Ce jour là, Heaven aurait bien aimé fermer les yeux et les rouvrir sur le plafond de sa chambre, afin de se rendre compte qu'il vivait bien un quelconque rêve, et que son maître ne venait pas réellement de lui ordonner de se rendre dans l'un des coins les plus paumés de South Blue pour une corvée de nettoyage. «Ça te forgera le caractère » avait-il savamment lâché à son disciple à présent gradé et plus que blasé à l'idée une nouvelle fois de larbin au vieux colonel qui se délestait ainsi de ses responsabilités. Certes, il lui devait sa liberté nouvelle, et à ses côtés, il tenait le moyen de se racheter, mais là, on le faisait vraiment passer par les pires épreuves. La corvée de chiottes, la corvée de patates, c'était de la rigolade ! Non, évidemment, cette fois, il en fallait plus encore, toujours plus pour le pauvre soldat, fraîchement promu lieutenant. Mais plutôt que de le laisser jouir de ses nouvelles responsabilités, le vieillard sénile et soiffard qui lui servait de maître lui ordonna de se rendre seul sur une petite île appelée Waste Island, l'île des déchets. Rien que le nom était à vomir. Et pire que tout, on l'y envoyait pour récupérer des indices sur les visites régulières d'un pirate recherché. Une seule raison à sa nomination pour cette mission : son jeune âge. Il n'éveillerait pas les soupçons du haut de ses seize ans le bougre. Et merde quoi ! Pourquoi devait-il être le seul à subir les pires des tests simplement pour progresser ? Il pouvait pas lui apprendre directement des techniques de combat et l'envoyer à la chasse aux pirates reconnus ? Dans un soupir las, il rendit les armes et lâcha dans un marmonnement sa réponse à son supérieur :
« Très bien... Je vais la faire votre foutue mission. »
L'officier haussa un sourcil, et tira un coup sur son cigare, fermant les yeux pour recracher un épais nuage de fumée. Il tamponna ensuite le dossier devant lui, et indiqua sa destination au jeune homme sur la carte. Une fois cela fait, il le congédia sans même lui adresser d'encouragements, à moins que « crève pas gamin » n'en ait constitué un. A pas lents, Heaven se rendit dans ses quartiers pour récupérer quelques affaires, notamment son sabre, et nota dans son carnet de route la date et l'heure de son départ, sans oublier d'y griffonner quelques lignes insultantes à l'intention de son charmant supérieur. Une fois satisfait et paré, il referma le sac de toile qu'il avait sorti pour l'occasion et prit la direction de l'embarcadère ; le port n'était qu'à quelques minutes de marche, et au loin à l'est, le soleil matinal s'élevait au dessus de South Blue, caressant de ses chauds rayons la peau pâle du lieutenant. Ce dernier se laissa aller à une courte pause, fermant les yeux pour jouir de cette douce chaleur et s'étirer – bien évidemment, la convocation l'avait fait se lever bien avant l'aurore, en dépit de son manque cruel de sommeil – puis jeta un œil à l'embarcation qui lui avait été allouée pour l'occasion. De petite taille, à peine plus grande qu'une barque, le pont était constituée de planches d'un bois de pauvre manufacture, et était recouvert de lichen mélangé aux algues marines. Une cabine au fond était suffisamment spacieuse pour lui permettre de s'y tenir debout, suffisamment étroite pour l'empêcher d'y dormir. Un mât qui s'élevait à cinq mètres de hauteur portait une voile en toile blanche grossièrement cousue, qui flottait paresseusement dans la brise matinale. Une barre permettait de diriger le navire, et un banc avait été posé juste à côté pour permettre à l'unique passager et donc pilote du navire la possibilité de s'asseoir et de limiter les crampes potentielles. Le minimum d'esthétisme, le minimum de confort, le symbole de la marine non apparent. Le parfait bateau de clodo qui lui éviterait au moins une arrivée sous les balles. D'ailleurs, il avait dû laisser son uniforme dans sa chambre, portant à la place une tenue simple quelque peu délavée pour éviter d'attirer les regards. Si le bateau était camouflé, lui devait l'être aussi. Le jeune brun embarqua donc dans la coquille de noix – ou cercueil pour les intimes et selon le point de vue – qu'on avait préparé pour lui. Le tout avec une pointe de dégoût et une motivation dont le pourcentage atteignait les tréfonds de la numération. Bref, il était dans un état des plus piteux, le parfait client pour l'abattoir. Et dans sa tête, il n'en était pas loin...
***
Le voyage ne devait durer qu'une journée ; l'île se trouvait en effet à quelques encablures du QG local de la marine, et la mer était calme. Heaven avait étudié le dossier qui contenait une description complète des lieux : autrefois considérée comme l'île poubelle de South Blue, Waste Island était vite devenue un carrefour pour les revendeurs et autres amateurs de ferraille. Peuplée essentiellement d'artisans, l'endroit était à présent un trésor de trouvailles récupérées dans des charniers ou issues de rapines dont la marine avait plus ou moins connaissance sans réellement réagir – après tout la plèbe avait bien le droit à ses divertissements et ce marché n'était pas fréquenté habituellement de grands bandits – ou d'objets fabriqués à partir de carcasses délaissées sur l'île par des propriétaires en mal de nouveautés à acheter. En résumé, il s'agissait d'une casse où l'on pouvait à très bas prix trouver des objets du quotidien réparés à partir de matières certes, moins nobles, mais également moins chères. Les artisans qui y vivaient formaient une sorte de grande famille, et il n'était pas rare de croiser l'un d'entre eux en train de venir en aide à l'un de ses collègues et concurrents. Une fraternité, donc. Joli en apparence, mais depuis quelques temps, le QG avait remarqué des déplacements suspects en partance de l'île. Un bateau de taille importante et n'arborant aucun pavillon y avait été repéré, et des témoins interrogés par les soldats en poste à ce moment là ont signalé la présence d'un pirate recherché depuis plusieurs mois dans les mers australes, auteur de plusieurs pillages, notamment de revendeurs de cuivre, et également de poudre, ce qui, bien sûr , n'augurait rien de bon. Voilà pourquoi il devait enquêter. Pour savoir si un quelconque trafic souterrain se dissimulait derrière l'innocente fabrique.Sa destination se dessina à l'horizon au crépuscule. Alors que le soleil se mourrait lentement à l'ouest, dans les brumes locales, une île se dessina à l'horizon. Heaven sut qu'il était arrivé à bon port en voyant les immenses montagnes de carcasses métalliques entassées les unes sur les autres, et les bruits caractéristiques du travail du fer et autres métaux. Les marteaux répétaient inlassablement le même choc dans un lourd fracas, les pièces encrassées et inutilisables étaient envoyées au brasier pour les faire fondre et espérer un recyclage potentiel. Dans le cas contraire, elles étaient simplement rejetées, ou bien « gardées en souvenir » comme un bibelot quelconque. Portes-bonheurs, bijoux divers, il n'était pas rare de croiser un autochtone arborant avec fierté en collier ou bracelet un clou rouillé et tordu, ou bien un anneau en cuivre délavé et verdâtre. Une brise froide fit frissonner le jeune homme, perdu dans son inspection des lieux, et il enfila un pull grossièrement cousu et grisâtre qui, certes n'était pas des plus esthétiques – détail qui, par ailleurs, ne le dérangeait nullement – mais le réchauffa au bout de quelques secondes et lui apporta un réconfort certain. Une fois parvenu à l'embarcadère, le soldat infiltré vérifia bien que son sabre était correctement dissimulé sous sa veste, et s'arrangea un peu aux styles locaux en défaisant totalement sa coiffure, enfin, disons plus que d'habitude, juste les épis par ci par là qui manquaient pour parfaire son costume ; le reste, il l'improviserait une fois sur le terrain. Satisfait, il sortit de son embarcation et l'attacha à l'un des poteaux d'amarrage, puis se dirigea vers ce qu'il pensa être la ville, en fait un tas de cabanons construits avec des pièces de récupération et le bois d'épaves de bateaux. Une odeur répugnante d'algues séchées se mêlait à l'iode dans l'air, ce qui contraint le jeune homme à pincer du nez pour avancer, mais en dehors de cela, l'endroit n'était pas plus ragoûtant qu'un autre. Restait à savoir par où commencer.