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Nous et eux.

« On y est ! » Soupira-t-elle d’aise en reposant le logue dans sa boite.

Et ça n’avait pas été si facile d’y venir. Soulagée, elle tourna un regard enjoué vers Linus, sortant finalement le nez de son traité sur les chimies inédites dans le nouveau monde pour contempler l’horizon comme elle. Union John, l’endroit où Kiril avait posé ses valises plus ou moins durablement en l’attendant. N’était-ce pas ce qu’ils s’étaient promis ? De s’attendre. La dernière fois qu’elle s’était lancée dans une mission révolutionnaire sans qu’il n’ait eu envie de la suivre. Son cœur l’appelait ailleurs visiblement. Pas avec elle, tout simplement. Elle avait compris le message, ratant un battement, blessée sans le montrer.

Qui était-elle pour priver les autres de leurs rêves ? Surtout lui.

Kiril n’était pas un animal que l’on pouvait dresser, et elle n’avait jamais eu ces attentes envers lui. L’homme était en quête de quelque chose qu’elle ne pouvait pas lui offrir avec cette ferveur qui était la sienne. Est-ce que le temps était venu ? Alors qu’elle contemplait le désert de roche qui lui faisait face, la rouquine n’en était pas persuadée encore. Mais le cœur gonflé par les sentiments, elle savait qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse qu’en naviguant à ses côtés. Cette trêve n’était qu’une pause pour se consacrer à eux, égoïstement. Qu’est-ce qu’elle en avait tiré comme leçon ?

Une seule.

Qu’il lui manquait.

« L-Lilou, tu… Tu es sûre q-que c’est un endroit t-tranquille ? » Demanda Linus en s’approchant d’un pas d’elle, prévenant et inquiet.

Son sourire s’agrandit, elle pouffa d’un rire amusé : évidemment que non. Et ça n’était pas pour le calme qu’elle rêvait de cet endroit. C’était pour les souvenirs qui n’y avaient pas eu lieu, pour les instants qu’ils n’avaient pas passés ensemble. Lorsqu’ils s’étaient donné rendez-vous sur Union John la première fois et qu’elle ne l'avait pas rejoint. Ça remontait à trop loin pour être raconté. Et étrangement, cette fois ressemblait à un clin d’œil du passé, une nostalgie étrange s’empara d’elle, et elle gonfla ses poumons d’air.

« Depuis qu’il y est, probablement pas… » Rigola-t-elle.

_____________________

L’accueil fut presque chaleureux lorsqu’on le comparait à la rumeur. L’ambiance lourde à cause des souvenirs, moite à cause de la chaleur, pesait sur ses épaules. Léchait sa brûlure lorsqu’elle découvrit son épaule meurtrie par ce qui l’avait rendu célèbre. Ses yeux sondèrent la foule de révolutionnaire venue l’aider à se mettre à quai et tandis que Linus demandait déjà une visite des mines, elle s’enquit de savoir où se trouvait celui qu’elle était venue voir ici.

Rackham eut tôt fait de lui répondre, et de lui indiquer l’une de ses chambres. Remerciant l’homme d’un signe de la tête, elle gravit les marches quatre à quatre jusqu’à l’étage avant de s’engouffrer dans un couloir miteux. Le sol craquait sous ses pieds, et à chaque pas qu’elle faisait, elle avait l’impression de pouvoir passer à travers le plancher. Pour autant, ça ne l’arrêta pas. Pas tant qu’elle ne mit pas la main sur la poignée concernée. Pas tant qu’elle ne l’abaissa pas pour enclencher le mécanisme. Pas tant qu’elle n’ouvrit pas la porte pour pénétrer dans la pièce qu’elle visait.

Elle se figea lorsque ses yeux tombèrent sur lui.

« Je me disais que je pourrais te la remettre en personne, celle-ci. » Et doucement, elle tira de la poche de sa veste une lettre froissée.

La dernière qu’elle aurait dû lui envoyer avant de le retrouver. Celle aux sentiments intimés, qui trahissait son impatience de le revoir. Celle qui lui disait tout sans rien lui dire du tout.
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Souvent, il m'arrive de penser à eux.

Ils sont là. Ils ne me quittent jamais, - c'est la promesse de l'être humain, et ils baignent tous dans l'ineffable substance de ma mémoire, et s'ils sont morts, je vous invite à croire que non, puisque voilà, ils vivent encore dès lors que je me surprends au souvenir.

C'est le seul luxe que l'on se permet ici. Le luxe de se rappeler. Alors, même dévorés par l'obscurité avide, par la dernière trace d'humanité - envolée dès la chute -; le renoncement au ciel qu'ils appellent ça : ceux qui rejoignent les mineurs de leur gré sont à la recherche de bien des choses, seulement pas du métal. Le métal n'est qu'un prétexte aux Abysses.

C'est ici que l'on sombre en nous-même, et l'abîme est à notre merci et nous sommes à la merci de l'abîme : les pioches deviennent cet orchestre cacophonique que le forçat doit subir en fond, et je sens mon cœur qui ne change pas, toujours rythmé et peut-être bien éternellement par le bruit des coups : il s'extasie à chaque tintement métallique et chacun d'eux me rappellent, encore,
encore et encore au souvenir. J'ai passé ma vie à me souvenir, après tout, qu'est-ce que le noir permet nous permet d'autres ?

J'aspire à évincer mon âme
Ereinté, mon âme ! - mon âme se tord de douleur
Dans l'Enfer
de ses propres flammes.
J'ai pas trouvé la faille
puisque la faille je la fuis, suis
J'ai failli à l'attache
J'ai préféré toucher la pluie, suivre

J'aspire à étrangler mon âme ! [...]


Les nouveaux ne chantent pas. L'air que l'on respire ici ? C'est aussi agréable que de boire du café. Avec du dentifrice, pour ceux qui aiment ça. Ceux qui chantent ont fondu dans l'essence de ces lieux, sont devenus ces lieux. Ils rêvent et se rappellent tout comme moi. Le seul luxe. Les souvenirs sont des étoiles éternellement inatteignables. Ils filent des doigts eux, pas la pioche. La pioche claque ! Les pioches chantent, et elles
sont heureuses.

Je finis par esquisser un sourire. Elle a la capacité de me rappeler au monde. Elle le fédère. Vraisemblablement.

Voilà, j'me tire d'ici.

Dernier clinquement de pioche contre la paroi froide.

Pour de bon ?

Tous à l'arrêt, plus aucun bruit, les souffles sont coupés. On attend, les chaleurs et la goutte aux tempes, ma réponse. Pourquoi ?

Ouais, pour de bon, je cr-

Ensuite, quelque chose d'étrange s'est passé. Premièrement, la réaction a été l'exaltation dans sa forme la plus pure. Je crois. Un mouvement de foule intense qui aurait pu avoir des répercussions très graves, d'ailleurs, mais n'en a pas eu parce qu'il s'est manifesté sous la forme d'une volonté presque divine... Je dirais ? Et moi propulsé dehors en moins de temps qu'il ne le faut pour dire nouille.

Union John, hein...

____
Et si elle était venue cette année-là ? Cette année-là, j'étais une racaille de la pire espèce, une raclure du chaos et du sang et pourtant j'arrivais à l'oublier dans les lettres. Ma nature. J'arrivais à me convaincre que j'étais pas si salop que ça quand j'alignais les mots, le scellait avec la cire. Et j'ai l'impression que je suis pas si raclure que ça quand je les relis, quand elle est là. Et peut-être que ça me fait chier. Et peut-être pas.

Pourtant, je me sens pas si raclure que ça en ce moment, et ça me fait pas spécialement chier, si ? De te voir ouvrir sans même prévenir au préalable, t'aurais pu tomber sur une scène qui t'aurait effrayé, et tu m'aurais frappé même en tort.

Ou si, je reste une raclure. Une raclure ça sourit aussi, non ? une raclure ça peut être heureux, avoir les yeux qui gonflent, une crête à la con, une barbe de tonton relou à qui tu veux pas faire la bise, les mains qui savent pas quoi faire, le regard qui sait plus trop où il va. ça peut être heureux, non ?

... *pichenette* ?

Devant elle, c'est compliqué. Je peux que me comporter comme un con, faute de savoir quoi faire. J'entends pas ce qu'elle dit, je comprends pas ce qu'elle me tend. Je me rends compte que j'étais nulle part avant, que je viens juste de sortir de mes mines personnelles, qu'elle me donnera jamais envie de renoncer au ciel.
    A quoi s’attendait-elle au fond ? En voyant Kiril en face d’elle, la question tourna quelques temps dans sa tête, jusqu’à sa première réaction, jusqu’à ce qu’il prenne à son tour conscience qu’ils étaient de nouveaux tous les deux dans la même pièce. Elle réalisa sur l’instant qu’il n’avait pas changé, tout du moins pas avec elle. Qu’elle susciterait chez lui toujours les mêmes réactions, les mêmes délais pour celles-ci. Qu’il agirait constamment de la même manière tant qu’il s’agirait d’eux. Au fond, était-ce elle qui avait cette influence ? Était-ce elle qui suscitait tout ça, chez lui ? Un mince sourire perça sur ses lèvres, puis un soupir.

    « Pourquoi ça m’étonne ? » Demanda-t-elle d’une petite voix à l’homme, comme un murmure qui tenait de la confession.

    Puisque c’était entre eux que ça se passait. Puisque c’était entre eux, et seulement entre eux, que ça existait. Ses yeux d’ambre ne quittèrent pas ceux de son vis-à-vis, y discernant ces mêmes sentiments dans ses pupilles, et tout ce qu’il ne parvenait pas à lui faire comprendre avec les mots. Ce qu’il pouvait être chiant parfois, à être incapable de lui parler ! Et le temps n’y avait rien changé du tout, c’était peut-être tout le contraire. Qu’est-ce que Kiril avait trouvé de lui, durant son absence ? Et qu’est-ce que Lilou avait trouvé sur elle, après son départ ?

    « Que ça soit tout ce que tu ais à me dire après tout ce temps… » Soupira-t-elle sans y mêler la froideur qu’elle aurait eu normalement à son égard.

    Parce que ça ne lui déplaisait pas aujourd’hui de le retrouver ainsi. D’une certaine manière, même, ça la rassurait. De savoir que, qu’importait le temps que ça prendrait, le temps loin l’un de l’autre, il serait toujours le même avec elle. Et elle, elle se vouait à ne pas changer pour garder son affection intacte.

    Devait-elle, alors, être déçue de ce retour ? Elle n’en était pas persuadée. Parce que le recul lui avait permis de mieux le connaître encore, d’avantage que si elle était restée à ses côtés. Kiril était de ceux qui ne savaient pas aimer, mis à part maladroitement. Il avait sa manière de faire, et c’était ainsi qu’il fallait l’accepter, au risque d’y renoncer.

    « Si tes valises sont prêtes, on se retrouve sur l’attrape-rêve. » Somma-t-elle fermement à l’égard du punk, en regardant dans sa chambre si son sac était en effet prêt, et si elle devait le porter pour lui. Puis, elle se rendit compte que l’homme était suffisamment grand pour se débrouiller, et qu’il n’avait jamais eu besoin d’elle jusqu’à ce qu’il la connaisse. « Tu m’as manqué aussi, Kiril. » Fit-elle finalement.

    Et sur ces mots, la douceur de dire son nom pour la première fois depuis longtemps, Lilou lui offrit un grand sourire dévoilant toutes ses dents blanches.
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    Des lettres, je t'en ai écrit une montagne immense. Tellement gigantesque qu'il est impossible pour moi de ne pas avoir honte, de ne pas avoir été capable d'en envoyer au moins une seule. Je t'ai fui comme on a jadis fuit la peste, et quand tu n'étais plus là enfin, et bien c'est là que je l'ai attrapé. Elle a commencé par les pensées et le cœur, et c'en était déjà fini. Voilà donc ce que j'ai compris : je ne suis que des pensées, qu'un cœur. Pour toi. Et aussi vite qu'il le faut pour claquer des doigts, c'en est fini de moi. Si vite. Je crois bien que j'ai eu peur. Et ça faisait longtemps cette peur qui glace le sang, qui pousse aux limites, qui, quand on l'essouffle repousse aussi vite. Détruire, brûler, piller, en faire sa vie, ce n'est rien comparé à cette peur, ce n'est pas si terrible la vie de criminel comparé à cette peur qui elle est une évidence pour un enfant. Peut-être est-ce pour ça qu'elle prend au cœur si intensément, elle appelle à une époque qui m'a glissé des doigts comme tout ce que j'ai un jour eu entre les mains. Je l'ai rejeté, et je crois
    l'avoir regretté aussitôt.

    J'ai fini de lire la lettre silencieusement. Je l'ai plié et rangé dans le tiroir. L'Attrape-Rêve resté à l'abandon au port pendant plusieurs mois respire les premiers jours que l'on a passé ensemble à son bord. Il sent l'intérieur des enveloppes, l'odeur des lettres de Lilou. Aujourd'hui il semble être le seul endroit du monde où je veux exister. Dans moins d'un demi-siècle on dira que ce bateau a la capacité de réaliser les rêves.

    Aimé a retrouvé sa sœur, je l'ai commandé de partir avant qu'il n'ose pas me demander. Aimé est une bonne personne, et son cœur avait besoin du repos qu'il mérite, et qu'il rattrape l'amour contenu si longtemps. Même une crapule comme moi a pu le voir.  Seule une crapule comme toi, il a dit. Il est parti. Yarost est resté, évidemment. Il me colle au crâne comme une crête, celui-là. Et sans doute pour toujours.

    L'odeur des lettres de Lilou. Des potions de Linus. Et de l'exaspération de Nounours. Toutes ces odeurs sont contenues là, sur le plancher, les murs, les tiroirs. Seule ne peut pas être attrapée son odeur à elle. Et son parfum s'échappe sur le pont, me commandant de la rejoindre. Ce que je fais.

    L'ancre n'a pas été levé. Après tout, je ne sais pas encore où elle m'emmène cette fois. Ou peut-être qu'elle ne m'emmène pas et que je sais. En attendant, elle, penchée à son bord, fait retrouver tout son sens à l'Attrape-Rêve. Et ses couleurs. Le félin s'approche, sans trop de bruit, pour ne pas éveiller les soupçons de sa proie et au dernier moment il bond-

    Le haki, Kiril. Et rajoute à ça le fait que tu n'as jamais été discret.

    Oui.

    Oui ?

    J'ai jamais été discret, oui.

    Si longtemps. L'odeur des lettres de Lilou, ses yeux quand ils éclatent à chaque clignement. Si longtemps. L'odeur des lettres, les yeux de Lilou quand ils s'approchent des miens, quand il faut tenir le regard si long, les deux paires se trahissent et se disent tout jusqu'à ce que
    si longtemps la peur qui cataclysme dans mes poumons, le regard tombe et mon cœur clamse. Mais j'ai une réponse. Je suis venu pour lui dire oui peut-être tu as raison, peut-être ne sommes-nous pas prêts, et alors avant, on pourrait... et je ne sais pas. Je ne sais toujours pas. Parce qu'il n'y a rien qu'on ne puisse faire d'autre à ce stade, je crois. Je suis parti jeter l'ancre. Il faut chercher pour trouver. Autre part que dans ses yeux.

    Choisis une direction, maintenant.
      Elle aurait aimé que son haki lui permette de lire dans les pensées. De pouvoir lire dans son esprit, et dénouer le sac de nœuds de ses songes pour y faire le tri. De pouvoir comprendre tous les sentiments qui passaient dans ses pupilles lorsqu’il posait ses yeux sur elle. Dieu comme elle aurait adoré avoir cette aptitude, de ne pas seulement lire ses mouvements, de les prédire comme une voyante bas-de-gamme à l’occasion. Un fin sourire perça sur ses lèvres alors qu’il lui demandait de donner la direction. Elle s’adossa à la rambarde, croisa les bras sur sa poitrine et prit son air le plus sérieux pour lui répondre :

      « Je veux retrouver Bee. » Annonça-t-elle finalement.

      Kiril ne l’avait jamais rencontré. Il n’avait aucune idée d’à quoi ressembler son ami canard, ni ce qu’il était réellement. Certes, Lilou lui en avait parlé probablement des dizaines de fois dans ses lettres, sans jamais qu’il n’ait l’occasion de le voir de ses yeux. Pinçant les lèvres, elle parcourut le fil de sa propre enquête pour en venir à où se perdait son faisceau d’indices :

      « J’ai remonté sa piste jusqu’à un avant-poste de la Marine, et puis plus rien. » Fit-elle. Ça n’aidait pas à voir plus loin, mais c’était un point de départ. « Le plus vraisemblable, ce soit qu’il se trouve dans l’une des bases du gouvernement. »

      Après tout, Bee était une œuvre peu commune, qui avait tout intérêt à être étudié par les plus grands. Depuis le temps, le gouvernement avait trouvé un nouveau chef à la tête de l’unité scientifique. Elle qui aurait dû être la digne héritière de VegaPunk n’était plus aussi enthousiaste de fréquenter les gens de cette brigade. Dire qu’elle l’avait servi pendant si longtemps. La révolution n’avait pas les moyens du gouvernement mondial, mais au moins se trouvait-elle à une place qu’elle trouvait juste…

      « Navarone, ou MegaVega ? » Suggéra-t-elle soudainement. « La Gueule de Requin peut-être ? »

      Ça faisait remonter la totalité de Grand Line, quoi qu’il arrive. Mais ils n’étaient pas effrayés par ça, n’est-ce pas ? Pas eux. Ils avaient vu pire, tous les deux. Ensemble ou séparément, qu’importait puisque le résultat était là. Lilou savait qu’avec Kiril à ses côtés, il y aurait un facteur « grand n’importe quoi » mais la certitude de parvenir à ses fins.

      « S’il faut toutes les faire pour le retrouver, je n’hésiterais pas une seule seconde. » Annonça la rouquine avec le plus grand des sérieux à nouveau. « C’est mon seul véritable ami, avec toi. » Ses yeux se posèrent sur le lézard sur l’épaule de Kiril. « Et Yarost, sinon il va bouder. »

      Comme toute réponse, le lézard lui tira la langue. Elle haussa les épaules comme pour s’excuser, avant que son regard ambré ne se rive sur le punk. Elle avait toujours les grandes idées pour aller au front, face aux ennuis. Toujours les envies les plus folles, qu’il aggravait de sa simple présence. Ils étaient les deux inconnus d’une équation qui menait tout droit à la catastrophe. Et alors ?

      « Je veux qu’il soit avec nous. » Fit-elle. « Toi, tu es avec moi ? »
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      On s'est arrêté de rêver ardemment quand elle a foutu Végapunk à l'ombre. Avant ça, nos lettres formulaient des promesses insensées à l'espoir -qui en est déjà une-, aux lendemains devenus concepts, à l'encre qui grésille timidement sur le papier, encore une fois. Il fallait peindre les promesses, alors on peignait. On a même fini le tableau, ce tableau-là où demeure une rivière minuscule, perdu au pied d'une colline perdue elle aussi, loin, quelque part, là-bas. Où se trouve-t-il désormais ?

      On savait, quand on s'écrivait, qu'un jour il faudrait arrêter de se promette, peu importe la douceur qu'évoque l’œil fermé et son compagnon l'esprit errant, il faudrait aller le chercher. Déchirer le tableau. Dire : ce n'est plus qu'un simple tableau ! On se l'est promis, je crois, à travers des lettres, les ventricules, le fluide, je crois aussi qu'on était à des années lumières de ce jour, aujourd'hui, où cela apparaît désormais comme une évidence : maintenant. Il était agréable de pouvoir simplement imaginer ce grand voyage, sans jamais l'imager, qu'il demeure nuance constante et ce doigt pointé vers le ciel qui ne le touche jamais, qui voudrait, qui pense que c'est impossible. Quel intérêt de savoir montrer ?

      Cela apparaît désormais comme une évidence : maintenant.

      Elle a changé. Je peux le voir, sans même l'observer finement. Aucun éclat dans son regard : elle ne s'attend plus à rien. Les surprises n'en sont plus. Les surprises sont son pain quotidien. Quand on répète une chose sans cesse, alors elle n'a plus de sens, dit-on. Surprise après surprise après surprise après surprise après surprise après surprise après surprise après surprise après surprise, voyez aucun sens, aucun éclat dans son regard.

      On va le retrouver. Bee.

      Il y a un jour j'avais oublié jusqu'à l'existence même de ce canard. Et pourtant, on va le retrouver. Je la regarde, je lui promets. Elle sait que je ne vais pas me contenter de tout faire pour, elle sait que je peux tout faire. Et si ça je peux le dire c'est parce que je vois dans sa pupille l'éclat resurgir à mes mots. Elle dit oui. Elle a compris. Je dis oui.

      Son épaule la rend jolie. Mais je ne lui dis pas. Je me contente d'y passer le doigt jusqu'à son cou et son corps frémit au toucher frêle du bout, comme une corde de guitare très tendue. Mais elle n'a pas mal.Plus maintenant. Maintenant, elle peut entendre la mélodie sans forcer sur l'oreille. Je ne lui veux aucun mal, au contraire.

      L'Attrape-Rêve est trop silencieux. Et rapidement l'atmosphère oppressante. Je sens mon cœur lâcher dès que le doigt se dépose sur la clavicule : je me surprends à imaginer les meilleurs scénarios : un roi des mers surgit et alors nos deux regards se fuient, on lui latte la gueule quand même et on vaque à nos occupations. Ou bien, quelque chose pète la coque donc le bateau coule et je me noie ? Pff, qu'est-ce que je raconte, J'AI construit ce bateau, aucun risque qu'il ne coule. Dammit.

      Oui ?

      AH!
      Ah ?
      ... Moi aussi.
      Moi aussi ?
      A MOI AUSSI.
      Quoi, à moi aussi ?
      A MOI AUSSI !
      QUOI A MOI AUSSI ?
      A MOI AUSSI
      A MOI AUSSI DE QUOI TÊTE DE GLAND
      TÊTE DE GLAND C'EST A DIRE FACE DE RAT
      FACE DE RAT !?

      Aïe.

      *BOUM* (elle le crie en frappant comme un technique de dessin animé sauf que c'est ridicule vu que c'est BOUM quoi.)

      Sinon, elle m'a cassé le nez. Devinez qui
      est
      la face de rat

      Maintenant.
        Elle lui avait demandé d’aller au bout du monde, et il acceptait de le faire pour elle.

        Sur l’instant, malgré les brusqueries dont elle était capable, elle comprit à quel point cet homme devait l’aimer. Ça n’était pas seulement de l’amour qu’on s’offrait trop vite pour se sentir exister. C’était de cette pudeur qu’on ne suspectait pas chez lui, d’une force intime qu’elle ne l’imaginait pas capable. Kiril était sans doute plus subtil qu’il ne le laissait penser, sous ses airs burinés par le temps et les coups, sous son comportement brusque qui lui faisait parfois lever les yeux au ciel.

        Sous la houle, elle se laissa aller à ses pensées, souvent décousues, mais toujours orientées vers lui. Parfois, elles se mélangeaient, pour essayer de retrouver des souvenirs dans des accès verrouillés de son esprit, ou dans des rêves sur lesquels elle n’avait plus la main. Tous les songes n’étaient pas faits pour exister. Il y avait comme une sélection à l’entrée, drastique, violente, dure. Le genre qu’elle peinait encore à encaisser malgré le temps passé à se faire une raison. N’y avait-il pas toujours une partie d’elle qui voulait y croire, au fond ?

        Son nez se releva vers lui, elle ancra son regard d’ambre dans le sien, tellement plus sombre, et beaucoup plus dur.

        Elle aurait aimé lui reprocher de ne pas l’aimer comme il le fallait, car ainsi, elle aurait eu une raison de le fuir, de prendre le large, de se retrouver seule à nouveau, pour se construire elle-même les relations qu’elle disait convenir. Mais ça n’était pas vrai, et surtout, ça n’était pas juste. Lui aimait avec la force de ce qu’il était, à sa manière sans doute, mais comme il le fallait pour pouvoir se tenir dans ses bottes. Ses failles étaient sincères, ses réussites davantage encore. Le lui reprocher, c’était douter de sa vérité la plus intime, et elle s’y refusait.

        Alors, sans doute que pour une fois, elle ferait en sorte d’être courageuse. Elle le prendrait avec la témérité qu’il lui restait, sans faillir ni faiblir, jamais plus, pour lui.

        Elle ne louperait plus de rendez-vous.

        Tu te rends compte que nous avons un but, K, pas vrai ?

        Son regard interrogatif s’éveille soudainement, comme s’il constatait à son tour cet état de fait. Ils avaient un but, en effet. Pour deux vagabonds qui n’imaginaient plus faire route nulle part, seulement vers un avenir incertain. Celui qu’ils se choisissaient l’était encore plus, mais qui pourrait les arrêter maintenant que la machine était lancée ?

        La gueule de requin, indiqua-t-elle fermement, en l’avisant d’une œillade intense. Elle ne le laisserait pas choisir, par peur qu’il fasse n’importe quoi comme à son habitude. Il fixerait leur prochain but, en attendant leurs vieux jours. Et ensuite, le monde, lança-t-elle fièrement.

        Assise sur le bord du navire, ses jambes battaient le vide, et son sourire triomphant creusa deux fossettes sur ses joues pâles.
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        Lilou.

        Je crois qu'il s'agit du dernier chapitre.


        Je ne te dirai jamais rien. Je crois ne t'avoir jamais rien dit. Je crois que ça ne t'a jamais empêché de tout savoir. Je ne peux que montrer je ne sais comment.
        Si je sais. Je parle le langage du fond des yeux. Enfin, quand on sait, ça ne veut pas dire qu'on comprend tout. Oh tu aurais toutes les raisons du monde de m'en vouloir.

        Je ne me souviens plus très bien. Je fais semblant d'oublier.
        La sueur des mines affreuses. L'odeur de l'acier qui tranche. Le bruit de milliers de corps. Le bruit terrible, affreux
        de l'absence du souvenir. Du tien.

        Je n'ai jamais relu les lettres

        C'est moi, Lilou. Je me suis condamné à l'absence de souvenirs.

        Je suis con à pleurer.

        Je ne te dirais rien.

        J’ai tant attendu. Je n’ai cessé d’attendre. Je n’ai jamais su si. Je n’y croyais plus.

        C’est étrange mais il me semble avoir tout oublié.

        Certainement qu’il le fallait pour animer mon corps ! Sinon,
        oui. Sinon je serais
        .

        Ou figé dans les pensées incontrôlables d'un temps qui n'existent pas, et n'a jamais. Je serais mort. Mort de ce. Flot inarrêtable. C'est à nous maintenant d'être le flot. Veux-tu être la course de mon
        toujours ?
        Au bout du monde,  au bout du monde. N'est-ce pas comme arriver au bout du poème,.. si ça l'est. Veux-tu être la course de ma
        plume ?

        Suis-je bête encore ? Suis-je le même homme ? serais-je capable encore de te contrarier en prenant soin de cacher ma tronche, de fermer ma gueule ?

        Tu comprends ? Tu as compris ? Dis quelque chose. Tu ne dis rien. C'est bien normal. Ce sont des mots cachés au fond des yeux.
        -

        Je ne lui réponds pas. Je l'aime. Elle est devant moi, ses yeux percent le fond de mon âme et je ne lui dirai pas mon projet. Que si le sien est à atteindre, le mien est à poursuivre. Comme je suis un nouvel homme. Allons-y nous faire dévorer par la gueule de requin, nous faire absorber par l'étreinte des océans. Allons-y défier le monde ! Tant que tu es la course jusqu'à mon point
        final.

        Tu veux savoir ? Je crois bien que c'est le seul dont je souhaite me souvenir !

        Je ris.
        Et l'attrape-rêve embrasse doucement les vagues, les dames qui nous portent aujourd'hui, qui nous porteront jusqu'aux lendemains. Ce seront nos seules spectatrices. Elles et toi. Nous et eux. Je pense que même si un cyclone approchait, je trouverais les cahots doux... Car la mer.. est divine (tant qu'elle anime son visage). Je ne peux pas lui dire que c'est elle. Ce serait trahir tout ce que je lui ai toujours fait subir! Alors je dirais

        La mer est divine.

        Soudain je pense : toutes les bizarreries de mon existence, voilà où elles m'ont mené. À cette femme que l'eau balance. À cette océan qui nous perd. Peu m'importe donc d'avoir été mauvais, d'avoir été pirate, d'avoir été chaos et destruction. Puisqu'il le fallait.

        À mesure que notre bateau marque la distance avec Union John, je retrouve mes esprits. Oui, bien sûr. Puisqu'il le fallait.