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Construire avec le vivant

Je tourne lentement la tasse de maté dans mes mains. La Sans-Nom vient de me la passer. On observe ensemble et pratiquement en silence ce vieux rituel – je bois, je remplis, je donne – tout en triant des graines de courge sur un tamis qui sert de planche de séchage.
La Sans-Nom est concentrée, silencieuse. Ça ne fait que deux jours que je suis là. Et je la sens perplexe. Elle m’a accueillie avec une circonspection que je n’attendais pas. Et je crois qu’elle a des réserves sur mon retour sur l’archipel.

-Tu sais, je vais pas m’éterniser cette fois.
-Oh, oui, je sais.
-Comment ça, tu sais?
-Ils me disent tout!

Elle montre les deux arbres qui lui poussent sur la tête en roulant des yeux. Je souris pas. Je sais qu’elle a des pouvoirs, pour de vrai. Et que les gens de l’île la disent folle pour éviter d’en avoir peur. Et aussi pour pas reconnaître tous les services un peu honteux qu’ils lui demandent en douce.

-D’accord. Alors tu sais ce que je suis venue chercher?
-Oui, et tu ne le trouveras pas vraiment ici.

Je reste un moment sans voix. Ce que je suis venue chercher, c’est à la fois très matériel et précis et très vague et éthéré. J’ai besoin de main d’œuvre, de temps et de matière première pour mon bateau, le premier de la flotte de mes rêves. Et symboliquement, je veux que tout vienne de l’archipel. Que le bois soit celui, multicolore, des forêts d’eucalyptus exotiques, que les résines soient imprégnées des mycéliums qui sont les berceaux des champignons immenses de l’île, que les cires aient été récoltées par ses habitants idéalistes et travailleurs, que la cale soit remplie de la nourriture simple et variée que les gens échangent et partagent à longueur de temps ici. Je veux que tout soit saturé, imprégné du parfum local, que j’ai de plus en plus envie d’associer à la vie.

Et puis, aussi, je veux me rappeler à quel point c’était bon, ces gens, ces sourires, ces gamins, ces vieux, ce boulot ensemble pour faire chauffer les marmites. Sentir le goût du présent pour mieux esquisser mon avenir, que j’imagine enfin libre. Libre pour de bon, c’est à dire libre du passé, de la hiérarchie, des addictions chelous, des contraintes artificielles pour marcher droit.

La Sans-Nom, elle tutorise les jeunes arbres de son jardin pour qu’ils poussent droit sans envahir ce qu’il y a à côté. Mais quand l’arbre file droit, elle retire le tuteur et il finit par étendre ses branches et reprendre une sorte de fantaisie. Une fantaisie qui n’a plus rien d’aberrant.

-Je comprends pas, là. Pourquoi?
-Ceux de l’île ne sont pas de ceux qui partent.
-Je sais, mais de là à pas vouloir me filer un coup de main pour construire mon bateau…
-Le bois dont tu as besoin ne veut pas non plus quitter l’archipel. Il n’y a rien pour lui ailleurs.

Okay, là, on arrive au stade où même pour moi ça va peut-être un peu loin dans la mystique. J’ai beaucoup de mal à ravaler la grosse gorgée de déception et d’incompréhension, qui fait ton sur ton avec l’amertume du maté.

-Je veux pas en faire un navire de guerre ou un caprice, tu sais. Je veux que l’archipel continue à vivre d’une manière différente, nomade. Essayer d’apporter tout ça à ceux qui en ont besoin sans le savoir.
-Ce n’est pas à moi de décider. Il faut que tu vois avec les premiers concernés. Et je te le dis, ça ne leur dit rien.
-...Tu parles des arbres là ?
-De qui d’autre ?
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Salut Henry,

Je fait suite à ma précédente lettre. Il y eu beaucoup d’imprévus et je ne sais pas vraiment par quoi commencer. Peut-être par te dire que je vais bien, que je ne crois pas être plus cinglée que la dernière fois que je t’ai pris contre moi, avant de lâcher pour de bon l’uniforme.
Au passage, j’ai bien lu ta réponse. Je suis contente que tu pu être affecté à Hinu Town, et que Ketsuno t’ait enfin lâché la grappe. Tu verras, la régulière, c’est autre chose. Moins de tordus que dans l’élite. T’auras rien à prouver, surtout avec Bermudes. Et on te laissera gérer ta rééduc tranquille.

Bon, il faut bien que j’en vienne à l’essentiel. Je crois que j’ai causé avec une putain de forêt. Je sais, ça a l’air cramé, mais je te jure. La Sans-Nom m’a dit que c’était la seule manière d’avoir du bois. Alors, je me suis pointée dans une clairière qu’elle m’avait indiquée, en essayant de garder les yeux et l’esprit à peu près ouverts. J’entendais rien, je voyais rien de particulier. C’était typique de l’archipel, ces grands arbres colorés, ces énormes bolets, ces fleurs qui tombent de partout avec leurs pétales qui font par terre comme si c’était des nappes de pic-nique. Je suis restée un moment, sans rien dire.

Et puis je sais pas. Tout est tellement différent ici. Comme je savais pas trop comment m’y prendre, je me suis posée contre un sequoia, et j’ai attendu encore. Et comme tout était si calme, et qu’en ce moment, pour moi, le temps est distendu tellement que j’en ai, je me suis endormie.

Enfin, je crois. Parce que dans mon rêve, j’étais dans la clairière. Et devant moi, il y avait une vingtaine de nains qui bruissaient de toutes leurs branches. Je sais pas comment dire autrement. C’était des formes de troncs, avec des bras pleins d’écorces, des yeux de mousse, des barbes de feuilles et des oreilles, on aurait dit des amadouviers. Sur leurs pieds, il y avait des chenilles qui se baladaient, et sur leurs cheveux, des oiseaux faisaient leurs nids. Et voilà ce qu’on s’est dit, à peu près :

-Tu es venue pour nous prendre avec toi.
-Euh…
-Ce n’est pas une question. Tu es venue pour nous prendre avec toi. Pourquoi ? Nous sommes chez nous, ici.
-Eh bien…
-Si tu nous prends avec toi par la force, nous coulerons avec toi.
-Nous regagnerons en volant la terre de nos ancêtres.
-Nous retrouverons la paix.
-La maison.
-L’archipel.
-Le point zéro.
-Les gars, j’ai jamais voulu vous brusquer… je savais même pas que je pouvais vous brusquer à vrai dire…
-Tu pensais que nous étions des bûches tranchées ?
-Des objets vides ?
-Que l’archipel vivait sans vivants ?
-De la matière première bonne à couper et monnayer ?
-Pour être honnête… même si je me trouve un peu con, là… oui.
-Alors pourquoi ne pas prendre le bois d’ailleurs ?
-Plus simple.
-Moins cher.
-Moins dangereux.
-C’est symbolique… ça a été important pour moi, l’archipel. J’avais envie qu’il continue de m’accompagner. Quelque chose comme ça. Et donner une chance à ceux qui en ont besoin de le rencontrer, et d’y vivre un peu...
-L’archipel est ouvert.
-Tous peuvent venir.
-Pourquoi ne pas rester, toi ?
-Nous t’avons accueillie.
-Nourrie.
-Protégée.
-Surveillée.
-Aimée.
-Parce que j’ai besoin… d’initier quelque chose. D’aller porter quelque chose de bien. Pas juste de profiter. Et aussi parce que je crois que l’Archipel, s’il n’y a que lui à incarner tout ça, il finira par sombrer.
-Disparaître ?
-Jamais !
-Pourquoi ?
-Pardon ?
-Les choses bougent beaucoup en ce moment, du côté du monde. La différence est traquée. La plus petite insoumission peut coûter un raid de bleus avec ce qu’il faut de flingues, de torches et de haches. Je ne veux pas que vous disparaissiez. Je veux que vous vous étendiez. Que la Route devienne une forêt immense, d’île en île. C’est pour ça que je vous veux à mes côtés. J’y arriverai pas sans vous.
-Pas sans nous…
-Disparaître…
-La forêt immense…
-D’île en île, exister, pousser, fleurir…
-Noblesse…
-Réfléchir…

Et là dessus, je me suis retrouvée debout, comme avant que j’aille me poser contre le sequoia. Depuis, je bois de nouveau du maté toute la journée avec la Sans-Nom. Elle me dit d’attendre, entre deux lessives qu’on fait au ruisseau et trois baumes anti-furoncles préparés. Et elle sourit. Je ne sais vraiment, vraiment pas quoi en penser…

Je t’embrasse, Henry. Passe le bonjour à Bermudes. Je passerai te voir dès que tu seras remis et de retour sur la Route.

A bientôt,

Serena.


Dernière édition par Serena Porteflamme le Ven 16 Juil 2021 - 15:05, édité 1 fois
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Les jours ont passés, puis les mois. Souvent, je suis retournée zoner dans la clairière où j’avais cru voir les arbres se presser autour de moi, et les entendre m’engueuler. Puis discuter. Un paquet de fois, je me suis dit que la Sans-Nom m’avait joué un tour, qu’elle avait du me faire boire un truc pas bien net dans sa tisane en espérant bien rigoler à la fin. Mais à chaque fois que je lui demande, que j’insiste, que je la menace, même, elle me dit toujours pareil, toujours avec le même sérieux.

-Ce n’est plus de mon ressort. Ce sont eux qui décident. Il faut attendre. Ce sont des êtres de bois. Ils prennent leur temps. Si tu es si impatiente, vas-t’en.

Alors, bon. Je reste avec la Sans-Nom, je bois du maté, j’arrose des plants de tomates, j’écrase des baies et des plantes dans de la graisse de blaireau, je passe le balais, je médite sous la lune, je me promène dans les bois, je me pose dans la clairière (souvent, je m’y endors), je regarde la pluie tomber sur les fraises des bois grosses comme le poing qui commencent à mûrir, je profite de la lumière douce des luminous et des couleurs vives des grands eucalyptus arc-en-ciel, je fuis les courses de wavers et les chantiers qui coupent allègrement du bois, en me disant que les charpentiers qui le travailleront auront des durillons aux mains, que les bateaux qui en ressortiront ne flotteraient jamais vraiment, et que les armes sculptées dedans éclateront à la tronche de ceux qui tireront avec, et des fois, je vais même me foutre à l’eau avec les ex-collègues de la marine (enfin, façon de parler, depuis la malédiction, je le fais avec des brassards et je ressors dès que je commence à baver. Mais difficile de perdre complètement l'envie du contact de la mer). Ici, pour eux, c’est la plage, le soleil, la patience. J’apprends avec eux. Des fois, c’est long ; mais souvent, je me marre bien.

Et puis un soir, je me suis endormie tranquille, sur mon lit de paille, chez la Sans-Nom. J’ai le sommeil lourd depuis que je suis de retour sur l’archipel. Mais là, j’ai fait un rêve bizarre. Inhabituel en fait. Il y avait de nouveau la clairière, les hommes-forêt avec leurs craquements, leurs yeux de bois, leurs bras-fougères, leurs pieds de lierre, leurs visages dévorés par la mousse et leur cortège d’oiseaux et de vers qui leur servaient de vêtements.

-C’est fait.
-La longue discussion…
-Les conditions…
-L’accord…
-C’est trouvé.
-Il va falloir agir…
-Le temps va manquer…
-Le vertige…
-Il faut que ça s’arrête.
-Les courses…
-Les coupeurs de bois…
-La liquidation…
-Emmène nous loin.
-Aide nos frères…
-Plus de bûcherons…
-Pas à vendre…
-Arrête les et emmène nous !

J’essayais bien d’en placer une mais j’avais un énorme champignon dans la bouche, que je pouvais ni avaler, ni cracher. Alors j’écoutais en devinant comme je pouvais. Et quand ils ont arrêté de parler, ils m’ont encerclée, et serrée, serrée avec leurs corps d’écorce et leurs doigts au bout desquels des fleurs et des bourgeons pointaient. J’ai couru dans la clairière. J’ai tourné, tourné, attendu un moment, essayé de méditer. Et puis, j’ai trouvé quelque chose.

Derrière une souche, il y avait une grande plante, comme un liseron gigantesque, qui avait emprisonné un type habillé comme un pilote de waver. Vraiment bizarre. Il avait l’air juste endormi. Il respirait. Il devait être venu jusqu’ici pour faire la sieste. Il arriverait jamais à s’en dépêtrer tout seul.

J’ai réfléchi une petite minute, et je l’ai secoué. J’ai choisi de prendre tout ce qui m’arrivait sur l’archipel au sérieux. J’ai une porté d’entrée dans le monde étrange des paris, des courses et du business. Je vais l’utiliser. Pour tout plomber de l’intérieur. Pour foutre le maximum de bûcherons et de spéculateurs dehors. Et pour pouvoir naviguer à bord d’un grand bateau-monde qui brille dans la nuit et qui fait rêver d’aventures qui sentent pas le sang, la soumission et les uniformes bien repassés.
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