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Lunes


J’mâchouille ma lanière de bœuf séché. Puis j’avale et j’crache par-dessus le bastingage pour essayer de virer le goût. Marche pas. J’sors une clope et j’regarde les quais d’Alvel, juste devant moi. Ça pue. J’suis pas serein. Quelques Marines jouent aux cartes sur le pont, davantage pour passer le temps qu’autre chose. J’exhale la fumée en me rappelant ce qui s’est passé récemment et comment m’en sortir.

On a réussi à se débarrasser de Norrois et O’Connell, et leurs équipages respectifs. Après la bataille de la place, on a pris un des navires, celui des Seafarers. Il peut bien accomoder une centaine de pirates, et on n’en est pas là. Une fois les morts, les blessés graves et les estropiés éliminés, on tape à vingt-trois soldats à peu près en état.

Récupérer les deux navires a pas été très dur. Il restait qu’une garnison symbolique, des types lâches, ou faibles, ou eux-mêmes un peu abîmés. Ils étaient surtout pas très nombreux. Ensuite, on a écoulé tranquillement la cargaison qui nous était pas directement utile. On a gardé la bouffe, les munitions, la poudre. Jusque-là, tout allait bien.

En plus, en demandant de l’aide à Erik, j’ouvrais une raison valable de coopérer directement avec lui après l’avoir un peu laissé dans le flou. Y’avait tout pour que ça se passe bien, en fait. J’jette mon mégot à la flotte et j’allume une autre cigarette. Pas besoin de regarder derrière moi pour voir que l’ambiance est pas terrible.

On a continué comme avant, riches comme jamais depuis notre arrivée sur l’île. La première fois qu’un type dans une taverne va pisser et qu’on le retrouve le nez dans le caniveau avec du sang qui pulse par la carotide, on s’dit qu’Alvel est vraiment un coin de merde, dangereux et tout. Quand ça arrive trois fois d’affilée, on s’leurre pas trop. Y’a des Seafarers et des Jackals qui nous ont échappé, forcément. Entre les types qui étaient pas là, ceux qu’ont pu sauter à l’eau, et ceux qui s’sont juste enfuis, y’a des survivants.

Et ils sont hargneux, aussi. Ils pourraient juste accepter la défaite et disparaître dans le lointain, poliment. Mais j’m’attends pas à ce que ce soit leur genre. Ils vont continuer à nous assassiner dès qu’ils en auront l’occasion. Ce qui pose un autre problème. Ma clope est déjà grillée. J’l’envoie rejoindre sa grande sœur et j’dégaine la petite.

Ça ressemble, de près comme de loin, à un vieux plan pour m’faire descendre du navire. Un plan dans lequel j’suis en douce un groupe en balade et, à la première tentative d’assassinat, j’me farcis celui qu’a eu la mauvaise idée de vouloir buter un des miens. Et, évidemment, pendant que j’profite des tavernes d’Alvel, une bande armée attaque mon bateau et extermine ce qui reste de mes sections. Nan, j’peux pas prendre le risque. A moins de faire croire que j’me barre, mais ça tiendrait pas trente secondes face à des types organisés.

Résultat, j’suis coincé sur le navire, et mes soldats aussi. La plupart sont convalescents, et en profitent pour se remettre. Les autres font avec. Pas comme s’ils avaient pas l’habitude. Dans l’armée, on passe beaucoup de temps à attendre et à voyager. Des semaines. Puis tout est résolu en quelques heures, en général.

A côté de moi, le denden blanc mâche sa feuille de salade. Une des meilleures nouvelles des derniers jours. M’a permis de reprendre contact avec l’extérieur, transmettre la situation, et procéder à quelques ajustements. Accélérer un peu les choses. Funeste devrait accoster aujourd’hui. Il fait beau, et même l’imprédictibilité de Grand Line devrait pas faire en sorte qu’il se plante.

Ca serait salement moche qu’il se tape la même arrivée que moi, et ça nous foutrait sûrement dans la merde. ‘Videmment, officiellement, on sera pas copains. Et Prudence devrait arriver pas longtemps après pour donner le change. Ils ont tous une histoire inventée du tonnerre, plus travaillée que la mienne. Ils ont pu davantage occuper les journaleux avec des articles bidons, qui leurs donnent d’autant plus de crédibilité.

Derrière moi, la main en train d’être jouée par quelques Marines s’achève dans un concert de grognement, avec un ricanement satisfait. Le clinquement des piécettes ramassées sur la table sonne un peu derrière moi, mais j’y attache pas beaucoup d’importance. J’irai p’tet faire quelques tours plus tard.

Le mégot atterrit dans l’eau avec un petit plouf inaudible et j’vais pour en sortir une autre quand le denden blanc s’agite. Sur le ponton, Manny m’adresse un signe de la pogne, auquel j’réponds d’un hochement de tête. Puis il part s’amuser un peu ailleurs. Bizarrement, lui, personne l’emmerde. Trop d’amis trop bien placés, j’pense, et j’parle pas de moi.

J’pousse l’escargophone du bout de ma cigarette pas encore allumée pour qu’il arrête de bouffer et prenne l’appel. Il s’exécute de mauvaise grâce alors j’lui reprends la feuille de laitue, qu’il regarde filer l’œil grand ouvert. Puis il fait enfin son boulot et ce pourquoi j’le nourris, et ouvre la bouche pour que j’entende le doux son de la voix de…
« Angus, des Naufragés ? »
… D’Erik Highsilver, maître du gang du phare, cerveau auto-proclamé ambitieux, et mon créancier moral, vu l’aide qu’il m’a apportée.
« Ouais, ouais, Erik, t’es au bon numéro.
- Je sais.
- La forme ? La famille, les amis, le travail, tout ça ?
- Humpf. Les tiens vont mieux ?
- On s’rétablit, comme tu dois le savoir.
- Justement, maintenant que vous allez mieux… »

Nous y voilà. J’souffle la fumée de ma clope droit dans l’escargophone. Pas que ça fasse grand-chose à Erik, mais ça me défoule un peu.
« … Je me disais qu’il était temps de me rendre un petit service. Simple réciprocité, n’est-ce pas.
- Ouais, pas d’souci. C’quoi ?
- Tu es dans un coin calme ?
- Bien sûr. »
J’laisse courir mon regard sur les quais, blindés de monde.
« T’peux parler tranquillement.
- Bon. Y’a ce type…
- Ouais ?
- Qui devrait disparaître.
- Hm. C’est qu’on est un peu diminué.
- Quatre ou cinq personnes devraient pouvoir y arriver.
- C’est qui ?
- Tu le fais ?
- Probablement, ouais. Sauf si t’en demandes trop. »

Y’a un léger silence. Putain, il va sortir Florin, le taulier de l’île ou une connerie du genre.
« C’est Lunard. »
J’cherche dans ma mémoire qui c’est. Me faut pas long, entre la vie sur l’île et l’apprentissage des dossiers que j’ai fait avant qu’on débarque. Lunard, c’est le gérant de la maison aux enchères. Un type puissant, mais un simple intermédiaire. Sa mort devrait énerver quelques personnes, sans forcément provoquer des représailles disproportionnées. En somme, c’est un bon pion, que ce soit pour Erik ou pour les chefs de l’île.

Il sera remplacé, t’façon. Et rapidement, j’en doute pas.

« Ca paraît jouable. Mais… va falloir m’en donner plus.
- D’argent ? Non parce que…
- Nan, des infos. Sa piaule, ses horaires réguliers, ses gardes du corps. Tous les trucs dont t’as besoin pour une opération coup-de-poing sur une cible d’importance.
- Je peux t’obtenir tout ça rapidement.
- Tant mieux. »

J’lui parle pas des légers soucis que j’rencontre. Y’a des chances qu’il soit au courant. Mais, surtout, pire encore, et bien plus déprimant, y’a des chances qu’il y soit mêlé ou qu’il en soit la cause. Eliminer ou diminuer mon équipage, c’est l’assurance que j’reste dans le coin, en tout cas pour un certain temps, sauf à embarquer un peu au pif. Et j’donne pas l’air d’un type qui bouge au pif.

En plus, faudrait être con pour croire que les assassins, même s’ils sont des survivants des Jackals ou des Seafarers, agissent totalement seuls. Y’a sûrement des gens qui leur ont tendu la pogne pour me la mettre à l’envers. Après tout, j’l’ai bien cherché, depuis mon arrivée, quand on écumait les bars à la recherche de bagarres histoire d’asseoir notre réputation.

Du coup, si j’en suis persuadé, que j’le crois, ou que j’le présume, attiser ma haine vis-à-vis des pouvoirs en place joue aussi à l’avantage d’Erik. Et s’il m’aide, je lui suis encore plus reconnaissant, encore plus captif moralement, encore plus lié. Bref, il gagne sur tous les tableaux. J’pense que j’vais le buter, quand les autres seront là. Juste lui, pas les autres.

« Par contre, je te vois. La prochaine fois, ne reste pas sur le pont de ton navire, s’il te plaît. »
J’lui ricane à la gueule.
« J’sais que tu m’vois. C’est ce qui rendait tout ça rigolo.
- Il ne faudrait pas que…
- T’inquiète, Mystérieux Inconnu, personne a lu sur mes lèvres.
- Tu en es sûr ?
- Nan, vis avec. »

J’fourre la feuille de laitue dans la bouche de l’escargophone qui se préparait à parler pour le faire taire et j’jette ce qui reste de ma cigarette avant d’enfoncer les mains dans mes poches puis de me diriger vers le tonneau qui sert de table de jeu. La partie vient de s’achever et l’un de mes Marines me jette un regard désolé tandis que les autres partent avec leurs poches vides. Bah, une autre fois.

J’marche vers ma cabine, grande et spaciause, en pensant à ma stratégie pour Alvel, et comment elle change. En fait, dans la vie, quand on n’a pas de coup à jouer, contrairement à une grande partie des jeux, le mieux, c’est encore de rien foutre. Tendre la corde jusqu’à ce qu’elle craque ou que la situation change. Et, justement, la situation va pas tarder à changer.
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Funeste a accosté avec ses sections ce matin. Il a été guidé avec succès par les pilotes du phare, et le ciel était au grand bleu tout le temps. On a du bol ou on n’en a pas, hein. Une fois sûr que tout s’était bien passé, j’suis descendu à l’entrepont. Contrairement à quand on est en mer, là, c’est bien aéré et éclairé. Faut dire, toutes les écoutilles sont ouvertes, et la grande ouverture pour charger et décharger les marchandises bée aussi.

A l’intérieur, ça discute tranquillement, ça dort, ça grignote, ça joue aux cartes. Quand j’rentre, les regards se tournent vers moi, puis ça reprend un peu avant de s’taire.
« Nan, vous pouvez continuer ce que vous étiez en train d’faire.
- Des nouvelles, capitaine ? Demande Jadieu.
- Les Fun Pirates ont accosté sans souci. J’pense qu’ils vont commencer à bosser la suite, se rapprocher des patrons de l’île. On verra comment ça s’goupille.
- Et nous ? Questionne Surin.
- On va probablement avoir du boulot bientôt, mais ça sera en p’tit comité. Suivant le timing, on s’arrangera avec Fun’, s’il faut. »
Surin hausse les épaules et retourne aiguiser la lame de son couteau. Il fait ça depuis tellement longtemps que bientôt, il restera plus rien, juste le manche. Jadieu est en train de remonter ses fusils après avoir huilé toutes les pièces et vérifié les parties. Un Marine se lève d’une partie de cartes, et j’prends sa place dans la foulée.

Mes pièces sonnent toujours sur la table que j’ai déjà pris suffisamment de cartes pour m’constituer une main. Je hausse les sourcils en regardant les autres, vu que j’pense pas être celui qui commence. Dar range soigneusement ses cartes et pose un dix, une ouverture neutre histoire de sonder. Les autres jouent vite, et défaussent pour pas prendre le pli. J’m’y colle avec mon valet puis j’pose un deux de la même couleur pour refiler la main.

« Z’inquiétez pas. D’ici quelques semaines, on devrait être barrés.
- Oui, cap’aine, plus que quelques semaines.
- C’est ça, ajoute une autre. »

Le pli est mangé par un six, ce qui me dépite un peu. Sur le côté, Lune lève le coude sèchement et souffle fort par les narines. Limiter l’accès au rhum, y compris pour les blessés, que j’me note.

« Proue, Prudence, est qu’à quelques jours aussi. On saura vite comment tout s’goupille. »

Grognements. Ça pue pas l’entrain, par ici. Pourtant, il fait beau, et on a le loisir de pas en branler une en lézardant. Ils sont pas à l’aise, seuls au milieu de l’ennemi, à jouer un jeu qu’ils maîtrisent pas. J’balance ni vu ni connu un coup de haki de l’empathie pour savoir ce que mon voisin compte jouer, et j’lui fauche les cartes sous le nez avec un roi.

J’hésite à parler de l’après, mais ça fait toujours mauvais augure, dans l’armée, même si j’ai l’impression qu’ils ont besoin d’un peu d’encouragement. Le mieux, c’est qu’on en finisse avec cette île, et que ma mission finisse correctement. Ça serait aussi vachement bien pour moi, vu que j’me retrouve là à cause de l’intervention du CP0, il y a des mois.

On pourrait trouver pire, comme mise au placard ou mission suicide, j’suppose.

La partie se termine calmement, et j’gagne assez largement. Faut dire, ça aide que j’triche comme un porc. Et j’ai pas du tout honte de dépouiller mes propres hommes. Ça aide à leur rappeler que c’est moi le plus malin, le plus chanceux, ou les deux. Et c’est des qualités que chaque soldat, à défaut de les avoir, veut avoir chez son supérieur hiérarchique pour pas se retrouver dans la merde.

Avec ma bourse un peu plus lourde, j’vais dans ma cabine après avoir ramassé mon denden blanc que j’pose sur le bureau, à portée de bras de ma couchette. Puis j’m’allonge, et j’attends, une clope au bec, les pieds en l’air. J’attends qu’il se passe un truc, suivant ma bonne vieille stratégie.
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