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la traversé des montagnes

Le royaume de Bliss était l’un des plus grands états membre du gouvernement mondial. L’île sur laquelle il se trouvait était la plus grande, et de loin, de tout South Blue : deux royaumes s’en disputaient la domination, chacun de ces deux colosses rendant n’importe quel autre partie de ce quart du monde négligeable en comparaison, au point que certains penseur réfléchissait à donner à cet endroit le statut unique de « continent ». Mais comme la plupart des élites vivaient sur Red Line, le seul continent actuellement reconnu, il était peu probable qu’un titre similaire lui soit jamais accordé. Après tout, chacun veut garder ce qui le rend unique. De toute façon, même dans ces mesures, Red Line restait immense.

Sur cette moitié de pseudo-continent, donc, se tenait le royaume de Bliss, longtemps champion incontesté de la construction navale. Cet état de fait avait depuis longtemps conduit les habitants à se concentrer dans la mégapole tentaculaire et cœur économique et politique de l’endroit qu’était la capitale. Le chantier avait pendant des siècles fait plier l’île et l’île avait nourri le chantier de son travail, de ses talents et de son sang. Dans un large rayon autour de ce monstre avide, tout n’existait que pour la nourrir. Des réseaux de fermes, d’élevages et de paysans en formaient la première ligne tandis que, plus loin, des exploitations de bois, de pierre et de métaux plus sporadiques, la plupart de ces matières premières arrivant par la mer. En s’éloignant encore, on finissait enfin par tomber sur d’autres villes qui existaient que pour elle-même, et non plus pour servir la bête. C’était là de petites bourgades qui atteignaient difficilement quelques milliers d’âmes. Eloignées physiquement du pouvoir autant que de ses intérêts, l’endroit avait eu à plusieurs reprises dans son histoire subis de profondes incursions de pillards en tout genre.

En réponse, les villes s’étaient resserrées et fortifiées. Qu’un voleur entre dans l’enceinte, il y était piégé. Qu’une bande se présente aux portes, elle devait être prête à en tenir le siège. Les enceintes de pierres et de bois faisaient, depuis plus de trois générations, un travail d’intimidation des plus efficace. Ces hommes des petites villes ne connaissaient bien souvent des bandits que ce que leur en avaient raconté leurs grands-parents. Dans les greniers et les râteliers des tours de garde, les lames avaient perdu leur fil face aux assauts infinis de la rouille et les arcs même, qui avaient fait perdre le sommeil à plus d’un téméraire, avaient aujourd’hui des cordes détendues.

Mais les hommes de la troisième couronne n’étaient pas les seuls à perdre de leur superbe. Depuis plusieurs années maintenant, les chantiers de la capitale perdaient lentement en vitesse, dépassés par la compétition et par le temps. Le pays de Bliss tout entier entrait lentement dans la deuxième partie de la descente de son apogée : celle qui montre au monde que les problèmes ne sont pas de simples revers mais que la gloire s’en était allé, ne laissant que des arcs de triomphe recouverts d’une fine couche d’or. Arrivé à ce point de son histoire, un pays ne pouvait que sombrer, plus au moins rapidement, jusqu’à ce que le peuple lui-même ne puisse plus refuser de voir l’évidence quand l’édifice commencerait à s’effondrer tout entier. Il ne resterait alors comme option que de tout reconstruire, ou de partir vers un meilleur ailleurs.

Ewen n’était pas une fine politique et encore moins une maitre historienne. Mais elle savait écouter, et voir. Et, sur sa route à travers les landes, elle avait parlé avec les hommes, écoutée les femmes, accompagnée les plus jeunes à la chasse. Tous les maîtres voleurs savaient inspirer la confiance par leur seule présence aussi les gens finissait-il toujours par leur en dire plus que ce qu’il voulait. Et bien souvent, pour qui savait lire les corps et les silences, bien plus que ce qu’ils ne pensaient avoir dit. Elle n’était pas de ces derniers mais, même ainsi, avait appris beaucoup sur l’endroit.

Si elle était assez certaine de la qualité de ses observations sur l’état actuel du royaume, ses conclusions étaient plus branlantes, se reposant principalement sur son intuition et le peu dont elle se rappelait de ses cours d’histoire. Beaucoup de spéculation mais peu de certitudes, donc.

Cette étape de son voyage s’achevait bientôt alors que les contreforts des montagnes qui formaient la deuxième couronne étendaient leur ombre sur les villages qu’elle traversait. Le paysage s’escarpait rapidement et elle allait devoir compter sur une carte qu’elle avait récupérée, pour une fois de manière légale, pour se diriger et trouver les cols sans attendre d’être au sommet des monts déchiquetés pour voir le chemin qu’elle aurait pu prendre.
En fait, les gens des steppes n’étaient pas souvent riches, aussi s’était-elle abstenue de récupérer sur eux sa dîme de passage, vivant de son travail et de ses maigres économies ; elle avait somme toute vécu comme une aventurière classique. Dans les couronnes intérieures ou l’hospitalité était bien moins de mise, son travail ne serait plus suffisant et ses économies trop faibles pour la supporter. Riches ou pas, elle allait devoir reprendre les bonnes vieilles habitudes.
    Le chemin dans les collines qui formaient le contrefort de la couronne disparaissait rapidement. Les habitants des plaines, fier de leur indépendance, évitaient autant que possible de traverser les montagnes. Des routes existaient, bien sûr, mais la prochaine était à plusieurs jours de marche. Elle avait décidé de privilégier une direction plus directe, qui la faisait passer par cinq cols rapprochés en l’espace de ce qui devrait être deux jours avant d’atteindre le village de Cochem. De là, elle rejoindrait le réseau et il serait rapide de rejoindre la capitale.

    Ewen s’arrêta dans sa marche. Elle suivait depuis un moment une piste ouverte par des animaux locaux, peut-être ces fameux cochons sauvages dont elle avait entendu parler. Le problème ici n’était pas les animaux mais le fait que la déjà mince piste faisait un virage brutal, s’éloignant de la montagne et de son chemin. Avec un soupir, elle commença à repousser les branches de l’arbre devant elle et entrepris de s’avancer sous les feuilles, évitant tant bien que mal de s’accrocher dans les broussailles qui formaient un tapis régulier dans la forêt.
    Elle se saisit d’une branche, l’écartant de son chemin suffisamment pour ouvrir un mince intervalle dans lequel elle s’engouffra, se saisissant de la branche suivante comme appuis avant de passer sous les branchages entremêlés d’un arbuste. Le premier obstacle passé, elle s’offrit une seconde pour calmer son souffle puis alla cherche le tronc d’un noisetier un peu plus haut. Elle s’en servit alors comme point d’appui, se tractant le long de la pente recouverte de feuille pour aller chercher une racine qui lui servit d’ancrage suivant.

    Bouger ici était… étrange. Ewen était une enfant des villes, elle savait se déplacer dans des environnements encombrés, sur des surfaces verticales et sur des toits glissants. Mais les liens qu’on pouvait tracer entre les milieux urbains et forestiers s’arrêtaient là. Durant la première partie de son aventure, elle avait eu à se déplacer dans des bois, parfois à chasser dedans. Ça ne faisait aucune différence. Elle peinait à trouver des passages, glissait sans cesse sur des feuilles et autres mousse en essayant de grimper et devait sans cesse revenir à sa boussole pour voir où elle devait se diriger.

    Quand après un long moment de marche elle atteint le sommet des contreforts, elle entreprit de trouver un arbre sur lequel monter afin de se situer et d’estimer l’heure. L’escalade du lourd chêne sur lequel elle jeta son dévolu fut – paradoxalement- une promenade de santé. Les muscles et les mouvements qu’elle utilisait maintenant, elle ne s’en était pas servie durant la randonnée. Elle se sentait bouger avec précision et sans efforts, tant l’arbre n’était qu’un ensemble de prise de premier plan pour l’escalade. La sensation était rafraichissante.
    Dans un dernier mouvement, elle se hissa au niveau de la canopée, embrassant du regard le chemin parcouru. Ainsi que le soleil qui disparaissait derrière l’horizon. Elle avait estimé que cette étape lui prendrait trois heures, la journée y était passée.


    Elle redescendit de l’arbre, dépitée. Son plan voulait qu’elle descende jusqu’à un grand ruisseau entre les contreforts et les montagnes proprement dîtes puis de prendre le reste de la journée pour poser son camp avant de chasser, ce qui devrait lui permettre de manger correctement jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé la civilisation.
    Elle allait devoir faire sans les réserves, et possiblement finir à la lumière de la lune, mais elle irait jusqu’au bout. Elle commença la descente à un rythme plus soutenu. Sans l’effort de la montée ni le souci de tomber, la pente étant douce et les arbres nombreux, elle pouvait mieux avancer. Mieux ne voulait cependant pas dire bien et les nuages qu’elle pouvait apercevoir dans les troués se colorièrent lentement de rose, de rouge et d’orange.
    Sans qu’elle puisse le voir, le soleil passa derrière l’horizon, ne laissant comme seul éclairage la lumière qui allait se refléter sur le ciel, avant que celle-ci ne disparaisse inexorablement. Dans les profondeurs du ciel, la lune s’éveilla lentement, ajoutant sa lumière douce sur l’ensemble du paysage. Sous les arbres, Ewen comprenait lentement son erreur.

    Avancer à la lumière de la lune n’était pas un problème pour elle : marcher parmi les ombres était son quotidien, même si les arbres diluaient encore la faible lueur. L’environnement difficile était plus problématique, mais restait gérable. Elle avait fait bien pire. Un sourire lui vient alors qu’elle repensa à la course sur le toit du temple de la miséricorde, aux poutres pourries qui grinçaient à chaque pas et à la mousse gorgée d’eau par l’orage qui partait en lambeaux sous leurs pieds.
    Celui qui la suivait était plus grand, plus fort et plus rapide cette nuit-là. C’était ce qui lui avait permis de fuir. Le toit avait souffert à son passage à elle, mais cédé sous ses pas. Elle s’était senti libérée et invincible pendant un instant avant que le toit ne commence aussi à s’affaisser sous son pied.
    Mais ce n’était pas le souci du jour. Le souci, c’est qu’elle devait affronter tout ça alors que son ventre se tordait de faim. Pas la faim qui signalait qu’il était l’heure de prendre son goûter, celle qui te déchire le ventre par ce que tu n’as pas mangé de la journée et que le corps ne comprend pas ce qui se passe.
    Elle avait oublié cette sensation, et la retrouver, surtout dans ces conditions, n’était pas vraiment des retrouvailles heureuses. Le pire était de ne pas savoir combien de temps encore elle devait continuer avant d’atteindre son objectif. Il serait simple de s’arrêter maintenant, mais elle n’allait pas s’arrêter maintenant, surtout avec les arbres qui se resserraient. Elle commençait à entendre l’eau couler, mais impossible de dire à quelle distance. La végétation changeait rapidement, elle ne devait plus être loin et l’eau devait être…
    … Juste là. En dessous d’Ewen le torrent avançait paresseusement, passant par une série de petites cascades au milieu de large pierre à nues et entre lesquelles se trouvaient une dense végétation de plantes aquatiques.
    Le soulagement la gagna, la faim redevient plus supportable par le simple fait de savoir qu’elle serait bientôt soulagé. Elle posa son sac sur le sol avant de descendre dans le creux qu’avait formé le cours d’eau avant et se dirigea sans hésiter vers les plantes. Elle avait appris à en reconnaitre une comestible, qui aurait comme tâche d’apaiser sa faim pour ce soir.

    Sa vision rendue bicolore par l’obscurité, elle mit longtemps avant de trouver ce qu’elle chercher. Enfin, pour être exact, elle le trouva rapidement mais mit longtemps à le reconnaitre. Une fois la première herbe identifiée, trouver les autres lui fut bien plus aisé. Rincées dans l’eau courante, elles gardaient un goût de terre et d’écorce peu agréable, mais largement préférable à la faim qui les précédait.

    Ayant enfin fini, elle sentit la fatigue de la journée s’abattre sur elle et faire ployer ses épaules. Elle remonta péniblement à son sac en haut de la pente puis, sans avoir la force de chercher un bon endroit ou même d’enlever les pierres, sortie ses couvertures, s’enroula dedans et s’endormit, bercé par le bruit cyclique de l’eau.
      Sous le couvert de la nuit, deux biches s’approchèrent bientôt de l’eau, se désaltérant tranquillement puis, constatant le calme de l’endroit, restèrent manger les plantes tendres qui les entouraient. Rassasiées, elles finirent par repartir, passant à quelques mètres à peine de la jeune fille endormis sans la remarquer.
      Bien plus tard les oiseaux commencèrent à s’éveiller, s’ébrouant de leur sommeil avant de commencer leur journée, cherchant graines et insectes, d’abord dans un calme relatif puis, à mesure que les plus petits se réveillaient, de manière de plus en plus bruyante, s’appelant, se provoquant de leurs cris aiguës et, ultimement, réveillant la jeune fille.

      Courbaturé par la mauvaise qualité du matelas de feuille – et surtout des pierres qui se trouvaient dessous- elle commença sa journée par des étirements et une toilette dans l’eau du torrent qui fut fortement écourté par la température de l’eau. Elle sortit de l’eau en grelottant, délaissant dans un éclair de lucidité ses vêtements sur la berge, elle se précipita sur les couvertures et se frictionna avec, tentant de ramener de la chaleur dans ses doigts. Et avait senti que l’eau était froide, mais sans comprendre à quel point elle-même perdait de la chaleur.
      Et elle cassait encore une fois ses plans pour la journée sans le vouloir. Hors de question de rester immobile en étant passé si près de l’hypothermie alors qu’elle voulait se mettre à l’affût pour quelques heures afin de récupérer un peu de viande sur les animaux qui viendraient s’abreuver.

      Rangeant ses affaires avec efficacité, elle s’arrêta quelques instants pour cueillir à nouveau les racines qui avaient fait son repas le soir précédant avant de reprendre sa marche, entrant dans la montagne. Tout en commençant sa marche, elle avala difficilement ce maigre repas, encore moins appétissant à la lumière du jour et d’un estomac qui, à défaut d’être plein, ne criait pas famine.

      Sans s’en rendre compte, elle gagnait lentement en efficacité, avançant bien plus rapidement que la veille au travers du couvert des arbres. Le jour précédent, pour faire la distance qui séparait le sommet des contreforts de l’altitude de son campement elle avait mis 4 heures, il lui en fallut à peine plus de la moitié cette fois. La marche continua, lente et fastidieuse malgré ses progrès.
      Elle remarqua les changements en début d’après-midi : les arbres autour d’elle se transformèrent en l’espace de quelques centaines de mètres : les chênes et les érables qui formaient la couverture végétale disparurent au profit de conifères, tandis qu’au sol les buissons et les ronces se voyaient remplacé par un tapis d’épines, glissant mais uniforme. Sa progression en fut facilité.

      Midi semblait bien passé désormais et malgré ses tentatives de trouver du gibier au cours de la montée, elle n’avait rien vu. Quelques éclairs furtifs au travers du feuillage, des oiseaux divers qu’elle avait même fini par tenter de tuer, mais les rares qu’elle avait su suivre du regard pendant qu’elle sortait son arme, elle les avait raté misérablement.
      Dans son sac, plus précisément la petite poche du côté droit, il lui restait dernière ration de racine. La seule idée de devoir encore une fois les avaler sans accompagnement suffisait pour l’instant à lui couper tout appétit. Elle n’était pas sûre que ce soit une bonne nouvelle, mais la chose l’arrangeait dans l’immédiat.

      Les arbres avaient disparu. Il ne restait plus que des buissons épineux et une herbe rase. C’était la seule végétation qu’elle pouvait voir jusqu’aux sommets environnants. A mi-chemin du col, celle-ci même semblait disparaitre, ne laissant que la roche nue. Elle s’avança, surprise, dans ce paysage lunaire. La surprise et l’émerveillement pour cet environnement nouveau disparurent cependant rapidement, dévorés par la monotonie de la marche.
      Elle passa le col sans évènement particulier alors que le soleil commençait lentement à descendre. Elle entreprit de redescendre avec précaution, cherchant un point d’eau pour pouvoir passer la nuit : le prochain col se situait à une certaine distance et voyager dans le paysage découpé de ces roches ne s’annonçait pas rapide.

      La pente était raide et certaine pierres manquaient de stabilité, ne lui laissant que peu de temps pour regarder autre chose que ses pieds. Un pas prudent après l’autre, elle testa les pierres, cherchant la position la plus stable, parfois pour n’en trouver aucune. Peu désireuse de dévaler la pente, elle avait alors à tenter un autre chemin de descente quelques mètres plus loin, parfois quelques dizaines. Les cartes étaient bonnes et elle n’eut pas de problème, malgré l’absence de toute forme de chemin, à éviter les falaises et autres précipices.
      Au loin, le ciel se parait de couleurs pastel, reflétées par les nuages et les montagnes. La chose serait sans doute magnifique si le soleil ne lui arrivait pas directement dans les yeux, l’empêchant de bien voir son chemin. Heureusement, la pente tournait rapidement, lui permettant de ne plus avoir le soleil qu’en coin, ce qui restait gênant mais était tout de même bien plus navigable.
      Elle pouvait d’ailleurs voir en contrebas une cascade qui s’ouvrait en un trou d’eau avant de repartir en un mince filet qui…
      … Un chamois.

      Il y avait un chamois en bas. Encore trop loin pour espérer l’abattre, mais s’il ne la voyait pas, peut-être pourrait-elle s’approcher assez pour avoir une chance, juste une. Une chance qui, si elle arrivait à la prendre, réglerait sans doute ses problèmes de réserves de nourriture jusqu’à la fin de la traversée. Aussi lentement qu’elle le pût, elle retira son sac et le posa sur le sol pour en sortir son fusil. L’arme était démontée pour la marche et Ewen sursauta à chaque cliquètement du métal retrouvant sa place.
      Mais l’animal ne leur accorda pas la moindre attention et continua de boire. Elle prit son arme, laissa son sac, commença à descendre, un pas après l’autre. Tomber signifierait sûrement la fin de ses espoirs. Après un rapide coup d’œil en contrebas, elle ajouta intérieurement que la chose lui offrirait également une paire de fractures à coup sûr. Donc, elle ne tomberait pas. Elle avait beaucoup d’expérience dans le fait de ne pas tomber. Une expérience assez solide dans le fait de se casser la figure aussi, à vrai dire, mais l’un allait avec l’autre.
      Aucun chemin n’existait dans les montagnes, aussi avait-elle jusque-là écarté les petits cailloux avant de prendre appui sur les pierres plus lourdes du dessous jusqu’ici, sans trop y penser. Mais maintenant qu’elle redoutait le moindre bruit, les graviers devenaient une nuisance majeure : chaque pas devenait plus dur à assurer, et tout mouvement risquait d’envoyer dans le vide les éclats de roches, qui rebondissaient alors le long de la pente avec force bruit. Sa cible relevait alors systématiquement la tête tandis que la voyageuse s’immobilisait et, autant que possible, s’arrêtait de respirer. L’instant restait suspendu, puis la chèvre des montagnes retournait à son repos tandis que la chasseuse reprenait sa lente marche d’approche, avant se faire interrompre peu après par un nouveau cycle.

      Après avoir passé une dernière arrête qui lui avait coupé la vue, Ewen regarda, persuadé de trouver la place vide. Mais il était toujours là, inconscient de sa présence. Elle arma le fusil, visa lentement, commençant par la tête avant de se décider pour le corps. Le canon était lourd et elle eut besoin de plusieurs secondes pour se stabiliser. Elle coupa sa respiration, pressa la détente…

      La détonation explosa au cœur des montagnes, rebondissant sur les rochers et les falaises avant de revenir amplifiée et déformée. Le bruit continua de raisonner dans sa tête longtemps après qu’il se soit arrêté tandis que l’animal s’enfuyait, le flanc maculé de sang. Sans pouvoir tenir le rythme elle entrepris néanmoins de le suivre, le fusil à la main.
      Elle était une piètre tireuse et il ne servirait plus, la chasse était finie, dans un sens ou dans un autre. Mais elle s’était retrouvé dans assez de coupe gorge pour emporter son arme sans y réfléchir, alors même que le contexte était si différent que le réflexe n’avait plus le moindre sens.
      Dévalant la pente caillouteuse en direction de la trainé rouge, elle emporta avec elle de nombreuses pierres qui formèrent rapidement un torrent grondant autour de ses chevilles. Une pierre plus grosse que les autres rebondi pour aller frapper sa cheville, lui faisant rater un pas et l’envoyant dans la pente dans une course désespérée tandis qu’elle tentait de retrouver un semblant de contrôle, ce qu’elle finit par accomplir quelques 20 mètres plus bas.

      Sérieusement refroidit par l’incident, l’apprentie aventurière repris sa descente à un rythme plus raisonnable et, par conséquent, sans incident notable. Au bout de quelques minutes de marche elle put à nouveau voir le chamois. La bête gisait aux abords d’un petit plateau, morte. Emplie de soulagement à l’idée de pouvoir enfin prendre un vrai repas, elle finit de le rejoindre pour recouvrir la carcasse de pierre pour la protéger des charognards tout en observant les environs.
      Si les arbres ne montaient pas jusqu’ici, loin s’en fallait, les arbustes et autres buissons qui s’y trouvaient pouvait lui fournir une solide source de bois et quelques très minces ruisseaux lui offraient de l’eau douce. Ce serait un bon endroit pour faire un camp.
      Sa tâche accomplie, elle rejoignit une des sources pour fabriquer un petit barrage qui transforma rapidement le filet d’eau en un point suffisamment profond pour qu’elle puisse y remplir sa tasse. En tout cas, elle pourrait le faire quand elle l’aurait récupéré. Elle grimaça à se souvenir : ses affaires l’attendaient toujours dans les hauteurs, à bonne demi-heure de marche allez. Et sa volonté de marcher s’était envolée face à la perspective d’un repas. Mais son couteau était avec le reste, ne lui offrant que peu de choix.
        La question de la nourriture étant réglée, les jours suivant ne montrèrent d’autres défis que la marche elle-même. Les trois journées s’égrenèrent, lente et monotone, l’émerveillement premier de la découverte maintenant passé. Ewen avançait un pied, vérifiait où elle pouvait poser le prochain puis recommençait, et ce quinze heure par jour. Chaque nuit, elle s’écroulait près d’un cours d’eau, plus abondants de l’autre côté des montagnes, les jambes lourdes et les muscles douloureux. Elle prenait alors un long temps, rafraichissant ses membres endoloris dans l’onde, pour sortir de la transe dans laquelle la plaçait cette longue marche.
        Après cela elle mangeait, éclairé par la lumière des étoiles et d’un feu qu’elle ne se souvenait jamais d’avoir monté. Une fois terminé, épuisé, elle s’enroulait dans ses couvertures et sombrait dans le sommeil, se réveillant à l’aube pour repartir. La marche dévora tellement ses journées que quand, au milieu du 5e jour, elle rejoint un sentier des bucherons venant d’un village de la 2e couronne, elle aurait été incapable de dire si son voyage au milieu des montagnes avait commencé il y a une semaine ou un mois.

        Peu après avoir retrouvé la civilisation, elle retrouva les hommes. La jeune femme s’était assise sur une large pierre en bordure du chemin, la carte sortie pour tenter de déterminer le plus court chemin pour retrouver la grande route. Et accessoirement où est-ce qu’elle-même était. Se repérer quand on voyageait à l’échelle d’une chaine de montagne était une chose, mais il fallait désormais retrouver en précision. « La face est de l’Ardogna » ne suffisait plus vraiment pour se situer.
        Plongée dans ses réflexions, elle ne réagis que tardivement aux conversations et bruits de pas qui se rapprochaient. Mais il n’y avait de toute façon pas de réactions à avoir aussi se contenta-t-elle de regarder le groupe de bucherons passer. Son siège minéral était quelques mètres à l’intérieur du sous-bois et les hommes s’approchèrent sans la remarquer en retour, du moins jusqu’à ce qu’ils soient à quelques mètres d’elle, moment où l’un des hommes, un individu de taille assez impressionnante aux épaules carrés et aux nez tordus pour avoir été trop cassé, s’arrêta une seconde puis dit quelque chose qu’elle n’entendit pas à ses voisins pendant qu’il pointait du doigt dans sa direction. Ses cheveux ras luisaient de la même transpiration qui mouillait sa tunique et sa figure même semblait avoir été taillée au marteau. Elle embrassa le reste du groupe d’un rapide regard. Si les autres semblaient avoir échappé à ce qui était arrivé à son visage, ils partageaient en revanche tous la même carrure démesurée, la même démarche lourde. Et le même regard sur elle, qui semblait aussi généreux que celui qu’elle portait sur leur champion.
        Personne ne dit rien, les hommes passèrent et Ewen retourna à sa carte. Elle marcha à nouveau jusqu’au crépuscule et s’endormi dans une clairière, au bord de la route. Sa marche reprit le lendemain matin, facilité par les chemins de terre battue qui la menait vers sa destination. Au milieu de la matinée, elle croisa un campement déserté, elle y fit un détour pour récupérer quelques provisions plus mangeables que ces racines et plus fraiches que sa viande.

        A la mi-journée, elle avait passé les contreforts et entrait dans les grandes plaines. Elle marcha encore sur la route qui montrait de plus en plus de trace de passage. Bientôt, elle marchait aux côtés d’une personne. Bientôt elles furent dix, marchant tous vers la ville dont les plus hauts sommets se dessinaient lentement à l’horizon. La nuit tomba sans qu’elle ne la remarque et elle était à nouveau seule, tous s’étant arrêté dans des auberges sur le chemin. Le soleil avait disparu, mais la lune éclairait encore son chemin. Comme elle l’avait toujours fait. Alors elle marcha encore, jusqu’à finalement passer les portes de la ville quelques heures avant l’aube.