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Lettres de voyage de Shimada Ichika, étudiante à Shimotsuki

Je souhaite relater, dans ces lettres, les événements pour le moins curieux auxquels j’ai pu assister lors du voyage que j’ai mené à Goa au cours de l’année 1629. Je pense qu’ils seront d’un certain intérêt du fait des évènements qu’ils décrivent, mais il s’agit également de ma manière de rétablir la vérité sur certains éléments qui ne manqueront pas d’être tus, déformés, ou présentés sous un jour mensonger.

Arrivant à la fin de mon cursus universitaire, j’ai été amenée à voyager sur différentes îles des blues afin de parfaire mes connaissances du monde, des sociétés et des gens. L’île de Dawn était la troisième étape de ce long et passionnant voyage ; je ne m’y étais jamais rendue, mais je la connaissais évidemment de réputation tant le royaume qu’elle abritait était source de rumeurs, d’histoires et de fantasmes.
J’ai évidemment été fascinée par les grandes avenues pavées, bordées de maisons colorées, d’arbres et de statues. Par les grandes demeures de la ville haute et leurs vastes parcs, et par l’immense palais-forteresse du gouverneur en particulier ! Cependant, je dois aussi confesser une certaine déception. Dans toutes les descriptions de Goa que j’entendais depuis l’enfance, on vantait leur élégance, leur luxe, leur grande noblesse… je m’attendais donc à croiser des femmes et des hommes en tenue d'apparat, coiffés de perruques poudrées et vivant dans des demeures aussi luxueuses ! Or, il est évident que le luxe de Goa est écaillé. Beaucoup des grandes demeures qui, de loin, m’avaient émerveillée se sont révélées vides, abimées ou mal entretenues. Les rues de la cité cachent mal les dégradations qu’elles ont subi, et de nombreux quartiers de la ville haute et du centre-ville (j’ai évité la ville basse que l’on m’a indiquée comme mal famée) étaient habités par des gens à l’air peu recommandables, qui n’avaient sans doute jamais vu une perruque poudrée de leur vie ! La ville semble empêtrée dans une espèce d’absence d’évolution, figée entre cette incapacité de réparer les dommages du passé (autrement qu’en rafistolant les bâtiments de bric et de broc, j’entends ! Certains quartiers ressemblent à un patchwork fait pour un quart de briques, un quart de pierres de taille, un quart d'enduit et un quart de planches) et son incapacité à aller de l’avant. Goa semble sombrer malgré elle, malgré son immobilisme (ou peut-être justement à cause de lui) vers un état fortement déplaisant.

Heureusement, je n’étais pas seule pour m’aventurer dans cette ville immense et pas aussi reluisante qu’espéré. J’avais été mise en contact avec un ami de la famille, une connaissance lointaine qui vivait à Goa, un certain monsieur Carellococo. C’était un homme d’une quarantaine d’années, extrêmement sympathique et chaleureux, et qui par son allure correspondait assez à l’image que je me faisais d’un habitant de Goa pour être rassurée !
Ce monsieur très aimable s’est fait un plaisir de me faire visiter sa ville, d’en vanter longuement les mérites (il semble vraiment beaucoup l’aimer !), et m’en présenter les meilleurs endroits. Après un long séjour dans son restaurant préféré, et une balade le long des beaux quartiers du port, il m’a invitée à assister à une représentation au théâtre, suivie d’un dîner et d’une soirée en compagnie de quelques bonnes personnes à qui il serait heureux de me présenter.

J’ai rapidement compris que je n’assistais pas à une simple représentation de théâtre : il s’agissait de la grande première donnée par d’un des plus célèbres acteurs et dramaturge du moment, celui dont on s’arrachait les places et les textes, le grand Molaire. J’ai également rapidement compris, en observant la foule de belles gens qui se massaient autour de l’entrée avec un manque de correction vraiment choquant pour une nouvelle venue comme moi qui avait tant d’attentes vis-à-vis des habitants de cette île, que le fait d’assister à leurs représentations était autant pour eux un moyen de se divertir que de s’afficher en public afin de faire la démonstration ses moyens, son bon goût, ses beaux vêtements et sa bonne compagnie.

Le spectacle était très bon je dois dire, et j’ai été autant époustouflée par le récit (saupoudré de larges portions de comique piquant) que par les décors, les costumes, et la prestation de monsieur Molaire qui illuminait la scène ! Elle mettait en scène un bourgeois de la ville -interprété par le grand Molaire lui-même-, se donnant des aires ridiculement aristocratiques, dans une satire de la bonne société de Goa que même une étrangère comme moi ne pouvait manquer de comprendre, et dont les comportements grandiloquents et les tirades à double sens déclenchaient l’hilarité du public !
Après la séance, monsieur Carellococo me sollicita pour l’accompagner à la réception qui devait avoir lieu le soir même en compagnie de « quelques personnes qu’il faut avoir fréquenté quand on veut se faire un nom à Goa », mais surtout du fameux Molaire ! Nous nous sommes donc rendus, mon ami et moi, à cette soirée qui avait lieu dans les quartiers chics de la ville, et c’est là que les véritables événements intéressants commencent...

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Le dîner à l’hôtel particulier de la marquise de Cha-Cha-Cha (c’était le nom de notre hôtesse) fut pour moi un long moment de gêne. Il m’apparut très rapidement que les autres convives n’appartenaient pas au même monde que moi, et j’avais l’impression d’être une chatte de gouttière dans un congrès de siamois et de persans ! Cette différence était encore accentuée par notre habillement : alors que j’avais fait l’acquisition de magnifiques robes à la mode de Goa que je me faisais un plaisir de mettre, mon ami avait insisté avec énergie pour que je vienne habillée de mon plus beau kimono de Shimotsuki, en m’assurant que cet exotisme ravirait les autres convives.

Nous fûmes accueillis dans le grand hall, une vaste pièce d’entrée au sol en marbre blanc, décorée d’une profusion de tapis, de glaces, de portraits, et d’un splendide double escalier (en marbre lui aussi, signe de grande richesse !) menant vers les étages supérieurs. L’on me présenta aux autres invités, et je fus vite perdue dans un florilège de noms, parfois de titres, m’efforçant d’imiter monsieur Carellococo lorsqu’il saluait d’un « bonjour monsieur », ou bien « bonjour votre honneur », « bonsoir madame la marquise, monsieur le chevalier » …
Il y avait notre hôtesse bien sûr, la marquise de Cha-Cha-Cha, rutilante dans un uniforme militaire et dont on m’expliqua qu’elle était amirale de la flotte de Goa. J’ignorais que la cité disposait de sa propre marine, et je m’interrogeais sur son utilité maintenant que la Marine avec un M majuscule s’occupait de sa protection, mais je pense que mes salutations respectueuses ont été à la hauteur de son rang ainsi que de celui de son époux. Il y avait également madame Marâtre, une grande journaliste à la réputation sulfureuse et à l’attitude plutôt déroutante : alors que je croyais avoir vu tout ce à quoi je pouvais m’attendre en matière d’excentricités de la part des habitants de Goa, j’ai été obligée de revoir mes critères lorsque l’on me présenta à cette femme assise dans une baignoire, comme si de rien était, au milieu des autres convives ! Une baignoire remplie d’eau évidemment, et dont la surface débordante de mousse ne laissait pas voir le contenu, mais dont l’occupante ne semblait ressentir aucune gêne tandis que les autres convives semblaient n’en éprouver aucune surprise (ou alors, ils faisaient très bien semblant !). Monsieur Carellococo m’expliqua à mi-voix qu’il en était ainsi parce que cette dame avait poussé le concept des Dragons Célestes à un niveau encore supérieur : tandis que ces derniers refusaient de respirer l’air du commun des mortels, elle était tellement répugnée par la saleté qu’elle se lavait en permanence !
Les autres convives étaient heureusement beaucoup moins farfelus (selon les critères de Goa en tout cas !) : l’on me présenta à madame Bavache, une femme très belle et élégante, quoique avec un regard dur, et son époux monsieur Bavache qui était l’exact opposé : un homme très gentil avec les cheveux les plus roux que j’aie jamais vu ! L’autre couple de la soirée était celui de monsieur et madame Quart, lui un homme riche et élégant aux manières me faisant beaucoup penser à ce que Molaire avait carricaturé dans sa pièce, et son épouse une femme blonde à l’air morose, sentant très fort le tabac. On me présenta également le jeune monsieur Smith, un garçon de sûrement pas plus de dix-sept ou dix-huit ans, et quelques personnes au nom clinquant : les sœurs d’Isigny, deux aristocrates (des jumelles, je crois ?) aux cheveux vraiment très blonds, dont l’une est une politicienne influente, et l’autre une aventurière ou une barbouze, quelque chose comme ça. Le chevalier Bart Agnant, un aventurier lui aussi, se présenta fièrement comme étant le de meilleur bretteur d’East Blue !
Et puis il y avait monsieur Molaire bien sûr, auquel je ne pus hélas pas être présenté dans l’immédiat, tant son attention était accaparée par d’autres convives. Son rire couvrait néanmoins les conversations, déclenchant généralement à son tour d’autres éclats de rire, et il semblait être très populaire !

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Quant à moi, je ne présentais pas vraiment d’intérêt en dehors de mon kimono coloré et de mon apparence « exotique ». L’on m’accueillit avec une curiosité vite dissipée, on me demanda poliment si j’étais madame Carellococo, et après cinq ou six fois à expliquer que non et à rencontrer le désappointement de mes interlocuteurs, je finis par répondre « oui », par souci de simplicité.
J’ai rapidement compris que plusieurs groupes divisaient les convives. Il y avait les aristocrates d’un côté et les bourgeois de l’autre. Mais ces deux groupes étaient eux-mêmes divisés en deux autres groupes qui interagissaient dans une certaine mesure : les intellectuels, et les adeptes du divertissement ! Je me tenais plus naturellement du côté « roturier » des ensembles qui se faisaient et se défaisaient, mais je remarquais avec curiosité que le mélange des castes était beaucoup moins figé que ce à quoi je m’attendais. Je m’étais imaginé que les nobles allaient considérer avec un mépris snob la présence de vulgaires bourgeois, tandis que ces derniers n’auraient accepté la présence des aristos qu’à condition qu’elle s’accompagne de fourches et de bûchers !
Les affaires sont les affaires, m’expliqua monsieur Carellococo, et les uns ont trop besoin des autres, et inversement, pour se rejeter complètement. C’était précisément l’objectif de cette soirée, qui n’avait pas réellement pour but de divertir aimablement les convives par la présence de la star des planches du moment. En réalité, il était question de réunir des mécènes en vue de la fondation d’un hôpital, et l’intégralité des participants (y compris Carellococo lui-même) étaient ici pour y évaluer leurs chances de profit.

Les présentations faites, et après un long prélude fait de discussions auxquelles je peinais à participer, l’on nous conduisit par une double porte ouverte sous l’escalier vers une grande salle à manger, où avait été dressée une table garnie de vaisselle étincelante. Je n’étais heureusement pas une débutante, et je savais me tenir à ce genre de réception. Par ailleurs, les quelques jours passés auprès de mon chaperon m’avaient permis d’acquérir ce qu’il fallait de savoir vivre à Goa pour, je crois, je pas commettre d’impair. Et si j’en ai perpétré malgré moi, j’espère que les autres convives sauront les mettre sur mon manque d’acclimatation culturelle, et non sur une volonté de les insulter.

A mon grand regret, l’on nous répartit de manière à créer des rencontres, et je fus séparée de la seule personne familière pour me retrouver entre madame Quart -dont l’air morne et la forte odeur de cigarette ne faisaient rien pour m’inciter à la conversation- et le jeune monsieur Smith qui fut, par défaut, mon interlocuteur pendant le repas. C’était un jeune homme aux cheveux châtains, soigneusement coiffés, dont le duvet au-dessus des lèvres peinait à lui donner l’air d’un homme. Bien qu’il sembla au premier abord embarrassé à l’idée de parler avec moi (j’ignore si c’est à cause de mon origine étrangère ou du fait que je sois une femme, mais le rosissement de mes joues me laisse imaginer qu’il s’agit de la seconde hypothèse), il finit par s’ouvrir à moi avec un entrain qui me surprit. Je me retrouvais cependant rapidement à écouter un monologue plutôt qu’à un véritable échange : il me confia qu’il était le fils de l’amiral Mendoza, l’un des hommes les plus influents de la ville à l’en croire, et qu’il attendait beaucoup de cette soirée qui représentait son entrée dans le grand monde. Il me parla avec véhémence d’histoires de légitimité, d’héritage non perçu, de loyauté envers ses pairs, et je dois confesser que j’ai fini par hocher la tête machinalement et à approuver à chaque fois qu’il faisait une pause, afin de le satisfaire, mais ne comprenant rien à ses histoires. J’étais à vrai dire plus intéressée par les prestigieux invités de la soirée, et je regardais avec envie la marquise, madame Marâtre et les jumelles blondes qui riaient aux éclats à chaque fois que monsieur Molaire, assis entre elles, faisait un trait d’esprit !

Dans ce genre de soirées, le dîner n’est que l’ouverture, pratiquement un prétexte. Une fois les derniers plats achevés, les convives se séparèrent en deux groupes : la marquise de Cha-Cha-Cha, la journaliste Marâtre, l’une des jumelles d’Isigny, et mon ami Carellococo se rendirent dans le salon pour parler affaires tandis que les couples Quart et Bavache, l’autre jumelle d’Isigny, Smith, Molaire et le chevalier Agnant suivirent monsieur de Cha-Cha-Cha dans le jardin pour une partie de croquet. Ce fut l’occasion pour moi de découvrir comment faisait madame Marâtre pour se déplacer : sa baignoire était munie de pieds articulés, en or ou en métal doré, capables de se déployer et d’avancer à pas lents et étonnamment discrets.
Bien que désireuse de ne pas quitter la protection de mon chaperon, je sentais bien que ma présence n’était pas attendue dans les grandes discussions du salon, aussi décidais-je de me joindre au groupe de jeu.
Sortant de la salle à manger, l’on nous fit traverser une galerie couverte de portraits, qui comportait trois issues : celle menant à la salle à manger bien sûr, une autre conduisant au salon bleu où se rendirent ceux ayant à parler affaire, et une dernière qui, après un petit couloir, s’ouvrait sur une petite salle de bal rutilante où avaient été dressées quelques tables, où de nombreux plats et boissons attendaient les convives. Nous ne nous y attardâmes cependant pas, même si certains (le chevalier d’Agnant, le couple Quart et le jeune Smith) se firent servir au passage un verre de vin, et nous nous rendîmes dans le jardin par une large porte fenêtre qui y menait.

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Le jardin du marquis et de la marquise était aussi élégant que charmant. La lumière orangée du soleil couchant se diffusant encore parmi les allées de gravier permettait d’apprécier les riches parterres de fleurs exotiques, les grands arbres, les haies me dépassant d’une tête et qui divisent le petit parc comme plusieurs jardins à thèmes, et de nombreux ornements d’extérieur qui semblaient être une passion chez les Cha-Cha-Cha : statues de nymphes et de tritons, d’animaux (de préférence des prédateurs majestueux ou des chiens), des arbres sculptés dans la pierre ou le ciment (il y en avait vraiment beaucoup !), et une fontaine.
L’ambiance fut rieuse et détendue. Chacun équipés d’un long maillet en bois, nous nous rendîmes sur la pelouse où avaient été disposés de petits arceaux en métal, formant un parcours à travers le jardin.  L’alcool aidant sans doute, c’est un monsieur Bavache hilare et en bras de chemise qui ouvrit la partie. Le but du jeu était de marquer des points en faisant rouler une balle à travers les arceaux, dans le bon ordre, à l’aide de son maillet ; mais je compris rapidement que le jeu était plutôt un prétexte pour provoquer beaucoup d’agitation, d’éclats de rire, des comportements enfantins ! Je ne suis pas maladroite de mes mains, et je crois m’en être sortie honorablement. Mais la révélation de la soirée fût madame Quart qui, semblant sortir de sa torpeur mélancolique, empoigna son maillet avec fermeté et, à grand renforts de coups vifs et précis, expédia ses balles avec une énergie et une habileté que je ne lui aurais jamais soupçonné ! Chacun de ses tirs allait droit au but avec une précision implacable, et même Bart Agnant, pourtant compétiteur invétéré, ne parvenait pas à suivre le rythme !

La partie dura une heure et demie, peut-être deux, avant que le jeu ne cesse faute de lumière comme de participants. Le premier à partir fut le jeune monsieur Smith, qui prétexta qu’il avait à faire. Monsieur Quart, visiblement exaspéré par les démonstrations sportives de sa femme, s’éclipsa rapidement lui aussi et il me sembla que madame Bavache était partie en sa compagnie. Nous les entendîmes rire au loin en tout cas, et cela sembla suffisamment exaspérer monsieur Bavache pour que celui-ci perde sa bonne humeur et s’en aille chercher un verre en compagnie du chevalier d’Agnant. Finalement, chacun se dispersa de son côté et je me retrouvais seule, au milieu des quelques serviteurs qui débarrassaient nos accessoires de jeu.

Au lieu de retourner immédiatement à l’intérieur et de devoir déployer de nouveaux efforts pour m’intégrer -en vain, je le savais- au milieu de ces gens qui me considéraient au mieux comme une distraction sympathique, je décidais de rester à flâner un peu dans le jardin. Je marchais donc d’un pas tranquille, sans but, au milieu des allées faiblement éclairées par la lumière de la lune naissante et des lanternes accrochées aux façades de la demeure. La nuit était calme, le parc paisible, et j’avais du mal à m’imaginer que j’étais en réalité en plein milieu d’une des plus grandes métropoles d’East Blue.

Mon errance me conduisit vers la fontaine, admirant d’un regard amusé les statues aux poses tantôt conquérantes, tantôt grotesques, dont nos hôtes avaient peuplé leur jardin avec une obsession quasi-maladive. Je jouais à essayer de deviner, dans l’obscurité, lesquels des grands arbres que je croisais étaient de véritables plantes ou bien certaines de ces insolites créations sculptées, lorsque je fus surprise d’entendre chuchoter près de moi. Évidemment, le réflexe le plus humain que j’eus à cet instant, et qu’aurait eu toute personne entendant ainsi d’autres faire des efforts pour se faire discrets, fut de me faire discrète à mon tour. Et de tendre l’oreille, pour découvrir pour quels secrets on faisait tant de mystères ! Marchant sur l’herbe pour que le bruit des graviers ne trahisse pas ma venue, avançant à l’ombre des haies pour que la lueur des lanternes ne dévoile pas ma présence, je me retrouvais un peu malgré moi à jouer le rôle de l’indiscrète ou de l’espionne, tandis que je m’approchais le la fontaine d’où provenaient les voix.
La première, je la reconnus tout de suite, était celle de Molaire. Le dramaturge parlait d’un ton empressé, plaintif, très différent des grandes tirades que je l’avais entendu clamer au théâtre ou au repas :

« - Vous ne comprenez pas ! Je n’ai jamais voulu vous trahir ! Mais ils croient que je suis de leur côté !
- Je pense que je comprends bien, au contraire. Ma sœur a été une très généreuse mécène pour vos œuvres. Mon cousin aussi, et vous devez également beaucoup à la marquise. Pourtant, ça ne vous a pas suffi : vous avez décidé de jouer sur les deux tableaux, au mépris de votre loyauté. »

La seconde voix, beaucoup plus calme -quoique tout aussi chuchotante- était celle d’une jeune femme, que je supposais être la seconde sœur d’Isigny, celle qui jouait au croquet avec nous. Alors que Molaire semblait quémander auprès d’elle une forme d’aide, ou au moins de compassion, ses réponses n’étaient visiblement pas à son goût :

« - Je ne voulais pas ! Je vous le jure ! » continuait-il « J’ai été… bête, et naïf ! Je croyais juste rendre un service, aider des confrères… et lorsque j’ai compris dans quoi j’avais mis les pieds, il était trop tard.
- Vous avez été très bête en effet, de croire que vous pourriez rédiger des textes pour les adversaires politiques de vos mécènes, et de les faire publier sous un faux nom. Et de croire que vous pourriez profiter ainsi de leurs largesses comme des nôtres sans que nous ne nous en rendions compte.
- Je ne l’ai jamais voulu, je vous le jure ! Ils m’ont fait croire des choses fausses, mais ils m’ont manipulé. Mais suis sincèrement un partisan de votre cause, je vous le jure, et je souhaite sincèrement aider madame Réglisophie votre sœur.
- Pourtant, vous avez continué à travailler pour eux.
- Je ne peux pas leur dire non ! Je… »

Molaire hésita :

« - … je suis fini si cette histoire se sait ! Ils m’ont fait clairement comprendre que je ne pourrais plus faire marche arrière. J’ai pris des engagements et… ils ont pris des garanties. S’ils pensent que je les ai trahis, ils se vengeront !
- Parce que vous pensez que nous n’allons pas le faire si vous nous trahissez ? »

L’homme poussa un gémissement plaintif :

« - Je vous en supplie… et si vous faisiez simplement mine de… ? »

A ce moment, un frisson me parcourut la nuque. Des bruits de pas : quelqu’un arrivait dans mon dos ! Quelqu’un d’autre venait, et risquait de me découvrir dans cette situation plus que compromettante ! N’ayant aucune sortie pour m’en aller sans être vue (je m’imaginais mal plonger dans la haie avec mon kimono !), je choisis de jouer le tout pour le tout : m’avançant d’un pas décidé, je vins à la rencontre des deux chuchoteurs près de la fontaine.
Tous les deux ne manquèrent pas de m’entendre arriver, et leurs réactions témoignèrent d’une maîtrise différente de leur capacité à gérer la surprise : Molaire sursauta, me dévisagea les yeux écarquillés et se mit à bafouiller, comme un enfant pris en faute ; d’Isigny au contraire m’accueillit avec un grand sourire, comme si ma venue ici était la meilleure surprise que l’on pouvait lui faire !

« - Madame Carellococo ! » S’exclame-t-elle, « vous arrivez à point nommé. Vous arriverez peut-être à départager un point de discorde entre monsieur Molaire et moi. Monsieur craint que certaines de ses répliques n’aient été mal interprétées, et qu’il se soit attiré le courroux d’une partie de l’assistance, au point qu’il n’ose plus reparaître devant les convives. Je lui soutiens le contraire, mais peut-être pourriez-vous… » elle me fait un clin d’œil complice « … m’aider à le convaincre ? »

J’étais pratiquement sûre qu’elle me mentait, mais je préférais jouer son jeu plutôt que de me retrouver dans une situation encore plus embarrassante. Tout en essayant d’ignorer la chaleur qui colorait mes joues, je dis à monsieur Molaire d’un ton que j’espérais convaincant :

« - La réaction du public parlait d’elle-même je crois : votre pièce leur a fait beaucoup d’effet ! Et je suis sûre que…
- Eh bien, que conspire-t-on dans le noir ?! " s'exclama une nouvelle voix derrière moi. Je reconnus la silhouette de monsieur Quart, dont la veste bleue se distinguait en contre jour grâce aux reflets des lanternes. Il nous dévisagea tout à tour, et je rougis encore plus alors qu’il s’exclama d’un ton gaillard :

« - Une blonde et une brune à la fois ? Molaire, quel séducteur vous faites ! »

Je n’appréciais pas vraiment la remarque, mais je préférais encore le laisser dire plutôt que de devoir me lancer dans de véritables explications ! Je crus remarquer à l’éclat de son regard que d’Isigny n’y goûtait pas trop non plus, néanmoins elle fit preuve de la même capacité à accepter les interruptions intempestives et les remarques désagréables :

« - Est-il l’heure de retourner à l’intérieur ? Nos grands intellectuels ont-ils fini de refaire le monde dans le salon ? » demanda-t-elle avec un rire taquin. « Quand j’ai vu qu’ils avaient l’intention de laisser débattre Marâtre et ma sœur face à face, j’ai cru qu’ils en auraient pour toute la nuit !
- C’est ce qui arriverait sans doute si on les laissait faire ! » s’exclama Quart, rieur lui aussi et un brin charmeur. « Mais c’est surtout la star de la soirée qui est réclamée ! »

A ce moment, son regard n’avait plus rien de rieur alors qu’il croisait celui de Molaire. Le comédien lança un regard plein d’espoir en direction de la blonde qui continuait de fixer Quart, puis vers moi, et j’essayais bien d’imaginer ce que je pouvais pour l’aider à se soustraire à ses obligations puisque c’est ce qu’il semblait désirer, mais rien ne me vint à l’esprit ; mon cerveau était comme obstrué par le trop plein des informations apportées par la soirée, doublées de mon sentiment toujours tenace de ne pas être à ma place.

« - Eh bien, venez donc ! »

Alors que je m’apprêtais à suivre Molaire et Quart vers l’intérieur, d’Isigny me retint avec douceur. Inquiète, je sentais venir le moment où il faudrait que j’assume mon manque de correction et ma drôle d’idée d’écouter les conversations des autres. Quelle idiote j’avais été de faire une chose pareille ! Sans que cela ne m’apporte rien d’utile en plus ! Mais qu’espérais-je de toute manière ? Apprendre un potin sur une romance quelconque entre l’acteur le plus en vue du moment et une jolie aristocrate ? Les entendre médire sur un autre membre de la soirée ?
Pourtant, il n’arriva rien de cela. Me gratifiant de ce même sourire charmant dont elle avait fait preuve face à Quart, d’Isigny m'entraîna avec elle en direction de la demeure, mais en faisant un petit détour par une allée de traverse, slalomant entre les statues. Elle me dit tout gentiment :

« - Madame Carellococo, nous n’avons pas encore eu l’occasion de bavarder ! Vous êtes la seule nouvelle tête de cette réunion, et je suis très curieuse de savoir quel genre de personne vous êtes ! D’ailleurs… » elle eut l’air embarrassée, ce qu’elle dissimula avec un autre sourire « Il va falloir que vous m’éclaircissiez sur un point : êtes-vous la nouvelle épouse de monsieur Carellococo, ou bien sa sœur ? »

Me rendent compte que mentir par facilité ne faisait qu’ajouter des ennuis et des complications, j’avouais en rosissant un peu :

« - Pas tout à fait. Nous sommes…  simplement amis. Il m’a accueillie lorsque je suis arrivée à Goa il y a deux jours, et c’est grâce à lui que j’ai eu la chance d’assister à la représentation au théâtre, et d’être invitée à cette soirée. Et je me suis retrouvée entraînée dans tout ceci. » je désignais d’un air vague la maison, d’où nous pouvons entendre quelques éclats de conversation, et l’étrange jardin. « Je m’appelle Ichika Shimada, de Shimotsuki. J’ai eu beau me présenter de la sorte à mon arrivée, j’ai fini par renoncer devant le plaisir que tout le monde ici avait à penser que j’étais madame Carellococo. Je… ne voulais pas incommoder. »

Mon interlocutrice eut l’air sincèrement chagrinée :

« - Oh, ma pauvre ! Je suis désolée que vous ayez été traitée de la sorte ! Et je vous présente mes excuses pour vous avoir moi-même appelée ainsi ! Il faut dire que le statut conjugal de monsieur Carellococo fait beaucoup parler de lui, depuis qu’il s’est séparé de sa précédente épouse.
Alors donc, madame Shimada, vous êtes originaire de Shimotsuki ? Je n’y suis jamais allé, mais il faut absolument que vous me racontiez… »

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Passé l’embarras de départ, mademoiselle d’Isigny fut finalement d’une agréable compagnie. Rebondissant avec gaieté d’un sujet à l’autre, elle m’écouta avec intérêt parler de mes études et de mon voyage, et me raconta quelques histoires amusantes sur les convives et sur ce genre de soirées, auquel elle semblait être habituée. J’arrivais à comprendre sans avoir à lui demander qu’elle se prénommait Caramélie, qu’elle était la plus jeune des deux sœurs et non la jumelle de son homonyme, et qu’entre elles c’était surtout sa grande sœur Réglisophie qui menait les affaires. Il me revint à l’esprit que monsieur Carellococo me l’avait présentée comme une aristocrate, mais aussi aventurière et duelliste, je choisissais ce sujet pour en apprendre davantage à ce sujet alors que nous revenions dans la petite salle de bal où quelques convives étaient installés, un verre ou un éventail à la main. Il ne fallut alors que quelques instants pour qu’un homme au visage fier et noble, à la moustache agressive et au nez proéminent, ne vienne s’immiscer dans notre conversation avec un sourire enthousiaste :

« - Ais-je entendu parler de duels ? »

Il nous prit chacune par l’épaule, nous dévisageant tour à tour d’un air ravi :

« - D’Isigny, vous n’avez quand même pas été défier notre nouvelle invitée ?
- Au contraire, Agnant, j’étais sur le point de lui expliquer à quel point vous étiez le meilleur escrimeur d’East Blue, si ce n’est de toutes les Blues !
- Je ne pourrais prétendre à ce titre que lorsque j’aurais visité chaque île et défié chaque bretteur pour m’en assurer ! » répliqua Bart Agnant dont c’était visiblement le sujet favori. « Quant à mon titre de meilleur épéiste d’East Blue, il ne tient qu’à vous de le remettre en jeu, mademoiselle d’Isigny !
- Allons, je n’ai pas la moindre chance de… qu’y a-t-il Réglisophie ? » demanda-elle à la jeune femme qui venait de nous rejoindre, et qui lui ressemblait assez pour que je les ai crues jumelles mais qui, maintenant que je les observais de près et côte à côte, cumulaient finalement pas mal de petites différences.
« - Madame la marquise te demande. Elle voudrait te parler de… »

Et je vis s’en aller, déçue, la première personne un peu sympathique de la soirée pour me retrouver seule avec le chevalier. Ce dernier, visiblement ravi de pouvoir narrer ses exploits à une personne qui ne les connaissait pas encore, entreprit de me raconter en long, en large et en travers comment il avait défié et vaincu chacun des représentants des meilleures écoles de sabre de Shimotsuki.

Si le récit était véritablement intéressant -et Agnant un conteur émérite qui pourrait peut-être même tenir la dragée haute même à Molaire-, je sentis bien vite que la manie du chevalier à parler d’exploits guerriers et de tout vouloir faire tourner autour des duels en incommodait certains. Madame Quart lui fit d’abord une remarque désobligeante à propos de sa manie à percer la peau de novices « pour le compte d’autres », puis monsieur Quart, que je trouvais déjà un peu effrayant en temps normal, fut passablement courroucé lorsque fut évoqué en sa présence le récent duel qui les avait opposés tous les deux, et qu’il avait visiblement perdu.

Sentant que je m’étais peut-être fait une amitié encombrante, je saisis finalement l’occasion de lui fausser compagnie, et tandis que le duelliste quittait la pièce, je restais un moment avec madame Quart et messieurs Quart et Carellococo à discuter des dernières actualités de Goa. Parmi ces dernières, le sujet du tueur en série qui semblait sévir dans les rues du centre-ville semblait passionner madame Quart, ce que je trouvais un peu hypocrite de sa part étant donné avec quelle autorité elle avait cherché à faire taire Bart Agnant et ses « sujets violents ». Mais il me sembla rapidement évidemment que cette femme à l’air morose était passionnée par tout ce qui touchait au morbide, du moment que ça ne la concernait pas directement. Nous restâmes un moment tous les quatre à converser et à émettre des hypothèses quant à la nature de ce meurtrier : criminel de la ville basse ou de la décharge, noble devenu fou, fantôme, bête sauvage, ou bien spectre vengeur de l’ancien roi.

Cependant, alors que nous discutions et que je sentais, enfin, que je trouvais ma place dans ce petit groupe, l’on vint à me rappeler le petit moment étrange que j’avais surpris dans le jardin. Monsieur le marquis de Cha-Cha-Cha entra dans la pièce, et demanda à la cantonade si quelqu’un avait vu passer Molaire. Je ne pouvais m’empêcher de repenser avec une certaine empathie à ce dernier : il avait eu l’air véritablement inquiet lorsque je l’avais surpris à discuter avec Caramélie d’Isigny, et plus angoissé encore lorsque monsieur Quart était venu le chercher, presque de force aurait-on dit. Je me demandais avec inquiétude si mademoiselle Caramélie avait pu mettre à exécution ses menaces (une aussi gentille personne était-elle vraiment capable de ça ?) ou bien si c’était monsieur Quart, dont la venue avait semblé effrayer Molaire davantage encore, qui lui avait fait un quelconque malheur.
Laissant mes compagnons à leurs hypothèses, je décidais de me porter à son secours en partant à sa recherche. Je m’aventurais un peu au hasard dans les différentes pièces de l’hôtel Cha-Cha-Cha, un peu plus assurée maintenant que je sentais avoir une certaine légitimité à me trouver en ces lieux, et affichant une certaine contenance du fait de mon verre à la main qui me donnait une contenance et me définissait comme une invitée qui avait tout à fait le droit d’être là.

Le chevalier d’Agnant faillit me mettre la main dessus alors que nous nous heurtâmes presque au moment où je pénétrais dans la galerie des tableaux, mais j’esquivais sa tentative de conversation en lui demandant s’il avait vu la diva de la soirée.

« - Molaire ? » sa mine se renfrogna : « Je l’ai croisé il y a quelques instants, il était en pleine conversation avec Smith dans la salle à manger. Pour tout vous dire, je crois qu’il m’évite. Il doit se douter que je n’ai pas apprécié la caricature qu’il a fait de moi dans sa pièce « Don Crachotte ». »

Le remerciant, je me dépêchais de lui fausser compagnie, et m’en allais d’un pas plus tranquille -quoiqu’assez vif pour lui interdire de me suivre- à travers la galerie. A ma droite se trouvait la porte du salon bleu, vers laquelle se dirigea Agnant, et à gauche celle de la salle à manger. Alors que j’étais sur le point d’ouvrir la porte menant à la salle à manger, le son de vifs éclats de voix provenant du salon derrière moi me fit retenir mon geste.

« - Pour la dernière fois, je ne veux pas être impliquée dans cette histoire ! »

Cette voix, je la reconnaissais, était celle de la marquise. Et son interlocuteur, qui lui répondait d’un ton étonnamment véhément étant donné sa position et la relative timidité dont il avait fait preuve le reste de la soirée, était le jeune Smith.

« - Vous êtes la seule à pouvoir m’aider ! Vous en avez le devoir ! C’est grâce à mon père que vous en êtes là aujourd’hui. »

La dispute, si l’on pouvait l’appeler ainsi, provenait du salon bleu. Et pour la seconde fois de la soirée je me retrouvais, malgré moi, à écouter une conversation qui ne m’était pas destinée :

« - Vous vouliez savoir où était votre place, eh bien la voici mon garçon : vous avez vécu sur des fantasmes, car vous n’êtes personne. Je ne vous ai fait la courtoisie de vous recevoir ce soir que parce que madame Bavache a eu la gentillesse d’intercéder en votre faveur. Pour se débarrasser de vous principalement, il me semble, tant elle en avait assez de votre insistance qui confine au harcèlement.
- Vous étiez son bras droit ! Son amiral en second, la plus proche de lui ! Et je suis son fils, vous devez m’aider !
- C’est là que vous vous trompez. Vous n’êtes pas le fils de Mendoza : vous n’êtes qu’un petit chien errant qu’il a semé dans le caniveau. Les bâtards n’ont aucun droit, ni aucun héritage, à Goa
- Mais vous pouvez changer ça ! Vous avez des amis, des contacts ! Des politiciens comme madame d’Isigny qui…
- Et pourquoi voudrais-je aider un chien errant comme vous ? Vous n’êtes personne, Smith. Si je vous ai fait l’honneur de vous recevoir ce soir comme un de mes invités, c’est uniquement à la demande de madame Bavache que vous avez harcelé, m’a-t-elle dit, pour avoir ce privilège. Et je l’ai fait uniquement pour vous signifier ceci : sachez rester à votre place, et cessez d’incommoder les gens plus méritants que vous.
Cette discussion est terminée. Veuillez vous en aller, et profiter de cette soirée sans importuner les autres convives avec vos fantasmes inopportuns.
- Je… vous… ! »

Smith laissa éclater des gargouillements de colère avant de sortir brusquement de la pièce ! Cette fois heureusement, j’avais pris mes précautions : il m’avait suffi d’une fois à me faire quasi-surprendre en train d’épier les conversations pour retenir la leçon ! Ainsi, j’avais pris soin de me dissimuler derrière un rideau. Bien m’en avait pris puisque Smith, son visage juvénile rougi par la rage, passa devant ma cachette sans me voir. Je m’attendais à ce qu’il soit suivi de la marquise, peut-être même qu’elle tente de le rattraper de force vu la violence de leur échange, mais au lieu de ça je l’entendis parler, et découvrit avec étonnement que plusieurs autres personnes avaient assisté à l’échange.

« - Il est de ces personnes qui, même mortes, continuent à nous attirer des ennuis…
- Rassurez-moi, vous n’avez pas réellement prévu de l’éliminer ? » Je reconnus la voix calme de la grande sœur d’Isigny, Réglisophie.
« - Moi ? Oh non, je parlais de son probable père. J’ai beau le respecter, paix à son âme, de son vivant c’était une horrible personne. Mais au moins il savait faire preuve d’intelligence, et de moyens à la hauteur de ses ambitions. Quant à son fils illégitime… c’est un inutile, la définition parfaite de l’échec. Il se causera bien assez d’ennuis tout seul s’il poursuit la voie dans laquelle il s’est lancé.
- Il me fait de la peine » murmura la voix de celle que je reconnus comme Caramélie d’Isigny
« - Pas moi ! » s’exclama madame Marâtre que je reconnus à sa voix suffisante et au clapotis de son bain. « Je sais reconnaître un roquet hargneux quand j’en vois un, et il y a une chose dont je suis certaine à son sujet: il finira mal. Mon seul estpoir, c’est que d’ici là il saura remuer assez de boue pour déterrer quelques informations croustillantes ! »

****

J’attendis longtemps après le départ de Smith, pour m’assurer que personne ne me surprendrait en train de sortir de derrière un rideau. Finalement, je quittais ma cachette à pas de loup et décidais de revenir dans la salle de bal, ayant eu assez d’ennuis pour la soirée. Je fus heureuse d’y retrouver monsieur Carellococo, en compagnie du chevalier d’Agnant qu’il quitta visiblement avec soulagement pour venir vers moi :

« - Ah, Ichika ! Que diriez-vous de… ? »

A ce moment, une voix déchirante hurla :

« - Au secours ! Venez vite ! Il… il y a un mort ici !!! »

Nous sommes restés un instant figés : monsieur Carellococo, madame Bavache, madame Quart, son mari et le marquis de Cha-Cha-Cha qui étaient tous présents avec moi dans la pièce. Tous, suspendus dans un moment hors du temps, peinant à croire ce que nous entendions, ou comme si quelqu’un allait s’écrier : mais non, c’est une plaisanterie ! Hahaha !
Visiblement inquiet, monsieur de Cha-Cha-Cha s’exclama : restez ici, je vais voir ce qui se passe.

Nous le regardâmes quitter la pièce, l’air interdit, nous dévisageant tour à tour jusqu’à ce que monsieur Quart déclare :

« - Je vais avec lui !
- Moi aussi ! » répondis-je, imitée par madame Quart et madame Bavache. Finalement, tout notre petit groupe partit sur les traces de l’escrimeur, que nous n’eûmes pas de mal à retrouver en suivant les cris et le brouhaha des conversations. Tout le monde se retrouva dans le salon bleu : outre notre petit groupe, il y avait les sœurs d’Isigny, monsieur Bavache, blafard, qui s’empressa de retrouver son épouse. La députée Marâtre était aussi blanche que la mousse de son bain, tout comme Smith qui rasait les murs, comme s’il redoutait qu’on lui reproche sa présence ici. La marquise se tenait un genou à terre, nous tournant le dos, et je vis qu’elle inspectait une personne étendue devant elle, dont seules dépassaient les jambes. Je réussis à me faufiler entre Quart et Bavache, tendis le cou, et découvris avec effroi qu’il s’agissait du corps sans vie de Molaire…

La marquise de Cha-Cha-Cha se retourna, dévisagea l’assemblée de ses invités du regard, et déclara fermement :

« - Que tout le monde reste ici. Bart, allez prévenir la marine : il y a un assassin parmi nous. »

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Déposition de Pauline Marâtre

Moins d’une heure après la macabre découverte, tous les invités étaient réunis à l’écart de la scène de crime, dans la petite salle de bal. La plupart étaient silencieux, comme assommés par ce qui venait de se passer. Certains se jetaient des regards mi compatissants mi soupçonneux, comme s’ils redoutaient que l’un de leurs compagnons soit bel et bien le meurtrier.
Un groupe de soldats de la marine était maintenant présent, et ils avaient pris le relai sur les serviteurs de la maison qui, eux aussi, avaient été regroupés à l’écart.

Pauline Marâtre, toujours dans sa baignoire dont la mousse diffusait une agréable odeur de savon, était occupée à griffonner frénétiquement sur un calepin lorsqu’un soldat vint respectueusement lui annoncer que son supérieur la faisait demander. La journaliste prit une longue minute avant de lui répondre, prenant le temps d’achever sa phrase tout en laissant clairement entendre à l’expression de son visage qu’il la dérangeait. Finalement, elle déposa son calepin sur un petit espace prévu à cet effet sur le rebord de sa baignoire et, sans qu’elle n’eût semblé actionner la moindre commande, cette dernière déploya ses quatre pieds dorés articulés et entreprit de suivre le soldat, au son du clapotis de l’eau et des bulles qui se forment et qui éclatent.

Tous les deux quittèrent la pièce sous les regards en coin des autres invités, et le soldat introduisit la journaliste dans la salle à manger, dont avait pris possession le lieutenant de la marine qui dirigeait l’enquête. Un beau jeune homme en uniforme impeccable, les galons rutilants accueillit Marâtre avec ce professionnalisme un brin coincé que l’on aime chez ce genre de militaires :

« - Madame Marâtre, prenez place je vous prie. Puis-je vous offrir un siège ?
- Non merci, je vais rester dans ma baignoire.
- Un verre de whisky, alors ?
- J’aimerais autant que nous fassions vite. La soirée a pris une tournure très désagréable, et j’ai hâte de rentrer chez moi.
- Toutes mes excuses, madame » déclara avec affabilité un autre marine, que Marâtre n’avait même pas pris la peine de considérer, tant son uniforme mal ajusté et son manteau d’officier froissé le désignaient comme un grouillot de second ordre.
« - Lieutenant Jacques Quattar, pour vous servir », dit-il en souriant et en lui tendant une main fripée sentant le tabac froid. « Je suis en charge de mener l’enquête, et à ce titre j’ai besoin de garder tous les témoins à portée de main. »

Il faisait ses aller-retours tout en parlant, se grattant fréquemment le menton ou les cheveux, et semblant parfois se perdre dans ses pensées en contemplant la cheminée ou un bel élément du mobilier.

« - … vous comprenez. Pour faire se croiser les témoignages, les confronter si besoin…
- Eh bien faites-donc », répliqua Marâtre avec une certaine fraîcheur. Etant donné la placidité qui semblait animer le lieutenant, elle sentait poindre avec agacement la perspective d’une nuit blanche avec, à la clé, une occasion perdue d’être la première à faire paraître la nouvelle du meurtre dans les journaux le lendemain matin.

« - Très bien. Alors pour commencer » … il plongea ses yeux paisibles et pétillants dans ceux de la députée « commençons par le début : qu’est-ce qui vous a amenée à cette soirée ? »

La femme dans la baignoire prit un moment avant de se lancer, autant pour réfléchir à sa manière de présenter les choses que pour montrer que c’était elle, et personne d’autre, qui entendait dicter le rythme des échanges.

« - Je suis, comme chacun le sait, une amatrice d’art, de théâtre, et une critique des mœurs et de la société dont la réputation n’est plus à faire ! Lorsqu’un célèbre artiste comme Adam Molaire publie une nouvelle pièce, il va de soi que je dois assister à la première afin de partager mes impressions auprès du public. J’ai toujours droit aux meilleures places pour ce genre de spectacle : chaque directeur de théâtre sait qu’il est dans son intérêt de m’en fournir gracieusement, et qu’il vaut mieux une critique assassine sur une pièce qui m’a déplu, plutôt que sur une pièce que je n’ai pas pu voir parce que la direction d’un théâtre associe l’incompétence et la stupidité !

Comme je le redoutais, la pièce était regrettablement engagée. Si la qualité des décors et des costumes était toujours à la hauteur de la réputation de la troupe, le jeu d’acteur de l’ensemble des comédiens était tout juste passable, et j’ai trouvé celui de Molaire en dessous de ses performances habituelles. Sans doute pourrait-on mettre ça sur le compte du propos de la pièce en elle-même, qu’il a semblé ne maîtriser qu’en surface et auquel il n’a pas semblé adhérer lui-même. J’ajouterais que j’ai relevé trois incohérences majeures dans son récit, et une dizaine d’incohérences mineures. Tout d’abord, même si j’ai conscience qu’il avait avant tout un but comique, le personnage d’Escarpin…

- Peut-être pourrions-nous passer directement à la soirée chez la marquise, si le contenu de la pièce n’a pas de rapport direct avec les faits de ce soir ?
- Oh, très bien. Vous aurez tout le loisir de lire le reste de ma critique dans les journaux de toute manière, si on me libère enfin un jour de cette maison ! Voici donc les faits de la soirée, puisque le lieutenant Quattar les demande…
Je suis une habituée des salons de la marquise de Cha-Cha-Cha, ou plutôt de l’amirale de Cha-Cha-Cha comme elle préfère qu’on l’appelle, puisqu’elle est après tout la commandante en chef des forces navales de Goa depuis la mort de son prédécesseur l’année dernière.
Lui aussi est mort assassiné d’ailleurs, mais c’est votre travail, en tant qu’enquêteurs, d’effectuer ce genre de rapprochements j’imagine…
Bref, je suis une habituée de ses salons car, bien que ne partageant souvent pas sa vision du monde et de la politique, la marquise a un réseau d’influence et de contacts très étendu, et ses réceptions sont une occasion rare de croiser des personnalités de tous bords, et d’anticiper ce que seront souvent les grands sujets du moment dans les semaines à venir.

Le thème de la soirée était de réunir quelques riches citoyens afin de nous présenter le projet de la jeune Réglisophie d’Isigny de bâtir un hôpital dans le centre-ville, et de dénicher quelques mécènes. Mais j’y reviendrai. L’attraction de la soirée, pour appâter tout ce beau monde, était de nous présenter ce fameux Molaire, en petit comité, et de permettre à ce dernier de nous divertir. Pour ma part je le connaissais déjà, et je reconnais sans peine que j’ai pris un certain plaisir en remarquant l’embarras qu’il a manifesté en me voyant ! Chacune de ses pièces a fait les frais de mes critiques, depuis les premières qui, on l’oublie facilement, étaient des essais de piètre qualité. Il a cependant su affiner sa formule avec le temps, et je suis certaine de ne pas y être étrangère. Il est de ces personnes qui ne savent s’améliorer que lorsqu’elles sont un peu malmenées, voyez-vous ?

Le dîner était d’une bonne qualité -je suis friande de morilles, et le couple Cha-Cha-Cha a toujours le bon goût d’en faire servir à sa table lorsque je suis invitée, et j’ai mené une succulente conversation avec la marquise et Adolphe Quart. J’ai également pris beaucoup de plaisir à moucher Molaire, qui n’avait de cesse de fanfaronner devant les jeunes filles, tout grisé qu’il semblait être par les quelques applaudissements qu’il avait reçu à la fin de sa représentation. Je n’ai pas pu me retenir de le taquiner, et j’ai pris un grand plaisir à le ramener vers un peu de modestie ! Lui qui est si pérorant habituellement, son masque n’a pas tenu très longtemps. J’ai compris depuis des mois déjà qu’il s’agit de quelqu’un de très superficiel, sans réelle consistance.
Je crois cependant l’avoir un peu trop effarouché, le pauvre petit, car après ça il a nettement perdu de sa superbe ! Il s’est éclipsé aussitôt qu’il a pu après le repas, préférant aller fanfaronner auprès des d’Isigny ou de mesdames Quart et Bavache qui étaient bien plus réceptives que moi à ses bons mots et ses jolis sourires. C’était d’autant plus humiliant pour lui que la marquise nous avait annoncé qu’il nous donnerait la lecture dans le salon bleu après le dîner, et que nous aurions l’occasion d’approfondir quelques thèmes avec lui. Au lieu de ça, il est allé batifoler avec les jeunes dames dans le jardin. Je crains cependant que nous n’y ayons pas vraiment perdu au change. Molaire est comme ça : un comédien acceptable lorsqu’il fait des efforts, un dramaturge avec quelques fulgurances, mais lorsqu’il s’agit d’entrer dans le concret, le vide de ses réflexions trahit la pauvreté de son intelligence.
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Nous nous sommes donc réunis dans le salon bleu, en nous passant de la « star » de la soirée. En plus de notre hôtesse, et de moi-même il y avait Réglisophie d’Isigny, ainsi que et le brave Constantino Carellococo qui est une de mes bonnes connaissances. Nous nous fréquentons depuis quelques années maintenant car nous sommes habitués des mêmes salons.  C’est d'ailleurs lui qui a amené à la soirée la seule inconnue, cette jeune shimotsukienne… Ichika… Shimada. Ou l’inverse, je ne sais plus. Quelle manie ont-ils d’inverser leurs noms et leurs prénoms, ces gens-là ! Elle m’a fait l’effet, pardonnez-moi de dire ça, d’une petite niaise un peu empruntée qui se serait retrouvée là par hasard et qui avait bien conscience de ne pas y avoir sa place. Elle n’a pas assisté à notre réunion entre intellectuels évidemment, elle était uniquement là pour faire office de divertissement exotique, si j’ai bien compris. Elle n’était pas très divertissante pourtant, elle n’a même pas dansé. Tout ce que j’ai pu dire au sujet de Molaire vaut pour elle aussi, ce qui me fait penser qu’ils pourraient former un couple assorti. Moralement en tout cas, parce qu’il est bien plus joli qu’elle, à condition d’aimer les minets. Enfin « auraient pu » former, j’imagine, puisque votre médecin n’a rien pu faire ?
- Même les meilleurs chirurgiens de la marine ne peuvent pas faire grand-chose contre une lame embrochée dans le cœur, madame Marâtre.
- Donc il est bel et bien mort. Tragique, vraiment tragique ! Mes lecteurs seront abasourdis quand ils l’apprendront demain matin.
Enfin, nous avons discuté, et d’Isigny nous a présenté son projet de fondation d’un hôpital charitable. Qui avançait bien selon elle, et qui serait achevé dans moins de deux mois, mais qui nécessiterait le concours de mécènes pour fonctionner sur le long terme. Un projet bien trop ambitieux si vous voulez mon avis étant donné que je sais de source sûre que leur famille est complètement désargentée. Sans parler de l’absurdité qu’est l’idée de distribuer gratuitement quelque chose d’aussi précieux que des soins médicaux. Si ça devient gratuit, les gens feront n’importe quoi avec leur santé !
La discussion était intéressante malgré tout, et j’ai noté une quantité de détails croustillants, dont elle ne devra pas se plaindre s’ils fuitent dans les journaux. Mais si les gens ne m’invitent pas pour que je répande ce genre d’informations, pourquoi m’invitent-ils ?!

A un moment, nous avons été interrompus par ce benêt de Noël Bavache. Lui, il est aussi bête qu’il en à l’air, et cocu de surcroît ! Vous l’ignoriez ? C’est pourtant le secret le moins gardé de la bonne société ! Sa femme et Adolphe Quart sont amants, et ils s’en cachent à peine ! Visiblement ils ont commencé à fricoter dans les jardins, pendant le jeu de croquet, et comme à son habitude Bavache a fait semblant de ne rien voir. Pour donner le change, il est venu se réfugier avec nous dans le salon bleu, mais j’ai bien vu que ces histoires d’hôpital ne l’intéressaient pas beaucoup.
Quant à madame Quart… elle ne s’y oppose pas non plus. De vous à moi, j’ai toujours pensé qu’elle était un peu idiote.
- A-t-il passé tout le reste de la soirée dans le salon bleu avec vous ?
- Oh je n’y suis moi-même pas restée tout le temps. Il a bien fallu que j’aille faire renouveler l’eau de mon bain. C’est toujours un moment assez pénible voyez-vous ? La maladie de peau qui m’afflige me fait souffrir d’atroces démangeaisons, que seule l’eau tiède de ma baignoire et les onguents que j’y fais infuser réussissent à atténuer un peu. Je suis donc montée dans la salle de bains, et j’ai bien dû y passer… une demi-heure environ.
- Vous étiez seule à ce moment ?
- Evidemment ! J’ai simplement fait appel à une servante pour me guider, et elle m’a assistée comme elle le devait.
- Pourriez-vous me dire de quelle servante il s’agissait ? Afin que nous puissions lui demander de corroborer…
- Ainsi, je ne suis pas seulement témoin, mais suspecte ?
- Ni plus ni moins que toutes les femmes et les hommes présents dans cette maison ce soir, madame.
- Hmpf, très bien !
En ce qui concerne la servante, je n’en ai pas la moindre idée. Elle ressemblait à une servante, comme toutes les autres ! Est-ce suffisant pour m’arrêter, lieutenant Quattar ?
- Ne vous en faites pas, madame Marâtre. Reprenez, je vous en prie : qu’avez-vous fait après avoir pris votre bain ?
- Changé l’eau de mon bain. Après ça, je suis revenue dans le salon bleu pour poursuivre nos discussions philanthropiques. Pour s’y rendre depuis la salle de bain, comme vous le savez, il faut emprunter l’escalier dans le hall d’entrée, et traverser la salle à manger. Et devinez qui j’y ai retrouvé ? Ce benêt de Molaire – encore vivant à ce moment là, bien évidemment !- , en compagnie de Smith, et de Quart, avachis sur des fauteuils et visiblement occupés par l’entreprise de vider à eux deux les réserves d’alcool de la maison !

Quart a rapidement déguerpi à mon arrivée, et il n’a même pas essayé de me faire croire que je n’en étais pas la cause. Cela vaut mieux pour lui : il sait que quelques articles croustillants à son sujet lui pendent au nez. Smith ne méritait pas mon attention, mais Molaire semblait en plein désarroi, et je devinais que j’en étais la cause. Je reconnais que je n’ai pas été tendre avec lui, et malgré le plaisir que j’avais eu à faire cesser ses fanfaronnades, je dois avouer que je le préfère quand il est de meilleure humeur.
Malgré les apparences je ne suis pas une personne cruelle vous savez : je suis restée un moment pour parler avec lui et le consoler. Je lui ai longuement expliqué, avec patience et compassion, comment tout n’était pas à jeter dans son œuvre, et comment il pourrait même tâcher de la réécrire pour en faire une pièce tout à fait acceptable ! J’ai été moteur d’un certain nombre d’idées, et il ne m’a pas contredite une seule fois. Je crois, et je peux le dire avec fierté, qu’après cela il m’a semblé résolu à abandonner son idée farfelue de produire des pièces engagées politiquement, et de revenir aux comédies burlesques qui avaient fait son succès !

Après cela, j’ai quitté Molaire pour retrouver mon petit groupe de conversation qui s’était réfugié dans le salon bleu. Réglisophie d’Isigny était en grande discussion avec l’amirale de Cha-Cha-Cha, toujours en compagnie de cet idiot de Bavache, et maintenant la gamine Caramélie d’Isigny était avec eux, et nous avons été rejoints quelques instants plus tard par cette espèce de brute mal dégrossie de Bart Agnant. Ils étaient en train de leur parler de la reconstruction de la ville, je crois, et j’ai tout de suite participé à la discussion en évoquant la bêtise d’avoir invité les indigents à venir s’installer dans la ville haute. Et puis à un moment, quelques minutes à peine après mon arrivée je dirais, nous avons été rejoints par le jeune Smith qui avait visiblement fini de se saouler.

Tristan Smith, c’est tout une histoire ! Vous n’êtes pas originaires de Goa et vous ne fréquentez peut-être pas les bons milieux, mais la plupart des gens bien informés connaissent son pitoyable parcours. Et moi, qui suis particulièrement bien informée, je peux me vanter de la connaître mieux que personne !
C’est un jeune homme sans avenir, né d’un père inconnu et dont la mère l’a élevé seule. Elle a toujours dit qu’il était le fils illégitime d’un grand de Goa, ce que semblait confirmer la pension qu’ils recevaient tous les mois pour leur assurer de quoi vivre. Et vous savez, entre nous, sa paternité ne fait pas de doutes. Il se murmure qu’il est le fils du ministre Don Armando Mendoza, l’ancien amiral de la flotte ! Oui oui, celui-là même ! Oh, c’est loin d’être invraisemblable ! Mendoza collectionnait les aventures de ce genre, et les bâtards ! Smith s’étant mis en tête de récupérer l’héritage de son père après sa mort, il a tout fait pour intégrer les bons cercles de Goa et de se rapprocher de ses anciens amis, notamment ceux de la flotte. Ce qui nous amène à Cha-Cha-Cha, la successeure de Mendoza au poste d’amiral, mais également son ancien bras droit dont je ne peux pas croire qu’elle n’ait pas trempé dans la plupart de ses complots si elle a pu reprendre le poste après lui !
Et voilà Smith qui interrompt notre discussion pour s’exclamer de sa voix à peine pubère :
« Amirale de Cha-Cha-Cha, je vous prie d’écouter ma demande ! »
L’amirale semblait déjà savoir à quoi s’attendre, et vu sa réaction courroucée la réponse laissait déjà peu d’espoir au jeune impertinent. Pour ma part j’en avais également une bonne idée. Réglisophie d’Isigny, elle, affichait cet air de compassion sincère qu’on lui connaît si bien, et tout aussi ignorante de la réalité qu’elle était, je crois qu’elle aurait été prête à le soutenir pour la simple raison qu’il avait l’air triste. Sa sœur Caramélie, elle, a soudainement eu l’air de trouver les tableaux accrochés au mur très intéressants, Agant et Bavache observaient la scène d’un air circonspect, et moi-même je dévisageais le jeune importun sans rien dissimuler de ce que je pensais de lui !
Ensuite ça a continué avec Smith qui s’écriait : « vous savez qui est mon père. Je sais que vous étiez très proche de lui. Je sais qu’il comptait pour vous comme vous comptiez pour lui ! A présent je me tiens devant vous, moi son fils, et je vous supplie de me venir en aide, comme il l’aurait fait pour vous et vos enfants s’il l’avait pu. »

La marquise, la mine sévère, prit son temps pour répondre. Et lorsqu’elle le fit, ce fut sans la moindre once de la compassion de d’Isigny ou du mordant dont j’aurais pu faire preuve à sa place :

« - Et d’après vous, qui est votre père, monsieur Smith ?
- Smith, c’est le nom de ma mère et elle me l’a légué. Mais mon père, mon véritable père, est Don Armando de Rojas Mendoza ! »

Cha-Cha-Cha pinça les lèvres :

« - A ma connaissance, l’amiral Mendoza n’a eu aucun enfant légitime. Son épouse s’appelait dame Eustass, pas Smith, et n’importe qui dans ce pays pourra vous certifier que leur union est restée stérile.
- Mais il m’a eu, moi ! Et même s’il ne m’a pas donné son nom, il me considérait comme son enfant. Comment expliquez-vous, sinon, la pension qu’il me faisait verser ? Et qu’il a continué jusqu’à ce que ma… ma belle-mère la fasse cesser après sa mort ?
- C’est donc ça que vous voulez au fond ? Une nouvelle source d’argent, puisque l’ancienne s’est tarie ?
- Je veux autre chose que ça. Je veux la place que je mérite. Je veux pouvoir porter mon nom, mon véritable nom ! Avec votre aide, je sais que ça deviendrait possible. Et vous qui êtes amirale, sa successeure, vous pourriez me donner une place digne de…
- Si vous voulez un travail, et un salaire » le coupa-t-elle, « les bureaux de recrutement de la flotte sont toujours ouverts. Le poste de matelot serait tout à fait digne d’un Smith.
- Mais je…
- Ça suffit. Tout a été dit. Pour la dernière fois, je ne veux pas être impliquée dans cette histoire !
- Vous êtes la seule à pouvoir m’aider ! Vous en avez le devoir ! C’est grâce à mon père que vous en êtes là aujourd’hui. »

Sa mine déconfite, horrifiée, était un spectacle d’une rare intensité. Il aurait pu donner des leçons à Molaire lui-même !
Cependant, la dernière déclaration de la marquise aurait dû mettre fin à la discussion. Sa dernière supplique était de trop, et Cha-Cha-Cha lui répondit avec une cruauté froide :

« - Vous vouliez savoir où était votre place, eh bien la voici mon garçon : vous avez vécu sur des fantasmes, car vous n’êtes personne. Je ne vous ai fait la courtoisie de vous recevoir ce soir que parce que madame Bavache a eu la gentillesse d’intercéder en votre faveur. Pour se débarrasser de vous principalement, il me semble, tant elle en avait assez de votre insistance qui confine au harcèlement.
- Vous étiez son bras droit ! Son amiral en second, la plus proche de lui ! Et je suis son fils, vous devez m’aider !
- C’est là que vous vous trompez. Vous n’êtes pas le fils de Mendoza : vous n’êtes qu’un petit chien errant qu’il a semé dans le caniveau. Les bâtards n’ont aucun droit, ni aucun héritage, à Goa
- Mais vous pouvez changer ça ! Vous avez des amis, des contacts ! Des politiciens comme madame d’Isigny qui…
- Et pourquoi voudrais-je aider un chien errant comme vous ? Vous n’êtes personne, Smith. Si je vous ai fait l’honneur de vous recevoir ce soir comme un de mes invités, c’est uniquement à la demande de madame Bavache que vous avez harcelé, m’a-t-elle dit, pour avoir ce privilège. Et je l’ai fait uniquement pour vous signifier ceci : sachez rester à votre place, et cessez d’incommoder les gens plus méritants que vous.
Cette discussion est terminée. Veuillez vous en aller, et profiter de cette soirée sans importuner les autres convives avec vos fantasmes inopportuns.
- Je… vous… ! »

Les joues cramoisies, Smith s’en alla d’un pas vif pendant que nous regardions en silence ce spectacle pathétique. Sitôt parti, je relançais la discussion sur le sujet de son hypothétique père, et des circonstances troubles de son assassinat. A ma connaissance (et j’ai d’ailleurs publié plusieurs articles dans ce sens), il serait du fait d’un groupe de monarchistes puristes et extrémistes, qui verraient en son ascension au poste de ministre de la république la trahison d’un ambitieux. Tout comme l’a été sa fuite avec le reste de la flotte, au moment où Goa avait eu le plus besoin d’eux ! Cela a évidemment fait bondir Cha-Cha-Cha et d’Isigny, qui soutiennent les hypothèses farfelues comme quoi il s’agirait du fait des républicains qui cherchaient à éliminer le dernier obstacle en faveur de l’ancien régime. Comme s’il y avait besoin de ça…
D’ailleurs… lieutenant Quattar, l’enquête a-t-elle avancé de ce côté ? La marine a-t-elle finalement réussi à trouver un coupable ?

- L’enquête est en cours, madame Marat. Mais ce qui nous intéresse pour le moment, c’est un autre meurtre si vous le voulez bien.
- Bien sûr. Alors…
Ah oui ! Peu après son départ, la marquise nous a invités à nous rendre dans la petite salle de bal pour la suite des évènements. A ce moment, je leur ai suggéré que Molaire devait toujours être en train de cuver dans la salle à manger, et Bavache s’est proposé pour aller le chercher. C’est lui qui a découvert le corps un instant plus tard, et qui a réagi avec le manque de bravoure qu’on lui connaît ! J’ai accouru comme tout le monde évidemment, et c’est là nous avons retrouvé ce pauvre garçon, Molaire, baignant dans son sang.
- Très bien madame Marâtre, je vous remercie pour votre récit. A présent, vous devriez être libre de repartir. Si vous voulez bien suivre mon sous-lieutenant, il vous raccompagnera. Evidemment, je vous demanderai de ne pas quitter la ville, et de vous tenir à la disposition de la marine pour les besoins de l’enquête.
- Un conseil, lieutenant. Si vous ne trouvez pas le coupable parmi les invités, faites pendre un des serviteurs. Tout le monde sera satisfait de voir l’affaire résolue, et vous ne vous mettrez personne à dos. »
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Cher journal,

Me voilà assignée à résidence, comme tous les autres participants à la soirée, ce qui n’est pas plus mal puisque de toute manière j’ai besoin de temps libre ! Il va de soi que la mort de Molaire n’intéresse pas que les gens de la marine : pour eux, elle n’est qu’un fait divers de plus alors que pour nous, au Cipher Pol, il s’agit d’un assassinat de plus à ajouter à la liste d’une longue série de crimes non élucidés. Non élucidés et préoccupants, parce que parmi les dizaines de personnes que l’on a retrouvées poignardées, égorgées, noyées ou écrasées dans les rues de Goa dernièrement. C’est d’autant plus problématique que certains d’entre eux étaient de nos agents, et plusieurs autres nos informateurs. J’ai même été une possible victime d’une de ces tentatives d’assassinat, sauf que de toute évidence j’y ai survécu.

En ce qui concerne les enquêteurs, la résolution du crime de ce soir semble évidente : Tristan Smith a été menotté, et conduit sous bonne escorte jusqu’au quartier général de la marine pour y subir un nouvel interrogatoire corsé. Malheureusement pour lui, je lui vois peu de portes de sorties puisque beaucoup trop d’éléments l’accablent : il est le dernier à avoir été en présence de Molaire vivant, ce que plusieurs témoins ont pu confirmer. Par ailleurs, son comportement erratique et vindicatif tout au long de la soirée l’a rendu suspect aux yeux des autres convives, dont certains seraient maintenant prêts à jurer qu’ils l’ont toujours vu comme un criminel en puissance. Et enfin, peut être pire que tout, il s’est attiré les foudres de la marquise de Cha-Cha-Cha et cette dernière, aussi furieuse de son comportement que du fait qu’un meurtre ait eu lieu dans sa propre demeure, ne fera rien pour essayer de lui sauver la mise ! Dommage pour lui.

Dommage pour moi également, car je ne le crois pas coupable ! Il y a trop de zones d’ombres. L’absence de mobile clair pour commencer, ou encore le lien beaucoup trop prononcé avec les autres affaires de meurtres non élucidés, dans lesquels Smith ne peut être impliqué d’aucune manière. Mais pour cette affaire comme pour toutes les autres il y a un certain nombre de points communs : une victime tuée la nuit, à un moment où elle était isolée, d’un seul coup de lame parfaitement ajusté dans le cœur. Une victime appartenant à la société mondaine également, et liée soit au monde monarchiste, soit à celui des activités contre-révolutionnaires.
Par ailleurs, Molaire était en danger et il le savait. Il était même en train de jouer un double jeu avec les adversaires de ma sœur, et c’est pour cette raison que j’ai été envoyée le secouer un peu. Trop tard, malheureusement…

Quoi qu’il en soit, je suis à présent dans l’inconnu et en quête de réponses. J’ai du mal à imaginer quiconque parmi nos si gentils invités ayant commis l’irréparable, et pourtant l’un d’eux l’a fait ! Il y a bien le couple Quart, je ne les ai jamais sentis ces deux-là… et puis la vieille Marâtre aussi, vu les rumeurs qui courent à son sujet ! Sauf qu’elle n’est pas du genre à se salir les mains, et j’ai du mal à imaginer que l’on puisse tuer quelqu’un depuis une baignoire sans que ça ne laisse de traces !
En parlant de ne pas laisser de traces, j’ai pu me procurer assez aisément un exemplaire des dépositions recueillies par la marine hier soir, grâce à nos agents infiltrés un peu partout. C’était un vrai régal pour moi qui adore fouiner dans les affaires des autres !! Ainsi, Adolphe Quart me désigne comme « la gamine d’Isigny », tandis qu’au moins deux invités pensent que je suis la jumelle de Réglisophie !
J’ai également appris que Francine Bavache trompait son mari avec M. Quart, que Shimada passait son temps à épier les conversations et qu’elle avait entendu plein de choses compromettantes à propos de ma discussion avec Molaire. Plus intéressant, j’ai pu confirmer que M. Quart était bien le trublion qui tentait de nous arracher notre dramaturge préféré, il l’a avoué à la marine pour expliquer les zones d’ombre dans son alibi… ce qui en fait malgré tout, à mon sens, un suspect bien plus crédible que Smith. Ce dernier, pourtant, ferait un coupable idéal...

Qu’il s’agisse de Smith ou de Quart, j’ai une autre suspecte en tête. Il faut que tu saches, journal, que les rumeurs à propos de Marâtre ne sont pas toutes infondées. Il existe un surprenant lien entre les critiques assassines qu’elle émet dans ses publications journalistiques, et la mort suspecte des personnes qui en sont la cible dans les jours qui viennent. Une fois c’est un hasard, deux fois ça fait s’interroger. Mais le Cipher Pol a pu recenser dix-huit « hasards » comme celui-ci !!
Évidemment, aucun lien direct n’a pu être remonté jusqu’à elle. Elle dispose la plupart du temps d’un alibi, quand le meurtre n’a pas tout simplement lieu sur une autre île ! Mais je la soupçonne fortement d’avoir à son service des commandos d’assassins, ou au moins des hordes de fanatiques prêts à se déchaîner sur quiconque s’attirerait son courroux … ! Pourquoi crois-tu que ma sœur et des gens comme la marquise de Cha-Cha-Cha continuent à la fréquenter alors qu’elles la détestent ? Parce que ce serait bien pire de l’avoir comme ennemie !

Je continue de feuilleter les dépositions, ignorant la nuit qui avance ainsi que ce moment de bascule où il a fini d’être tard pour devenir tôt. Trompant mes bâillements par plus de concentrations, et stimulant mon esprit en vidant toujours plus de tasses de thé glacé.
Après qu’Adolphe Quart m’ait subtilisé Molaire dans le jardin, ils se sont rendus tous les deux dans la salle à manger où Quart espérait le cuisiner en toute tranquillité. Hélas pour eux, Smith s’y trouvait déjà, visiblement en train d’essayer de chercher un peu de courage dans l’alcool pour venir parler à la marquise (ou pour commettre son forfait, cela reste à voir). Molaire trouvant un secours inespéré dans cette beuverie, Quart s’est retrouvé bien incapable de lui arracher les informations qu’il voulait, et la venue de Marâtre a fini de le convaincre qu’il avait manqué son occasion. Après cela, il s'est rendu dans le petit salon bleu, chose que je peux confirmer, et le reste de son témoignage coïncide avec celui des autres convives.
Marâtre est bel est bien sortie avant Smith, ça aussi je peux le confirmer. J’ignore ce que ces deux-là ont pu se dire et si elle a dit la vérité, mais pour les raisons que je t’ai dites, journal, je ne pense pas qu’elle ait tué elle-même Molaire. Smith aurait pu être son agent bien sûr, mais elle n’est pas habituée à des méthodes si grossières.
Grâce à l’indiscrétion d’Ichika la shimotsukienne, nous savons que personne n’est rentré dans la salle à manger pendant que Smith prenait la marquise à partie. Ce qui innocente cette dernière (qui n’a pas quitté le salon bleu de la soirée, ainsi que Réglisophie dont je ne doutais pas de l’honnêteté, mais également Bavache. L’on peut également innocenter à priori le marquis, Carellococo, le couple Quart et madame Bavache qui étaient dans la petite salle de bal, ainsi que les cinq valets occupés à faire le service.
Reste Bart Agnant. Il n’a cessé de faire des allées et venues tout au long de la soirée. Il est venu un moment dans le salon bleu avec nous, mais sans réellement s’intéresser à nos discussions sur le thème de la philanthropie hospitalière et de ce que cela allait nous rapporter en termes de capital social. Mais il n’a jamais été seul avec Molaire, et s’il y avait eu le moindre doute, Smith aurait pu témoigner contre lui, afin de s’innocenter. Ainsi, à part Smith, chaque convive dispose de plusieurs autres personnes capable de lui fournir un alibi quant à l’endroit où il se trouvait au moment du meurtre. A moins que…
Je feuillète précipitamment chacune des dépositions. Celle de Marâtre d'abord, puis celle de d’Ichika et celle d’Agnant. Et un sourire illumine mon visage.
… Je sais où je dois me rendre !
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Grâce à ma forme gazeuse, je n’ai aucun mal à filer discrètement par la fenêtre de ma chambre (comment ça journal, « et mon assignation à résidence » ? Oh, tu as raison ! Je pioche parmi ma collection de déguisements une perruque plutôt convaincante, un brin de maquillage, un vêtement passe partout, et me voilà partie à l’aventure dans le soir tombant !), et à me rendre dans le quartier où se trouve la résidence de Constantino Carellococo. Comme beaucoup de bourgeois aisés, suite à la révolution de 1625, Carellococo a fait l’acquisition d’une riche demeure désaffectée dans la ville haute pour y affirmer son nouveau statut.  A mon sens, le simple fait que des gens comme lui puissent venir vivre à la place des nobles dans la ville haute est déjà un scandale en soi, mais c’est surtout les voir jouer aux petits nobles, aux nouveaux riches, qui a quelque chose d’indécent !

Je n’ai pas trop de mal à repérer son hôtel particulier puisque j’en connaissais déjà l’adresse : même pas grâce aux renseignements du CP, juste parce que je suis bien obligée de suivre malgré moi les petits potins de la ville étant donné que je côtoie Réglisophie presque tous les jours ! La grande demeure flambant neuve, rebâtie à partir des ruines d’un ancien manoir d'aristocrates, témoigne de la bonne aisance financière de son nouvel occupant.
Pratiquement invisible sous ma forme de fumée gazeuse, je me faufile à travers un trou de serrure de la porte d’entrée, et pénètre sans un bruit dans la demeure. Telle un fantôme de minuit, je me mets à rôder dans la maison. La nuit étant déjà bien avancée, et j’imagine que, comme tous les autres invités éprouvés par notre soirée, ses occupants doivent à présent profiter d’un bon sommeil réparateur (comme je l’envie !!), je ne crois personne, ce qui arrange bien mes affaires.

Ce n’est pas la première fois depuis quatre ans que le Cipher Pol inspecte l’hôtel Carellococo à l’insu de son propriétaire. A vrai dire, la majorité des demeures de la ville ont été inspectées à un moment ou à un autre dans notre chasse aux révolutionnaires, à la recherche d’éventuels signes incriminants ! La fouille n’a jamais rien apporté de concluant, étiquetant le maître des lieux comme un honnête citoyen, par ailleurs plutôt favorable à la paix sociale et pas spécialement opposé au gouverneur.
Cependant, je peux me vanter d’être une experte en fouilles et en inspection de maisons, et ma forme gazeuse n’y est pas pour rien. S’il y a quelque chose à trouver, ça ira vite !

Me répandant littéralement partout à la fois, je me faufile à travers les interstices, parcourant les pièces comme un tapis de brume sur le sol. Je repère rapidement les chambres des serviteurs, tous endormis, traverse de nombreuses salles vides, retrouve monsieur Carellococo profondément endormi dans la plus belle chambre, et continue mes recherches. J’inspecte bureaux, salons, salles, chambres d’invités, sans rien découvrir d’autre. Ni rien, ni personne. Notamment, je ne trouve pas de shimotsukienne normalement hébergée par le maître des lieux, et qui aurait dû être assignée à résidence comme nous tous !

Je tire mon escargophone de mon sac à main, et ce dernier me grignote affectueusement les doigts tandis que je compose mon numéro de service. Quelques instants plus tard à peine, la voix endormie de l’agent de quart me répond:

« - J’écoute.
- J’ai une urgence, une potentielle suspecte en fuite. Elle se dirige probablement vers le port, si elle n’y est pas déjà.
- Je vais prévenir nos deux agents en faction là-bas. Mais rassurez-vous, ils n’ont signalé aucun départ de navire au cours de la nuit.  
- Merci. »

Je range mon escargophone dans ma sacoche (je suis obligée de tirer un peu pour le détacher de ma paume), et ce dernier se dissipe en un nuage de gaz en même temps que le reste de mon corps, tandis que je reprends ma forme de nuage et, filant comme le vent, me dirige en direction du port !

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Le port de Goa est assez vaste, et ses docks bordés de très nombreux entrepôts ; malgré les malheurs qui minent la ville, il reste un des plus grands ports commerciaux d’East Blue. Ainsi, rechercher une unique personne, qui se dissimule probablement en attendant son heure, reviendrait presque à chercher une aiguille dans une botte de foin !

Je commence par prendre contact avec les deux agents en faction, leur donnant l’instruction de surveiller en priorité le moindre départ de navire et de s’assurer que personne ne puisse monter à bord sans que je ne sois au courant ! Dans le même temps, je reçois un rapport de l’agent de quart qui m’indique que les portes de la ville sont à présent sous surveillance.
A présent, il ne me reste plus qu’à attendre. Ne pouvant pas débusquer ma cible dans un espace aussi vaste comme je l’ai fait dans l’hôtel Carellococo, je me contente d’effectuer des rondes aériennes, à basse altitude, toujours sous la forme d’un nuage de gaz. J’ai les yeux qui piquent à cause de la fatigue, et le flou qui me passe devant le visage n’est certainement pas uniquement dû à mes volutes de fumée. Je ne me suis pas encore totalement remise de mes dernières blessures non plus, et je sens que cela joue sur mon endurance. J’en viens même à redouter une confrontation avec mon assassine, si c’est bien d’elle qu’il s’agit. Je n’exclus pas non plus de faire fausse route, la nuit et la fatigue n’étant pas propices à prendre de bonnes décisions…

L’attente se changeant en toujours plus d’attente, j’en viens à prendre la décision d’arrêter de patrouiller, et de simplement me laisser porter par la brise, tel un paisible nuage de pollution. C’est à ce moment que soudain, mon escargophone s’alerte :

« - Il y a du mouvement ! Quai numéro sept. Une femme et un homme, ils se dirigent vers un bateau de pêche. »

Cela ne pourrait être que deux pêcheurs se rendant en mer pour leur travail, je sais que ces derniers commencent tôt. Mais cela pourrait aussi être…
Je file comme le vent, l’adrénaline me faisant surmonter la fatigue ! Je remonte à l’envers les quais numéro dix, neuf, huit…
C’est elle ! Je la reconnais malgré la tenue radicalement différente du kimono qu’elle arborait à la soirée, ses cheveux dépassant légèrement de sous son large chapeau, et son visage pâle sous le col de son imperméable de pêcheuse.

Sans un bruit, je me matérialise sur le sol, à quelques mètres d’elle.

« - Vous nous quittez déjà, madame Shimada ? »

Elle se retourne vivement, et le faible interstice entre son col et son chapeau me permet d’entrevoir son regard contrarié mais déterminé.
Je poursuis:

« - Molaire était le dernier ? Vous avez tué toutes vos cibles ? »

Je m’attendais à ce qu’elle nie, par réflexe ou pour gagner du temps, mais son visage se fend au contraire d’un sourire :

« - Je me doutais bien qu’il y avait un espion parmi les invités, mais vous n’étiez que mon troisième choix. Je pensais plutôt à madame Quart ou à Bart Agnant, qui n’a pas cessé de me suivre toute la soirée. Qu’est-ce qui m’a trahie ?
- Votre propre témoignage. Vous avez affirmé avoir croisé Agnant dans la gallerie des portraits avant de venir nous épier à la porte du salon bleu, et de surprendre la fin de la dispute entre la marquise et Tristan Smith. Or, Agnant est venu dans le salon bleu avant ce dernier, je peux en témoigner puisque je m’y trouvais moi-même. Si vous l’aviez croisé avant qu’il ne s’y rendre, vous auriez donc entendu la totalité de la discussion ! Sauf évidemment si… vous avez fait autre chose entre temps.
Vous auriez pu vous tromper bien sûr, mais je crois plutôt que vous avez menti. Vous avez menti, pour ne pas avoir à justifier que durant tout le moment où Molaire s’est retrouvé seul dans la salle à manger, vous étiez seule également.
Voilà donc ma conclusion : après avoir croisé Agnant, vous vous êtes dissimulée comme à votre habitude. Vous saviez que Smith et Molaire étaient seuls, vous aviez entendu les autres convives le raconter. Vous saviez également que Smith finirait par se rendre au salon bleu pour présenter sa requête à la marquise, puisqu’il vous avait confié son intention de le faire. Lorsqu’il s’est enfin décidé, vous avez saisi votre chance : vous vous êtes rendue dans la salle à manger et vous y avez trouvé Molaire, seul et vraisemblablement éméché. Et alors vous l’avez tué, avec la même facilité et la même discrétion que vous avez tué toutes vos autres cibles.
- Mes autres cibles, vous dites ?
- Selon votre déposition, cela ne fait que deux jours -trois maintenant- que vous êtes arrivée à Goa depuis Shell Town. Or, d’après les registres du port, aucun navire n’est arrivé en provenance de cette île depuis dix jours. Soit, précisément, la date du début de la sanglante série de meurtres.
- Evidemment. » La suite de sa tirade sembla davantage s’adresser à son compagnon qu’à moi-même « Dommage, je leur avais dit que tuer Molaire était superflu, et qu’il fallait en rester là le temps que les choses se tassent. A trop vouloir abuser des bonnes choses… »

Elle eut un geste de la tête qui témoignait d’une certaine frustration.

« - Dommage pour vous, vous avez tout démêlé un peu trop vite. Encore une petite heure et j’aurais été inatteignable. Ce qui vous aurait permis de ne pas vous faire tuer en essayant de me retenir… »

A cet instant, son complice dégaine un pistolet de sous son manteau ! Mais il a à peine le temps de le pointer vers moi qu’un violent rankyaku le percute en pleine poitrine !
J'adresse un signe de tête reconnaissant à l’agent qui se tient à quelques mètres derrière moi, toujours dans l’ombre, avant de revenir à la principale intéressée :

« - J’aimerais autant que tout ça se finisse simplement et que nous restions en bons termes. Vous étiez plutôt une gentille personne, en dépit des huit impairs que vous avez commis en ma présence au cours de la soirée, de votre sale manie d’épier les conversations, et bien sûr de votre fâcheuse tendance à tuer des gens.
- J’aimerais bien, moi aussi… » elle eut un sourire triste « Malheureusement, cette offense aux bonnes manières sera la dernière. »

Sans cérémonie, elle laisse tomber son manteau de pêcheur qui dissimulait un sabre court de style shimotsukien. Elle le fait alors tournoyer avec une maîtrise évidente et l’oriente…
… vers son propre abdomen.

« - Non !! »

Trop tard ! La lame s’enfonce profondément dans ses entrailles et, d’un geste vif, elle se sectionne elle-même le ventre de part en part !
Le temps que je me précipite sur elle, son sang s'écoule déjà à flots et la vie la quitte rapidement. Pas assez cependant pour qu’elle ne puisse me jeter un dernier regard, où la douleur laisse nettement place à la satisfaction d’avoir eu le dernier mot.

****

Cher journal,

Après notre descente au port, une équipe s’est empressée d’aller cueillir Constantino Carellococo à son domicile. Nous n’avons pas eu à le menacer beaucoup pour qu’il avoue avoir été au courant de certaines des activités louches de son invitée. Hélas, ses connaissances sur les tenants, les aboutissants et même ses commanditaires sont assez maigres. Il avait été embauché il y a longtemps, presque quatre ans, pour fournir occasionnellement un support et un hébergement à des étrangers de passage, sans poser de questions et en échange d’une rétribution, ce qu’il a toujours fait avec grand plaisir. Hélas, si ce n’est la satisfaction d’avoir brisé une chaîne de contact ennemie, cette piste s’avère être un cul de sac.

Ichika Shimada est morte, tout comme son complice du port, mais leurs corps peuvent malgré tout nous offrir quelques informations supplémentaires. Pour commencer, la shimotsukienne a entretenu une correspondance au fail de ses actions ; cette dernière est largement édulcorée de toute mention de la moindre action répréhensible évidemment, et je suppose qu’ils avaient vocation à lui servir d’alibi ou de rapport codé destiné à ses supérieurs, mais leur recoupement avec les informations déjà à notre disposition permettront peut-être de déceler de nouvelles incohérences, comme celles de notre funeste soirée.
Son compagnon en revanche était un anonyme, inconnu de nos services. Étant étranger à Goa, nous n’avons pas la moindre information sur son origine, ni même son nom, sa profession, et encore moins à propos de quelconques liens avec quiconque. Avec leur mort, nos assassins ont eux-mêmes effacé leurs traces.

Le Cipher Pol ayant communiqué les informations qu’il avait besoin de savoir à la marine, Tristan Smith va pouvoir être acquitté. Néanmoins, il a été décidé de le garder un peu en prison, pour lui apprendre à ne pas être suspect dans les mauvaises affaires, et pour lui inculquer le bien-fondé de ne pas importuner une amirale de la flotte de Goa !

Molaire, lui, a été enterré en grande pompe. On l’a pleuré longuement, donné son nom à un théâtre, puis la vie a repris son cours. Ses ayants droit ayant su largement capitaliser sur l’émotion provoquée par son trépas au sommet de sa gloire, ses pièces continuent d’être jouées et de faire salle comble et j’imagine que c’est ainsi que l’on perpétue sa mémoire !
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