque immédiatement pour rattraper le coup et se présenta. Un silence fit suite à ses mots.

    Le soldat n'était visiblement pas des plus loquaces. Mais Tenko ne pouvait pas vraiment lui reprocher ça, sa curiosité ayant pris le pas sur son caractère habituel. Le géant finit par se présenter à son tour. Il s'appelait Yvel et servait comme gabier. Il laissa échapper une information sur le gruyère d'embarcation qui leur restait et le jeune bleu saisit sa chance d'obtenir de plus amples informations. Comme revenu d'un long rêve, le seconde classe commença son récit et son auditeur ne put que constater l'enfer que ces gars avaient traversé.

    Au fur et à mesure de son récit, il prenait la pleine mesure de la violence de l'affrontement, comme si lui même l'avait vécu. Il posa quelques questions, mais le sergent Frobb ne tarda pas à faire son entrée et stoppa toute forme de discussion en imposant le couvre-feu. Il se coucha mais ne parvînt pas vraiment à trouver le sommeil. La mouette à côté de lui, en revanche, semblait avoir trouvé le repos. *Tu parles, ils doivent être crevés comme jamais...*

    .......

    "Sozen, tu prends Boyd et Grant et vous allez me faire le tour du navire. Rapport sur les dégâts dans  une heure. Rompez!"

    Décro Foin était déjà sur le qui-vive. Un personnage excentrique, le genre à porter un masque de cheval en permanence sur la tête, mais un lieutenant compétent et consciencieux. Le bleu se leva sans trop de mal et tira les deux autres d'un sommeil visiblement profond. Après s'être saisis de quoi s'éclairer, ils montèrent à bord d'une barque et ramèrent en direction du semblant de rafiot qui mouillait plus loin. Ils commencèrent par manœuvrer autour de la coque, prenant garde à ne pas percuter le bateau ancré au fond de la baie. Les deux collègues du jeune soldat râlaient autant qu'ils le pouvaient. Lui restait silencieux, tentant de distinguer les dégâts à la lumière de sa torche et du faible soleil qui se levait.

    "Font chier ces gars! Y débarquent, squattent nos lits et nous laissent le sale boulot..."

    "C'pas faux!"

    Alors qu'ils surenchérissaient pour trouver des défauts de plus en plus nombreux aux soldat de la 8ème division, Tenko les interrompit pour leur montrer quelque chose.

    "Je sais pas où ils achètent leur portes-bonheurs mais j'veux l'adresse en tout cas... Regardez-moi ça, vingts centimètres à gauche et il tapait droit dans les réserves de poudre!"

    Un trou béant s'étendait sur la coque et le bleu traçait une ligne imaginaire avec son doigt vers un endroit précis de la structure. Ils continuèrent leur tour, décelant de nombreux impacts et ouvertures sur toute la surface du navire. Mais aussi incroyable que cela pouvait semblait, un simple rafistolage avec des planches additionnelles permettrait de le remettre sur pied en attente d'une réparation complète dans une base plus conséquente. Ils se hissèrent ensuite à bord pour inspecter l'armement du navire. Les pièces d'artillerie n'avaient pas eu la même chance que le reste du voilier. Ce genre de navires en comportaient six par bordée et trois en proue, orientées vers l'avant en cas de chasse. De tout cet armement, il ne restait que cinq canons, dont deux à l'avant et trois sur la bordée de droite. Ce rafiot n'avait plus aucun pouvoir offensif. Le gréement était bien endommagé mais c'était tout à fait réparable.

    Le rapport fut rapide à faire. Les gradés étaient tous présent et écoutèrent avec plus ou moins d'attention le jeune troisième classe. On le remercia et il alla s'asseoir en attendant que son unité soit mobilisée de nouveau. Pour la première fois il prenait vraiment conscience de ce que signifiait s'engager dans la Marine. Ces mecs auraient tous dû mourir en mer dans un feu d'artifice formidable. Mais grâce à un coup du destin, un certain nombre d'entre eux avaient réussi à s'en sortir. Mais dans quel état? Il aperçu le soldat de la 8ème avec qui il avait parlé la veille passer accompagné de son escouade. À peine quelques instants plus tard, leur sergent s'arrêta devant les quelques hommes de la 388ème qui avaient eu le malheur de se trouver là.

    "Les pêcheurs de thons, vous prenez vos bardas et vous essayez de suivre les triples buses que je dirige!"

    Ce n'était pas le genre d'ordre auquel on désobéit. Ce chien de garde lui rappelait un de ses instructeurs de classes, le genre à briser les troufions comme nul autre. Il regarda ses collègues, dépités, et rattrapa les autres. Les mouettes de la 8ème portaient, en plus de leur équipement, des outils de bûcherons. Ils durent former des paires en mélangeant les deux divisions et Tenko se dirigea naturellement vers le colosse fréquenté la veille. Il le salua rapidement et se rangea dans la formation qui s'ébranla.

    "Salut."

    "J'ai vu votre bateau ce matin. Tu as de la chance d'avoir été dans les cordages."

    L'homme qui marchait à côté de lui ne répondit pas. Il regardait ses pieds. Tenko regarda devant lui et devina leur destination. La tête de la colonne entrait dans les sous-bois. Les arbres de cette île était fins mais extrêmement élancés. Ils étaient inutilisables pour la plupart des usages classiques du bois. S'ils avaient dans l'idée de rafistoler le navire avec ces brindilles, il n'allait pas aller loin avant de couler pour de bon. Plus ils s'enfonçaient et plus les rayons du soleil avaient du mal à apporter de la lumière au niveau du sol. Certains soldats semblaient nerveux, mais ce n'était pas le cas des deux bleus. Le troisième classe brisa enfin le silence.

    "Un sacré sergent que vous avez là... Ça lui arrive d'arrêter de beugler?"

    "Non, c'est pas vraiment son genre. Mais bon, chacun ses méthodes!"

    Tenko ne put s'empêcher d'avoir un petit rire en écoutant la réponse du seconde classe.

    "T'as pas l'air d'être contraignant comme type. J'aime plutôt ça."

    Soudain, comme s'il avait pu les entendre d'aussi loin, le molosse aboya à ses hommes de fermer leurs clapets. À priori, ils devaient avoir atteint le coeur de la forêt. Avaient-ils marché si loin que ça? Toute notion du temps etait relative dans cette pénombre ambiante.

    "Allez, chiures de merlans! Rasez-moi cette forêt qu'on rentre à la maison!"


    Dernière édition par Tenko Sozen le Jeu 10 Nov 2016 - 0:05, édité 3 fois
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    - Et bah nous voilà bûcherons maintenant. C'est marrant, je me la représentais pas comme ça la marine.

    Sa hache, il l'avait posée lame contre terre, reposant ses deux mains sur l'extrémité du manche dressé devant lui. Autour de lui, on abattait de la souche à tort et à travers. Ce n'était plus une déforestation mais un cataclysme. Puisqu'il fallait bien contribuer au massacre, esprit de corps oblige, Yvel réfléchissait à quel arbre abattre. Toutefois, sa langueur ne fut pas du goût de tous, pas du goût de l'un en particulier.

    - SURCOUUUF ! Tranche ce putain d'arbre ! N'aie aucun remord, à ta place il n'hésiterait pas lui !

    Les agrégats de troupes issues de la 388eme section portèrent leur regard sur la cible du quolibet pointé par le sergent Frobb. Devant l'air gauche du matelot ne sachant comme réagir à une telle attention, l'hilarité se propagea bien vite dans les rangs de la marine locale. De leur côté, les derniers hommes valides de la huitième se contentaient de faire leur travail. Eux ne riaient pas. Cela faisait bien trop longtemps que les vociférations de leur sergent avaient achevé et piétiné leurs nerfs.
    Ce même sergent errait parmi les troupes, il gueulait, il aboyait, il hurlait, mais tout brailleur qu'il fut, ce n'étaient pas ses cris qui feraient se déraciner le moindre conifère. Personne n'osa heureusement lui faire la remarque, il n'était pas de bon aloi de venir contrarier un tel enragé, d'autant plus lorsqu'il avait une hache à la main.


    Yvel avait ôté sa veste pour mieux s'élancer avant chaque coup de hache qu'il prodiguait brutalement. L'épaisseur du bois était si dérisoire que trois malheureuses lacérations de lame suffisaient à décimer les immenses tiges boisées. Dans les rangs, on en venait à se demander si l'état-major n'avait pas dans l'idée de construire un fort. En vingt minutes, les troncs s'amassaient, et pourtant, on persévérait dans le défrichement du bois. Il était d'ailleurs sinistre ce bois. En bon marin, Yvel lui trouva une dimension abyssale. On pouvait regarder à l'horizon et ne pas en voir le bout. Plus loin se portait le regard, plus sombre encore paraissait l'étendue forestière. Et ce silence. Sans les percussions de haches, pas le moindre son n'aurait rythmé la vie du bois. On l'aurait cru vierge de toute forme de vie, de toute forme d'espoir.

    - Ça bosse dur à ce que je vois.

    À trop réfléchir aux relents angoissants qui imprégnaient la forêt, Surcouf ne put s'empêcher de tressaillir. Il prit une légère bouffée d'air et pivota la tête hasardant un regard par dessus son épaule gauche.

    - Euh... Tenko c'est ça ?

    C'était le bout du monde s'il avait fait la connaissance de trois nouvelles personnes la veille, ne pas être capable de retenir le nom de son voisin de chambrée aurait été pour le moins vexant. Ce même Tenko fut quelque peu refroidi en scrutant le visage du matelot qu'il était venu importuner. Yvel n'avait pas trouvé le sommeil. La journée de la veille l'avait secoué et les ronflements multiples s'étant répondus les uns aux autres dans l'entrepôt l'avaient maintenu éveillé la nuit durant. Ses yeux étaient cernés, ses lèvres pâles et gercées et l'ardeur qu'il avait employée à hacher la végétation avait couvert sa face de perles de sueur abondantes dégoulinant jusqu'à sa barbe naissante.

    - Il est un peu lourd à la longue votre sergent. J'aurais pas cru que des braillements puissent à la fois me péter les tympans et les couilles.

    Immobile un instant, Yvel reprit son labeur tournant le dos au troisième classe.

    - S'il est si sévère, c'est parce qu'il veut le meilleur pour nous.

    - Ah ouais ?

    L'arbre sur lequel s'acharnait Surcouf s'effondra lentement comme agonisant avant de s'écraser avec fracas. Son assaillant sourit légèrement.

    - Non. C'est parce que c'est un sale con. Mais c'est un sale con mieux gradé, donc faut faire avec, que veux-tu...

    Scrutant les alentours, il sentit que l'élan qui avait motivé ce début de déforestation s'estompait. La cadence des coups de hache se faisait plus lente, les cimes des arbres venant heurter le sol plus rares et le souffle court des hommes vint peu à peu constituer la principale source de bruit.

    - Qui c'est qui va tirer tous les arbres jusqu'aux quais maintenant ?! Et plus vite que ça !

    Enfin des râles d'insatisfaction naquirent au sein des rangs de la 388eme section. L'exaspération avait su prendre le dessus sur l'hilarité que leur avait prodigué ce sergent d'une vivacité et d'un autoritarisme à toute épreuve. Tenko essuya du revers de son avant-bras la sueur suintant le long de son front masqué par ses mèches ébouriffées. Un parfum de mutinerie lui chatouillait déjà les narines.

    - Vous avez jamais essayé de le balancer à la flotte histoire qu'il vous foute la paix ?

    - Qu'est-ce que tu crois ? Il revient toujours. Plus hargneux, plus méchant. C'est difficile à croire, mais il est aussi coriace qu'il est con.

    Coriace et agressif, Frobb était aussi expert en exécutions para-légales. Sous son commandement, il n'y avait pas de peloton d'exécution en cas d'insubordination. Il n'y avait que lui. Lui, et sa colère biblique.
    Gabier à bord, et donc expert en nœuds, on assigna à Yvel et quelques autres la tâche fort peu éreintante consistant à attacher les cordes aux troncs d'arbres calcinés. Affecté à ce rôle, le deuxième classe Surcouf échappa à la vigilance de son sergent qui avait négligemment oublié de l'affecter à la tractation du bois.

    - T'as la belle vie mon salaud gNnNnnnN

    Tenko avait eu le privilège de se voir assigner à lui seul trois cordages à tirer. Le poids des arbres était en réalité moins éprouvant pour ses bras que ses doigts qui s'écharpaient sur la corde sèche à force de la serrer pour qu'elle ne lui échappe pas des mains.
    Ainsi, les dizaines d'hommes dépêchés pour ce périple en forêt subirent un énième calvaire après s'être esquinté les biceps à abattre leur hache. Ce n'est pas un "Ouf" de soulagement qu'ils poussèrent en arrivant enfin à la base, mais un long souffle rauque bestial avant de s'écrouler pour la plupart comme des chevaux s'effondrant après une course folle.

    - Mais enfin sergent... Il y a nettement trop de bois pour les réparations !

    Le commandant Zoubi n'en revenait pas. N'étant pas un meneur d'hommes, jamais il n'avait vu ses matelots dans un tel état de fatigue. À contempler leurs mains ensanglantées à force de tracter les cordes, il regrettait amèrement les avoir confié à un sociopathe de l'acabit de Ripert Frobb.

    - Ça vous fera du bois pour vous chauffer cet hiver. Et puis je trouvais vos troupes mollassonnes, un petit entraînement sorti des fagots, ça ne pouvait que leur faire plus de bien que de mal.
    Allez mauvaise troupe ! Vous vous êtes assez reposés. Grouillez-vous de me transformer ces putains d'arbres en un tas de planches et allez me colmater les trous dans la coque !


    - Ah non !

    - Non ?

    Frobb fut le premier surpris de ce refus. D'habitude, le commandant Leke le laissait martyriser la huitième section sans y mettre la moindre borne. Devant plier face au commandement territorial, Zoubi étant maître sur ses terres, le sergent, déconfit mais pas abattu, se contenta d'obéir. Un instant, il croisa le regard froid de Leke. Ce dernier était adossé contre le mur de la base une tasse de thé dans la main, une soucoupe dans l'autre. Tant qu'il ne donnait aucun contrordre, le tyran lui servant de sergent ne vit aucune raison de faire de remous.

    - C'est vous le commandant, commandant. Je vous les laisse dans ce cas.

    - Oui, c'est préférable je pense....

    Il n'avait jamais été question pour Zoubi d'employer ses troupes pour façonner le bois. Des charpentiers et autres artisans locaux avaient reçu le mandat pour s'occuper des réparations, les matelots de la marine n'avaient de toute manière aucune compétence pour entreprendre pareil chantier.

    De tous les hommes envoyés pour servir d'esclaves au sergent Frobb, seul Yvel était parvenu à conserver son énergie, ayant pris grand soin de rester très en retrait de la garnison durant tout le voyage afin de ne pas se faire remarquer. Tenko, une fois ses mains passées sous l'eau pour en laver le sang, retrouva son acolyte de circonstance.

    - Ça va ? Tranquille ? La forme ? Pas trop fatigué ?

    - On fait aller.

    Plutôt que de se montrer rancunier, Tenko préféra en rire, jaune, mais en rire quand même.

    - C'est quand même une crème votre commandant. Il vous laisse le temps de désinfecter vos plaies et même de vous reposer. On voit que vous êtes pas souvent amenés à castagner du pirate.

    En vérité, les pêcheurs de Poiscaille, une fois campés sur les flots, n'étaient riches que de leurs prises. Toute les richesses susceptibles d'intéresser les écumeurs des bas-fonds étaient entreposées à la banque, là où le pavillon noir ne pouvait trouver ses accès à moins d'une périlleuse attaque.

    - C'est surtout qu'il nous confond pas avec du bétail tu veux dire... Et mais... Pourquoi ça s'attroupe aux quais comme ça ?

    En l'absence de réponse de la part d'Yvel, les deux compères firent le déplacement pour quémander des informations à leurs confrères. Cependant, une fois que leur regard se porta sur les flots, ils n'eurent plus besoin qu'on éclaire leur lanterne.

    - Pas de doute, c'est bien ceux qui nous ont attaqué hier.

    - Merde, je croyais que vous les aviez eu moi.

    - Ça fait depuis hier soir qu'ils rôdent autour des côtes. Je crois qu'ils l'ont mauvaise qu'on leur ait sucré vingt gibiers de potence, dont leur navigateur.

    Sans qu'ils ne l'entendent s'approcher, Frobb s'était logé entre eux, croisant les bras à s'en compresser les muscles jusqu'à implosion, grinçant des dents jusqu'à ce qu'elles soient plus acérées que celles d'un squale. Il ne pouvait contenir son impatience, ne l'aurait-on pas retenu hiérarchiquement qu'il s'en serait allé à la nage les rejoindre pour leur enseigner la bienséance à sa façon.

    - Surcouf !

    - Sergent ?

    - De tous les bons à rien qui ont œuvré ce matin, vous êtes de loin le plus pimpant.

    - Vous voulez connaître le secret de ma jeunesse ?

    L'insolence passive de son camarade issu de la huitième section surprit Tenko. En réalité, si Yvel se permettait quelques pics adressées à son supérieur, ce n'est que parce qu'il savait quelles étaient les limites à ne pas franchir avec lui, les frôlant de temps à autre pour jouer l'intéressant devant les siens.

    - Non, je veux que alliez rejoindre le centre-ville de l'île avec le restant de nos hommes. Si attaque de ces emmerdeurs il doit y avoir, la base ne risque rien, mais les civils pourraient casquer. Vu la distance qui nous sépare de leur trou à rat de ville, ils auraient le temps de se faire violer et égorger quarante fois chacun d'ici à ce qu'on arrive.
    Je me demande d'ailleurs qui est le con qui a pu avoir l'idée de construire une base aussi éloignée...


    - À vrai dire c'est parce que les pêcheurs savent plus ou moins se débrouiller sans nous niveau sécurité alors.....

    - On s'en fout !

    Tenko se mit presque au garde à vous, lui ne connaissait pas encore les limites à ne pas franchir pour ne pas contrarier Frobb : essayer de s'improviser encyclopédie sur pattes en était une.

    - Vous êtes sûrs que vous avez le droit de nous mobiliser là-bas ?

    - L'ordre vient pas de moi.

    Bras croisés toujours, il pointa du menton le commandant Leke qui n'avait semble t-il pas bougé un instant. Alors que Tenko et Yvel se tournèrent dans la direction pointée, le taciturne leva sa soucoupe de thé comme pour les saluer avant d'en avaler une gorgée.

    - On sera assez pour défendre en cas d'attaque ?

    Frobb leva les yeux au ciel. Pour lui, la supériorité numérique n'était pas un critère valable pour octroyer la victoire. Cependant, la huitième division avait été douloureusement réduite depuis la veille, les blessés n'étant pas remis sur pied.

    - Si ça peut te rassurer Surcouf, ta copine le barbu peut t'accompagner si Zoubi vient pas nous chier dans les bottes. De toute manière, tu m'ôteras pas de l'idée que c'te mission, c'est rien moins qu'un moyen détourné du commandant pour que nos hommes aillent se pochtroner en ville et prendre du bon temps après la purge d'hier. En clair, vous avez quarante-huit heures de quartier libre déguisées en patrouille.

    Grognant devant ce qu'il prenait comme un excès de gentillesse de la part de Leke, le sergent enragé s'en alla passer le mot à tous les valides de la huitième division. De son côté, Tenko était parvenu à persuader son sergent attitré de les rejoindre afin de les encadrer. Ledit sergent n'en ayant cure lui accorda la participation davantage pour s'en débarrasser que par conviction.
    De retour de ses quartiers, l'hirsute de la 388eme s'en alla retrouver Surcouf qui patientait à l'extérieur.

    - C'est bon pour moi. Je vous montre le chemin.


      Un tour en ville?

      Tenko Sozen, Yvel Surcouf
      Même durant ses classes, Tenko n'avait jamais eu l'occasion de voir pareil tyran. Le sergent Frobb avait su se montrer amusant quelque temps, avant de devenir une vraie source de stress pour les hommes de la 388ème. Si le bûcheronnage avait été intense, ramener le bois l'était d'autant plus. Lui et le gabier colossal de la 8ème avaient échangé quelques plaisanteries au sujet de leur gueulard de supérieur. Puis quand ils avaient dû tirer les cordages, les bouches s'étaient tues comme jamais. En tête marchait Frobb, accélérant graduellement la cadence.

      "Ça ferme sa petite gueule de fillette quand faut bosser, hein?!"

      Il n'avait pas vu ses mains dans un tel état depuis qu'il était entré dans la Marine. Tout stagnait ici à Poiscaille, et il trouvait un certain réconfort dans la charge de travail phénoménale qui leur était tombée dessus. Écroulés de fatigue, les hommes furent étonnamment sauvés par Zoubi, qui s'imposait pour la première fois de sa vie. Remarquant un attroupement, Tenko dirigea avec Yvel vers le quai et aperçut au large un navire qui ne pouvait être que celui qui avait expédié les mouettes de la 8ème dans leurs bras. Frobb, qui s'était glissé entre les deux soldats, bouillonnait de rage. Il leur donna néanmoins les prochains ordres: "patrouiller" en ville pour "protéger" la population.

      Le jeune soldat ne se le fit pas redire. Il alla chercha le sergent affecté à son escouade et le persuada de venir encadrer les soldats. Voyant une occasion de sortir la tête de l'eau pour aller boire un coup, il ne rechigna pas et suivit le troisième classe jusqu'aux dits hommes.

      "Allez soldats, on va patrouiller..."

      Le sergent Pritt était tout l'inverse de son homologue: mou, pas gueulard pour un sou et adepte de la procrastination. Il était chétif et barbu, l'uniforme mal boutonné et les avants bras apparents. Les yeux mis clos, il avançait toujours lentement en baillant régulièrement. Les soldats de la 8ème n'en revenaient pas de voir un pareil type être au même rang que leur chien de garde. Ils lui emboîtèrent le pas et se dirigèrent tranquillement vers la ville. Cela laissait de l'espace à Tenko pour discuter avec le gabier qui commençait à gagner sa sympathie.

      "Vous voyez ce qu'on s'ramasse ici? Tu peux me croire, je suivrais Frobb au bout du monde plutôt que de croûpir dans cette base!"

      "Notre division n'est pas de tout repos, mais c'est normal je suppose?"

      Il avait toujours cet air hagard sur le visage. Tenko lui donna un léger coup d'épaule et lui montra le navire qui se détachait sur les flots au loin.

      "Ils vous attendent. Tombez leur comme la peste sur le monde quand vous sortirez de ce trou."

      "Ne t'inquiète pas, on y manquera pas."

      Là, c'était de la détermination qu'était sûr d'avoir entendu Tenko. Il apostropha le sous-officier chargé de la patrouille et lui demanda quels secteurs ils devraient quadriller. Pour toute réponse, ils apprirent que le sergent Pritt avait soif et qu'il souhaitait qu'on le prévienne quand l'heure de rentrer à la base serait venu. Les moqueries fusèrent, il ne réagit pas. Les mouettes, arrivées en ville, se répandirent dans les tavernes et autres bistrots.

      La ville en elle-même avait une odeur atroce de poisson. À force on s'y habituait, mais les soldats de la 8ème division se bouchaient le nez pour la plupart en pestant contre les senteurs marines. L'heure était visiblement à la détente. Il entraîna le gabier vers une taverne. Après quelques rinces-gorges, il lui parla de Poiscaille. Peu de gens connaissaient autre chose de cette ville que la fameuse industrie de la pêche.

      "Je te ferais faire un tour des environs après. Y a quelques coins sympas mine de rien..."

      Il lui expliqua le fonctionnement de l'île. Trois familles se disputaient le marché du poisson, mais toutes avaient des objectifs différents. Pour contrôler tout ça, le maire jouait à l'homme de paille. C'était la raison principale pour laquelle la base des marins n'avait pas son mouillage dans le port. Grassement payé, Zoubi ne faisait pas appel de son autorité pour réquisitionner la place nécessaire aux activités de la garnison.

      "On est tout le temps en train de courir à gauche et à droite... Quand le ravitaillement arrive, les allers-retours s'enchaînent comme jamais. Mais avec la présence de la 8ème, je pense qu'on devrait avoir droit au calme pour quelques jours... Les rixes entre ouvriers n'arrêtent pas ici. On s'occupe principalement de ça..."

      "Sacré bled..."

      Comme à son habitude, il n'avait pas vraiment d'avis sur la question. Mais cela ne gênait pas Tenko. Au contraire, il préférait sa compagnie aux autres rustres qu'il s'était coltiné jusque-là. Ils sortirent du bar, non sans avoir remarqué les magnifiques dessins qui ornaient la figure de Pritt. Dehors, les gens s'étaient attroupées pour observer le navire pirate qui décrivait une boucle au large de l'île. Maintenant qu'ils savaient où étaient leurs copains, ils allaient attendre que les mouettes sortent pour les pilonner.

      "On devrait les disperser, non? Dès fois qu'ils se mettent à paniquer..."

      "Ouais, surtout qu'ils ont la colère facile les bougres d'ici..."

      Les deux soldats s'occupèrent de dissiper la foule, non sans mal puisque les badauds étaient plus curieux que les libraires d'Ohara. Quand ils en eurent fini avec les civils, une petite troupe de pompiers s'avança vers les deux soldats, accompagnant un homme d'une laideur repoussante. Un cigare à la bouche, un haut de forme plus long que sa tête et des habits qui valaient une fortune sans pour autant garantir une certaine classe, ils se trouvaient devant Pordric Malsouin.

      "Nom d'une morue! Voilà enfin des représentants de l'autorité!"

      Il s'approcha des jeunes bleus, toujours suivi par ses hommes de garde. Il transpirait allègrement sous tous ces vêtements, et Tenko fit un effort pour ne pas grimacer. Ce n'était pas le genre de personnage à contrarier. Combien de jeunes recrues avaient fini leur carrière dans une rue déserte et propre aux embuscades ici? Mieux valait faire profil bas.

      "Voyez-vous, cette situation m'embête quelque peu. Non seulement mes navires n'ont pu partir pêcher sur ordre d'un commandant dont le nom m'échappe, mais en plus vous tardez à régler le problème que posent ces pirates... Que diriez-vous d'accélérer les choses, si vous voyez ce que je veux dire?"

      "Non. Cela prendra le temps nécessaire."

      La réponse du jeune troisième classe déconcerta tant l'industriel que la mouette colossale.Si il avait dû prendre position, ce n'était pas avec ce type-là. Le maître des morues, comme il se faisait appeler, serra les poings, visiblement agacé par la réponse du seconde classe. Les pompiers se raidirent car ils connaissaient leur patron et savaient très bien qu'elle allait être sa réaction. Tenko rapprocha sa main de son sabre. On n'est jamais trop prudent dans les environs. Il se essaya de calmer le jeu et reprit la parole une fois de plus. Mais son ton fut aussi catégorique que la fois précédente.

      "Laissez-nous faire notre travail, on ne s'occupe pas du vôtre."

      Ça ne pouvait plus que tourner au drame.


      Dernière édition par Tenko Sozen le Jeu 10 Nov 2016 - 0:06, édité 3 fois
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      - Si vous croyez que vous pouvez le prendre sur ce ton ! Vos noms soldats, j'ai des amis hauts placés à Marie Joa, votre compte est bon ! Allez ! Vos noms ! Et mais... Où il va celui là ?!

      Préférant éviter de s'attirer des ennuis, le seconde classe Surcouf battit en retraite. Il connaissait sa place en ce bas monde et savait pertinemment que les berrys octroyaient un rang plus prestigieux parmi la populace dont il était issu. Chercher à raisonner avec l'élite de Poiscaille valait en soit son lot d'emmerdes. Même Frobb n'aurait probablement pas fait de vagues, les nuisibles de la race de Podric pouvaient justifier leur lot d'exécutions martiales. Mieux valait tout simplement ne pas les fréquenter. Paisiblement, Yvel avait fait volte face et marchait d'un pas lent pour retourner au bar.
      Laisser le malheureux Tenko en plan avec la fureur d'un nanti n'était pas un geste d'une noblesse particulièrement considérée. Ce n'était pas pour autant qu'Yvel avait le moindre remord, son acolyte de la 388eme finirait bien par s'en débarrasser et le rejoindre. Ou il finirait lynché et il faudrait intervenir. Cela, il s'en soucierait quand l'occasion se présenterait.

      - Un demi s'il-vous-paît.

      - Que le demi soit !

      Et le demi fut. Se retournant, posté sur son tabouret, lourdement voûté en avant son breuvage en main, le matelot observa par la fenêtre encrassée comment les affaires courantes étaient expédiées dehors. Tenko semblait chercher à tempérer le ploutocrate. Ce n'était pourtant pas à un troisième classe de devoir gérer de tels désagréments, mais il fallait faire avec les moyens du bord. Il y avait d'ailleurs fort à parier que le sergent Pritt était bien à l'abri à attendre que ses hommes prennent la soufflante à sa place.
      C'est grognon que repartit enfin le gras Podric, l'hirsute qui avait dû le persuader de se calmer semblait soudain vidé de ses forces après pareille altercation. Tout vidé qu'il fut, cela ne l'empêcha pas de se traîner jusqu'à la gargote suivi de quelques hommes de la huitième, spectateurs de la scène.

      - Eh bah. Après avoir sauvé nos miches j'imaginais qu'un verre m'attendrais.

      - Je pensais qu'il te traînerait devant un peloton d'exécution, c'est pour ça que j'ai préféré ne pas payer un coup pour rien.

      Petit rire de la part de Tenko, sans doute n'avait t-il pas compris que sous cette apparente boutade, son camarade dissimulait une honnêteté brutale. Les affaires courantes expédiées, il était temps de pouvoir se reposer à minima. La journée n'avait pas été de tout repos, et les boucaniers se faisaient de plus en plus pressant à tourner autour de l'île. Le drame était pour bientôt, mieux valait en profiter avant qu'il n'accable la garnison.

      ***

      - Las Camp ? Ouais je connais plus ou moins, j'ai de la famille là-bas. Je crois. On a une base plutôt bien implantée par chez vous, non ?

      - Plutôt bien implantée on peut le dire.

      Si bien implantée que les marines locaux se comportaient en territoire conquis. Le simple souvenir de la loi martiale fit doucement grimacer Yvel. Non pas qu'il ait, à titre personnel tellement souffert de la législation là-bas, mais il n'en tirait pas un souvenir foncièrement agréable. La nuit était tombée depuis longtemps et les deux compères récents en étaient venus à s'échanger des banalités.
      De demi en demi, ils avaient fait à peu près le tour de leur biographie respective. Leur origine, leurs aspirations pour le moins modestes, rien de bien intéressant, mais la coutume voulait que l'on parle pour ne rien dire au fur et à mesure que l'alcool s'accumulait dans l'organisme.

      - Et... Et... Dis donc... La rouquine là, je crois qu'elle a un faible pour les hommes en blancs.

      - Et alors on est n'est pas médecin.

      - Blanc ! La couleur de notre uniforme crétin ! Regarde comme elle nous dévisage.

      Surcouf doutait très honnêtement que quelconque créature du sexe faible puisse avoir de l'attrait pour de malheureux matelots présentant aussi mal qu'eux. En pivotant, sa tête tourna plus que de raison, manifestement, le seuil limite d'alcool qu'il pouvait ingurgiter n'était pas loin, mieux valait éviter les gestes brusques. Mais effectivement, la demoiselle, assez petite mais aux proportions plus que convenables les fixait avec une insistance qui n'aurait su être plus suggestive.
      Yvel se repositionna correctement devant le comptoir.

      - Alors ? T'en dis quoi ?

      - J'en dis que c'est une pute.

      Cette affirmation soudaine, il l'avait annoncée froidement avant d'ingurgiter une nouvelle gorgée de son verre.

      - T'es dur Yvel, elle est un peu vulgaire, mais de là à la traiter de pute, faut pas charrier.

      - Je la traite pas de pute, je te dis que c'est une pute c'est tout.

      L'hirsute se gratta la barbe et leva les yeux au ciel. Enhardi par l'excès d'alcool, il fit un signe à celle qui n'attendait que ça pour rappliquer. Elle se leva avec grâce et, d'un déhanché soigné, s'approcha suavement des deux matelots.

      - Messieeeeurs ♥ Il vous aura fallu le temps pour faire appel à moi ♥

      Yvel ne quitta pas son verre des yeux. Assez peu dégourdi en général, il n'était pas très à l'aise en présence du beau sexe. Ni lui ni qui que ce soit n'aurait su dire si cela était dû à la timidité ou bien à une méfiance rationnelle. Moins craintif et plus sociable, Tenko, l'alcool aidant, n'hésita pas à se montrer avenant.

      - On aime se faire désirer que voulez-vous. On peut vous offrir un verre ?

      Elle accepta volontiers, tout comme elle accepta le deuxième puis les trois qui suivirent. Elle avait du goût. Tellement qu'elle sollicita du champagne, ils en étaient d'ailleurs arrivés à se partager une bouteille. Les frais étaient bien évidemment répartis entre les deux matelots, au grand désarroi d'Yvel qui n'était ni particulièrement fortuné, ni amateur de tels nectars.
      La discussion semblait aller bon train entre le troisième classe et la demoiselle, Surcouf lui, restait silencieux, bien heureux d'être laissé seul de son côté. La conversation ne s'éternisa pas tellement.

      - Tu nous excuses, on a à faire ailleurs.

      Pas un mot. Fixant droit devant lui, accoudé au comptoir, Yvel leva son verre comme pour donner sa bénédiction et s'enfila une nouvelle gorgée. L'établissement paraissait bien calme depuis leur départ. Laissé seul, le deuxième classe Surcouf était piégé dans les méandres de ses tourments intérieurs. Il ne voulait pas l'admettre ou même en parler, et pourtant, ces pirates qui longeaient les côtes le terrifiaient.
      Ressembler à ses camarades tombés au combat ne le tentait pas plus que ça. Si nouvelle confrontation il devait y avoir, il n'était pas sûr d'en sortir indemne une fois de plus.
      Sans s'en être aperçu, quelques gouttes de sueur avaient trouvé leur chemin le long de ses tempes. Il comprit que se tourmenter avec de telles considérations lui était néfaste lorsque la main qui tenait son verre trembla.

      La rage de Frobb ne suffirait pas à arrêter les boulets de l'artillerie lourde qui les avait réduit à peau de chagrin la veille, rien ne le pourrait. C'était à la chance qu'ils devaient leur salut. Enfin, Yvel finit par faire le vide dans son esprit. Y réfléchir ne changerait rien. Mieux valait en profiter d'ici là. Passer convenablement le temps avant la mort. Il ne savait de toute manière rien faire d'autre.

      Ses rêveries sordides furent interrompues par des bruits de pas quelque peu familiers. Une heure déjà qu'il avait été laissé seul avec ses songes, et son camarade revint à lui. Seul cette fois.

      - Alors ?

      - 30 000 berrys putain....

      - Je t'avais prévenu.

      Délesté d'un joli pécule, Tenko n'en semblait pas mécontent pour autant.

      - Tu sais pas ce que t'as raté cela dit.

      Ce qu'il avait raté, Yvel ne le savait que trop bien. Des semaines passées en mer à cogiter là-dessus comme tous les siens, les patrouilles incessantes en mer l'amenaient à être plus abstinent encore qu'un moins en ermitage. On avait beau être homme, on ne demeurait pas moins animal. Hélas pour le seconde classe de la huitième, il était un animal peu argenté, remettant la moitié de sa solde à ses parents. Et ne pouvant compter sur son charisme naturel pour se tracer la voie vers une caverne de la satiété, il prenait son mal en patience. N'en devenant que plus amer.

      - Bon, je crois qu'il est grand temps de me reposer. On visitera un peu le bled demain, et on retournera à la base en fin d'après-midi.

      - Compris.

      Tenko avait eu l'air enthousiaste à l'idée de faire découvrir Poiscaille à son nouvel acolyte. Ce dernier se foutait ouvertement de tout ce qui pouvait avoir attrait à la culture ou au patrimoine, mais si ça pouvait faire plaisir, il jouerait le jeu.
      Surcouf prit un dernier verre, seul dans la taverne, puis alla lui aussi se coucher. Peut-être trouverait-il le sommeil cette nuit.

        Sortie en mer

        Tenko Sozen, Yvel Surcouf
        Tenko réprima difficilement un rire en voyant Yvel s'enfuir de la sorte. Il avait oublié que le tempérament du gaillard était plutôt étrange. Il profita néanmoins de la surprise chez Malsouin pour réussir à négocier son sort. Il parlerait à son supérieur en échange de quoi il repartirait sur ses deux cannes. Il pouvait déjà s'imaginer la tête de Frobb quand il lui annoncerait ça. Il retrouva son camarade dans le bar qu'ils avaient laissé derrière eux plus tôt. Il était assis au comptoir devant un verre qui semblait désespérément seul. Tenko le chambra par rapport au verre qui aurait dû l'attendre à lui. Ils passèrent la soirée à boire, en discutant de tout et de rien. Deux êtres tout ce qu'il y a de banal dans le monde.

        Vint un moment où le jeune bleu à la barbe remarqua la demoiselle qui ne levait plus son regard de l'endroit où ils étaient assis. Malgré l'insistance auprès de son collègue, le gabier ne semblait pas le plus intéressé du monde par la jeune donzelle. Tant pis, c'était bien à lui de voir. Le troisième classe ne se priverait pas en revanche. A quand remontait la dernière fois? Trop longtemps visiblement. Il l'invita à s'attabler avec eux et la jeune femme ne se le fit pas redire. Yvel ne parla plus, mais Tenko ne put s'empêcher de discuter de ses glorieux exploits pour mettre la rouquine dans ses meilleures dispositions.

        Il put en profiter une heure, et sa bourse se vida d'autant que du plaisir qui l'emplit lui. Râlant du prix auprès du seconde classe, il ne put s'empêcher de lui faire comprendre qu'il avait raté quelque chose de démentiel. Lui avait savouré. Mais les paupières se faisaient lourdes et ils disposèrent d'une chambre pour la nuit. La sensation du lit contre son dos ne lui avait jamais tant manqué que durant ces deux derniers jours. Il dormit convenablement, ni d'un sommeil profond ni d'un sommeil léger. Quand le soleil perça à l'horizon, ils étaient déjà debout. Réveillés par Pritt dans la nuit, toutes les mouettes s'étaient réunies sur la place qui faisait face à la taverne.

        "Messieurs, la permission est terminée! La 388ème va prendre notre patrouilleur et escorter la 8ème jusqu'à son QG! On a besoin de vous pour préparer les navires, mais pour ça faut bien qu'on rentre là-bas!"

        Le pas était lourd chez la plupart des soldats, et la colonne ne gardait pas la forme régulière qu'elle aurait dû adopter. Tenko était silencieux comme la plupart de ses compagnons d'infortune. Les regards se déportaient souvent vers la mer d'où le navire des forbans avait disparu. Ils avaient certainement dû trouver une crique ou réfugier leur rafiot pour la nuit. Le soleil montant annonçait une belle journée, mais le vent se levait déjà, promesse d'une mer un chouilla agitée.

        Quand ils arrivèrent au port, les blessés les moins sévères étaient sur pied, bien qu'ils représentaient une dizaine d'homme tout au plus. Deux navires se faisaient face d'un côté et de l'autre de l'embarcadère. Il n'y avait aucun signe des officiers supérieurs. Seul Frobb semblait présent, prêt à aboyer sur ses hommes qu'il adorait tant. Pritt, qui s'était montré sérieux au réveil, avait visiblement sombré de nouveau dans une lassitude incroyable.

        "Alors mes burnes de piafs, on a passé une bonne après-midi?"

        Les hommes s'étaient mis en rang et il s'occupa de vérifier qu'ils étaient tous là, bien que Pritt l'ait déjà fait en partant. Il ne faisait visiblement pas confiance à son homologue, mais cela pouvait se comprendre quand on voyait le contraste entre les deux sous-officiers. Il s'arrêta devant Tenko, et s'approcha de lui pour le renifler. Il le fixa alors avec un mélange d'amusement et de sévérité dans son regard, avant de revenir se placer devant tous.

        "On dirait que Sozen vient de gagner son ticket à bord du patrouilleur... J'espère que t'as passé une bonne nuit, chiure de mouette, parce que là ce sera pas la même!"

        "Je dois avouer que votre compagnie est plus plaisante!"

        Quelques rires fusèrent, les vociférations du sergent aussi. Mais au fond, ils ne pensaient tous qu'à une chose: arriveraient-ils à s'en sortir? Pourraient-ils se coucher ce soir pour attendre la mort un jour prochain? Personne ne pouvait encore le savoir. Tenko regarda le navire de la 8ème division. Les charpentiers travaillaient encore sur les dernières réparations, mais il semblait capable de reprendre la mer. Les voiles avaient même été remplacées par d'autres toutes neuves.

        Il monta avec ses compagnons sur le patrouilleur avec lequel ils assureraient l'escorte. Ils vérifièrent les cordages, firent le tour de coque, s'assurèrent que le gouvernail fonctionnait correctement. Il ne fallait rien laisser au hasard, encore moins ce jour-là. Le soleil monta progressivement et à un certain moment, les flibustiers firent leur apparition, recommençant leurs aller-retours agaçants. Ils redoublèrent d'effort pour prendre la mer au plus vite.

        Alors qu'il astiquait les pièces d'artilleries, il eut soudain une idée. Remontant sur le pont, il l'exposa à Pritt, qui n'y voyait pas d'objections. Il devait cependant demander son avis à Frobb. Il descendit du patrouilleur et se dirigea vers l'ex-épave de la 8ème. En montant, il croisa Yvel et lui demanda s'il avait vu Frobb. Le gabier était en train de vérifier la voilure, se préparant certainement à manoeuvrer durant l'après-midi.

        "Je crois qu'il est au centre de commandement provisoire avec les autres, pourquoi?"

        "Suis-moi, j'ai eu une idée."

        Ils entrèrent dans la tente qui avait servi de domicile aux officiers ces derniers jours. Ils étaient tous réunis auprès d'une carte marine des environs, préparant visiblement la sortie en mer. Ils levèrent tous les yeux, sauf Leke. Les deux jeunes mouettes se mirent au garde-à-vous et Frobb se prépara à les chasser de sa voix tonitruante, mais Tenko le prit de court.

        "J'ai eu une idée, que j'ai exposée au sergent Pritt. Il m'a donné son aval pour vous en parler!"

        "Tu crois qu'on en a quelque chose à foutr..."

        "Laissez-le parler, Frobb."

        La voix grave s'était faite sans appel et les mots avaient fait leur effet. Presque doux comme une peluche, le sergent se ravisa en gardant une flamme de haine dans le regard. Le jeune troisième classe déglutit, mais prit quand même son courage pour exposer sa pensée. Il se lança sur un ton assez confiant.

        "C'est moi qui ai fait le rapport sur les dégâts du navire avec lequel vous êtes arrivés, et j'ai bien remarqué que votre artillerie se résumait à cinq pièce. Aussi, j'ai estimé qu'il serait plus prudent d'équilibrer la force de frappe des navires, juste au cas-où. Si le patrouilleur venait à être immobilisé, le navire de la 8ème serait dans une position extrêmement délicate avec si peu de pièces."

        Un silence fit suite à ses propos. Le commandant mystérieux releva la tête et fixa les deux soldats. Il demanda ce qu'en pensait Yvel. Intimidé, il ne put que timidement approuver l'idée de son compagnon. Après un court silence, c'était à Leke de prendre la parole, cette fois-ci à l'adresse de ses subalternes qui ne savaient pas où se mettre.

        "Pourquoi as-t-il fallu que ce soient deux matelots du rang qui aient une idée de bon sens aussi évidente, officiers? Frobb, supervisez la transmission des pièces!"

        Quelques instants plus tard, les deux soldats se retrouvaient à transporter les lourds canons seuls, sous le regard de Frobb qui se délectait du spectacle et interdisait à quiconque de venir leur donner un coup de main.

        "Alors, on est fier de son idée, le barbu?"

        En chuchotant, Yvel reprocha l'audace de son compagnon qui leur apportait des ennuis.

        "T'aurais pas pu attendre que Frobb soit seul?"

        "Allez, que ça vous fasse les bras troufions!"

        Plus tard, tout les soldats étaient rassemblés et rangés selon leur division. Les ordres étaient donnés, la sortie se ferait après 12h. Les hommes, qui comme Tenko et Yvel avaient commencé à tisser des liens entre eux, se serrèrent la main et se souhaitèrent bonne chance. Le jeune troisième classe regarda son compagnon d'infortune. On ne pouvait pas savoir ce qui allait se passer.

        "Bonne chance à vous! Essaye de pas crever, sinon je risque de t'attendre avec un verre qui ne videra pas. On va se les faire!"

        "Ouais..."

        Les deux soldats se quittèrent et rejoignirent leurs navire respectifs. Tenko alla se placer devant la barre, prêt à recevoir ses ordres. Ils sortiraient du port en premier. Pritt s'occupait du commandement du navire, et un caporal se chargeait de diriger l'artillerie au pont inférieur. Les voiles furent lâchées et le navire s'ébranla, s'avançant droit vers cet ennemi qui les attendaient.

        "Fous leur la misère Sozen. Montre leur qui manie le mieux la barre!"




        Dernière édition par Tenko Sozen le Jeu 10 Nov 2016 - 0:07, édité 2 fois
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        Deux jours à terre, et les voilà qui reprenaient leur périple maritime. On ne les appelait pas "marines" pour la frime. Déjà l'odeur des embruns marins revenaient titiller les narines de Surcouf. En dépit de sa crainte d'une nouvelle attaque, l'appel du devoir avait été plus fort que tout. L'appel du salaire plutôt. À chaque jour suffisait sa peine, et cette peine se monnayait chez lui à hauteur de trois cent mille berrys par mois.
        Il en avait fini avec la manœuvre des voiles et redescendit prudemment des cordages. Sur le pont, on briquait déjà le nouveau bois. Légèrement frileux, le seconde classe enfonça ses mains dans les larges poches de son manteau. Circulant avec nonchalance, il adressa un signe de tête en direction d'un camarade lui aussi issu de sa promotion de Las Camp.

        - Trente-quatre points de suture et on me tire du lit pour m'envoyer astiquer le parquet. J'aurais mieux fait de me faire tirer dessus tiens ! Là au moins on m'aurait foutu la paix.

        - Faut bien que quelqu'un le fasse Jeram. Ça ferait désordre de se faire aborder avec un sol mal lavé.

        Ni l'un ni l'autre n'avaient le cœur à rire, mais aucun ne put s'empêcher de sourire à la suite de cette réflexion. Rire de leur condition, il ne leur restait que ça pour noyer l'angoisse qui leur assaillait les intestins. Cette fois pourtant, la 388eme n'avait pas manqué de leur fournir une escorte, Zoubi y avait d'ailleurs consentit à contre-cœur, envisageant le pire, mais il avait cédé.
        Mains toujours profondément ancrées dans les poches, Yvel reporta son attention en direction du navire d'escorte les longeant à quelques nœuds de là, contemplatif.

        - Je sais ce que tu te dis bleusaille. "Qu'ils sont chanceux ces fot-en-cul de la 388eme à pas avoir de sergent suffisamment couillu pour les faire trimer comme y faut." Bah je vais te dire mon gars, quand les canailles qu'on est en train de courser viendront au contact avec nous, tu seras bien content de l'avoir ton sergent Frobb, parce que c'est pas l'autre mollusque de la 388eme qui va leur sauver la peau, je te le dis.

        - Vous y êtes pas sergent, je me demandais juste s'ils...

        - Rien à foutre de ce que à quoi tu pensais. En fait, je devrais te mettre à pied pour avoir pensé à quoi que ce soit. Les secondes classe, ça pense pas, ça obéit, compris ?

        Celle-là, il l'avait vue venir de loin. Toujours ramener ses troupes à ce qu'ils étaient à ses yeux : des outils. Sans doute était-ce plus simple ainsi pour Frobb lorsqu'il était amené à perdre des hommes.

        - Oui sergent.

        Sans un élan de considération pour son subalterne, le tyran lui lâcha la bride en jetant une clé à ses pieds.

        - Bon garçon. Va dans la remise prendre deux trois provisions pour nourrir les chiens galeux qu'on a foutu à fond de cale. Fais pas de zèle au niveau des rations, tu leurs donnes le strict minimum.

        Ce n'avait jamais été dans les projets de la marine que d'engraisser la flibuste. Il n'empêchait que les pirates qu'ils avaient capturés il y a deux jours étaient plutôt mal en point. Malades avant même qu'on leur mette les fers, il y avait fort à parier que la moitié ne survivrait pas à l'excursion en mer jusqu'à leur arrivée au Q.G.
        Sans surveillance, Surcouf piocha sans trop de retenue dans les provisions. Il y avait de toute manière bien assez de victuailles à bord pour la traversée que l'équipage s'apprêtait à mener.

        - Ragadez z'y les gars ! Sont d'moins en moins sexy nos hôtesses.

        Aucun rire gras ne se manifesta pour répondre à la plaisanterie de la canaille, simplement des toux assez éloquentes à elles seules pour faire état de la santé des prisonniers à bord. Toutefois, du statut de semi cadavre, les forbans semblèrent mus par un second souffle leur redonnant le diable au corps. Dans la pénombre, ils n'avaient pas vu la quantité de nourriture qu'avait apporté leur geôlier.

        - Du pain frais, du fromage ! Même du salami et du vin ! C'pas un marine c't'homme là, c'le bon Dieu !

        - Bouffez tout et laissez rien traîner. Pas envie d'avoir des emmerdes. Je reviendrai chercher les bouteilles vides dans dix minu.... ou maintenant en fait.

        La rancune de la marine était aussi espiègle que la rancœur du dernier des pirate. On ne les avait pas nourri au cours des deux derniers jours, quelques verres d'eau avaient suffit à les faire respirer jusqu'à ce jour. Aussi, sans se faire prier, ils firent volontiers honneur à la générosité du matelot. Les bouteilles avaient été siphonnées en moins de temps qu'il n'en fallait pour dire "glou", et les bougres ne comptaient pas laisser derrière eux la moindre miette de leur pitance.

        - T'es un bon mon salaud, on t'oubliera pas.

        Bien qu'altruiste à ses heures perdues, ayant choisi de faire plaisir à ceux-là même qui n'auraient pas hésité à l'égorger quarante-huit heures auparavant, Surcouf n'était pas dupe pour autant. Ils l'oublieraient bien vite. Ceux-là n'étaient pas connu pour leur sens de la gratitude. Toutefois, un peu de générosité désintéressée ne faisait pas de mal, pour une fois, Yvel ne s'en n'était pas privé. Jeune, lui aussi avait connu la faim, il ne souhaitait pas infliger ses souffrances passées à qui que ce soit.
        Sa mission accomplie, il s'en retourna traîner ses guêtres sur le pont. Son cœur se stoppa un instant. L'embarcation des pirates était bien plus proche de leur proue qu'elle ne le fut seulement dix minutes auparavant. Ils l'avaient presque rattrapée.
        Si le but de l'escorte était initialement de cheminer jusqu'au Q.G, une rétribution en mer ne semblait pas gêner l'équipage particulièrement enhardi à l'idée de se retrouver cette fois à deux navires contre un.

        - Ils ont plus de boulets pour nous couler cette fois. Tu vas voir qu'on va venger les copains.

        La vengeance, le seconde classe Surcouf s'en foutait allègrement, les "copains" aussi d'ailleurs. Mais la marine devant une opportunité pareille n'allait pas soudainement rebrousser chemin, il fallait casser du pirate, c'était dans l'ordre des choses. L'affrontement était à présent inévitable.

        - Paré à vos postes de combats matelots ! C'est pas parce qu'on a l'avantage qu'il faut baisser sa garde.

        L'avantage, même Frobb était persuadé qu'ils l'avaient, et pourtant, il n'était pas homme à se reposer sur le simple atout du nombre. Seulement, après que la flibuste qui les devançaient aient jeté de nombreuses caisses à l'eau pour s'alléger et fuir plus vite, la trouille était palpable. Tout du moins, la trouille semblait palpable.

        - Monsieur Frobb. Dites aux hommes de virer à bâbord toute.

        - Enfin commandant ils sont juste dev...

        - Monsieur Frobb. Ordonnez.

        Si le sergent à la botte de son capitaine avait eu un doute sur le bien-fondé d'une pareille manœuvre navale, il regarda dans la même direction que ce-dernier. Un regard lugubre, intense et pénétrant qui avait mis à jour quelque chose d'imperceptible pour le commun des mortels n'ayant pas son expérience en mer. Du côté des pirates, un homme isolé sur la poupe cherchait à leur tirer dessus au fusil, manquant les vaisseaux de beaucoup en dépit de la distance de plus en plus courte qui les séparait. Pourtant, il n'en démordait pas. Ses balles fusaient d'ailleurs à chaque fois à proximité des caisses qu'ils avaient jeté à la mer quelques temps auparavant.

        - Oh nom de.... Surcouf ! Grimpe au mât ! Bâbord toute ! Bâbord toute immédiatement !

        Devant pareille nervosité, Yvel ne se fit pas prier, pas plus que ses confrères d'ailleurs. Bien vite, le vaisseau s'orienta vers la gauche, déviant du sillon marin tracé par les pirates qu'ils poursuivaient. On commençait à se demander quelle mouche avait put piquer le commandant Leke quand la révélation tonna brutalement manquant de les rendre sourds tous autant qu'ils étaient.

        - Qu... Qu... C'était quoi ça ?!

        Toute la proue du vaisseau qui les escortait avait explosée. Plus aucune manœuvre ne leur était permise et les victimes étaient légions avant même que les restes du navire se commencent à sombrer.

        - C'était pas du lest ! C'est des mines navales ! Grimpez le plus haut que vous pouvez avec un fusil et tirez sur ces putains de caisses ! Faut les faire sauter avant d'être trop proche.

        Les boulets faisaient effectivement défaut aux forbans qu'ils pourchassaient, cependant il leur restait un stock de poudre bien suffisant pour s'en remettre à quelques mines artisanales afin de faire une fois de plus la nique à la marine.
        Plus d'une dizaine de caisses remplies de poudres les séparaient à présent du vaisseau tant convoité. Les coups de feu se mirent à pleuvoir par salve. Lorsqu'enfin un projectile rencontrait sa cible, l'explosion générée était telle que les vagues remuant leur embarcation suffit à faire tomber quelques hommes de leurs cordages.

        On récidiva l'entreprise autant de fois qu'il le fallut jusqu'à ce qu'enfin les menaces explosives ne soient plus. On souffla enfin à bord, mais la proie qu'ils pensaient tenir il y a peu encore avait pu leur échapper et s'enfonçait à bien des nœuds nautiques devant eux.

        - Commandant, permission de descendre des barques pour secourir les hommes de la 388eme ?

        La bataille était certes perdue, mais la mission consistait simplement à retourner au Q.G avec les prisonniers. À présent, il fallait secourir les survivants de l'escorte et reprendre la traversée.

        - Refusée. Les pirates sont assez proches pour nous canarder avec les restes de leurs munitions d'artillerie. Rester statique, c'est les amener à nous achever. On les poursuit.

        Le malheureux matelot qui avait souhaité mener la mission de secours ne trouva pas les mots, il balbutiait, comme paralysé devant la froide intransigeance de son supérieur.

        - Tous à vos postes ! On les rattrape avant qu'ils ne nous échappent !

        Cette nouvelle eut de quoi refroidir bien du monde à bord. Personne n'obéit sur l'instant. La priorité pour tous revenait à secourir leurs camarades bientôt à la portée des requins attirés par les remous du naufrage. Seulement, Frobb savait se faire respecter. Devant la mollesse de ses hommes, s'abaisser à briser quelques mâchoire ne le répugnait pas le moins du monde. Les moins courageux cédèrent en premier devant la démonstration de force et obéirent, le reste suivit de peur de se retrouver dans le camp des minoritaires et d'être jugé pour insubordination.
        Pourtant aussi résigné que discipliné, Yvel ne put se résoudre à cela. Avant de s'en retourner dans les voilures, il s'empara d'une longue corde sur le pont, la noua solidement à la proue comme il savait si bien le faire, et la jeta à l'eau. Cela n'avait l'air de rien, mais c'était tout ce qu'il pouvait faire dans ces conditions.

          Abordage

          Tenko Sozen, Yvel Surcouf
          Le choc fut d'une rare violence. D'un coup, tout n'était plus que débris à l'avant du patrouilleur et le fracas assourdît les hommes qui avaient eu la chance de survivre. Tenko tenait contre le bastingage, juste au dessus de l'eau, tandis que le navire se retournait sur son flanc gauche. Il avait voulu virer à bâbord, mais il s'y était pris trop tard. La proue avait volé en éclats, projetant des débris sur tout le pont. Beaucoup étaient déjà morts. Dans les ponts inférieurs, les chances de survies étaient d'autant plus minces qu'ils devaient remontait sur un pont qui immergeait déjà. Le bateau pencha plus dangereusement encore. Il fallait qu'il se sorte de là, qu'il nage vers l'autre bateau. Il allait bientôt les dépasser et s'il le loupait, il n'aurait plus qu'à attendre que les requins ne le cueillent.

          Il plongea et nagea, mais il s'épuisait à contourner les obstacles qui se mettaient sur sa route. Certains soldats ne savaient même pas nager, mais tentaient vainement de s'écarter de l'épave qui allait bientôt rejoindre le fond de la baie. Le navire de la 8ème ne devait pas s'arrêter, sinon c'était la mort assurée pour eux aussi. Il redoubla d'effort et parvint à s'approcher du bateau rafistolé. Une corde pendait dans l'eau, jetée par dessus le bastingage et certainement attachée solidement sur le pont. Il réussit à la saisir quand soudain quelque chose attrapa son pied. Il se retourna brusquement, pour apercevoir le Sergent Pritt qui avait tant bien que mal réussi à le rattraper. Il essayait de tirer le jeune soldat vers l'arrière pour pouvoir attraper la corde lui même. Il allait les tuer tout les deux.

          "Lâchez-moi.... Ahhh! On peut monter tout les deux!"

          "Tais-toi Sozen, c'est ta faute si on en est là! Vaux mieux que tu crèves, t'es qu'un troufion toi!"

          Soudain il relâcha sa prise alors qu'une petite giclée de sang jaillissait de son bras. Le rafiot de la 8ème avait traîné les deux mouettes dans son sillage et les avaient rapprochées du navire pirate. Pritt venait de faire les frais d'une balle perdue. Tenko saisit sa chance, empoigna solidement la corde et se hissa le plus vite qu'il le put en haut du bastingage. Au bout de ses efforts, il s'effondra sur le pont alors même que les manœuvres d'abordage commençaient à être mises en place. Il se releva et s'approcha du bord, tentant d'aider son sergent à monter le long de l'échelle de fortune. Ce dernier n'arrivait pas, du fait de sa blessure et de son manque d'entraînement, à se hisser plus de quelques mètres avant de retomber dans l'eau. Le jeune troisième classe tira de toutes ses forces pour remonter le larron. Soudain, un aileron déchira l'écume et avant qu'il ait pu prononcer un mot, un sinistre craquement d'os se fit entendre.

          Pendant tout ce temps, les marins avaient rattrapé leur retard sur les flibustiers. Néanmoins, cela avait laissé assez de répit à Tenko pour qu'il puisse reprendre son souffle. Les soldats se préparaient déjà à l'abordage qui n'allait plus tarder. Personne n'avait vraiment remarqué l'arrivée du jeune homme sur le navire. Soudain, un bruit sourd lui indiqua que les navires avaient leur pont collés. Les balles de mousquet fusèrent.

          Il avait laissé ses armes sombrer dans les flots car elles représentaient alors un poids mort qui l'aurait lui aussi entraîné vers le fond. Il se rua vers le pont inférieur du navire en quête d'armes. Les mouettes s'étaient ruées à l'assaut du pont ennemi. Il trouva un mousquet avec une baïonnette montée en supplément et un sabre d'entraînement qui ferait l'affaire. Sans se faire prier, il commença à remonter quand il entendit un bruit derrière lui. Le canon le plus proche de lui semblait reculer lentement mais sûrement. Les forbans avaient du se réfugier dans leur cale et fermé les accès dans le but de venir par là. C'était du suicide de tenter d'infiltrer le navire de la Marine par cet endroit là et il n'allait pas se priver de leur montrer. Il chargea son fusil et se prépara à voir émerger la première tête.

          "C'bon les gars, on peut y aller mais un par un. On détache les amarres et on les laisse sur le pont d'nôtre navire!"

          Son cerveau s'étala sur tout le lambris derrière lui. Tenko avait eut droit à un coup de fusil, Il l'avait utilisé pour le premier, pour pouvoir reposer son corps autant que possible. Il dégaina sa lame et se prépara à accueillir le forban qui suivrait. Dès que ce dernier émergea, le troisième classe lui sauta dessus pour le renverser. Il planta sa lame dans son abdomen et recula alors que le troisieme homme arrivait à son tour. Étaient-ils assez désespérés par la situation sur leur rafiot pour rappliquer malgré la mouette qui semait la mort dès leur arrivée sur le pont inférieur? Il se mit en garde malgré le tournis qui commençait â l'envahir et para les attaques de son adversaire qui prenait néanmoins le dessus. Il recula et trébucha en entraînant l'autre dans sa chute. Tenko fut couvert d'un liquide chaud et épais qui n'en finissait plus de s'échapper du corps inerte de son ennemi.

          Perturbé par cette situation, il avait laissé le temps à deux autres hommes de passer d'un navire à l'autre. Il feint l'inconscience en attrapant le pistolet du cadavre qui le recouvrait. Par chance il était chargé, néanmoins il n'avait que deux balles dans son barillet. Il poussa doucement la dépouille sur le côté tandis que les deux hommes tâtonnaient dans ce navire qui leur était inconnu. Il se leva avec précaution et ajusta sa visée. Il tira deux fois. Si l'un des deux homme s'effondra en hurlant de douleur, l'autre se rapprocha du soldat qui l'avait manqué et d'un direct plein de hargne l'envoya au tapis. Tenko était réaliste sur ses capacités à ce moment là. Il n'aurait fait qu'une bouchée des cinq flibustiers s'il avait été en pleine forme. Mais après avoir sollicité son corps pour survivre jusque là, il n'en pouvait plus.

          Il s'agenouilla, baissa la tête et sombra peu à peu dans l'inconscience. Quand il revint à lui, les deux derniers gredins étaient ferrés aux autres et lui avait reçu quelques soins. Il n'était pas mort parce que le dernier pirate sur pieds avait jugé plus intelligent de monter seul sur un pont qu'il estimait désert, laissant son collègue au dos perforé seul dans la cave avec le jeune soldat. Tenko était allongé dans le dortoir des soldats du rang, entouré des autres blessés de la bataille. Il ne vit parmi eux que quelques visages de 388ème et d'autres inconnus. Il se leva et monta sur le pont. Il n'était pas blessé, mais était pris d'une fatigue inimaginable. Tout allait pour le mieux sur ce navire et en jetant un coup d'œil dans les cordes, il aperçut le géant qui œuvrait au sein des gréements.

          "On s'est remis de ses émotions, le barbu?"

          Il ne pensait pas être un jour content d'entendre cette voix, et pourtant il l'étais. Avant même qu'il réponde, le sergent Frobb continua.

          "Beau travail sur le pont inférieur. S'ils avaient libérés leurs copains on serait peut être plus là pour en parler."

          "Je n'ai fais que mon travail, Sergent!"

          "Et ben continuez à le faire, ramassis de merdasse! Allez donc montrer votre modestie aux éponges, elles vous feront peut être la cour!"

          Il s’exécuta en lançant un regard bref vers Yvel qui s'était retourné en entendant Frobb hurler à la mort. Il n'était pas près de boire un verre seul à nouveau.



          Dernière édition par Tenko Sozen le Jeu 10 Nov 2016 - 0:23, édité 1 fois
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          - En vie ?

          Blême, Yvel regarda ses mains et s'observa brièvement dans quelques bouts de verres éparpillés sur le sol.

          - En vie.

          Peu expansif, voire absolument pas, le deuxième classe ne chercha même pas à simuler la joie en retrouvant son camarade de beuverie. Ce n'était pas qu'il n'était pas content de le revoir, mais, lucide, il avait préféré en faire le deuil à titre préventif. Cela lui aurait ainsi évité d'être déçu si l'on ne l'avait pas retrouvé parmi les débris flottants. Bien qu'il s'apprêtait à demander à l'hirsute comment il était parvenu à les rejoindre, ce dernier en vint au plus pressé.

          - Et les types de ma compagnie ?

          Cette question, Yvel ne s'y était pas attendu. Plus il attendrait, plus il serait difficile de lui annoncer la nouvelle, mieux valait arracher le sparadrap d'un seul coup.

          - Toi compris, on en a récupéré quinze.

          Le silence qui s'instaura fut particulièrement oppressant. Le gabier eut volontiers quitté le dortoir du navire où l'on avait entreposé les blessés, afin d'échapper à pareille ambiance. Mais l'usage voulait qu'on se montre considéré à l'encontre de ses amis.
          Yvel n'aurait su dire s'il considérait Tenko comme un ami. C'était une connaissance récente avec lequel il avait discuté. S'il lui faisait la causette à présent, c'était davantage par civisme que par envie. Au fond, il ne pouvait pas prétendre empatir pour la peine que ressentait le rescapé de la 388eme. Lui même n'avait pas ressenti grand chose à la mort des hommes de sa division, c'était dès lors trop lui en demander que de se soucier de l'infortune d'inconnus.

          - Je suppose que je peux m'estimer heureux mais... Pourquoi vous nous avez pas sauvé tout de suite ?

          Le vaisseau tanguait paisiblement, seules les vagues s'écrasant sur la coque se firent entendre. Là encore, un silence de mort s'était levé. Yvel n'aurait su formuler la décision de son commandant. Par prudence, il n'avait même pas cherché à la comprendre.

          - Bah... C'est à dire... Le commandant il est un peu...

          Gêné pour ne pas dire emmerdé par la question à cent berrys, Surcouf avait penché la tête en avant et frottait sa nuque de la main droite d'un air peu dégourdi.

          - T'emmerdes pas va. Il devait avoir ses raisons j'imagine.

          S'emmerder, ce n'était justement pas dans les habitudes du deuxième classe, aussi cette résignation inattendue manqua de lui arracher un soupir de soulagement. Lorsque Tenko remarqua l'uniforme d'Yvel dressé devant lui, il observa en plus des traces de poussière et de poudre des tâches de sang éparses. Allongé sur la couchette sur laquelle on l'avait entreposé en attendant de voir s'il passerait l'arme à gauche, il fit un geste de la tête.

          - C'est à toi le sang là ?

          Comme surpris, Yvel contempla son long manteau dont le blanc originel n'était plus qu'un lointain souvenir. Il s'était lui aussi retrouvé dans le feu de l'action lorsqu'ils avaient abordé tantôt les pirates afin de leur administrer la rétribution sanglante qui sommeillait dans les lames de chaque matelot depuis deux jours. Tout désorganisés que furent leurs adversaires, acculés comme ils l'avaient été, ils avaient fait preuve d'une ténacité et d'une sauvagerie hors du commun. Pas un seul parmi eux ne s'en était sorti vivant.

          - Y'en a un peu à moi, y'en a un peu à eux. Dès que j'ai abordé je me suis pris un coup de crosse dans la gueule, c'est là que j'ai dû commencer à saigner.

          - Haha ! C'était donc ça. J'osais pas te demander si c'était un coquard que t'avais ou si tes cernes s'étaient étendues hahaha !

          C'était un rire bien triste qui s'était dégagé du gosier de Tenko. Un rire de façade. Il cherchait à passer à autre chose mais ne pouvait s'empêcher de penser à ses amis morts si subitement il y a à peine quelques heures de cela. Pour le moment, il ne savait s'il devait ressentir du respect ou du mépris pour Leke qui avait préféré bouter du forban plutôt que de les sauver. Même vainqueur, on ne ressortait jamais indemne d'une bataille en mer.

          - Hahaha... haaaa....
          Je veux pas te virer Yvel mais... j'ai besoin de repos.


          - Pas de soucis.

          Cela faisait maintenant plusieurs minutes que le matelot de la huitième attendait un prétexte pour prendre congé du rescapé. N'aimant pas attirer l'attention sur lui, il lui avait caché la balle s'étant logée dans son avant-bras gauche au cours de l'échauffourée navale. S'il voulait éviter que ça ne s'infecte, il lui fallait trouver un médecin à bord, si tant est qu'il y en ait encore un en vie.
          Bientôt, il ferait nuit. Bientôt, ils arriveraient au Q.G de West Blue. La mission était un succès et pourtant, rares étaient ceux disposés à exprimer leur joie. Tous les hommes à bord en avaient appris un peu plus sur leur nouveau commandant, justifiant au passage certaines rumeurs qui couraient à son sujet.

          Ces rumeurs, Yvel s'en foutait toujours autant. Dans l'étroit couloir de la cale, à peine éclairé par une lampe à huile dont l'incandescence demeurait sommaire, le deuxième classe marchait seul sans rencontrer âme qui vive. Bras en écharpe caché sous son long imperméable sali par l'adversité, il errait sans trop savoir où, comme sonné.
          Malgré son apparence impassible et calme, lui non plus n'était pas ressorti émotionnellement indemne de ces trois derniers jours. Seulement, il était incapable de mettre le doigt sur ce qui lui tourmentait l'âme.

          Il s'enfonça alors un peu plus loin dans le couloir dont les murs semblaient se rapprocher, pénétrant pas après pas dans l'obscurité naissante. Peut-être recherchait-il tout simplement un coin où se reposer. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas dormi.
            Ombre à l'horizon

            Tenko Sozen, Yvel Surcouf
            Un silence de mort pesait quand Tenko se réveilla d'un sommeil agité. Il avait rêvé mais il ne pouvait pas vraiment dire de quoi. Il regarda autour de lui et se leva en essayant de ne pas perturber les autres occupants de la pièce. Il monta sur le pont et salua les quelques hommes qui s'occupaient des manœuvres nocturnes. Il s'approcha du bastingage et observa les flots qui s'étendaient à perte de vue. Il se rappela alors les mots d'Yvel qui était venu à son chevet à peine quelques heures plus tôt. Du patrouilleur sur lequel il se trouvait originellement, il ne restait que quinze soldats, lui compris dans ce nombre ridicule. Il faisait courir ses doigts sur la planche de bois. Pourquoi ne les avaient-ils pas secourus? Ils seraient tous morts si ils l'avaient fait. Le commandant de la 8ème était un homme peu commun, Tenko en était maintenant certain. Le genre prêts à sacrifier autant d'hommes qu'il le fallait pour mener à bien une mission. Le pire dans tout ça, c'est qu'il avait raison et que le jeune troisième classe respectait sa décision.

            Quand le soleil perça l'horizon, révélant la masse imposante de la base G-3, le jeune soldat était toujours en prise à ses réflexions. Pourquoi avait-il pu survivre quand tant d'autres étaient morts? N'y avait-il pas quelque chose de plus qu'il aurait pu faire? Toutes ces questions envahissaient son esprit et ne voulaient plus le quitter. Quinze hommes. Plus il le retournait dans sa tête et plus il se rendait compte à quel point c'était peu. Aucun n'avait rejoint le navire de la même manière qu'il l'avait fait, ils avaient barbotés dans l'eau pendant que les autres se noyaient ou étaient déchirés par les requins attirés par ce repas gracieusement offert par les forbans. C'était lui qui tenait la barre. S'il avait viré plus tôt au lieu d'attendre bêtement des ordres, il n'aurait pas été là à porter sur ses épaules le poids des morts de ses camarades. Pour la première fois de sa vie, il sentit réellement le poids que les responsabilités impliquent. Il n'avait pas les épaules pour le supporter. Pas à ce stade là de sa vie en tout cas.

            "Préparez-vous à rabattre les voiles bleubites, on va bientôt entrer dans le port!"

            Il croisa le regard de Frobb. Le sergent avait une mine à faire peur. Même s'il continuait à diriger le rang avec la même ardeur, il en avait bavé autant que les autres. Personne n'était resté de marbre face à ce qui était arrivé. La joie qui fusait normalement au sein de la 8ème division s'était envolée. Ils l'avaient d'ailleurs montré en abordant le navire pirate. Les flibustiers avaient subi un assaut des plus violents, tellement qu'ils y étaient tous passés. Seuls restaient ceux qui tapissaient le fond de la cale du navire. Tenko aida aux manœuvres d'accostage, ayant besoin de distraire ses pensées à tout prix. Quand le navire fut amarré, il se proposa pour aider à descendre les blessés à terre, mais le médecin de bord lui rappela qu'il était censé faire partie de ces hommes là et qu'il avait besoin de repos. Il le dispensa néanmoins de séjourner à l'infirmerie de la base. Le jeune bleu suivit donc les hommes de troupes de la 8ème dans leur maison, la base G-3. Il ne prit pas le temps d'observer les alentours, peu lui importait à ce moment-là.

            Les hommes de la 388ème encore valides ne tardèrent pas à les rejoindre. Aucun des quinze hommes n'était blessé physiquement mais leur moral était au plus bas. Tenko ne put s'empêcher de se réjouir intérieurement en apercevant ses collègues presque indemnes. Ils attendirent quelque peu dans un silence de plomb qu'on leur attribue des chambres. Il n'était pas question de rentrer à Poiscaille pour l'instant. Bientôt, ce fut Frobb qui revint les voir pour leur faire part de leurs affectations de chambrées. Ils resteraient entre soldats de la garnison de Poiscaille en attendant que la hiérarchie décide du sort de ces quinze hommes. Tenko rejoignit sa chambre immédiatement quand d'autres décidèrent d'aller boire un coup dans une taverne du coin. Ils avaient une permission de quelques jours le temps que le rapport de Leke remonte et que les ordres redescendent jusqu'à eux. Posant son sac sur son lit, il se laissa choir sur la literie.

            Ses pensées allaient revenir à lui quand quelqu'un toqua à la porte. Levant les yeux, il reconnut Hen Grant, l'un des deux hommes avec qui il était allé faire le tour du navire le lendemain de l'arrivée des mouettes du QG de West Blue.

            "Salut Tenko."

            "Hen."

            Le silence était gênant. Tenko savait exactement ce qui préoccupait l'esprit de son camarade, car il l'avait vu. Boyd, l'autre homme de l'inspection du navire, s'était noyé alors que Grant tentait désespérément de le sauver. Après cela, Hen Grant s'était laissé porter par les flots, dévasté par la mort de son meilleur ami et attendant que son propre tour vienne. Le jeune troisième classe respecta le deuil du première classe qui partageait sa chambre en ne l'importunant pas. Mais il prit la parole.

            "C'est leur faute. Pourquoi ils ne sont pas venus nous sortir de l'eau?"

            "Je sais pas, ils risquaient leurs vies en faisant ça..."

            "ET LES NÔTRES ALORS ?!? TOUT LE MONDE N'A PAS EU LA CHANCE DE MONTER GRÂCE A UNE CORDE !!!"

            Tenko ne put répondre. Il ouvrit légèrement la bouche avant de la refermer. Il avait raison. Il n'aurait pas dû se saisir de cette corde si désinvoltement. Pritt avait raison après tout. Quel importance avait-il, lui, un simple troufion parmi des centaines de milliers d'autres? Soudain, le soldat qui venait d'être emporté par une rage soudaine reprit la conversation avec une voix résignée.

            "Désolé. Je me trompe de cible."

            "Non j'ai mal agit."

            "Pas autant que d'autres"

            Tenko sentit alors que quelque chose avait changé dans son interlocuteur. Avant la tragédie, il était à l'image des hommes de Poiscaille, indifférent et désinvolte. Aujourd'hui, plus rien ne semblait l'atteindre si ce n'est une sourde rage. Il était complètement brisé. Mais le jeune troisième classe détourna vite le regard de ce compagnon torturé. Lui même s'était fissuré aujourd'hui. Et ce n'était que le début.

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