Posté Jeu 21 Juin 2018 - 17:23 par Martin Martin
« Et donc tu vois, c’là que j’lui ai dit d’aller se carrer sa charrette dans le fion. »
« Hahahaha ! Tu vas perdre tout ta clientèle, à ce rythme. »
Dans la cour ensoleillée de ce qui semblait être un tôlier, deux jeunes femmes riaient de bon cœur. L’une d’elle, une clé anglaise à la main, illustrait à grand renfort de gestes une anecdote de travail tandis que la seconde, assise en tailleur sur un tas de métal ressemblant vaguement à un fauteuil, sirotait un verre de limonade en s’esclaffant. Nées le même jour, elles n’auraient pourtant pas pu être plus différentes. Avec sa grande taille, ses rondeurs et ses cheveux écarlates, Sherwood dégageait joie de vivre et bonne humeur. Petite, toute en nerf et avec sa mine constamment renfrognée, Arlie était une bombe à retardement. Qui explosait souvent. Toutes les deux avaient grandi dans la même petite ville et seule la route séparait leurs commerces.
Sherwood avait une boutique à la devanture bariolée qu’il était impossible de rater. Mercière et vendeuse de prêt à porter, tout ce qui provenait de sa boutique était fait main. Elle élevait du bétail et des chenilles pour en tirer de la laine et de la soie, avait des plantations de coton sur l’île et partait souvent en expédition pour amasser de quoi teinter son tissu. Elle connaissait les métaux et les bois pour fabriquer des aiguilles et des boutons et avait étudié les sciences et les mathématiques pour optimiser ses productions de matières premières. Son seul problème était son incapacité à ranger quoique ce soit. Sa boutique débordait sur la rue, des plantes avaient cassé les carreaux de sa vitrine et, comme le tout était situé au sommet d’une côte, elle devait souvent courir après des cartons de marchandises à l’équilibre précaire. C’était devenu le jeu des enfants de faire dévaler la marchandise le long de la pente, et celui des adultes de parier combien de temps mettrait Sherwood à les rattraper.
En face, au fond d’une cour pavée, se trouvait Arlie et, bien souvent aussi, Sherwood qui surveillait sa clientèle de loin. Du point de vue général, Arlie était mécanicienne et sidérurgiste. En jetant un œil à la cour ouverte sur un large entrepôt où s’entassaient tuyaux métalliques, tiges de fer de toute taille et plaques d’acier défoncées, personne ne se posait la question. Arlie, elle, s’affirmait bibliothécaire. Le travail du métal n’était qu’un hobby qui lui permettait d’agrandir la collection d’ouvrages qu’on pouvait apercevoir entre deux amas de ferrailles, sur des étagères parfaitement alignées et ordonnées avec soin. Elle tenait rigoureusement à jour sa liste d’abonnés, invitait régulièrement des artistes et griffonnait des vers dans un petit carnet qu’elle avait toujours au fond de la poche de son bleu de travail.
Sur la pente comme dans le reste de la ville, tout le monde connaissait les jeunes femmes et la qualité de leur travail respectif n’était plus à prouver, ce qui leur permettait d’être respectées malgré leurs travers respectifs.
« Sher’, y’a un mec qui te cherche en face. »
Arlie s’interrompit dans son récit, le temps de montrer le client qui regardait à droite et à gauche sans oser mettre un pied dans la mercerie. Avec un clin d’œil pour son amie, Sherwood descendit de son promontoire métallique et traversa la route pour aller poser familièrement une main sur l’épaule du client. Arlie leva les yeux au ciel, fit tournoyer sa clé anglaise et retourna s’occuper d’une vieille chaudière.
« Euh…Excusez-moi, et ma charrette du coup ? »
Le regard noir de la bibliothécaire suffit à enlever au pauvre homme l’envie d’insister.
***
Cité principale d’Icarios, une petite île de South Blue composée en majeure partie de villages et de forêts, Ariadne était une ville paisible. N’ayant ni richesses ni grand héros à vanter, l’île était boudée des malfrats et passablement ignorée par la Marine. Si sa banalité permettait aux habitants une vie paisible en marge des grands événements du monde, Ariadne était pourtant en pleine effervescence. On s’apprêtait à fêter le tricentenaire de la ville.
À mesure que la date fatidique approchait, les rues se chargeaient en banderoles, guirlandes, fleurs et tout ce que l’être humain pouvait imaginer de décorations. Des stands étaient montés sur chaque trottoir, une grande scène occupait la place centrale et, si on tendait l’oreille, on pouvait entendre fanfares et chorales répéter divers hymnes. Dans les écoles, on révisait l’histoire, on préparait des pièces de théâtre, on peignait de grandes fresques sur des pancartes.
Au cœur de ce remue-ménage se trouvait Ulysses Bi, maire de la ville depuis bientôt 4 mois et fermement décidé à faire entrer son nom dans la légende presque inexistante de l’île. Ulysses était un homme entre deux âges un peu banal mais très énergique. Il était de ces hommes ambitieux qui tapent du poing sur la table pour appuyer n’importe quel propos pendant que leur ultime mèche de cheveux voletait avec panache dans un courant d’air inexistant pour révéler une calvitie non assumée. L’autorité qu’il dégageait venait plus de la pitié qu’il suscitait que d’un charisme véritable. Toute sa vie il avait eu pour ambition d’être à la tête d’Icarios. Aussi, lorsque sa prise de fonction coïncida avec l’anniversaire de la ville, il – pour parler franchement – ne se sentit plus pisser.
« Mais non, mais non ! Pas comme ça ! Regardez, les couleurs doivent être alternées. AL-TER-NÉES ! »
Ulysses tenait à ce que tout soit parfait dans le moindre détail. Il courrait de droite à gauche, de haut en bas, voire sur place, pour brailler des instructions.
« Non, non, non, non ! Décalez-moi ça à gauche, vous voyez bien que ce stand n’est pas aligné sur les pavés ! »
Les ouvriers hochaient la tête avec patience, effectuaient les changements puis, lorsque le maire courait harceler quelqu’un d’autre, lui adressait en chœur un bras d’honneur.
« Trop haut, ça, l’hymne se chante plus grave, plus solennelle. Vous êtes des professionnels ou pas ? »
« Ils sont en maternelle, monsieur le Maire. »
Les enfants gloussaient en voyant danser la mèche d’Ulysses ; les institutrices attendaient qu’il ait le dos tourné pour lui tirer la langue.
« Attendez, pourquoi la mosaïque n’avance pas plus vite ? Pressez-vous, bon sang de bois ! Que va penser Elbert Plotzker s’il voit une abomination pareille ? »
Que vous êtes un imbécile, pensaient à l’unanimité les carreleurs.
Pour comprendre l’agitation du maire, il est nécessaire de dresser un rapide portrait d’Elbert Plotzker, historien et critique d’art.
L’homme était une figure emblématique de la scène culturelle de South Blue. Il avait autorité sur le bon goût et sa seule approbation propulsait une création au rang de chef d’œuvre. On racontait qu’il avait rencontré les plus grands artistes, qu’il connaissait aussi bien l’histoire du monde parce qu’il l’avait vécu. Né vieux, il donnait l’impression d’avoir toujours été là. Et cet homme prestigieux, Ulysses Bi était parvenu à l’inviter à la cérémonie commémorative du tricentenaire d’Icarios. Au-delà du simple prestige d’avoir un tel invité, Ulysses avait un but : faire entrer La Tapisserie dans « Le guide des merveilles à voir si on ne doit visiter South Blue qu’une seule fois dans sa vie ».
La Tapisserie était un énorme pan de tissu de 15 mètres sur 15 mètres. Elle avait imposé à la mairie où elle était exposée ses dimensions démesurées. Elle datait de la fondation de la ville et en narrait l’histoire. Comme beaucoup de tapisseries, elle n’était pas particulièrement jolie, mais comme elle était vieille et grosse, on la respectait. Elle était la fierté d’Icarios et un véritable trésor aux yeux d’Ulysses, un trésor qui méritait reconnaissance. Si elle venait à être acceptée par Elbert Plotzker, alors Ariadne serait propulsée sur le devant de la scène mondaine.
« Excusez-moi, Monsieur Bi ? »
« Quoi encore ? Vous voyez bien que je suis occupé ! Hey vous ! Où sont les tournesols ? J’avais demandé qu’on plante des tournesols ! »
« Au sujet de La Tapisserie… »
« Oui, eh bien ? Mais nettoyez-moi ces façades, vous voyez bien que la crasse ressort derrière les bannières ! »
« Ne serait-il pas pertinent de la restaurer avant la venue de monsieur Elbert Plotzker ? Pour lui redonner son éclat d’antan, vous voy- »
« Mais bien sûr qu’il le faut ! Pourquoi personne ne s’en est chargé ? Dépêchez-vous, mon vieux, à ce rythme on ne sera jamais prêt pour la cérémonie ! »
Le vieux en question était un jeune secrétaire qui déployait quotidiennement des trésors de patience pour suivre Ulysses. Il rattrapait avec une diplomatie rare les écarts du maire et guidait avec un professionnalisme tout en subtilité le dirigeant. Irwin Pfost était un fonctionnaire extrêmement prometteur dont Ulysses Bi ne réalisait pas la valeur. Et pourtant, c’est bien grâce à Irwin que le drame fut dévoilé au grand jour.