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Premier contrat - Yoruld le mal-aimé

Il doit être vingt heure, peut-être vingt et une, et Vesel attend que le temps passe, ennuyé au possible. Cela fait un peu plus d’un mois qu’il possède sa carte de Chasseur de prime. Contrairement à ce qu’il a cru – enfin, cru… – la criminalité est loin d’avoir explosé à Jalabert.
Comprenez bien : il n’est pas stupide au point de croire que la cité des savants allait devenir un repère des pires criminels de North Blue. Loin. De. Là.
Il espérait juste que, sous le coup du destin, un pirate un peu trop zélé apparaîtrait, qu’un Marine un peu trop bête trahirait les siens, ou même qu’un civil un peu trop fort mettrait une gifle à un officiel ! Rien de bien fou, juste assez pour pimenter son existence de chasseur de prime fraîchement arrivé sur le marché.
Mais non, il ne se passe rien. Rien de rien.
Les étudiants étudient, les professeurs professent et les ennuyés s’ennuient.
Alors Veselje observe son verre non sans une certaine lassitude. Comme il n’ose même plus retourner à son ancien lieu de travail, la Froiderie, il se trouve relégué à arpenter des échoppes à la qualité douteuse et à la clientèle misérable. Le vin n’est pas bon ici. Les cocktails non plus.
Ce qu’il a devant lui, c’est un genre de bière blonde – les moins goûtues normalement – qui lui laisse un arrière-goût d’envie de suicide à chaque fois qu’il en prend une lampée.

Il finit par abandonner son verre, laisse le compte directement sur le comptoir et sort du bar. Il a la même question qui tourne en boucle dans son esprit depuis une semaine : comment trouver des problèmes ? N’y a-t-il réellement que de bonnes âmes à Jalabert ?
C’est impossible. Absolument impossible.
Le jeune chasseur regarde vers le ciel nocturne qui, sans nuage, dévoile des myriades d’étoiles comme on en voit que dans le nord.
« Putain… »

Vesel’ remonte sa capuche sur sa tête et croise les bras tout en rentrant vers chez lui. Si cela continue ainsi, il devra sûrement reprendre un travail alimentaire pour maintenir ses économies à un niveau acceptable. Et, vous vous en doutez, l’idée ne lui plaît pas.
Pas le moins du monde. Ce serait comme faire trois pas en arrière et il n’oserait plus jamais regarder Maître Levilia dans les yeux si d’aventure il la recroisait un jour.
Il fronce les sourcils à cette idée, la chasse de son esprit avant qu’elle ne puisse réellement y éclore. Il reverra Maître Levilia, dût-il se couper un doigt pour cela. Tsss… Lui qui espérait un peu plus de liberté en devenant chasseur se trouve plus limité encore que lorsqu’il ne faisait que shaker des alcools et couler des pressions.
« Oh oui, j’ai l’air tellement sérieux quand j’ai les sourcils froncés ! Un vrai adulte, comme ma mère ! »

La voix d’homme, juste derrière Vesel’, le surprend. La tension explose en lui.
D’un mouvement fluide, il pivote sur ses appuis et dégaine son bâton pour frapper l’homme au niveau du plexus. Il ne veut pas faire mal, seulement repousser.
Il s’arrête lorsqu’il réalise que le rouquin barbu devant lui, mains en l’air, grand sourire et yeux rieurs n’est autre que Boris Hladno, un éminent professeur de l’académie de Jalabert et, accessoirement, son père.
Boris approche du bâton et le touche du buste.
« Tu m’as touché, j’ai perdu !
Papa je… »

Vesel’ va pour s’excuser, mais son père ne lui en laisse pas l’occasion et se met à chercher dans les poches intérieures de son manteau de velours bordeaux.
« Je t’ai trouvé un travail mon fils ! » Le jeune chasseur fronce les sourcils, va pour rétorquer qu’il ne veut plus être barman… « HA ! » Boris sort une feuille pliée de son manteau et la tend à son fils, son regard d’or empli d’autant d’étoiles que le ciel. « C’est nouveau, ça vient de sortir.
Tu sais que… »

Mais face au sourire de son père, Vesel’ ne peut que soupirer, clipser son bâton aux attaches dans son dos et se saisir de ce qu’il croit être une petite annonce pour la déplier… La première chose qu’il lit est une succession de zéros.
Il lève les yeux en direction de son père.
« Papa, tu…
On a reçu ça à l’académie pour nous mettre en garde et… »

Boris s’interrompt. Vesel’ ne l’écoute pas : il détaille l’avis de recherche d’un certain Yoruld le mal-aimé, un homme laid comme un pou couvert de crasse et de pustules. La prime n’est pas très élevée – un petit million de berries – mais c’est la première qu’il tient entre ses mains depuis qu’il est officiellement chasseur.
« Qu’est-ce qu’ils t’ont dit d’autre ?
Eh bien…
Papa ! » Vesel’ se reprend : le ton est peut-être un poil trop impérieux. Il inspire, fixe son père avec conviction. « S’il te plaît, dis-m'en plus.
D’accord, d’accord. Tout ce que l’on nous a dit, c’est que ce Yoruld aurait la fâcheuse manie de tomber amoureux de femmes mariées et, lorsqu’elles lui disent non, de tuer leurs époux.
Tu sais comment il procède ? Est-ce que c’est un combattant ? Il les empoisonne ? Il…
Calme-toi Vesel, je suis juste un professeur. Tout ce que je sais, c’est qu’il traîne à Bocande et qu’il fuit les autorités locales en fuyant vers les bois. Rien de plus.
Ah… » La déception se lit sur Vesel’, il aurait aimé en savoir le plus possible tout de suite pour évaluer sa proie et imaginer des plans d’action. Il sait au moins que c’est un fuyard, donc un vrai faible. « Bon, c’est déjà ça, merci P’pa !
Qui t’a dit que j’avais fini ?
Hein ?
Tiens. Attends je l’ai perdu. »

Vesel observe alors son père chercher de nouveau dans l’intérieur de son manteau, puis l’extérieur, puis son pantalon, puis de nouveau l’intérieur avant d’en sortir un billet rectangulaire.
« Tu pars demain matin à 6h pour Bocande. Je t’ai pris un billet de Winterblade. » Et Vesel’ se jette dans les bras de son père. Il n’aurait jamais pu s’attendre à un tel soutien de celui qui s’opposait le plus à son choix de carrière. Son père, comme s’il lisait dans ses esprits, ajoute : « C’est tout ce que je peux faire pour toi. Montre-moi que j’ai bien fait de demander à Levilia de s’occuper de toi. »

L’étreinte dure quelques secondes de plus avant que Vesel’ ne lâche son père. Il inspire, se tient aussi droit que son bâton de combat : « Je ne te décevrai pas ! » avant  de partir en courant vers l’intérieur de la maison.
Il salue sa mère qui, penchée sur un coquillage bleu et jaune, grommelle qu’on ne crie pas dans une maison où des scientifiques sont en pleine étude. Mais Veselje ne l’a pas entendue. Il a gravi les marches de l’escalier quatre par quatre pour préparer ses affaires : demain commencera la traque.
Demain commencera sa vie.

    « Le train pour Bocande est sur le point de démarrer. » La voix féminine préenregistrée sonne dans toute la gare et Vesel court, à bout de souffle. « Veuillez vous éloigner des quais.
    Putaiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin. »

    Il s’est réveillé un peu trop tard, si bien qu’il court depuis chez lui. Il n’a pas pris de petit-déjeuner. Il a failli oublier son bâton. Il y est pourtant presque : quelques mètres tout au plus. « Dégagez ! » Son hurlement lui arrache un peu plus les poumons, mais parvient à scinder les quelques badauds qui ne l’ont pas vu.
    Il sert son sac contre son torse, déclipse son bâton pour faire de même et plonge entre les portes du train. Il se roule en boule, espère amortir la chute, mais le choc avec la porte d’en face lui coupe souffle.
    Il est donc là, les jambes en l’air et la tête contre le sol, épuisé à seulement six heure du matin, et des membres de la police de fer se massent autour de lui. Deux sont en retrait, ils portent des masques d’oiseaux couverts d’ondes jaunes, le troisième – probablement leur chef – s’avance vers Vesel jusqu’à le surplomber.
    Il porte une cape beige et un masque de chien aux ondes bleues. Le temps d’une seconde, la signification de ces masques interpelle Vesel : s’agit-il d’une indication quant à leurs compétences ? Leur grade ? Il n’a guère l’occasion de plus réfléchir :
    « Veuillez décliner votre identité et me montrer votre ticket. » La voix est dure, mais on y sent une fatigue certaine. L’homme doit-être en service depuis un moment.

    Vesel soupire, lâche son bâton et son sac avant de s’asseoir en tailleur. Il s’assure que ses mouvements soient lents et bien visibles.
    « Veselje Hladno, chasseur de prime. » Il entame de fouiller son sac et le chef, d’un bref mouvement de poignet, interdit à ses subalternes de faire quoi que ce soit. Une petite minute plus tard, Vesel lui tend sa carte et son billet. « Les voici. »

    L’homme s’en empare, effectue quelques aller-retour du regard entre la carte et le chasseur. Comme elle est récente, le doute n’est pas permis. Il lui tend donc la main droite pour l’aider à se relever. Vesel accepte cette aide pour montrer patte blanche.
    « Tout est en ordre. » Les documents sont rendus au chasseur. « Veuillez nous excuser pour cet accueil, M. Hladno.
    Appelez-moi Vesel’, je suis trop jeune pour un monsieur. » Un léger rire attendri s’échappe des policiers. Ils vont pour partir, Vesel’ enchaîne : leur comportement leur semble trop tendu pour un début de trajet. « Dites-moi, il y a un problème ? »

    Le silence qui suit n’est pas long, mais particulièrement lourd.
    « Rien de plus que d’habitude. Des bandits à tuer en plein milieu du trajet, des arrêts inopportuns, le blizzard de décembre… »

    Vesel’ fronce les sourcils, peu crédule. Il n’a plus confiance dans les forces de l’ordre depuis un moment… Mais ceux-là n’essayent même pas de cacher qu’ils mentent ou, pire, qu’ils ne savent pas ce qu’il se passe. Tant pis.
    « Très bien. » Vesel hoche la tête, ramasse ses affaires. « Dans ce cas, je vais retourner à ma place, officier…
    Officier Reslt.
    Je m’en remets à vous. »

    L’échange ne va pas plus loin et, comme il leur a dit, Vesel se dirige immédiatement à son siège, trois wagons plus loin. Les autres officiers qu’il croise – et qu’il salue systématiquement d’un hochement de tête – semblent aussi tendus que les trois qui l’ont accueilli dans le train.
    Il se passe quelque chose, notre chasseur en est persuadé… Mais si un gradé n’a rien voulu lui dire, alors il est probable que les autres n’en feront rien. Et puis il n’a pas que ça à faire. Il faut qu’il se concentre, peut-être même qu’il trouve des informations sur Yoruld dès cet instant. Vesel observe la steppe défiler quelques instants de plus avant de se remettre en mouvement.
    Oui, les fauteuils en pseudovelours sont confortables, oui la quasi-absence de passagers dans son wagon est idéale pour penser… Mais à bien y réfléchir, Vesel ne sait rien de plus sur Yoruld que ce qu’a pu lui dire son père la veille : pas grand-chose, donc.

    Il commence par se diriger vers le wagon-restaurant avant d’avoir une idée. Il scrute brièvement autour de lui, voit un policier sortir des toilettes. Parfait.
    « Excusez-moi ! »

    L’agent se tourne – masque d’ours, ondes vertes. Immense. – et penche la tête sur le côté.
    « Oui ? » Homme ou femme, Vesel ne saurait le dire, mais il perçoit une réelle vitalité dans cette voix. « Que puis-je faire pour vous ?
    C’est assez simple, je suis en route pour Bocande pour traquer un certain Yoruld le mal-aimé. » Vesel fouille son sac pour en sortir l’avis de recherche. « Et j’aimerais savoir si vous, ou l’un de vos collègues, étiez du coin ou auriez des informations intéressantes sur lui ou la ville. »

    L’officier prend l’affiche, demande à Vesel s’il en sait plus. Le chasseur raconte donc tout ce qu’il sait : les meurtres d’époux et la fuite dans les bois environnants.
    « Cela fait longtemps que je ne suis plus rentré sur Bocande, mais il y a deux ou trois petites choses qui pourraient vous être utiles.
    Attendez un instant. » Vesel fouille de nouveau son sac, en sort un carnet et un stylo. « Je vous écoute.
    Déjà, savez-vous où loger ?
    Non.
    Alors, allez à la Bûche fendue au nord de la ville. Ce n’est pas un palace, mais la bière n’est pas mauvaise. »

    Il enchaîne ensuite : il existe aux alentours de la cité une flopée de vieilles cabanes de bûcherons abandonnées, car tout le bois y a été coupé. Peut-être qu’y jeter un œil pourrait être une bonne idée, même si les autorités sur place l’ont probablement déjà fait.
    Il donne également au chasseur un nom : Levas Erkil, un ami qui s’était engagé dans la marine une vingtaine d’années plus tôt. L’agent n’est pas sûr qu’il soit encore à Bocante, mais si c’est le cas, il pourra certainement l’aider.
    « Et vous ê…
    Ilda, retourne à ton poste. »

    Vesel et Ilda se tournent, tombent sur l’officier Relst qui remonte le wagon dans leur direction. La femme se tend instamment et hoche la tête.
    « Oui monsieur, pardonnez-moi monsieur ! » Elle se tourne de nouveau vers Vesel. « Veuillez m’excuser.
    Il n’y a aucun problème. »

    Et elle part en direction de l’officier. Lorsqu’ils se croisent, Vesel croit entendre un bref échange de paroles, mais la sirène du Winterblade l’empêche de discerner le moindre mot. Il soupire, reprend sa marche vers le wagon restaurant.
    Il s’installe directement au comptoir et, tandis qu’il commande un café long et deux tartines de confiture :
    « Veuillez ne pas distraire mes hommes lorsqu’ils travaillent, chasseur. »

    La voix de l’officier est sèche, le ton du dernier mot presque insultant… Une vague de mépris remonte dans la gorge de Vesel : ainsi lui aussi est de ceux qui croient de leur fonction les élève au-dessus de la masse.
    « Vous ne m’y reprendrez plus. »

    L’officier s’éloigne, les tartines arrivent et Vesel repense à ce que lui a dit Ilda : les cabanes abandonnées et Levas Erkil. Il sort alors la carte de Bocande qu’il a pris avec lui et entame de l’examiner.
    Cela lui prendra une belle partie du trajet.
      La majorité du trajet, quelques heures tout au plus, Vesel l’a passée à étudier la carte de la cité. Il ne sait pas où ont eu lieu les crimes – aucun serveur ou cuisinier n’est de Bocande, hélas – mais il a pu déterminer les grands axes de la ville, les quartiers bourrés de ruelles en tout genre et les voies d’accès les plus évidentes vers l’extérieur de la cité.
      Ça n’est pas suffisant, il en a bien conscience… Mais que faire de plus ?
      Lorsqu’Ilda est passée par le wagon restaurant au milieu du passage, elle était suivie de près par l’officier et ces deux empiaffés du matin. Inutile, donc, de lui demander quoi que ce soit.
      « Le train arrivera en station dans moins de dix minutes, les passagers sont priés de rassembler leurs affaires. »

      Vesel règle rapidement sa note, se lève et s’étire. Ses muscles le tirent dans le dos, les jambes… Mais il n’a pas prévu de chasser dès son arrivée. Il va repérer, d’abord, comme lui ont appris les clans nomades et Maître Levilia lors de leurs grandes échappées.
      « Merci pour tout ! »

      Il dépose un léger pourboire avant de se diriger à la porte de sortie la plus proche. Les alentours de Bocande, en cette saison, ne sont que glace et souche givrée. L’exploitation du bois tient le royaume en vie et réchauffe les foyers de chaque cité. Pour combien de temps, Vesel n’en sait rien.
      Mais les nomades des steppes sont clairs : trop d’hommes demandent trop au monde qui les entoure. Ils en ont la certitude et, comme ils sont les seuls à sembler faire attention aux leurs, Vesel aussi.
      Le train s’arrête bientôt et les portes s’ouvrent, accompagnées par la voix de la gare.
      « Bienvenue à Bocande, voyageur. Venez essayer notre bierraubeur, la plus fameuse de North Blue ! »

      L’idée tente largement le chasseur, mais il décide de se diriger en premier lieu vers l’auberge conseillée par Ilda. Le nord, donc.
      Bien qu’il ne soit que quinze ou seize heures, l’ambiance à Bocande n’est absolument pas la même qu’à Jalabert, et Vesel le sent tout en progressant dans la cité des producteurs. Ici les gens sont plus épais, et pas seulement de graisse. La force d’âme et de corps de ceux qui cultivent la glace se voit à leur démarche fière et sans détour, s’entend dans les rires qui explosent de l’intérieur des pubs.
      Le chasseur ne peut s’empêcher de sourire : il ne voit que peu de gens en train de courir vers un labo, volumes et autres nouveautés sous le bras. Non, ici ils ont le pain du soir, ils rentrent du travail le corps épuisé, mais le regard rieur. Les pubs vont se remplir : en ancien barman, le chasseur sent l’ambiance qui, déjà dans les rues, s’alcoolise.
      Les gens se retrouvent devant des enseignes, s’embrassent et pénètrent l’antre des dieux de l’ivresse.

      Vesel presse le pas : il ne veut pas manquer le début de ces festivités sans raison, quand les bières entameront d’altérer les cœurs des hommes et le regard des femmes, quand les passions se déchaîneront… Quand Yoruld cherchera la femme de sa prochaine victime.

      Il ne faut pas quinze minutes de plus pour que Vesel arrive devant l’immense devanture de la Bûche fendue. Le bâtiment, en angle de rue, monte sur quatre étages, dont la majorité des volets sont déjà ouverts.
      Il y a du monde, c’est une bonne chose. Il y aura sûrement des informations à glaner.
      Vesel approche donc de la porte, la pousse et c’est une vague de bonne humeur qui le cueille dès son premier pas. La salle principale est encore vide de clients, mais les employés s’agitent dans toutes les directions, certainement pour préparer le service du soir.
      Certains nettoient, d’autres s’occupent du réassort, d’autres encore se font hurler dessus dans les cuisines.
      Vesel les observe un instant. La salle doit pouvoir accueillir une soixantaine de personnes assises, le double debout. Une porte battante donne sur les cuisines, une autre, à l’opposée, sur les toilettes. LA majorité des sièges, des tabourets, sont en bois brut, de même que de nombreuses tables et meubles. Le confort n’est peut-être pas optimal, mais le cachet y est et…
      « J’peux t’aider minot ? »

      Vesel se tourne pour trouver la source de la voix, un homme épais comme une barrique de vin derrière un comptoir. Il a les dents en or, le regard légèrement fou et les mains occupées à essuyer d’épaisses choppes en bois poli.
      « Bah alors, t’es muet ?
      Non, non. Je cherche une chambre pour les jours à venir.
      Tu visites ?
      Non. » Vesel sort de son manteau sa carte de chasseur et la montre à l’homme. « Je suis là pour le travail. »

      L’homme fronce les sourcils avant d’exploser d’un rire gras.
      « Bwahaha ! J’savais pas qu’ils prenaient des puceaux chez les chasseurs ! Bwahahahaha ! T’es seul ? »
      Vesel ne répond pas, renfrogné.
      « Oh ça va ! J’connais des adresses pour régler ton pucelage si c’est que ça ! Hahaha ! Du coup, t’es seul ?
      Oui.
      Parfait ! Bon, monter au deuxième poser tes affaires, chambre 17. » Il lui envoie une clef pendue sous le comptoir. « T’auras pas la meilleure bière de la cité en redescendant, mais elle est offerte par la maison ! Pas mal, non ? »

      Vesel attrape la clef en vol et, dans un quart de sourire, lâche un : « Mouais, c’est pas mal. » puis s’éloigne vers les escaliers. Deuxième étage, chambre 17. Il croise, sur le chemin, plusieurs employés encore en train de nettoyer les couloirs et changer des draps.
      Les fêtes de fin d’année approchent à grands pas et il n’y aura bientôt plus de temps pour cela. Il faudra seulement contenter les soiffards et affamés.

      Il pénètre rapidement dans sa chambre, un espace modeste, mais agencé chaleureusement. Lit simple contre un mur, table de chevet et bureau. Une cruche et un verre sont disposés sur ce dernier.
      Deux étagères au-dessus du bureau sont couvertes de livres et d’un nécessaire à écriture, une armoire semble attendre les affaires du futur occupant. Les deux fenêtres donnent au nord, vers l’extérieur de la cité.
      Un rapide état des lieux révèle une petite salle d’eau au chasseur ainsi qu’un coffre, dont la clef est dans la serrure, dans un renfoncement sous le lit. Il met une partie de son argent dans le coffre ainsi qu’une copie de sa carte de chasseur, ferme la porte et prend la clef après avoir donné deux tours.
      Une douche d’un petit quart d’heure plus tard, il redescend vers la salle principale qui commence à se remplir de clients. Il ne leur a pas fallu bien longtemps pour affluer ici aussi.
      Vesel se dirige immédiatement vers le comptoir, où le patron l’attend d’un sourire doré.
      « Alors gamin, t’es venu traquer qui ?
      Yoruld le mal-aimé. »

      Le nom jette un froid dans le regard de l’aubergiste.
      « Tss… Le nouveau taré local ?
      Oui. Vous savez quelque chose ?
      Seulement qu’il s’en prend à des hommes mariés et donc que je ne risque rien.
      Jamais ma » La légère tristesse qui vient nimber les yeux de l’homme laisse en entendre à Vesel son erreur. Il ne peut néanmoins pas s’arrêter-là : « -rié…
      Si, mais le froid me l’a prise il y a longtemps. Alors j’suis tranquille. »

      L’homme sourit jaune avant de laisser Vesel seul devant sa bière et son manque de tact.
        C’est la soif qui réveille Vesel vers neuf ou dix heures du matin. La soif, le Winterblade qui tourne sous son crâne et cette sensation immonde d’avoir l’enfer et la fange du bout de ses lèvres au fond de son œsophage.
        « Merde… »

        Il entrouvre un œil et la violence – toute relative – des rayons matinaux le force à se blottir sous sa couette.
        Il sait qu’il a bu, mais… tant que ça ? Combien a-t-il enchaîné de pintes ? Quatre ? Peut-être cinq ? Comment… Cette foutue bièraubeurre a-t-elle pu venir aussi rapidement à bout d’un ancien barman ? Ça n’a aucune forme de sens ! C’est…
        Cette pensée, un peu trop forte, un peu trop vigoureuse, déchaîne une tempête dans le crâne du chasseur. Tant pis, cette matinée ne servira à rien.
        Il se rendort, se demande pourquoi son dos, ses poignets lui font mal.

        *

        Quelques heures ont passé et, bien que toujours vaseux, Vesel parait enfin dans la salle principale, sous les yeux amusés du patron et des employés. L’une d’entre eux, qui monte vers les étages, lui glisse un :
        « En voilà un qui nous a bien amusés hier soir. »

        Vesel fronce les sourcils en regardant la blonde passer. Elle lui fait un clin d’œil qu’il ne comprend pas, avant qu’un flash de la veille ne lui revienne. Il s’y voit complètement ivre, virevoltant d’une table à une autre en utilisant son bâton comme point d’appui.
        Des gens hurlent que le sol est de la lave et l’encouragent, mais, au troisième bond, il manque son appui et s’écrase contre une table… Voilà les douleurs dans le dos qui prennent sens.
        Le chasseur s’étire un instant avant de rejoindre le comptoir, où le tenancier, un sourire vicieux sur le visage, se saisit d’une pinte et se dirige vers ses tireuses.
        « Pitié non !
        Bwahahahahahahahahaha »

        L’homme abaisse le levier et s’est de l’eau qui s’en écoule dans un gargouillis cristallin. Vesel soupire de joie, rassuré au possible.
        « Alors gamin, tu te souviens d’hier ? »
        L’absence de réponse en est une suffisante.
        « Alors bon, j’vais pas te faire tout le descriptif, mais faut dire que tu t’es bien amusé. Et qu’tu nous as bien amusés aussi. » Il inspire, hurle : « Pas vrai les gars ? »
        Vesel se bouche les oreilles, trop tard.
        « OUAIS ! »
        Et les trompettes de l’apocalypse sonnent le glas de son bien-être crânien. Il inspire, boit la choppe d’une traite avant de la tendre au patron.
        « Il s’est passé des trucs intéressants ? Liés à la raison de ma venue ?
        Alors déjà, tu t’es excusé mille fois – au moins ! – de m’avoir fait parler de ma femme. » Vesel se cache le visage dans les mains, bien trop gêné par la situation. Qu’est-ce qui a bien pu lui prendre de se mettre dans un tel état ? Qu’est-ce qui… « Et tu as su où trouver l’homme que tu cherches ! »
        Vesel lève immédiatement les yeux : « Yoruld ? ». Il est incrédule. Comment a-t-il pu réussir un tel tour de force pour… Il comprend au regard du tavernier : « Ah… Levas Erkil ?
        Ouais ! Celui-là même. Tu m’as d’mandé te filer un papier pour noter, mais c’était immonde. » L’homme tend le pouce derrière, montre un bout de papier grossièrement couvert de tentatives d’écriture et un nouveau flash remonte à Vesel : l’enfoiré l’a même fait signer pour qu’à jamais la note soit exposée dans sa taverne. « J’m’en suis donc chargé. »

        L’homme sort alors de son tablier une note qu’il tend au chasseur. L’écriture est fine et les courbes arrondies, tellement que Vesel se trouve surpris qu’un simple tavernier écrive aussi bien.
        Levas Erkil, ancien marine, remarié à l’héritière d’un conglomérat de gestion du bois, disponible tous les jours de quatorze à seize heures au siège du conglomérat, boulevard des hêtres givrés.

        Vesel lève la tête vers l’homme et sourit au mieux malgré la douleur qui persiste à l’arrière de son crâne.
        « Merci m’sieur ! »
        Le tenancier sourit avant de donner une nouvelle choppe d’eau et un cachet au chasseur.
        « Bois ça et dégage, c’est un homme très pris, et il est déjà 15h30. Le temps d’y arriver, il ne te restera que quinze minutes, si tu as de la chance ! »
        Vesel inspire profondément, vérifie la prise du bâton dans son dos et avale d’une traite l’eau et le cachet. Il part en courant tandis qu’on lui hurle, depuis les escaliers :
        « Droite, troisième à gauche, cinquième à droite ! »
        Il lève la main pour tout remerciement et accélère le pas autant qu’il peut. Droite, troisième à gauche. Un homme explose de rire en le voyant et mime un planté de bâton dans le sol. Vesel détourne le regard et, malgré que son estomac soit en permanence baigné dans un acide alcoolisé immonde, commence à sprinter.
        Quelques minutes plus tard, il tourne à gauche et, au bout de la rue, il voit le bâtiment sur cinq étages, le plus grand du pâté de maisons. Son plan est simple : arriver, annoncer qu’il vient rencontrer M. Erkil, faire un détour aux toilettes pour boire six litres d’eau supplémentaires et…
        tandis qu’il affine son plan et essaye de trouver sa contenance, la vitre du quatrième étage explose et un corps tombe directement au sol. Les cris explosent partout dans l’avenue, écrasent le cerveau de notre chasseur qui ne se doute que trop bien de ce qu’il vient de se passer. Il s’arrête, observe la fenêtre et, l’instant d’après, voit un objet rond suivi d’une chaîne traverser la rue, s’écraser sur le toit d’en face.
        Une brève secousse agite la chaîne avant qu’un petit homme rond s’élance dessus. Vesel observe les murs, les toits… Mais ne voit rien qui puisse l’aider à atteindre l’homme. Seul un lampadaire pourrait lui servir d’appuie, mais…
        « Et puis merde. »

        Il inspire, décroche son bâton de son dos et s’élance. Ce saut, il l’a pratiqué des centaines de fois, même malade !
        Il court donc et, lorsqu’il est à moins de trois mètres du poteau, il plante son bâton dans le sol d’un mouvement sec et bondit en même temps. Il ne lui faut que tirer sur ses bras pour accroître sa propulsion et… Et ses poignets le lâchent et il s’écrase misérablement contre le poteau lui-même.
        LA douleur explose dans son abdomen, réveille toutes les autres, mais il ne peut s’arrêter là. Il se relève et se déplace vers le corps, les yeux rivés vers le ciel. Il veut voir la course du fuyard, au moins ça !
        Tout ce qu’il peut constater, c’est que Yoruld s’éloigne vers l’Est à une vitesse surprenante pour un homme de sa corpulence. Vesel hésite un instant entre poursuivre le criminel et étudier le corps… Il inspire, sent son corps entier qui le supplie de ne plus courir jusqu’au lendemain.
        Ainsi soit-il.

        Il fait donc volte-face, se dirige vers le cœur de la foule qui cri, pleure, s’étonne…
        « Excusez-moi, laissez passer. » Il sort sa carte de chasseur de prime et la montre à ceux qui refusent de s’écarter. « Oui, je sais, pardon. Laissez passer. » Il joue des coudes quelques instants avant d’atteindre son but et ce qu’il trouve lui donne plus envie de vomir encore que la gueule de bois : le cadavre est dans un état pathétique.
        Comme aucune force de l’ordre n’est encore arrivée, il demande aux gens de s’écarter et effectue les premières observations. Des traces de strangulations enserrent la gorge et l’abdomen de l’homme dont le visage, écrasé à l’aide d’un objet à la fois contondant et pointu, est méconnaissable. Il était roux, voilà tout ce que Vesel peut tirer de la bouillie qui sert de visage à l’homme.
        Sa tenue, moins abîmée que le corps lui-même, est de bonne facture. Il palpe les poches, trouve un portefeuille et, comme il l’y attend, y découvre que l’homme n’est autre que Levas Erkil.
        Vesel soupire. S’il n’avait pas bu la veille, il aurait pu faire mieux que simplement le travail d’un légiste. Il se promet à part lui de ne plus boire tant que Yoruld ne sera pas vaincu et la prime empochée.
        Le chasseur continue son observation et, lorsqu’il approche des jambes de l’homme, il se rend compte que celles-ci ont été broyées.
        « Qu’est-ce que tu fous gamin ? »
        Le chasseur lève les yeux, tombe sur quatre marines qui les encadrent, lui et le corps.
        « Veselje Hladno, chasseur de prime. Je suis là pour m’occuper de Yoruld le mal-aimé.
        Tssk.
        Il y a un problème ? » Lorsqu’ils perdent pied, les marines ont la fâcheuse manie de s’en prendre à ceux qui pourraient les aider, plutôt que de s’en remettre à eux.
        « Non, non. » Un homme plus vieux, moustache glorieuse et cheveux parfaitement coiffés, fend la foule et s’accroupit devant Vesel. « Qu’as-tu remarqué, Veselje ? »
        Vesel fronce les sourcils, croit reconnaître l’homme avant de lui expliquer tout ce qu’il sait et tout ce qu’il a pu tirer jusqu’à présent. L’homme ferme les yeux, passe lui-même ses mains sur les contusions qui déforment les jambes du cadavre.
        « Notez dans le rapport que lui aussi.
        Lui quoi ?
        Il était déjà blessé aux jambes avant qu’on ne les lui brise.
        C’est une…
        Coïncidence ? Je ne pense pas. » Le sourire du vieux marine est sans équivoque : Vesel doit se taire maintenant. « Les blessures, foulures ou entorses, remontent toujours à moins d’une semaine.
        Ah.
        Oui, ah. »

        Le vieil homme se redresse, penche la tête sur le côté.
        « Tu m’as oublié n’est-ce pas ?
        Hein ? »
        Le regard de Vesel le trahit largement, ce qui arrache un rire léger, presque élégant, au vieil homme.
        « J’étais à la Bûche hier soir, nous avons pu discuter. » L’incrédulité de Vesel élargit le sourire de l’homme. « Retrouvons-nous devant l’auberge à neuf heures demain, nous pourrons discuter de ce que nous savons. »

        Vesel ne comprend trop rien à ce qu’il se passe, mais d’autres marines surgissent et s’affairent à dissiper la foule, couvrir le corps et, en quelques minutes la majorité des gens jusqu’à lors attroupés ont disparus. Ne reste que Vesel, quelques badauds et un marine qui observe les alentours.
        Il s’approche de ce dernier, qui lui annonce que le vieil homme n’est autre que le Commandant Zleiss, un médecin de renom dépêché à Bocante pour aider à résoudre la situation.
        Vesel hoche la tête avec conviction. Ainsi il a bu avec un commandant la veille… Cette information le perturbe au plus haut point. Le savait-il ? Était-il tellement saoul qu’il ne reconnaissait pas l’uniforme ?
        Un vague relent acide remonte son œsophage et le chasseur manque de vomir en lieu et place du cadavre quelques minutes plus tôt. La question sera pour demain, pour le Commandant lui-même.