Coloration & Confrontation.

Par un heureux hasard, personne dans la troupe ne semble me tenir rigueur de ma disparition soudaine lors du dénouement des événements de la veille. De deux choses l’une. Soit la bande accompagnant Akane est bien consciente que c’était le choix le plus rationnel -bien que cet adjectif ne soit étrangement que rarement associé à ma personne- qui m'était offert, soit personne n’ose l’ouvrir car je possède visiblement un sauf-conduit relativement inexplicable aux yeux de la rouquine. Dans un cas comme dans l’autre, cela fait mes affaires.

Être capable de se justifier ne fait pas partie de mes attributions.

Toujours est-il que nous voilà à nouveau réunis après des péripéties ma foi fort palpitantes, discutant de la suite du plan. Akane aurait dans l’opération mis la main sur une note liant théoriquement le bandit que nous avons affronté et le saltimbanque sanglant, notre cible véritable. Voilà qui est fort commode. Se posent alors cependant une série de problèmes plus ou moins épineux selon les points de vue. D’une part, le professeur Graham reste introuvable après la rouste qu’il a prise la nuit dernière, et par conséquent rien de nous garantit qu’il ne viendra pas mettre son grain de sel dans notre plan -quel qu’il soit-. Et d’autre part, ma suggestion d’approche -à savoir me déguiser pour prendre l’apparence du scientifique et pouvoir ainsi approcher le saltimbanque- ne semble pas convaincre l’ensemble de l’assemblée.

-Je suis littéralement juste ici, Kieran. Ce n’est plus maintenant qu’il faut faire comme si je n’étais pas là, t’as raté ton occasion.

J’adresse au marchand un sourire qui transpire l’ironie et la condescendance, mais pour être tout à fait honnête je suis loin de me formaliser de son manque de confiance. J’ai l’habitude d’être traitée avec circonspection, pour ne pas dire comme une bête de foire -et je pèse mes mots-. En attendant, je reste convaincue que mon idée en est une bonne. Et surtout, que c’est un plan qui promet d’être particulièrement amusant pour moi. Une imitation de la sorte tient presque plus de la représentation artistique que de la mission d’infiltration -tout du moins selon mon référentiel, fortement porté il faut bien l’admettre sur le spectacle et la grandiloquence-.

-Je sens bien qu’une partie d’entre vous est sceptique. Mais j’ai un argument imparable.

Je me tourne alors pour plonger la tête la première dans une malle dans un coin de la pièce. Après quelques secondes, j’en ressors, un sourire éclatant au bord des lèvres, tenant dans mes mains deux cylindres visiblement rattachés par des cordes.

-Des échasses. J’ai pensé à ça quand l’idée d’imiter Graham m’est venue. Comme ça… Je monte sur les deux cylindres et essaye tant bien que mal de garder l’équilibre. on fait la même taille eheh. Un long manteau pour dissimuler le tout, un peu de maquillage, mes talents d’actrice et le tour est joué !

Je cille plusieurs fois très vite, un sourire béat illuminant mon visage. Je suis assez ostensiblement excité par la perspective de jouer un rôle dans un contexte aussi excitant. Oui, ça fait deux fois « excité ». C’est pour dire. Serai-je capable d’incarner mon personnage ? Sans aucun doute. Vais-je pouvoir tenir plus de quatre secondes et demie sur ces échasses ? Peut-être. Vais-je ruiner l’opération après moins d’une minute ? C’est une possibilité.

Finalement, j’hausse les épaules en direction du petit groupe.

-De toute façon, vous serez pas très loin pour voler à ma rescousse en cas de besoin, non ? Et dans tous les cas, quelqu'un a une meilleure idée ?

Pour être tout à fait franche avec vous, je n’écoute que d’une oreille la réponse du vieil homme -oui, la notion de vieillesse est très relative. En ce qui me concerne, elle porte surtout sur l'aspect mental-. Je suis bien trop occupée à apprendre à me débrouiller avec des échasses aux pieds et à piocher -et essayer- dans la garde-robe des manteaux qui pourraient faire office de camouflage. Je tente en même temps de me faire une image mentale de ce à quoi ressemblait le vieux -objectivement, cette fois- scientifique pour choisir le déguisement le plus crédible qui soit. N’en déplaise à Kieran -et, autant que je sache, au reste de la troupe-, je suis d’ores et déjà perdue dans la dimension parallèle qu’abrite mon esprit rêveur, et mes contacts avec la réalité vont se faire de plus en plus approximatifs.

Je jette finalement mon dévolu sur un long pardessus noir, seyant parfaitement avec l’attitude austère que je me dois d’adopter pour que l’illusion fasse… eh bien, illusion. J’attrape au passage un chapeau Fédora de la même teinte déprimante -qui selon mon œil avisé pourrait appartenir à Heinrich-, dont la visière suffisamment large couvre en grande partie mon visage. En enroulant ma chevelure dorée pour la glisser dans le renfort du couvre-chef, et avec ma poitrine aplatie sous le long manteau que je viens de boutonner, les traces de ma féminité sont désormais pratiquement indétectables. J’ajouterai une touche de maquillage au moment de partir pour vieillir les traits de mon visage et le tour sera joué.

Pour le reste, il faudra laisser parler mes talents d’actrice innée. Ceux-là même en lesquels Kieran ne semble pas croire.

-Votre manque de foi me consterne.

J’essaye autant que faire se peut d’imiter le timbre du professeur Graham. Si le ton mériterait que je descende encore d’une octave, je suis plutôt fière de ma retranscription de sa manière de parler, son accent et sa tonalité. J’ajoute au passage sans raison apparente une respiration étrangement rauque et longue, sans véritable but autre que de me faire rire moi-même. Et sans doute d’exaspérer un peu plus le marchand. Et c’est déjà bien. Mon regard se tourne alors vers Akane, une lueur d’incompréhension au fond de mes pupilles. Comment ça, elle a le devoir de me protéger ? En voilà une idée incongrue. Je ne lui ai jamais rien demandé de la sorte. Il est inconcevable à mes yeux de dépendre de quelqu’un. Je ne peux pas, dans ma quête de liberté, me permettre d’être redevable de qui que ce soit.

Malheureusement, du peu que je connaisse la chasseuse de prime, j’ai bien peur qu’elle ne soit résolue aussi je ne me fatigue pas à relever. Mais je garde cette idée dans un coin de mon esprit, bien déterminée à faire ce que je peux pour éviter de m’endetter d’une quelconque manière.

-Voilà, comme elle dit. Croyez en elle qui croit en moi. Et de toute façon, ça râle, ça râle, mais je n’ai toujours pas entendu d’idée alternative. Tic, tac, on est ric-rac. L'horloge se braque, c'est l'heure de la contre-attaque. Je vais donc me mettre en route dans les dix prochaines minutes. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois m’enlaidir.

Fichtre, que je suis laide.

Pas dans l’absolu, bien entendu. Mais vu la tête de vieux crouton rabougri que je peux admirer dans le miroir qui décore sobrement la pièce, je crois que je peux dire sans me vanter -remarquez, se vanter une fois de temps en temps ne fait pas de mal- que le maquillage est plutôt réussi. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’on pourrait croire à bout portant que je suis ce très cher professeur, mais j’ai définitivement l’air d’un vieil homme aigri -notez la variété d’adjectifs flatteurs que j’ai à ma disposition pour qualifier notre dernier adversaire- à quelques mètres de distance, ce qui sera -probablement- suffisant pour tromper la vigilance du saltimbanque le temps que les renforts arrivent.

Reste le problème de l’odeur, mais croyez-moi je ne suis clairement pas assez dévouée à notre cause pour aller sur ce terrain-là. J’espère qu’Aurélien n’a pas le nez trop fin.

J’enfile le chapeau en prenant soin d’y dissimuler ma chevelure dorée jusqu’à la dernière mèche -pour ne pas la vendre-, l’immense et sinistre pardessus, puis je monte sur les échasses improvisées et nous nous mettons en route. Je porte avec moi une mallette dans chacune de mes mains, La première contenant le sabre que m’a confié Akane pour l’échange et la seconde mon violon. Une idée de dernière minute que j’ai eue, une diversion qui ne nous fera sans doute pas gagner grand-chose, mais la moindre seconde d’hésitation pourrait avoir son importance au moment décisif.

Voilà que je me surprends à faire preuve de stratégie. Cela ne me ressemble pas. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.

Sur le chemin, il va de soi que tout le monde y va de son petit commentaire sur cette fameuse stratégie. D’aucuns trouveraient sans doute leur petite danse et le jeu du « qui se met en danger pour protéger les autres » touchants. En ce qui me concerne, cela me rend particulièrement indifférente, voire ennuyée. Enfin, le lieu de rendez-vous se profile sous nos yeux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que vu la teneur de l’établissement je serai au moins dans mon élément -même si l’échange doit se tenir en sous-sol-. Un petit sourire carnassier illumine mon visage alors qu’Akane tente inutilement de me rassurer. Il est l’heure pour moi de briller à la hauteur de mon talent. Et surtout d’enfin m’amuser.

Comme convenu, je pénètre la première dans l’établissement, seule. Me voir accompagnée -même si les sbires du saltimbanque nous ont peut-être déjà repérés avant même que nous n’approchions de notre but- serait le meilleur moyen d’attirer les soupçons. Bien, il est temps de découvrir si mes dons d’actrices sont toujours aussi aiguisés. La première bonne nouvelle, c’est que je parviens contre toute attente à aligner quelques pas sans m’empêtrer dans ces échasses qui me font office d’ersatz de pieds. La seconde, c’est qu’au vu du regard entendu que m’accorde le barman lorsque je me dirige d’une démarche assurée vers le sous-sol, mon déguisement semble faire son office. C’est en réalité seulement une demi bonne nouvelle, puisque cela sous-entend que la transaction n’est pas aussi secrète que je le pensais.

Et par conséquent la probabilité que tout parte à vau l’eau au moindre pet de travers n’en est que décuplée.

Une chose est sûre, le lieu est particulièrement bien choisi pour un échange louche entre deux personnes louches. Alors que je pose un pied dans la cave, je me dois d’apprécier la propension pour la théâtralité de notre antagoniste. L’endroit est crasseux, visiblement laissé à son sort depuis bien trop longtemps. Des graffitis parsèment çà et là les murs, lui donnant un aspect encore plus délabré si c’était encore nécessaire. Je remercie silencieusement Aurélien, qui va probablement rendre superflu, une fois n'est pas coutume, le fait d’avoir à enjoliver la situation lorsque je la conterai -car je la conterai-.

Et en parlant du clown, on en voit la…

-Le tristement célèbre Faiseur de Veuves. Vous êtes à l’heure malgré vos déboires d’hier soir.

La voix provient de derrière moi. J’ai à peine fait trois pas dans la pièce. Autant dire qu’il m’attendait. Le bon côté des choses, c’est que tant qu’il est dans mon dos, il ne peut pas voir mon visage, rendant l’illusion plausible pendant encore quelques précieuses secondes supplémentaires. Le mauvais, c’est qu’il a l’air au courant de nos exploits d’hier soir, et que je vais devoir me dépêtrer pour trouver une explication.

-Le non moins tristement célèbre Saltimbanque sanglant. Ce n’étaient que des broutilles voyons. Vous avez ce que je cherche ?