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Le choix.

Elle est là, toute tremblante, assise sur un futon à même le sol. Frêle et fragile. La flamme vacillante de la bougie éclaire à intervalles brefs et irréguliers ses prunelles bleu azur, rougies par les larmes. Elle gémit, tout doucement, lâche parfois un petit hoquet bien vite étouffé. Ses mains restent crispées sur les draps en désordre, ses jambes largement dénudées repliées sur elles-mêmes. Comme pour se protéger. Se faire toute petite. Elle ferme les yeux. Prie très fort que ce ne soit qu'un mauvais rêve. Elle a peur. Elle te voit.

Et tu la vois aussi, telle qu'elle est, livrée à elle-même. Perdue dans une nuit de terreurs. Abandonnée dans une chambre miteuse, seule avec toi. Tu sais la panique que tu peux susciter chez autrui. Et tu la sens, palpable et intense, chez elle. Tu n'as encore rien dit, et pourtant c'est déjà trop. Tu génères un malaise partout où tu passes, chez ceux qui ont souillé le bien-fondé dans sa chair. C'est son cas. Elle doit être punie pour ça. Ainsi va le monde, avec toi. Tu t'approches, depuis le perron de la porte où tu es resté planté trois bonnes minutes. Ton ombre menaçante danse sur les murs de chaux. Tes poings craquent; ses paupières clignent, à chacun de tes pas, qui réduisent la distance entre elle et toi. Tu ne la quittes pas du regard. Elle se prend la tête dans les mains, recommence à sangloter tout doucement. On dirait presque une berceuse. Elle tente quelques mots noyés par les pleurs. Des chuchotements, rien de plus. Elle dit qu'elle ne veut pas. Qu'elle ne voulait pas. C'est beau. C'est triste. La scène est empreinte d'une étrange majesté tragique. Mais c'est ça, la vie.

Pourtant, quelque chose te retient, ce soir. Sa manière de ne pas chercher à lutter. La dignité qu'elle conserve malgré tout. Ou bien, est-ce le regard fuyant qu'elle lance vers le recoin sombre de la chambre ? Ce n'est pas la première fois. Ce n'est pas une feinte. Alors, tu te retournes, curieux. Et tu l'aperçois. Le couffin. Tu te figes, tentes de deviner contours, formes, silhouette, dans l'obscurité. Tu t'approches. Sous les linges, tu distingues un petit corps. Seule, une minuscule tête dépasse, recouverte d'un bonnet. C'est la première fois que tu vois un bébé de si près. Ils ne font pas partie de ton monde, d'habitude. Mais lui est là. Et il change la donne. Le miracle de la Vie. Peux-tu faire Justice au détriment de ton prochain ?

Tu hésites. Reportes ton attention sur la mère; la scrutes. À la voir, éplorée, inoffensive, il y a quelque chose de dérangeant à devoir rendre la sentence. Tu ressens son désarroi; sa Solitude. La Vie réserve bien des surprises, et rares sont les agréables. Ils sont nombreux, à sombrer, impuissants devant les facéties du sort. Il se plait à manipuler les existences, enfant gâté. Mais, ses victimes. Quel sort leur réserver ? Sans doute faut-il les plaindre. Quelqu'un un devrait s'en charger. Quelqu'un qui sache élever sa conscience, toucher les cœurs. Soigner les maux, guérir les âmes. Oui, tu aimes à penser qu'une telle personne existe. Mais ce n'est pas ton rôle. Toi, tu punis. Parce qu'il faut bien que quelqu'un s'en charge. Parce qu'il faut faire régner l'équilibre des choses. Parce que. C'est une tâche ingrate, amère. Tu ne ris pas beaucoup, et on ne reconnait pas la différence que tu fais.

Et pourtant, quel tort y a t-il à agir au nom de l'intérêt commun ? N'est ce pas faire au mieux, justement ? Corriger les fautes, assainir l'air ambiant en éliminant les agents nauséabonds. Si tu es là, c'est que le mal a été fait. Tu ne t'en prends jamais qu'à ceux qui le méritent. Ne pas chanceler devant la tâche, ton plus grand honneur. Ton jugement peut sembler dur mais il faut savoir agir ainsi. Il n'y a rien de passionnel ou d'intéressé dans tes actes. Tu es froid et impersonnel, imperméable au doute. Invariablement impartial. Et tu ne faillis jamais.

Tu te fléchis, et viens planter ta tête à hauteur de la sienne. Sans un mot. Sans manifester la moindre émotion. Tu réfléchis. Elle ne t'a pas encore adressé la parole. Tu te relèves, elle t'imite, comme mû d'une curieuse intuition. C'est ici que se joue son avenir. Il repose au creux de ta main. Le poids des choix. Difficile de savoir vivre en les assumant. Mais toi, tu ne vacilles pas. Jamais. Ton index, lentement, pointe vers elle. Puis, son nouveau-né. Tu as décidé.


Tu me suis.


Dernière édition par Trinita le Lun 25 Mar 2013 - 0:41, édité 1 fois
    Elle t'a suivi, sans oser demander. Dans un mutisme soumis que même son nourrisson n'ose troubler. Toujours à moitié dévêtue, pieds nus. Elle foule la fange, subit la pluie froide qui s'abat, agressive. Punitive. Les gouttelettes perlent le long de sa nuque, se perdent sous sa chemise mal boutonnée. Elle a froid. Même les étoiles, impitoyables, ne lui apportent pas leur chaleur. Il n'y a qu'elle, toi, et une nuit noire. Morte. Mais elle marche. À ton rythme, sans un mot. Elle doit en crever pourtant. D'incertitude. Et toi, tu ne dis rien. Tu gardes toujours cette mine fermée. Tu n'as même pas l'air méchant, ou énervé. Tu es juste effrayant. Tu pourrais la réconforter, si tu savais. Tu pourrais lui mentir, lui dire que tout ira bien désormais pour elle. Que dans la vie, tout finit toujours par s'arranger. Mais non, ce n'est pas toi. Ce doute, cette attente sonnent comme une douce ironie, négligeable. Ce n'est pas maintenant que tout se joue. C'était avant. Quand il n'a plus qu'une seule option, comment évaluer la valeur de celui que vous jugez ? C'est aux décisions prises que l'on reconnait une personne digne d'estime. Le choix, c'était l'enfance, les rencontres, les voyages. Le choix d'apprendre, de grandir, de vivre. Il y a vingt ans, dix ans, un an. Hier encore. Le choix, c'était hier.

    Aujourd'hui, c'est la sentence. Elle l'a compris, elle le sent. Tout chez toi tend à étouffer la moindre petite étincelle d'espoir. C'est étrange, non ? Les gens l'ont toujours ressenti ainsi. Comment fais-tu ? Tu ne saurais pas l'expliquer toi-même. Tu ne fais pourtant rien de particulier pour. Tu te contentes de respecter tes principes. Au contraire, ce sont eux, les énigmes. Leur comportement incohérent les guide à leur perte. Croient-ils que cela t'amuse, d'agir ainsi ? Tu le fais parce que tu le dois. C'est ton devoir. Travailleur de l'ombre. Loin des chants, loin des rires, loin du soleil. Dans la fosse. Elle te regarde, et elle sait.

    Elle, insignifiante. Qui est-elle ? Tu l'ignores, dans le fond. Tout le monde l'ignore. Elle a juste emprunté le mauvais chemin. Peut-être a t-elle, des frères, des sœurs ? Des amis, un amant ? Tu ne connais même pas son nom. Peut-être n'est elle pas si mauvaise. Et si, et si elle avait été une bonne personne ? A t-elle ce qu'il faut pour être une bonne mère ? Elle, si docile, qui te suit sans un mot. Avec son cou maigrichon, sa peau hyaline. Elle, si faible, qui avance péniblement. De plus en plus péniblement. Elle, qui trébuche.

    Son corps ne veut plus lutter. Elle pourrait se noyer dans cette flaque, où elle est vautrée. Ses frusques déjà sales se teintent d'eau croupie. Mais, elle n'en a que faire. Elle a juste miaulé après sa progéniture, comme une bête blessée mais toujours protectrice. Il va bien. Tu as saisi le couffin largement à temps. Sans un mot. Tes gestes étaient si maîtrisés que l'enfant ne s'est même pas réveillé. Ses couvertures ne se sont même pas déplacées. Il va bien, oui. Alors, elle dit merci, curieusement émue et reconnaissante. C'est bien normal, pourtant. Tu pourrais lui répondre ça. Ce serait la phrase parfaite. Si évidente et pleine de sens. Mais chacun gaspille si souvent son temps en vaines paroles que les mots ont perdu leur portée, que le Langage t'est devenu désagréable. Sa grandeur a été fanée. Ton silence Lui apporte peut-être quelque réconfort. Tu te contentes d'attendre, en tenant le nouveau-né.

    Elle cherche à se relever. Son regard implore, tu lui rends le tien, sans compassion, mais tends tout de même à son adresse ta main gauche. Tu la soulèves presque du sol en la tirant vers toi. Elle cherche ses appuis, un instant, se remet d'aplomb. Une main aux doigts fins et nerveux vient s'assurer que le bambin n'a rien. Elle propose de le récupérer, tu gardes tout de même le couffin. Ça ne te gêne pas de le porter. Elle sourit. Pourquoi ?

    Vous reprenez votre progression. Toujours personne. Les gens sans histoire dorment, à cette heure. Un oiseau de mauvaise augure vous suit, silencieux, haut dans le ciel. Elle ne le remarque pas et c'est probablement mieux ainsi. Tu toises le volatile, un instant, à dessiner de grands cercles au dessus de vous. Vous arrivez en bordure de ville, l'oiseau se pose sur le toit de la dernière maison. Celle où vous vous rendez. Une grande bâtisse à mansardes, fatiguée, usée par tout. La clôture et les quelques marches jusqu'au perron sont aussi ternes et froides que le vide. C'est l'orphelinat. Elle n'est même pas surprise, elle a compris où tu l'emmenais. Tu lui rends son enfant, toujours assoupi. Elle le prend dans ses bras, une longue minute. D'abord sans un mot, elle le berce tout doucement, puis lui offre de doux baisers et lui susurre une comptine à l'oreille. La scène éveille en toi une fibre d'humanité. Une fibre. Enfin, son regard se reporte sur toi. Tu n'as pas eu à dire un mot. Elle dépose délicatement le bébé dans son berceau, sous le porche, puis toque contre la lourde porte de bois. Quelqu'un aura entendu le bruit et viendra ouvrir. Vous n'avez plus rien à faire ici.


    On y va.

    L'observateur perché sur le toit s'envole. Tu l'entends. Elle aussi. Croa Croa.


    Dernière édition par Trinita le Mar 26 Mar 2013 - 1:11, édité 1 fois
      La procession funéraire reprend. Funèbre, étouffante. En se séparant de sa Chair, elle semblait sereine, presque apaisée. Maintenant, la Fin approche, impatiente d'encaisser son dû, et vient réveiller en elle les pulsions primaires. Saccader toujours plus son souffle. Il est faible, et pourtant strident. Tu peux capter ses vibrations, elles volent autour d'elle dans un tourbillon nébuleux, craintif et vicié. La moindre particule de son être cherche à s'agripper à la Vie, dans une réaction qui touche plus au réflexe nerveux qu'à l'instinct de survie. Mais il n'y a rien, autour de vous. Pas une habitation, pas un arbre. Pas une brindille. Une terre de désolation. Un cadre de fin du monde. Juste ce sol qui, de boueux porte maintenant sur le calciné. Vos empreintes, côte à côte, y restent incrustées. La tienne, large, puissante. La sienne, si fluette, si fragile. Tu te dis qu'une bourrasque suffirait à la balayer. Peut-être est-ce le cas.

      Les bras recroquevillés contre la poitrine, elle lutte pour ne pas sombrer. Son regard, hagard, bat le lointain pour apercevoir la falaise, derrière laquelle tout se perd. Elle avance, par pur automatisme. Son âme est déjà ailleurs. En un sens, tu l'admires. Elle aurait toutes les raisons du monde de s'écrouler, d'implorer. Elle n'est pas la plus mauvaise personne que tu aies rencontrée, loin de là. Et tu en as vu craquer, des gros durs, quand venait l'heure du châtiment. Des qui ressentaient leur fin comme une injustice. Des qui ne savaient pas de quoi la vie est capable, qui n'avaient pas anticipé leur chute. Mais ce soir, pas de heurt, pas d'accroc. Elle pourrait s'en prendre à toi, au destin, au ciel, pour son infortune. Mais elle ne le fait pas. Tu voudrais récompenser cette décence, mais comment ? On ne t'a pas appris à faire des louanges, ou des cadeaux. Elle accepte ce qui va suivre, simplement. À sa manière, elle a réussi à t'atteindre, à te marquer. Dans ce halo de ténèbres, elle a rallumé une flamme de sensibilité.

      La falaise n'est plus très loin, la fin du chemin est un calvaire. Ses pieds nus s'entaillent contre le tapis caillouteux, la pente abrupte refuse de la laisser aller plus loin. Sa faiblesse la rattrape, elle s'écroule dans un soupir d'épuisement. Un petit nuage de poussière se soulève. Elle ne repartira pas. Elle le voudrait pourtant; tu la vois s'échiner à se relever. Vaillamment, refusant de céder. Un court instant, elle arrive à se redresser; implacables, ses appuis se dérobent sous elle. Elle n'ira pas plus loin.

      Alors, elle craque. Ses poings tambourinent le sol, extériorisent sa frustration face à sa propre impuissance. Mais rapidement, les coups se meurent. Elle est même trop exténuée pour manifester son dépit. Cela t'émeut. Cette scène est inédite. Tu veux réagir, et tu fais quelque chose à laquelle tu ne t'étais jamais risqué. Aider un coupable. Cela ne te pose aucun cas de conscience. Elle le mérite. Sans prévenir, tes bras s'enroulent autour de ses jambes et de ses épaules. Tu la portes. Comme ça, silencieux, tu gravis la pente. Et elle, s'accroche à ta veste, ferme les yeux et vient enfouir sa tête dans le creux de ton cou. Sa respiration est de nouveau paisible, chaude. Son corps n'est plus secoué de tremblements frénétiques. Elle n'a plus peur. Pendant trente secondes, plus rien ne compte.

      Jusqu'à ce que. L'heure du jugement arrive, brutale, même pour toi. Le précipice vous accueille. Une rafale de vent marin vient fouetter vos visages, le concert du ressac turbulent de l'océan contre la paroi, loin en contrebas, vous saisit aux tripes. Tu la reposes au sol. Son regard se perd dans les abysses, sinistres, de longs instants. Elle tremble de nouveau. Son visage prend une teinte plus pâle que la mort elle-même. L'alizé vient balayer sa frange, voiler son regard. Tu devines qu'elle pleure, quelque chose scintille le long de sa joue. Il fait froid. Elle balbutie quelques mots, demande si ce qui l'attend de l'autre côté est meilleur qu'ici. Tu lui dis que oui. Simplement. Tu le lui souhaites.

      La réponse lui plait. Elle empoigne ta main un instant, la serre entre les siennes. Puis prend une longue respiration, réajuste ses vêtements, sèche ses larmes. Elle se retourne. Dans la nuit d'encre, trois pas suffisent à ne plus la voir distinctement. Seule sa chemise battue par le vent, flotte. Douce, fragile, sa voix s'élève une dernière fois.


      Merci.

      Et elle saute.