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La voie du loup

Ils avaient jeté l'ancre deux jours auparavant. Deux jours, parce que trop loin des côtes pour pouvoir y aller sans tremper dans la mer ; il avait fallut bricoler des chaloupes pour les maudits qui ne pouvaient plus nager, faire avec les courants contraires, les yeux suspicieux qui affleuraient l'eau, laissaient entendre que l'île de l'horloge n'était plus un lieu sûr mais une terre de conflits, une menace sourde.

Alors, Sören avait été éloigné du groupe par d'étranges rumeurs, des échos qu'il était allé chercher de son côté autour des comptoirs et dans les bruits étouffés qui remontaient des ruelles. Son allure bonhomme, encore plus passe-partout qu'autrefois depuis qu'Uriko le contraignait à conserver une propreté irréprochable, écartait naturellement de lui les soupçons, et son mutisme de circonstance le servait comme un intermédiaire fidèle. Il devait retrouver la Team pour présenter son rapport ; mais au lieu de cela, il était parti à l'autre bout de l'île, Raspoutine invisible le suivant de loin, et Morgan sur l'épaule.

La raison d'une décision aussi soudaine, c'est qu'il avait eu vent d'événements qui ne concernaient pas les autres ; ou plutôt, qui le concernaient lui, et desquels il valait mieux que James ne soit pas informé. Sören ne connaissait que trop bien le tempérament tranché et sans compromis de ce qui lui servait officiellement, du moins de capitaine. Plusieurs fois déjà, il avait eu vent des agissements de ses vieux amis d'enfance sur les Blues, puis sur Grand Line. Jamais d'actes qui contrevenaient à la morale élémentaire qui était celle de leur chef ; pas de pillages, pas de meurtres de civils sans défense, peu d'actes réellement violents. Mais des entreprises résolument anarchistes et anti-armée / police / autorité en tout genre, des viols en pagailles dès lors qu'il ne s'agissait non pas de jeunes filles mais de toutes les conventions établies, des piratages sauvages de Denden caméra destinés à inciter le bon peuple à « foutre la ouache le plus possible et vivre en paix au final »... bref. Largement de quoi récuser toute appartenance à un groupement plus vaste tout en justifiant l'apposition de primes conséquentes.

Ces primes, Sören les avait gardées dans sa chemise, en sûreté. Et les histoires qui y étaient associées, il s'était bien gardé de les communiquer à ses compagnons.

Surtout depuis qu'il savait qu'Edwin, Olaf, Serena et Brom étaient sur l'île de l'horloge ; et qu'ils représentaient un soutien efficace contre la piraterie locale qui profitait des circonstances pour harceler le bon peuple.

-Eh, là. Où est-ce que vous pensez aller comme ça, l'ami ?
-Hein ? Oh, ben, par là.
-C'est dangereux.
-J'sais, on m'a dit.
-Non, mais c'est... pardon ? Vous y allez quand même ?
-On dirait, on dirait.
-Oh.

Le chemin qu'il suivait s'apparentait plus à une agglomération de rochers en bordure de ville à demi reconstruite qu'à autre chose. Tout au bout, il y avait encore quelques maisons de chaume, sans doute une sorte de petite dépendance portuaire plus au moins demeurée intacte. Et accessoirement, un point d'encrage idéal pour prendre l'horloge devenue citadelle de fortune à revers.

A la maison qu'on lui avait indiqué, il frappa trois fois.

-Attend, j'y vais. Si c'est encore un colporteur, je me le fais.
-Mon amour, reste tranquille.
-Je... bon.

-C'est pour... oh, bonté divine !
-Salut Olaf !

Oubliant toutes ses appréhensions, il riait comme un enfant en bondissant sur ses anciens compagnons qu'il serra l'un après l'autre entre ses bras. Sans doute touché dans son petit cœur de chat mais néanmoins prudent, Morgan descendit de son épaule pour aller trouver refuge sur le buffet qui constituait, avec une table en bois brut et mal raboté, l'unique mobilier de la pièce.

-Brom est pas avec vous ?
-Foutu môme ! Il vient de nous retrouver et c'est après un autre qu'il demande !
-Edwin a raison, Sören. Brom est parti chercher à manger, c'est toute une mission ici... tu as tout le temps de nous raconter ce que tu es devenu pendant tout ce temps.
-Bien parlé !
-C'est que, j'suis plus curieux de savoir c'que vous êtes devenus, vous...
-Me pousse pas au vice, honneur à la jeunesse !
-Ahah, bon.

De sa voix la plus tranquille, il commença son récit ; ses débuts laborieux en temps que chasseur de primes, l'éthique drastique qu'il s'imposait avec la part de misère qu'elle comportait, son besoin d'aller toujours chercher plus, plus loin, ailleurs, autre part ; ses moments de nihilisme et de joie dans les ruelles sales des Blues, lors de son grand voyage ; les spectacles avec les chats ; puis la catastrophe de Goa, dont il ne chercha pas à dissimuler le moindre détail. Puis enfin, la Team Rocket, les nouvelles perspectives qu'elle lui avait ouvertes.

Lorsqu'il se tut, il se sentit plus serein qu'il ne l'avait été depuis son départ d'Innocent Island.

-J'suis venu en éclaireur pour vous prévenir, aussi. Mon équipage, y'a pas que des flèches dedans, et j'suis pas sûr d'pouvoir gérer les débordements si ça apprend que des grosses primes comme vous sont dans la zone.
-Qu'on capte. Mais qu'on est peut-être bien plus forts que vous tous réunis.
-Mon amour, il cherche à éviter le conflit.
-Oh ! Oui.
-Je dis, on a déjà trop causé sans attendre Brom. Et t'es pas là pour longtemps, la jeunesse. Tu sais toujours jouer ?
-Ouais, que j'sais. Mais dis, Verbe Juste, c'est que t'aurais perdu ta langue ?
-Plains toi. Aller !

Ils avaient tous pris leurs instruments. La journée était paisible, et ce fut tout juste si Sören s'aperçut du fait que les murs comportaient des cicatrices profondes, traces d'explosions et d'affrontements violents. En vérité, l'équipage de Brom constituait le principal rempart actuel face aux arrivages de pirates venus se régaler des restes de l'île de l'horloge. Ce qui expliquait la tolérance des habitants pourtant échaudés, qui ne pouvaient pas ne pas se fier aux rares phénomènes qui avaient pris leur défense depuis suffisamment longtemps pour qu'ils n'aient plus qu'un front sur lequel lutter.

Pas davantage, tandis que le rythme tribal des bongos d'Edwin s'élevait et gagnait en force, il ne remarqua à quel point ses anciens compagnons semblaient avoir vieilli. Olaf, surtout, était désormais balafré, et son front était soucieux. Ils ne le montraient pas, trop heureux de recevoir un témoignage d'un passé où ils étaient certes moins actifs et moins fiers de leur sueur trop peu versée, mais largement plus insouciants.

-Eh, ben ! Pour sûr, je vois qu'on ne s'emmerde pas, mes amis !
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C'était Brom, un filet débordant de poissons sur l'épaule, souillé d'écume et paraissant au moins dix ans de moins par-rapport à la dernière fois où Sören l'avait vu. Sa soixantaine bien tassée se pressait autour de son sourire rempli des dents les plus fortes de North Blue, dont il était fils. Mais elle laissait de côté l'éclat du regard, la puissance des épaules, la souplesse du pas. Brom n'était pas un vieillard. Il était un capitaine dans la pleine force de l'âge, conservé par le rire, la bonne compagnie et le sentiment de vivre en juste tout en emmerdant allègrement la société établie.

-Eh bien, tu ne viens pas m'embrasser, chenapan ?

Tout adulte qu'il était devenu, Sören se sentit redevenir en un instant l'enfant coureur de prairies et gardien de troupeau qu'il avait été. Celui qui prenait la place du petit paysan consciencieux sitôt qu'il s'abandonnait à la présence de ses chats ou de celle, paternelle, plus familière qu'aucune autre au monde, de l'homme qui se dressait en face de lui.
Il pensait se contenter d'une très virile poignée de main. Il pensait imposer par cet acte l'égalité de parole, et faire entendre qu'il était venu pour un motif sérieux. Mais il eut de la peine à contenir son émotion, lui qui n'avait jamais eu d'autre père véritable que celui-ci, cet anarchiste éborgné qui sentait les embruns et le miel.

-Laisse tomber les convenances avant d'avoir l'air d'un con, gamin.
-Edwin !
-Bwarharharh ! Sacré margoulin ! Aller, viens plutôt m'aider à éviscérer tout ça. Tu restes manger, je pense ?
-Évidemment, qu'il reste. On va vous laisser tranquilles un moment. Vous avez des choses à vous raconter.
-Dites à Ozar et Telenn de rentrer, il n'y aura pas d'attaques aujourd'hui.
-Comment ça, Brom ? Ils nous ont pris deux fois par surprise, déjà. J'ai besoin de te rappeler que t'y as déjà laissé un œil ? Et ils ont pas l'air d'être décidés à lâcher l'île.
-Le temps se gâte. D'ici dix minutes, ils seront sous la battante.
-Mais il fait grand bl...
-Il a pas tort, ça sent l'orage façon Tous les Périls.
-... bon ! Foutus paysans.
-Aller, ramène toi Bonne Parole !
-J'imagine que tu t'es tenu à ton idée de devenir chasseur, et que tu n'es pas arrivé jusqu'ici tout seul ?

Toujours l'art d'aller à l'essentiel. Un pragmatisme toujours sentencieusement observé qui avait fait de Brom un arbre dont les racines pointaient vers le ciel, sans cesser pour autant de passer par la terre. Aucune agressivité dans son ton. Il s'informait.

-Mes compagnons sont sur l'île principale, Brom. 'Sont chasseurs, eux aussi. Mais y savent pas que t'es là. Parole.
-Bon. Il seraient du genre à enlever à l'île leur principal rempart contre la piraterie ?
-N'y compte pas, Brom. Ce sont des gens du métier, pour vrai. Y'a que moi pour voir plus loin qu'le chiffre en bas des affiches.
-Ils sont plus forts que toi ? Tu leur obéis ?
-Non, j'crois que j'suis encore le plus fort. Et personne obéit à personne, que j'gage...
-Ça a le mérite de confirmer ce qui se dit sur la Team Rocket. J'ai gardé une oreille sur toi, mon gars. Et dis-moi... ils sont au courant pour ça ?

Ça, c'était l'avis de recherche officieux que les royaumes indépendants avaient, pour la plupart, lancé à l'encontre de Sören. Qui baissa les yeux. Le portrait de l'affiche lui renvoyait une image remplie de violence et de colère douloureuse. Il ne s'y reconnaissait pas, même s'il savait que tuer était devenu, pour lui, un acte démystifié. Le sang de tous ceux qui étaient passés au fil de ses serpes s'était comme distillé en lui. Il éprouvait confusément le sentiment d'être devenu moins jovial, plus triste, moins exalté, plus protecteur, moins consciencieux, plus martial. Chacune de ses journées commençait avec l'envie d'en découdre. Et il transformait cette énergie dans des disputes sans fin avec James, la canalisait dans des entraînements qui n'en finissaient pas. Sa stature était devenue athlétique. Sa barbe poussait chaque jour un peu plus drue. Ses traits eux-même avaient perdu quelque chose de leur enfance prolongée.

-... pas tous. On a des enfants à bord. 'Valait mieux qu'y savent pas.
-Une belle raison que voilà.
-Brom, j'suis pas venu pour m'faire sermonner comme un môme !
-Loin de moi cette idée. A ta place, j'aurais fait pire. Seulement...
-Quoi ?
-Moi, j'aurais assumé.
-Attends, tu penses à quoi, là ?
-Je vais te le dire. Finis ton poisson.

D'un coup de dague rageur, Sören éventra sa dorade. Encore vivante, elle convulsa dans un ultime spasme tandis qu'il la vidait. Ses tressaillements compulsifs l'empêchant d'être précis, il le décapita et jeta la tête sur le paquet de tripes qui gisait à ses pieds, dans un grand sac de jute. Puis, imitant Brom, il essuya le sang qui lui tâchait les mains sur un torchon pourri, et lui emboita le pas.

-Tiens. Ça, c'est un article qui raconte mon premier fait d'armes.
-...
-Oh, excuse-moi. Tu veux que je t'en fasse la lecture ?
-Ça va aller, j'suis juste encore un peu lent.
-...
-Je croyais que tu faisais que défendre la veuve et l'orphelin. C'est quel genre de conte, ça ?
-Mes compagnons et moi-même étions tombés sur le cas de ce type, qui asservissait les gens dans un endroit trop reculé de North Blue pour que la marine en ait connaissance. Il régnait par la terreur. Ceux qu'il dominait prenaient les armes contre ceux qui voulaient leur venir en aide, tant leur servilité était profonde. Pour les libérer, nous avions élaboré un plan conduisant à l'isolement de tous les personnages haut-placés. Deux entre mes mains, un entre celles de chacun de mes lieutenants. Nous les avons battus, arraché leurs vêtements, piétiné leur orgueil. Poussé à supplier avant de les achever dans l'indécence la plus totale. Après ça, le peuple a changé de maître. Il a eu peur de nous, s'est préparé à un nouvel esclavage. Mais nous sommes partis en restant aux abords des côtes plusieurs mois durant, de manière à les protéger d'un nouvel envahisseur. Ils se sont redressés. Sans cela, ils ne l'auraient pas fait. Je n'ai jamais regretté.
-Pute borgne...
-Il y en a beaucoup d'autres dans le genre. Je ne les cautionne pas tous. Tu sais quelle mutinerie j'ai essuyé, dans le temps. Et puis, avec Olaf et les autres, la donne a changé. J'ai pris de l'âge et de la mesure. Et ils sont moins cruels qu'une bande de jeunes chiots.
-J'en r'viens pas. J'peux pas t'imaginer assumer ça.
-Je vais te montrer autre chose.
-Je crois en avoir assez vu.
-C'est un cadeau. Viens.

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-Tu rigoles, là ?
-C'est très sérieux. Personne n'en veut à bord, nous pensions le revendre. Autant qu'il tombe entre de bonnes mains.
-Et tu dis que c'est...
-Le neko neko no mi, modèle chat. D'après Olaf, qu'est pas le plus mal renseigné, comme tu sais.
-Bon sang...

Il tenait le fruit entre ses mains, soudain aboutissement d'une longue quête, qui survenait au moment où il s'y attendait le moins. Fébrile et plein d'espoir, il caressa du regard le petit chat roux qui s'était de nouveau perché sur son épaule. Il ronronnait, et sa fourrure tiède lui réchauffait doucement la joue. Ça le mettait en confiance. Il allait réaliser son rêve d'enfant, au moment où il avait cessé d'espérer une telle résolution. Au moment où ses journées n'étaient plus animées que par de sempiternels entraînements, mû qu'il était par la peur de perdre l'équipage irresponsable qui lui servait d'attache unique au monde des hommes. Depuis Innocent, il n'y avait plus que ça : de la culpabilité à peine étouffée par le temps, et un sentiment de devoir qui le poussait à se surpasser dans une voie par laquelle il ne s'était pourtant jamais senti appelé.

Celle des guerriers, des maîtres d'armes, des sourcils froncés sur un masque de pierre. La voie où il ne faisait pas bon rire, ni chanter. Il avait délaissé son bouzouki pour mieux endurcir ses poings.

Mais ça irait, à présent. Il allait prendre la peau de l'insouciance, de la grâce et la vie nocturne. Il serait ce vers quoi il s'était toujours tourné dans ses moments d'euphorie ou de tristesse. Un félin, un maître des prairies et des racines creuses, un ninja des gouttières et un seigneur des cales, un funambule à dents blanches et à griffes tranchantes.

-Aller, vas-y !

Il mordit dedans de bon cœur, la bouche poisseuse de jus. Supporta le goût ignoble, trop poivré, à odeur de bête fauve et de tourbe. Repris une nouvelle bouchée, puis une autre. S'en délecta comme s'il s'agissait du fruit de la vigne, au sein duquel toute la joie d'un travail sain et gratifiant aurait été consacré. N'en laissa pas une miette, ignora les revendications de son estomac qui essayait déjà de rallier l'intestin à sa noble cause. Puis, il tenta le coup de se faire pousser les moustaches. En vain.

-J'imagine que ça prend du temps ?
-Faudra que tu trouves comment ça marche. J'espère que ça t'a pas coupé l'appétit.
-Au contraire !
-Arh, arh, tant mieux. Ah ! Ozar, Telenn, rajoutez un couvert ! Nous avons un invité !

Les présentations se firent sur deux poignées de main. Ozar était l'incarnation du musicien itinérant. Tatoué, chevelure rousse abondante qui tombait sur ses épaules, l'air rêveur et le regard taquin. Il fumait une longue pipe de conteur, qu'il bourrait régulièrement du contenu d'un nombre improbable de bourses qu'il tenait dissimulées dans les poches intérieures de sa pèlerine. Tandis qu'il mangeait, le tabac continuait de se consumer dans le fourneau. Et régulièrement, mû par une habitude de très longue date, il la portait à ses lèvres.

Telenn donnait une impression d'extrême jeunesse en comparaison. La barbe rare, mise en évidence par un port de menton arrogant et fier, le chapeau constamment vissé sur le crâne et la parole avare, il donnait une telle impression d'antipathie que Sören se demanda un instant durant ce qu'il pouvait bien faire au milieu d'une telle équipe. Ils n'échangèrent pas un mot. Mais il eut encore le temps de remarquer qu'il était boiteux, que sa parole rare glissait immanquablement dans les aigus.

-On l'a récupéré sur un ilot paumé au milieu de nulle part. C'est un pirate qui s'est fait abandonner par ses potes, et castré par les bestioles taquines du coin. C'est une tête de con, mais Serena a insisté pour qu'on le prenne avec nous, et comme il est bon à la harpe et pas trop mauvais à la popote... tant qu'il ferme sa gueule...
-Je t'entends, mon amour !
-Oups. Non, mais à par ça il est gentil, hein, je dis pas... Enfin, par contre, Ozar est un chouette type. Un medicos comme on en aurait pas trouvé un meilleur si on l'avait cherché. Super chanteur. Bagarreur de folie, aussi. Il compense.
-Edwin !

Ce fut un déjeuner joyeux, qui contrasta agréablement avec l'ambiance lourde de la matinée. Sören eut bel appétit, trop heureux de ce qui lui était arrivé. Il goûtait aussi avec bonheur le fait de se sentir avec des pairs, et tandis que la tempête commençait à faire rage à l'extérieur, effaçant toute menace d'offensive pirate, l'on prenait le café. De temps en temps, Edwin prenait ses percussions et lançait une rythmique sur laquelle chacun prenait plaisir à s'insérer. La musique puissamment polyphonique, ivre d'embruns et d'aventures étranges, s'élevait avec la fumée de la pipe d'Ozar, qui parvenait à jouer de la cornemuse sans abandonner son activité préférée. Sören et Olaf chantaient le voyage de Norland, comme ils le faisaient déjà presque dix ans auparavant. Le temps semblait s'être arrêté. Et entre deux ondées cinglantes, leurs voix graves et poignantes s'élevaient, plus fortes que l'orage.

J'ai marché longtemps tout seul dans le noir des routes
Les ombres des ortolans, je me les rappelle,
J'ai erré des années les pas cernés de doutes
Pour trouver le trésor au pied de l'arc-en-ciel

Des étoiles de bruine constellaient mes joues
Bien des nuits les glaçons ont brûlé mes genoux
J'ai eu faim, j'ai eu froid sur mon lit de cailloux
Quand le soir j'entendais au loin hurler les loups

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Comme la tempête ne se calmait pas, il résolut de passer la nuit sur place. Il ne s'inquiétait pas pour la Team, qui devait avoir trouvé refuge en ville. Au fond, il n'était que trop heureux de profiter quelques heures de plus de la compagnie douce et heureuse que lui procuraient son vieux mentor et ses anciens compagnons, qui l'avaient autrefois armé de rimes et de musique pour survire à une vie de vagabondage sans sombrer dans la débauche. Ces amis qui l'avaient aidé à devenir un homme. Il s'endormit le dernier, fidèle à un sommeil difficile qui ne l'avait jamais tout à fait quitté. Sur son torse, Morgan roulé en boule ronronnait, en partageant sa chaleur d'animal.

Mais il s'éveilla de nouveau dans la nuit. Assoiffé, les yeux rouges du cauchemar qui le quittait tout juste, il roula sur le côté pour se relever. Dans la pièce commune, on y voyait clair. Le gros temps était passé, la lune à demi pleine éclairait la table de sa lueur pâle à-travers les carreaux sans volets. Sören marchait silencieusement, discret comme un chat. Il voulut prendre de l'eau directement dans l'un des seaux de réserve, avec ses deux mains en coupe.

Mais ce qu'il discerna dans l'ombre à la place de ses doigts figea son mouvement et fit battre son cœur.

Deux énormes pattes griffues recouvertes d'une fourrure aussi épaisse que mal peignée s'ouvraient et se refermaient selon sa volonté. Des pattes difformes, hirsutes, à l'opposée de la petite patte ronde et harmonieuse des félins. Même Raspoutine n'avait pas ce poil épais et rêche, ces griffes longues et disgracieuses, toujours sorties et impossibles à dissimuler. Pris d'une terreur comme il n'en avait plus connu depuis la disparition de Morgan à Goa, Sören releva les yeux. S'approcha de la fenêtre, de sa fine couche de verre.

Ce qu'il put y contempler à la lueur d'une bougie oubliée le fit tomber sur les deux genoux. Rester de marbre, tous les muscles figés et le sang arrêté. Les pensées effacées, les poings relâchés. Puis serrés jusqu'à ce que leurs griffes s'enfoncent dans la chair.

Ce reflet qu'il contemplait était celui d'un loup.

Oh, pas un loup de la pire espèce. Il était au contraire plutôt élégant avec sa fourrure blonde, ses grands yeux tristes, ses dents blanches et pointues et sa carrure martiale qui donnait de la noblesse au style bestial qui était désormais le sien. Du reste, tout cela ne dura que quelques minutes. Sa forme humaine lui revint comme un souvenir au moment où il pensait briser la surface sur laquelle se reflétait l'étrange apparition. Il en fut soulagé, mais l'inquiétude s'était glissée dans son cœur.

Il tourna la tête ; vit Morgan qui le regardait. Fit quelques pas vers lui en tendant la main.

-Morgan...

Le pelage hérissé, le chat feula longuement. La peur et la menace brillaient fort dans ses yeux agrandis par l'obscurité. Sören peinait à refouler les larmes qu'il sentait lui serrer la gorge.

-Tite bête... j'sais que j't'ai fait peur, mais qu'c'est fini. Viens. Viens, Morgan, j'ai besoin qu'tu sois là.

Mais il reculait encore. Interdisait tout rapprochement en zébrant l'air froid de ses griffes. Présentait les dents. Montrait tous les signes possibles de sauvagerie et de terreur, lui, le sage parmi les sages, lui, pour qui le moindre atome de pensée de Sören n'avait eu aucun secret. Lui, le petit chat pour qui il avait failli donné sa vie, celui à qui il avait sacrifié son innocence en commettant son premier meurtre. Lui qui ne l'avait jamais abandonné, qui avait consacré sa liberté de croqueur de mulots à la perdre à ses côtés. Il profita d'un trou de renard pour s'enfuir.

-Morgan !

De nouveau, la fourrure envahit sa peau, se confondit avec ses cheveux. Ses oreilles dressées lui révélèrent un craquement de plancher. Ses yeux de chien discernèrent une lanterne allumée. Et derrière, comme flamboyant, Brom et son vieux visage buriné.

-Nom de...
-Le fruit du chat, hein ?
-A un ou deux détails près...
-Morbleu ! Que c'est tout ce que tu trouves à dire, Brom ?
-Je suis désolé, garçon. J'ai pas voulu ça.
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Sous son cuir épais, Sören était ruisselant de colère. Brom. Il lui avait toujours tout dit, tout raconté. De toute l'île, il était le seul à savoir pour ses nuits sans sommeil, ses aventures nocturnes, la complicité qu'il avait auprès des chats et qui, chaque fois que ses paupières refusaient de se fermer, venaient miauler sous sa fenêtre pour l'entraîner dans des aventures qui valaient mieux que le meilleur des rêves, qui étaient plus apaisantes que le repos. Maintenant qu'il sentait le loup, avait visage de loup, qu'en resterait-il ?

Et puis, la haine pris place dans son cœur. Il eut le temps de se dire qu'il devait se mettre aussi à penser et à ressentir comme un loup. C'était comme s'il semait tout ce qu'il pensait être de manière certaine dans le vent.

-Tu crois qu'ça va m'suffire, là ? Des excuses !
-Ouais, bon. Assis-toi, mon gars. On va en causer. Je sais que
-Non, t'en sais rien. T'es du bord des hommes, pas entre deux mondes. J'suis un vagabond, Brom. Y'avait qu'un seul truc que tu pouvais me prendre en m'faisant mal. Tu l'as pris. Maintenant, ça va être la guerre. J'te connais plus. T'es plus qu'un nombre de berrys sur un papelard.
-Dis pas de conneries, Sören. Faut que tu dormes. Demain...
-Demain, je reviens avec les copains et je te casse la gueule.
-Et tu vas priver l'île de son protecteur ?
-J'suis un chasseur, j'fais ce que je veux, et je t'emmerde. Salut.

Un coup de poing monumental cueillit Sören au plexus, au moment où il allait franchir la porte. Décollé du sol, il ne put contenir un gémissement. Il cherchait de l'air, mais sa respiration était coupée. En face de lui, Brom le dominait de toute sa hauteur. Ses poings étaient comme trempés dans le goudron.

-Tu vas rester ici jusqu'à ce que tu te sois calmé.
-C'est quoi ce bordel, putain !
-Je sens... beaucoup trop de violence !
-Ah ! Serena !
-Dites donc, vous en faites un bouc... oh, mère des océans...
-Ouais, ben quoi en fait ?
-Silence, l'ami. Va y avoir un malheur.

Il avait de nouveau pris forme de loup. Maintenant qu'ils étaient cinq à brandir des lanternes et qu'ils l'encerclaient, son pelage fauve, ses babines retroussées et sa stature immense apparut en pleine lumière. Aussi furieux qu'il était malheureux, Sören fonça d'un seul bloc sur son ancien mentor. Qui tenta de l'arrêter, mais ses coups, pourtant au moins aussi rapides que précis et dangereux, ne frappaient que de l'air. L'esprit dilaté, il lui semblait tout voir, tout appréhender, tout distinguer. La vie était un mirage qui avait toujours cinq secondes d'avance sur la réalité. Il l'avait déjà expérimenté, il faisait confiance à ce qu'il sentait. Il s'y abandonnait même avec rage. Pendant tout ce temps, Brom ne put qu'encaisser. Tant et s'y bien qu'Edwin et Ozar, de loin les plus forts de la bande, tentèrent de séparer les combattants. Mais de même qu'il parvenait à anticiper les coups de Brom, Sören se faufilait comme un lézard entre les larges paumes du colosse. Il fallut qu'ils s'y mettent tous ensemble pour le maîtriser. Et quand cela fut enfin fait, ils ne purent trouver de liens assez solides pour le tenir tranquille. Ce fut Edwin qui le maintint assis, en soufflant comme un bœuf.

-Arrête, petit con ! Tu vois pas que t'es allé trop loin ?
-Du calme.

La voix, puissante et autoritaire, émanait d'un visage ensanglanté, mais digne. Son propriétaire était en train de s'essuyer avec un mouchoir imbibé d'eau, qu'il rinçait et essorait lentement. Ses gestes étaient lents. Il avait la méticulosité et la froideur du père qui s'apprête à corriger un enfant. Étrange impression qui envahit Sören, à un point tel qu'il arrêta brusquement de se débattre.

-Olaf, quelque chose à propos du fruit ?
-Ou... oui ! Écoute, Sören, je suis désolé. Je me suis fié à tous les échos que j'ai pu réunir au cours de nos voyages pour compiler un recueil sur les fruits démoniaques. Pour certains, j'avais suffisamment de voix qui se recoupaient pour pouvoir affirmer des vérités. Du moins, c'est ce que je croyais. On l'a même gardé pour le cas où on te recroiserait, ce fruit !
-Serena ?

Les yeux légèrement révulsés, l'air absent, celle-ci parla depuis un coin de la pièce.

-Tu es un idiot si tu t'inquiètes pour ce chat. Il a eu peur. Il a fait ce que lui enseignait son instinct de survie. Il n'a vu qu'un loup qui essayait de lui bondir dessus. Sois plus calme si tu ne veux pas le perdre à jamais.
-Edwin, Ozar, Telenn ?
-...
-J'vais me recoucher.
-Je n'ai pas à me mêler de cette histoire mais je reste à ton service, Brom.
-Alors, c'est à moi. Et je vais simplement dire ça : quand vas-tu apprendre à grandir, gamin ?

Sören tressaillit comme sous l'effet d'un coup de cravache. Les yeux figés dans leur mouvement, il ne bougeait plus du tout, incapable de comprendre comment il avait pu frapper cet homme qui l'écrasait tant et tant de sa présence. C'était comme s'il avait Dieu le père devant lui. Mais un Dieu fermement décidé à lui foutre la raclée de sa vie.

-Je comprends mieux pourquoi tu t'es collé à cet équipage. Tu es resté en enfance, avec tes chats, tes petites ballades en solitaire, ton refus de prendre tes responsabilités. Oh ! La vie a bien essayé de t'y obliger quelques fois. J'ai écouté les rumeurs. La prime sur ta figure. Les quelques charniers dont tu as été le seul responsable. Toutes ces fois où tu as du manquer de jugeote et où ça a couté la vie à des gens. Où tu as voulu jouer les gentils samaritains comme ça, sur le moment, sans rien avoir planifié autre chose que ta rengaine préférée : « les gens m'aiment pas parce que je leur ressemble pas, mais tant que j'agis bien, ça passera ». Ta morale, c'est une morale de lâche. Un refrain que tu appliques pour avoir la paix. Je sais que tu t'amuses à t'appeler « l'alpha » quand tu chantes pour provoquer tes ennemis. Mais tu n'as rien d'un alpha. Pas de principes, pas d'honneur. Juste de l'attachement pour des détails. Des petits rêves égoïstes.

Le ton calme et lent de Brom, l'application qu'il mettait à parler distinctement sous sa mâchoire pourtant douloureuse torturait Sören. Pour lui, Brom n'avait jamais été la main qui punit, mais celle qui apprend. Et sa voix n'avait pas davantage été celle qui réprimande, mais celle qui conseille, qui raconte, qui fait rêver. Il découvrait brutalement le soubassement négatif de tout ce qu'il pensait savoir de son vieux mentor. Sa fierté chialait. D'autant plus qu'il savait qu'il avait raison. Tous ses arguments rouvraient des plaies mal refermées, qu'il avait fini par oublier grâce au confort que lui procurait l'argent d'Uriko, la présence fidèle de Morgan, le sentiment du devoir qui le faisait s'épuiser à l'entraînement. Il vivait une vie de dilettante avec les manies d'un trappiste austère.

Et maintenant qu'on venait de le priver du bandeau qui lui cachait les yeux, de ses petites certitudes, il recevait de plein fouet la vision de ce qu'était sa vie. Une vie vagabonde, hors-cadre, hors-sol, hors-perspectives. Là où il passait, il n'améliorait rien, ne concrétisait rien, ne donnait naissance à rien. Il venait, profitait, peinait un peu parfois, plus pour survivre que pour accomplir un destin. Puis on se rappelait de ses rimes et de sa présence vaguement amicale. Pour l'oublier bientôt. Ceux qu'il avait profondément marqué, c'était ceux qu'il avait fait souffrir, et avec lesquels il avait vraiment souffert en vue d'un but.

Il s'en était félicité, de cette vie errante, cette vie féline. Ce retour brutal dans le monde passionné des hommes le jetait au bas de son trône de seigneur des mendiants et de roi des opportunistes. Dire qu'il se disait fier, fier d'agir comme un chat, capable de ronronner un peu pour avoir de quoi manger, si c'était le prix à payer pour préserver sa liberté !

-On raconte que c'est un enfant qui gagne ce qu'il faut pour te remplir ta gamelle. Tu te fais entretenir comme une vieille veuve. Comme un enfant auprès de son père.

Il était devenu grand et fort. Mais sa force n'avait d'autre fin que la complaisance dans une médiocrité qui suffisait à son confort. La mélancolie qu'il ressentait depuis les dernières affaires des Blues et la désillusion qu'était pour lui Grand Line lui paraissait être son adversaire. Il s'était inventé une chimère pour mieux demeurer caché dans son personnage. Pour mieux éviter d'affronter le monde.

-Olaf a eu tort de s'excuser. Et moi aussi. C'est très bien que la réalité te rattrape. J'aurais pensé qu'elle l'avait fait depuis longtemps. Au moins depuis ce jour avec le Hollandais... ça n'aura même pas servi à ça.
-Arrête, Brom. J'ai compris. J'suis désolé.

Ce fut au moment où l'ambiance se relâchait, où Sören posait le front sur la terre battue pour la première fois de sa vie qu'il reprit forme humaine. Et que les oreilles rousses de Morgan repassèrent par le trou de renard. Personne ne bougea. Et le petit chat, rempli d'appréhension, n'osa approcher que lentement. Mais comme le garçon ne bougeait pas, les yeux remplis de larmes et de honte, il s'enhardit. Jusqu'à ce que sa tête vienne frotter doucement tout contre son épaule.


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