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Sous Terre.

Pièce ténébreuse, humide. Pas bien grande, pas bien rassurante. Aucune fenêtre, aucune trouée. Ni aux murs, ni au plafond. Juste un espace clos. Ça sent le rance et la sueur. La terre crue qui constitue l'endroit transpire. La lumière du jour ne parvient jamais, ici. Dans un coin, une torche finit de se consumer. La flamme vacillante fait danser les ombres, autour d'elle. Les siennes, principalement. Jeux de formes séductrices et éphémères sur les parois raboteuses. Rien n'occupe l'endroit, ou presque. Une sorte de niche en oseille tressée à moitié rongée, avec une couche de paille et un vieux drap noir dessus. Un gros coffre, un peu plus loin, fermé. Et c'est tout. Pas un bruit aux alentours. Sans doute n'y a t-il rien. Ou peut-être le son de l'extérieur ne porte t-il pas jusqu'ici. Il ne se passe rien. Rien. Pourtant, le silence se déchire. Un gémissement. Ou, peut-être, un grognement. Des mouvements. On se meut sous le drap. Roule. Se frotte. On s'éveille.

Un œil luisant vient percer la pénombre. Puis un deuxième. Une tête hirsute s'agite vigoureusement de droite de gauche, s'ébroue. Une chevelure massive, noir jais vole au gré des secousses. De sorte qu'il est impossible de distinguer un visage derrière cette toison. La mâchoire s'ouvre en grand, s'étire à s'en désarticuler, pour dévoiler de longues canines à la torche agonisante qui bat l'air de plus belle, craintive. Puis le corps entier se redresse sur son séant.

C'est un homme. Torse-nu. Grand, massif. Pantalon de cuir noir. Santiags brunes d'une autre époque. Un énorme collier à clous au dessus de la barbe désordonnée qui plonge dans son cou. Son corps musclé est barré de multiples cicatrices. Sur les bras, la poitrine, au visage. Les stigmates sont légions, épousent différentes formes variant selon l'arme qui les a causés. Tesson de bouteille, rapière émoussée ou surin. Il a tout connu. Chaque vestige de baston est accompagné d'un tatouage, représentant loup, tigre ou lion. Comme en témoignage du combat livré face aux adversaires successifs, comme un trophée pour chaque victoire remportée. L'homme s'étire de tout son long, à s'en faire craquer dangereusement les vertèbres pour finir de se réveiller. Se gratte frénétiquement et sans pudeur une bonne minute durant. Enfin débarrassé de ses démangeaisons, il se penche vers le coffre de bois, soulève le socle et attrape deux quignons de pain. Il gobe le premier en trois bouchées démesurées et se lance une rasade d'eau pour faire passer le tout, avant de se lécher les babines et de caler l'autre morceau de pain dans sa poche.

La torche se meurt. Il tourne sur lui-même, deux fois, soudainement agité. Sautille d'excitation,  comme s'il s'agissait d'un signal tant attendu. Un bruit de cliquetis s'élève depuis l'un des murs. Clic. Il se fléchit légèrement, bien campé sur ses appuis, pour mieux venir s'écraser dans un bruit mat contre le mur, échappant au passage un rictus d'effort sourd mais joyeux. Le rapport de force tourne court. L'infrastructure cède, pied après pied. Un épais pan recule, pivote sur son axe suffisamment pour permettre au colosse de s'extirper de la pièce close et dévoiler ce qui s'apparente à un large couloir, froid et lugubre, éclairé à intervalle régulier. L'homme semble familier avec les lieux, il ne s'attarde pas à lorgner autour de lui. Au lieu de ça, il repousse le bloc de manière à le ramener à sa position initiale. À nouveau, un cliquetis. Légèrement différent, cette fois-ci. Cloc. Après s'être assuré que le mécanisme est bien refermé, l'homme déboutonne son pantalon, et se soulage contre un mur. Satisfait, il commence à remonter le corridor, bondissant parfois, curieusement heureux. De temps à autre, il suspend sa progression, sans raison particulière. Hume l'air. Avant de repartir aussi soudainement qu'il s'était arrêté, gambadant presque.

Au terme d'une dizaine de minutes d'étrange procession dans ce décor de désolation qui ne le trouble pas, il arrive à un embranchement en forme de Y. L'un des chemins remonte, à perte de vue. Un léger courant d'air frais en provient. Au loin, la trouée semble s'élargir. Son regard s'éclaire à cette vision. L'autre sentier descend. Un souffle chaud et désagréable en émane. Lourd, fétide, encore plus insupportable et humide que celui qui règne ici. L'homme hésite. Regarde autour de lui, à la sauvette, presque inquiet; n'apercevant personne, il se risque à emprunter timidement la pente ascendante. La sanction tombe sans attendre, d'on ne sait où. Une décharge vient parcourir son collier et l'électrocuter. La victime ne peut retenir un petit jappement de douleur et rebrousse bien vite chemin en portant ses mains à son cou avec la ferme intention de faire céder l'étau, source de  douleur. Il tire de toutes ses forces. Prêt à lacérer ses mains contre les pointes aiguisés si tel est le prix à payer pour être débarrassé de ce carcan. Mais il ne cède pourtant pas devant la musculature saillante qui s'épuise. À regret, l'homme s'oriente vers le sous sol, en manifestant d'un cri rauque son mécontentement. Ses yeux expriment la colère, ses lèvres retroussées dévoilent une mâchoire acérée et crispée redoutable. Mais il n'y a personne sur qui déverser sa haine. Alors il avance. Sans décrocher les yeux du sol, il n'en a pas besoin pour savoir où aller. Il connait le chemin. Et puis, en quelques encablures à peine, son courroux s'évanouit. Il secoue la tête un bon coup et reprend sa route en adoptant de nouveau sa démarche joyeuse. Rapide. Si bien qu'il arrive rapidement devant une porte. Lourde, faite d'acier. Close et verrouillée de surcroît par plusieurs cadenas. La partie supérieure est constituée de barreaux qui laissent transparaitre une obscurité encore plus épaisse que celle qui règne là où il se trouve lui-même. De l'autre côté, nulle lumière. Juste cette chaleur étouffante, nauséabonde et les ténèbres glacées.

Arrivé juste devant l'obstacle, il s'accroupit. Tâte le sol et commence à creuse avec ses mains à un endroit précis; le terre se soulève pour dévoiler un petit trousseau de clefs. Il lui faut trois bonnes minutes pour ouvrir tous les verrous tant ils sont nombreux. Quand il y arrive enfin, il repousse l'édifice. Avec une difficulté sensiblement supérieure à tout à l'heure, lorsqu'il s'extirpait de sa propre alcôve. Il a ouvert. Le voilà face à l'obscurité. Il se fige. Dedans, pas un bruit. Pas un mouvement. Il flaire l'air, une fois de plus. Retient une moue de dégoût. Pivote et oriente son regard vers un recoin en particulier. Ses yeux habitués aux ténèbres ont tôt fait de repérer dans l'encre ce qu'ils cherchent. Ses sourcils se froncent. Son poing se referme. Un bruit de chaînes qui bougent lentement vient briser le silence, un peu plus loin devant lui. L'homme continue de progresser vers le tintement, extirpe lentement de sa poche le quignon de pain qu'il avait pris tout à l'heure. Puis s'arrête. En face de lui, une forme. Un autre homme. Un homme un peu comme lui. Aux traits brouillons, tirés. À la gueule cassée. Au regard colérique. Celui-là a les fers aux poignets, et un imposant boulet fixé à l'extrémité de ses entraves pour limiter au plus strict minimum ses mouvements. Les deux se toisent. Il y a un rat mort entre eux. L'homme au collier s'en saisit, puis balance le pain aux pieds de l'homme aux chaines.


À demain Elvis.

Elvis ramasse le pain. Son geôlier s'en retourne par la porte de fer. Et la claque lourdement.


Dernière édition par Trinita le Mar 21 Jan 2014 - 22:21, édité 1 fois
    Il fait noir. Il fait chaud. Le brasier ardent de la Justice brûle de mille feux, en dessous. Ses flammes viennent lécher le plafond inférieur et rendre l'air à cet étage suffoquant, irrespirable. Il n'y a qu'un homme, ici. Seul, faible. Abandonné à sa douleur et sa peine. Chaque bouffée aspirée est un supplice. Ses poumons sont à vif. Il a connu le désert. Il a connu la soif. Mais rien d'équivalent à ce qu'il endure ici. Manger relève de la torture. De simples miettes deviennent ici de véritables poignards affûtés qui lacèrent sa gorge, son œsophage à chaque bouchée. Et il n'a qu'un misérable quignon de pain par jour pour survivre à sa détention aussi longtemps que ses geôliers le jugeront nécessaire; c'est tout. Mais il ne se plaint pas. Il accepte d'être châtié. Il le mérite. Il a tué. Beaucoup. Trop. Juge et bourreau à la fois, il a exécuté sa besogne sans se remettre en question. Il a mal agi. Le Mal doit être éradiqué. Et ici, il est aux Enfers. Le Mal, c'est Lui.

    Un rat famélique enhardi par la faim se glisse hors d'une minuscule trouée dans la paroi. Pelage dévoré, démarche boiteuse. Il vient rôder autour du prisonnier. Entre témérité et folie, il s'approche toujours plus près de la grosse bête qui l'observe du coin de l'œil. Le prédateur n'a pas la force ou la volonté de l'attaquer, le rongeur n'aurait pas celle de fuir. Mourir revient à mettre fin à son tourment. Mourir, ce serait une délivrance. La perspective de toute chose est altérée sitôt cette vérité admise comme l'authentique. Chaque être vivant le réalise bien vite. Alors, conscient de n'avoir rien à craindre, il vient glaner les dernières miettes du repas. Si on l'attaque, on abrègera ses souffrances. S'il mange, il ira un peu mieux pour un temps. C'est honnête. Pourtant. Ici, ce sont les Enfers. Que fait alors le Rat en ce lieu ? Nulle créature vivante n'atterrit ici sans une bonne raison. Sans quelque faute à expier. Il n'y a qu'une seule possibilité : le Rat est coupable. De piller les récoltes, de colporter les épidémies. Le Mal, c'est le Rat.

    Tapie dans l'ombre, une autre forme avance. Plus grosse que le rongeur. Sournoise, silencieuse. Elle progresse, s'approche de l'Homme et du Rat, ramassée sur elle-même, blottie contre la paroi. Ils ne la voient pas. Soudain, elle bondit. C'est un Chat. Lui aussi décharné, rendu encore plus audacieux par la faim qui décuple son instinct. Sa proie n'a pas esquissé le moindre geste de fuite, occupée à grignoter quelques rares miettes. Elle n'a pas vu sa mort arriver. Le Chat a tué le Rat. Le Chat, l'égoïste, le Chat, qui assujettit les autres créatures pour mieux les leurrer. Le Mal, c'est le Chat.

    Pourtant, le félin n'a pas le temps de savourer son repas. Son succès se transforme en déroute aussitôt après, quand surgit un nouveau prédateur depuis l'antre ténébreuse. Un aboiement guttural, qui se rapproche, s'amplifie dans une folle cavalcade. Le Chat, poil hérissé, griffes sorties, feule, impuissant. Quand le Chien surgit, il abandonne sa proie et s'enfuit minablement dans un cri de bête blessée. Le Chien a chassé le Chat. Il harangue l'obscurité en aboyant à nouveau, triomphant. Le Chien, domestiqué depuis la nuit des temps, qui ne cherche pas à retrouver sa liberté.  Le Mal, c'est le Chien.

    Grognard, il se retourne pour se planter devant le prisonnier. Il y a le Rat, mort, entre eux deux. Il réclame le butin. La faim révèle le tempérament du prédateur enfoui en lui. Les tentatives d'intimidations sont de plus en plus agressives. Ses crocs dévoilent ses intentions belliqueuses. S'il doit combattre un rival pour sa survie, il le fera. Pourtant, son adversaire n'est pas celui qu'il croit. Devant les menaces répétées qu'il essuie, l'homme dévoile sa vraie nature. Son regard jusqu'ici éteint s'éveille, devient le miroir de son âme pour dévoiler le chasseur féroce, implacable, supérieur. Un grognement résonne dans toute la caverne. Il est un Loup. Insoumis et sanguinaire. Nul besoin d'en découdre, le combat est déjà joué. Le vaincu s'en repart la queue entre les jambes. Le Loup a fait fuir le Chien. Le Mal, c'est le Loup.

    Le Loup est affamé, malgré tout. Et il y a le Rat mort, devant lui. Bien maigre pitance, mais il l'a méritée. Et il doit prendre des forces pour rester en haut de la chaîne alimentaire. Alors, le Loup se relève, laborieusement, et va pour s'emparer du cadavre encore chaud. Un bruit cependant l'en dissuade. Un bruit métallique. Un bruit de cage que l'on ouvre. La sienne. L'Homme arrive, avec sa ration quotidienne. La seule qu'il est autorisé à manger. Parce que l'Homme a asservi le Loup. L'Homme, qui attrape sans délicatesse le Rat qui luttait pour sa survie, qui jette dédaigneux sa pitance au Loup avant de repartir.


    À demain, Cerbère.

    L'Homme, qui se croit si supérieur aux autres, qui bafoue les lois de la Nature pour imposer les siennes. Vil, méprisant, corrompu. Le Mal, c'est l'Homme.

    Le Rat pille les récoltes. Le Mal, c'est le Rat.
    Le Chat a tué le Rat. Le Mal, c'est le Chat.
    Le Chien a chassé le Chat. Le Mal, c'est le Chien.
    Le Loup a fait fuir le Chien. Le Mal, c'est le Loup.
    L'homme a asservi le Loup. Le Mal, c'est l'Homme.

    C'est lui qu'il doit chasser. L'Homme vit à la surface. Il s'en va. Demain.
      Le châtiment qu'on lui infligeait était injuste. Dès qu'il l'a eu réalisé, il a retrouvé l'ardeur. Il a retrouvé la flamme. Elle ne s'était jamais éteinte, il l'avait seulement perdue de vue, dans les tréfonds marécageux de son âme. Elle était pourtant là tout ce temps, aux confins de sa volonté. Timide, frêle, effrayée. Mais toujours présente. Attendant patiemment que la hargne pousse le Loup hors du bois. Ce jour est arrivé. Il a embrassée cette chaude détermination à nouveau. De ses retrouvailles sont nés un ultime but : sortir, tout mettre en œuvre pour retrouver la surface et endosser une fois encore ce costume de chasseur inlassable duquel il s'était séparé. Traquer les criminels en tout genre; véreux, lâches ou meurtriers qui prolifèrent forcément en son absence. Et ne plus jamais faillir à cette tâche. Il doit rétablir l'ordre là-haut. Parce que ce monde est mauvais, il mérite le pire justicier qui existe : lui. Cet unique objectif accapare désormais toutes ses pensées. Il entreprend le plus terrifiant de tous les voyages : s'extirper des Enfers.

      Mais pour ce faire, il doit triompher là où tous avant lui ont échoué. Il doit vaincre Cerbère. Le gardien. L'invincible. L'immortel. Depuis la nuit des temps, il assure la sécurité des vivants, à la surface, en châtiant les âmes corrompues, ici. Dans sa condition actuelle, il n'a pas la moindre chance. Il doit s'entrainer. Dur. Longtemps. Se livrer à l'extrême, soumettre son corps à une torture unique pour retrouver vigueur et puissance. Réapprendre à endurer la douleur, l'assimiler à une amie. Retrouver cet appétît du combat, ce goût du sang. Et se faisant, plonger dans ses souvenirs pour repriser les lambeaux de son âme. Revivre chacune des épreuves qui l'ont forgé. Chaque enseignement qui l'a rendu plus fort. Ne faire qu'un avec son passé et épouser son objectif pour affûter sa volonté. Se remémorer celui qu'il était. Ne faire qu'un avec cet homme. Et puiser dans le martyre qu'il a subi ici cette substance secrète qui lui permettra de grandir encore. De devenir plus fort qu'il a jamais été. Alors seulement, il aura le droit d'affronter son gardien. Il faut qu'Elvis redevienne le King. À ce seul prix il aura une chance de renverser Cerbère.

      À regret, il a ravalé sa hâte, maîtrisé ce feu impétueux en son for intérieur qui lui hurlait d'agir dès maintenant et s'est lancé dans son premier combat. Celui avec lui-même. Pour l'heure, il est faible. Il ne serait même pas capable de briser ses fers. Passer à l'action demain serait du suicide. Pour être digne de défier l'adversaire le plus redoutable qui existe, il a besoin de temps. Il doit passer par tous les états : le dépit, l'impatience, la frustration, la folie. Alors, précieusement, il a cultivé cette rage de sorte qu'il puisse s'en nourrir. Faisant fi du temps, il a façonné son corps et sculpté son esprit. Une semaine. Un mois. Un an. Peut-être plus. Au fil des jours, se sentir progresse, lentement, toujours trop, se rapprocher inexorablement de son objectif. Grandir, s'élever dans cet univers de désolation, mais non hostile. Apprendre de l'air chargé de tourments, en faire un nouvel allié plus puissant que tous les autres. Baigner dans les ténèbres qui l'entourent, curieuses. Écouter leur complainte. Chaque jour, communiquer avec elles, puiser dans leur savoir antique l'essence d'une nouvelle identité. Il ne peut être un simple mortel parmi mille autres, coupable et condamné pour l'éternel supplice. Il est le chasseur venu de la nuit. Les ombres s'intéressent à lui, à son histoire, à son combat. Elles l'adoubent, lui accordent une nouvelle légitimité ici. Mieux, elles l'adoptent. Il se sent devenir le Seigneur de ce nouveau fief. L'Enfant de la Mort. Celui devant lequel Cerbère devra s'incliner.

      Lui, il le voit, chaque matin, apporter sa pitance. Ou chaque soir, il ne sait pas trop et peu lui importe. Il ne sait pas pourquoi, mais il ne l'empêche pas de s'entrainer. Peut-être s'estime t-il tellement supérieur qu'il ne le considère pas comme une menace. Il aurait bien tort. Mais c'est une chance dont il compte bien profiter. Ils ne se disent pas un mot. Jamais. Simplement, ils se toisent, là, dix secondes au plus. Avant que la porte ne se referme pour vingt-quatre heures supplémentaires. Et, peu à peu, lors de ses échanges muets, il sent le regard de son rival changer. Il est le mâle dominant, d'abord, toisant dédaigneux celui qu'il a défait. Puis, il devient le vainqueur amusé de voir le perdant se lancer dans un défi fou. L'opposant intrigué devant l'abnégation et les progrès du captif. L'homme qui se découvre du respect pour un vis à vis au moral incassable. Il a été tout ça, successivement. Jusqu'à aujourd'hui. Aujourd'hui, c'était autre chose. Il a plongé son regard dans le sien et y a retrouvé une sensation qui lui est bien familière. Une lumière dansante, corrosive. Cette lueur affamée, c'était de la hâte. Il est devenu le guerrier impatient d'en découdre avec un ennemi de poids. Il veut l'affronter. Cerbère veut l'affronter.

      Il en tremble d'excitation, fixe ses deux pognes grandes ouvertes. Il l'a fait. Il a gagné le droit de prendre sa revanche. Il frappe du poing contre son torse. Il est sec, robuste. Dur au mal. Il est plus fort qu'avant. Plus grand, plus sage.

      Elvis se retourne, œil brillant dans le noir. Il fixe intensément chaque particule de nuit avec la même fierté, la même reconnaissance. Se laisse tomber, à genoux, et baisse la tête vers le sol dans un salut.

      Merci.

      Il se redresse. Dans la solitude de sa cellule, ses lèvres s'étirent pour dévoiler des crocs luisants. Pour la première fois, il sourit.
        Ce matin, Cerbère a le regard dur. Ce matin, Cerbère s'est levé tôt, très tôt. Il est prêt depuis bien longtemps quand le verrou s'ouvre et le libère de sa niche. Il n'a pas mangé, à peine bu. Point d'air joyeux sur son visage, ni plus de folle promenade dans le couloir. Il n'est pas attentif à l'air frais qui vient d'en haut, et déborde sans un remord le carrefour qui mène à la surface. Non, au lieu de ça, il marche à cadence régulière en maltraitant les murs, assène des coups de poing qui font trembler la structure même des Enfers dans un grondement sourd. Comme pour annoncer son arrivée. Il est un volcan prêt à entrer en éruption. Il a le pas lourd et les mâchoires serrées, la mine concentrée de celui qui a un travail à terminer. Une nouvelle fois, un prisonnier plus fou que les autres le défie. Bête idée, mais soit. Il ne se dérobe jamais à un combat. Alors il va y aller et faire le boulot. Pourtant, un étrange grain de sable rend l'affrontement à venir hors du commun. Celui qui l'attend n'est pas comme toute cette racaille, occupée à purger son éternité ici en maudissant le ciel et en gémissant sur son sort. Non, celui-là est différent. Il est resté fier, il n'a pas renoncé. Ses motivations, sa rage de réussir l'étonnent. C'est peut-être pour ça qu'il est plus excité que d'habitude. Car derrière ce masque grave et déterminé boue une envie d'en découdre, une soif de violence peu ordinaire, même pour lui. Le sang va couler, ils vont s'échanger des coups pour faire mal, pour tuer, heureux de se heurter à si redoutable adversaire. Indépendamment de toute question de justice, ils lutteront avant tout pour lutter. S'affronter par goût, profiter de l'instant à sa juste mesure, en sachant que l'autre en face en fera tout autant. Oui, voilà ce qui rend cette occasion-là si spéciale, si rare. Et au bout du compte, il vaincra. Comme toujours. Parce qu'il est Cerbère. Gardien incontesté des Enfers.

        Il arrive devant la porte et s'arrête. Prend une longue respiration; puis une autre. Cogne trois fois, contre l'acier, lentement. Boom. Boom. Boom. Puis arrache les chaînes, et ouvre. L'autre est là. Pourvu qu'il soit à la hauteur. Pourvu que ce soit un beau combat ...

        [...]

        Le silence berce les dernières heures de calme de l'endroit. Assis en tailleur, les yeux clos, les mains jointes sous son menton, il demeure, immobile. Pour la première fois de sa vie peut-être, il a la sensation de caresser une douce et totale plénitude. Dès que la porte s'ouvrira, il va se heurter à la douleur, au prix de la sueur et du sang. Il va risquer rien moins que sa vie. Mais rien ne peut faire vaciller le halo réconfortant de sérénité qui parcourt tout son être. Il a fait abstraction de tout, pour atteindre une plus parfaite compréhension et tutoyer la vérité. Sa respiration est si paisible qu'on pourrait le croire assoupi. Ce n'est pas le cas. Il n'a pas dormi depuis la veille, incapable de trouver le sommeil. L'enjeu est bien trop important pour risquer de voir s'échapper cet état de confiance et de bien-être en plongeant dans le monde des songes. Il aura bien assez le temps de dormir quand il sera mort. Non, au lieu de ça, il médite, pour la première fois, à l'aube de sa vie, conscient qu'il marche vers son destin. Il arpente la Voie du guerrier, loin des perturbations, loin du tumulte et du trouble. Il communie avec la Nuit, visualise les étoiles, cherche dans l'inaltérable beauté de la Voie Lactée et sa noblesse le salut qu'il a si longtemps fui. S'entoure des chants de guerre venus d'ailleurs, sent couler en lui la majesté qui le guidera vers la victoire. Quand le bruit de tambour se rapproche, il a fait le vide. Il est en parfaite symbiose avec son objectif. Il n'y a plus que Lui, la Feu, et son adversaire. Et derrière ce combat, le renouveau. Enfin. Ou les ténèbres. À tout jamais.
        On cogne contre la porte. Il ôte son cache-œil. Ouvre les yeux et porte un regard changé sur sa cellule. On entre. Il se redresse. Avance un peu en brisant ses fers, sans effort. Ça y est. Il le voit. C'est maintenant.
        [...]

        Il flotte une délicate harmonie dans l'air, une tranquille certitude. Après avoir tant attendu, ils peuvent profiter de ces ultimes instants de calme qui précèdent le carnage. Car rien ne pourra venir contrarier plus longtemps le duel auquel ils aspirent. Ils partagent cette même envie d'en découdre, cette même passion pour la violence. Ils sont de la même espèce et chez eux revient bien souvent une seule et unique question, qui motive la grande majorité de leurs actes : qui est le plus fort ? La réponse arrive, bientôt. Pourtant, devant l'évidente imminence de leur affrontement, ils semblent plus détendus que jamais. Leurs poings sont refermés mais leur cœur allégé à l'idée de très vite replonger dans un océan de violence. Cerbère fait trois pas en direction d'Elvis. En un bond, ils seraient l'un sur l'autre. Mais rien ne presse. Ils prennent le temps de se dévisager une dernière fois. Dans l'intimité moite et lugubre d'une cellule muette.

        Alors, c'est pour aujourd'hui.
        Oui.
        J'ai attendu ce moment. Ne me déçois pas.
        Avant qu'on commence ... j'ai une question.
        Parle.
        Pourquoi n'être jamais retourné à la surface ? Personne ne saurait te retenir ici contre ton gré.
        Tch ... L'Humanité n'est pas faite pour moi. Mon devoir est ici.

        Le prisonnier respecte le choix de son gardien. Il a lui-même passé une vie à se sacrifier pour un labeur qu'il s'était imposé. Sans se rendre compte que ses motivations étaient erronées.

        ... Et toi, pourquoi tiens-tu autant à y retourner ? Après tout le tort que tu as causé, pourquoi mériterais-tu une seconde chance ?
        J'ai appris de mes remords. De la culpabilité nait une morale. La morale instigue le code. Le code fait grandir l'homme.

        Cerbère sourit. La réponse lui plait. Son prisonnier a effectivement grandi. Il tire légèrement sur son collier en repensant à la question qu'Elvis lui a posé. Oui, la surface ...

        D'après toi ...
        Hm ?
        S'il fait chaud ici, est-ce qu'il fait froid, au paradis ?
        Hin. Ce serait une belle ironie.

        Les deux partent dans un étrange éclat de rire qui trahit leur manque de pratique dans ce domaine. Pendant trente secondes, pourtant, ils rient. Sans se forcer, sans se soucier du regard de l'ombre autour d'eux. Le Royaume des Enfers n'avait été à pareille fête depuis des siècles. On croirait deux vieux amis qui se retrouvent après des années. Et puis, peu à peu, le crépitement se meurt, le silence revient. Le sourire se transforme en rictus. Une ride vient barrer le front de l'un; l'autre fronce les sourcils en retrouvant son sérieux. Une nuque craque. Un poing vient frapper une paume de main.

        Bon... Prêt ?
        Prêt.


        Chacun se campe sur ses appuis, se fléchit au plus bas pour prendre impulsion. Ils bondissent, dans un même timing. Les deux lancent un bras loin derrière l'épaule, pour ramener un poing solide comme un roc et chargé de vitesse qui vient s'écraser contre celui de l'adversaire. Le choc fait rugir de plaisir les entrailles de la Terre.

        Elvis regarde Cerbère. Cerbère regarde Elvis. Il est heureux.

        Dans ses yeux, le Feu éternel du combat.


        Fin.