Je cherche toujours la sortie

Posté Dim 17 Mar 2013 - 22:43 par Serena Porteflamme

Le 3 avril 1611.

Frangine. T'sais, j'aurais aimé te voir grandir ailleurs qu'ici. Je sais que tout ce gris, c'est pas bon pour une princesse comme toi. Un jour, je suis allé voir de l'autre côté des portes. J'ai vu une belle robe, portée par une dame. Elle t'irait bien, tu sais ? Un jour, on partira tous les deux. On merdera bien nos vieux qui nous ont pondus ici pour nous lâcher dans la première poubelle venue. On sera propres, comme les messieurs-dames de l'autre côté du mur. On connaîtra la valeur de l'or. On saura ce que c'est.

On sera super heureux. J'te jure.

Tu dors, et moi, je pense à tout ça. Une rafale ébranle un peu la tôle. Je la recale d'un coup de pied, sans lâcher ta main.
Tu frissonnes, un peu. Une couverture mitée, et ma main pour réchauffer la tienne. J'ai rien de plus, sœurette. Aimé a disparu depuis trois jours. Parti négocier des saloperies au marché, à Fushia. Mais t'en fais pas. Il ramènera de quoi manger, de quoi dormir, de quoi vivre encore un peu.

Vivre malgré tout, p'tite flamme. Les vieux sont des cons et la zone est hostile. Mais tant qu'on est bien tous les trois, on s'en sortira toujours. Tu crois pas ?

Moi, j'aimerais bien le croire. Qu'un jour, on pourrait partir. Arrêter de bosser dur pour les gros caïds du Grey T. Avoir notre vie à nous. Une petite maison, un peu comme celles de l'autre côté du mur. En moins jolie, mais en mieux, parce que ça serait la nôtre. Tu sais quoi ? On aurait un jardin, aussi. Avec de la vraie terre, comme à Fushia. On ferait nos légumes, on travaillerait ensemble. Du travail qui sent bon la vraie terre.

Bordel de merde, ce vent...

Ah... Et puis, un jour, on partirait encore. On ferait notre vie. On se marierait tous, aussi. C'est ce que font les gens qui réussissent. Toi, tu aurais un gentil mari. Avec un sourire qui t'aiderait à te lever le matin.

-J'peux pas...
-Sœurette ?
-Fous moi la paix.
-...

Y'a mon ventre qui se serre. Je pensais que tu dormais. Je lâche ta main, et d'un coup, tu te redresses. T'as les yeux qui brillent, qui font un peu peur dans le noir. Tu me regardes, j'ai à peine le temps d'ouvrir les bras pour que tu puisses venir te blottir contre moi.

-Je t'ai pas dit de me foutre la paix, hein ?
-Si. Mais tu dormais, c'est pas grave.
-C'était pour Joe. J'suis tellement désolée...
-Merde. T'inquiète, ça va aller. Aimé lui avait bien pété la gueule pour ça, il te touchera plus. Tu sais ?
-Il a dit que j'serais jamais rien qu'une catin. Et qu'un roi, ça a plein de catins rien que pour lui. Qu'un jour, il reviendrait me chercher avec plein de types pour l'aider. Que je pourrais rien faire du tout.
-On se barrera avant. Et puis Joe, tu sais, c'est pas sûr qu'il tienne l'année. Tu te souviens de Tak ? Il la ramenait bien, aussi. Et il s'est fait planter.
-...

Je sens tes larmes qui trempent un peu ma veste. T'en peux plus d'être ici, sœurette. T'es la plus fragile, mais c'est normal. T'es une princesse. Alors t'en fais pas. Le grand Joe, il te touchera jamais. Parce que lui, c'est qu'un gros porc. Et les porcs, ça a rien à foutre avec les princesses.

Sauf dans le Grey T, c'est vrai. Alors j'sais plus quoi dire. J'te sers dans mes bras, en essayant d'y croire quand j'dis que c'est pas grave.

Moi aussi, j'ai un peu peur. La tôle vient de s'arracher littéralement. J'vais pour jeter un œil, mais à la place, j'vois un mec. Son ombre, plutôt, fouettée dans le vent. Il a des dents énormes. Ça doit être lui. J'ai le cœur qui bat fort, j'suis prêt à me battre. T'auras pas ma sœur, fils de pute.

Posté Lun 18 Mar 2013 - 12:15 par Serena Porteflamme

-Yosh les grands ! Dur de dormir, hein ? Ouarf, tu parles d'un temps de chiasse. Heeeeey ! 'Faut pas faire cette gueule, frangine. Toi non plus, frangin. R'gardez moi un peu... Ouais. J'ai c'qui faut pour ça. Checkez le réchaud !

Les pauvres, z'ont eu peur j'crois. J'pensais pas rentrer à une heure pareille, et encore moins par un temps comme celui-là. Tu parles d'une belle gamjie ! On dirait un cyclone dans un compost. Ça vole de partout, la ferraille et le reste. Y'a même un morceau de bois arraché qui m'a entaillé la gueule. Avec ma carrure, ils ont du croire au pire.

-Woooh ! T'as réussi à en chopper un ?
-A l'étalage, en partant. J'ai du chocolat, aussi. On va se faire ça tout de suite, rien à foutre qui fasse nuit. J'ai une faim bien salope, j'ai pas voulu toucher à la réserve avant d'arriver.

Enfin, ça, c'est pas vrai. J'ai touché au pain, j'en pouvais plus. Mais j'me sentirai mal de l'admettre. J'sais que j'suis le mieux nourri. Faudrait qu'on y aille tous, à Fushia, mais on a d'jà essayé. Les gens aiment pas trop nous voir débarquer en bandes. On fait peur, on sent le dépotoir. On a la misère tracée au burin sur le front. Moi, j'fais bien. D'abord, j'ai quinze ans. Les gens savent que j'ai d'jà un pied dehors, qu'un jour, j'm'en sortirais. Mais c'est pas le cas pour vous deux.

Au fond, j'sais que si j'vous avais pas, j'serais déjà d'l'autre côté du tableau. Ailleurs, quoi. A faire autre chose que de fouiller les entrailles du Grey T. à la recherche d'un énième bout de fer ou de stup' à vendre.

-Putain, c'est bon... excuse de t'avoir mal accueilli. On parlait de Joe, avec Serena.
-Qu'est-ce qu'il est encore venu branler, ce bâtard de mes deux ?

P'tite sœur essaye de s'détendre un peu pour dire que non, rien, qu'c'était juste un rêve. Moi, j'suis en colère. J'dis que s'il squatte encore sa cervelle, c'est que j'l'ai pas assez démoli. Que j'vais l'retrouver, qu'j'aurais pas peur d'lui enfoncer le crâne dans sa pisse jusqu'à c'qu'il s'y noie. Comme ça, boum, plus d'danger. Pas un morveux qui va faire chier l'Aimé.

-Grand frère, t'avais promis qu'on s'rait jamais des assassins !

Ouais, c'est vrai. Une connerie qu'on m'avait foutu dans la tête, la première fois que j'suis allé à Fushia. Quand nos vieux s'sont barrés, la p'tite flamme avait trois ans. Z'ont dit qu'on était libre, qu'y fallait vivre not' vie. Qu'ils avaient rien à nous apprendre, qu'on en savait déjà assez.
Putain. J'aurais pas pris leurs responsabilités, y s'serait passé quoi ?
J'suis allé à Fushia pour leur donner à manger. J'voulais qu'on puisse habiter là-bas, mais c'était mort. Quand t'as grandi avec le Grey T. en guise de père, tu causes comme lui. T'es vulgaire, t'es crade, t'es moche. Même tes muscles, ta force, elle a quequ'chose de pas nette. Un peu comme celle des fighters qui se pètent les dents aux coins de c'qui fait office de rue dans la zone.
J'ai voulu qu'on soit comme ceux d'Fushia. Tranquilles, besogneux, et surtout, les mains propres.

Sauf que là, j'ai la rage. Mais la frangine a raison. J'sais pas comment elle fait. Elle a peur, elle est sensible, elle est toute p'tite. Et pourtant, elle est toujours là pour nous rappeler un peu qu'on est des humains.

J'laisse quand même la bête qui est en moi frapper la tôle gondolée qui sert de mur. Une fois, deux fois. J'me sens mieux, c'est bon. J'me pose pour boire mon chocolat, en rassurant le frangin. Il aime pas quand j'fais ça.

-Bon. Okay. J'irais pas l'chercher, mais si y vient m'trouver, j'répondrais plus de rien.

Posté Lun 18 Mar 2013 - 16:57 par Serena Porteflamme

-Vaaaailllaaaaaaant ! A toi !

Je lance la boite de conserve vide à grand frère, qui l'attrape en sautant haut... super haut ! Même que ses pieds étaient beaucoup très loin du sol !
Vaillant est le meilleur, quand il est au milieu et qu'on joue à ball'trap. Personne le croirait en le voyant, et pourtant, il est très fort.
Je prends sa place au milieu en riant, alors qu'il me regarde. Il est content, un peu fier, aussi.
Aimé aussi, il rigole. Mais je sais que lui, c'est pas pareil.

Il est gentil aussi, et sans lui, on serait obligés de travailler pour les caïds du Grey T. Mais je sais qu'il commence à trouver ça un peu dur. Comme cette nuit. J'avais fait un cauchemar, mais maintenant, ça va mieux. Après tout, Joe m'a jamais rien fait. Juste très peur, en disant qu'un jour, tout serait à lui, et moi aussi. Et en me traitant de catin.

Une catin, je sais déjà ce que c'est. Vaillant dit qu'on n'en parle pas aux enfants, de l'autre côté du mur. Il va souvent voir ce qui s'y passe, quand Aimé est là. Et des fois, il ramène des trésors. Des petits bracelets perdus, de la bonne nourriture, des gants et des bonnets oubliés. Il dit que là-bas, on appelle ça « voler », et que c'est encore plus mal vu qu'à Fushia. Mais il a jamais eu d'ennuis, parce qu'il est trop rapide. Et ici, voler, c'est ce qu'on appelle travailler.

D'ailleurs, il vient d'envoyer la boite sur moi, exprès pour retourner au milieu. Tricheur !

-'Faudrait mieux se remettre à bosser un peu. Les pirates ont dit qu'ils voulaient leur tôle et leurs ressorts pour midi, les frangins.
-Ouais. C'est bien quand t'es là, tu sais ?
-Oui ! Même que y'a rien qui peut nous arriver.

Grand frère, j'aime pas trop quand tu souris comme ça, sans rien dire. On dirait que ça te fait pas plaisir, que t'aimerais être ailleurs. Rien que d'y penser, ça me donne un peu envie de pleurer. J'aime beaucoup Vaillant, mais je veux pas que tu partes non plus.

Il dit qu'un jour, tu partiras. Qu'il t'a déjà entendu parler de ça tout seul. On a fait comme si, lui et moi. On t'en veux pas. On est juste un peu tristes que tu nous aime pas assez pour supporter le Grey T. avec nous. En attendant, autant rigoler, profiter que tu sois là. T'as toujours été génial pour ça. Un gros nounours tout blond, tout poilu, tout drôle. Et qui fait un peu peur aussi, avec ses grandes dents comme celles des chiens. T'as l'air un peu d'un animal de la jungle, en fait. C'est pour ça que tu fais peur aux caïds, même à Joe. Joe, c'est l'inverse de toi. Il est petit, tout blanc, très bête et très méchant. Et moche. Toi, tu dis que c'est pour ça qu'il est comme il est.

Vaillant, il dit que c'est parce qu'il est tout seul. Je crois qu'il a raison.

Sans toi, grand frère, Vaillant aurait été exploité par les bandes. Et moi, j'aurais été une catin. Une toute petite catin. On aurait fait du mal à tout le monde pour se venger d'avoir été abandonnés. Comme toi, tu as fait du mal à ton poing pour te venger de pas pouvoir en faire à Joe. Parce que t'as promis de pas devenir comme lui.

-Trouvééééé !
-Yeah frangin, tu gères au poil. L'est parfait, ton ressort. Encore deux comme ça et on est bons !

Avant, j'avais les mains toutes écorchées à force de fouiller dans les métaux. Et toi, petit grand frère, ça te faisait peur de voir du sang sur mes mains. T'avais entendu parler d'une maladie, de l'autre côté du mur, tu voulais pas que je l'attrape comme ça. Le Tétounaze, je crois. Alors tu m'as donné des gants. J'ai pas voulu en voyant que t'en avais pas, et tu m'as dit que la maladie, c'était que pour les petites filles.

Je savais que c'était une bêtise, je t'ai cru quand même parce que je sais que tu pourras jamais me laisser tomber. Un jour, tu seras plus grand et plus fort, et on partira tous les deux pour retrouver Aimé. Il sera content de nous voir, tout propres. Il saura qu'on l'aime beaucoup, même quand il s'occupe pas de nous.

On vivra heureux, c'est ce que tu m'as dit. Joe, il sera juste roi des poubelles. Nous, on sera les seigneurs du Dehors.

Posté Lun 18 Mar 2013 - 17:55 par Serena Porteflamme

-Dis, t'as pas vu le frangin ?
-Non.
-Et il t'a rien dit de spécial ? C'est bizarre qu'il loupe le repas comme ça. Surtout vu c'que les pirates nous ont filés. De chouettes gars, ça nous change.
-Oui. J'ai peur qu'il y soit encore allé.
-Ah, il est chiant. Il sait que c'est risqué, et qu'on peut s'en sortir sans. Alors pourquoi il continue à faire le fier comme ça ? Il y va pas quand je suis pas là, au moins ?
-Non, ça, non.
-Bon. On va aller à sa rencontre, je vois bien que t'es pas tranquille. Reste bien collée à moi, il est tard.

* * *

Je cherche toujours la sortie.

J'voulais juste lui trouver une robe, pas braver l'autorité. Ils sont cons, putain. Ça fait mal.
La robe, j'ai réussi à la planquer sous mes fringues. Elle va être tâchée, ils ont cogné trop fort. Mes ongles dans le pavé, j'avance, j'avance, j'avance.

Vers la sortie.

Ce mur, bordel, comment je vais le grimper ? Ils m'ont pété tous les os des jambes, même si j'le voulais, je tiendrais pas debout. En plus, on me suit à la trace. Je pisse le sang comme le Grey T. chie du fer. D'ailleurs, comment ça se fait que ça sent comme ça, ici ?

Ah ah. J'y suis, d'accord.

J'viens de reprendre conscience, et j'suis du bon côté du mur. Enfin, du bon. Côté poubelle, quoi. Ils ont du me balancer d'en haut. Dix mètres de chute, les gars. Maintenant, au moins, j'sais que je pourrais peut-être ramper jusqu'à la cabane. Y fait nuit. J'espère que j'vais pas faire peur à petite flamme.
Bordel, que c'est con, quand même. J'voulais la rendre heureuse, et je crois que j'suis juste en train de crever. J'étais pas assez Vaillant pour braver les limites comme ça. J'suis sorti de Goa pour rentrer dans la merde, avec le droit de mourir tout seul. J'y arriverai pas, c'est trop loin.

Si j'arrivais pas à partir, je me suis toujours dit que ça serait parce que je serais mort avant d'avoir l'âge de me défendre. Que ça aurait aucun sens, aussi.

Je me sens plus sale que jamais de partir comme ça. J'suis une merde. « Vaillant ». Putain, ce nom, il achève de me tuer, ce nom. Preuve infinie que nos vieux voulaient pas nous connaître. Bah y'aura pas de seconde chance pour moi.

Mais j'me sentirais mal que mes dernières pensées, elles soient de ce ton là. Alors j'me focalise sur Serena, p'tite flamme, ma frangine. C'est marrant, j'ai encore l'impression qu'elle me serre la main, si fort que ça domine sur le reste. Je sens plus rien, à part ça.

Finalement, c'est pas si mal. Je cherche plus vraiment la sortie, elle vient à moi. Et je bouge pas, j'suis pas pressé. J'attends la mort.

Salut, frangine.

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