Ed, en bon bougre qu'il est, guette à ce que mon godet ne soit jamais vide. Moi je bosse à l'écluser aussi rapidement qu'il s'est rempli. Des heures que la manœuvre s'éternise, je suis en forme ce soir. Il n'est même pas deux heures du matin et je suis déjà en ribote. Je continue d'inonder mon dédale intime de gnôle. Dans la piolle, tout le monde est content. Les piliers de comptoir abreuvent leur soif après une dure journée, les plus joyeux chantent un air longtemps entendu durant mon périple sur les blues avec mon ancien équipage... Le saké de Binks, le Capitaine Brown ne cessait de la faire brailler aux gars, qui s'en donnaient à cœur joie. A l'époque, moi aussi je prenais plaisir à beugler ces quelques paroles. Maintenant, elles me retournent les tripes et me font serrer les dominos.
Je n'arrête pas de gamberger. Miranda. Le Capitaine Brown. Rasghal. Sacré Rasghal. Bhar et Joe. Crevés par ma faute... ma foutrissure... Il a belle trombine le sauveur de gonze en détresse... Comment... comment aurais-je pu savoir qu'elle finirait par caner la pégrenne ? Elle était supposée attendre mon retour ! L'assaut sur Patland... Un putain de butte en bloc orchestré inutilement. Et à moi de vivre avec le poids de mes remords. Ma vie n'aura été qu'un enfer dont je ne suis pas prêt de sortir. Même aujourd'hui, après trois années, tout est encore là. Je suis venu ici pour dire adieu à l'amour de ma vie, venir m'excuser d'avoir été si lent. Et pourtant, je ne le peux pas. Pourquoi... POURQUOI ?! Son corps a disparu. La chose la plus improbable que j'ai pu entendre de ma chienne de vie.
Un refroidi qui n'a pas de tombe. Ces chiures de mouettes ont riffaudés le corps. Et ils le regretteront, tôt ou tard, ils paieront pour leur cruauté. En attendant, je picole comme un buvard en espérant que ce tord-boyaux finisse par m'arracher la vie. Finir mes jours dans cette taverne, si j'avais su... Si j'avais su, j'aurais prêté attention à tous ces petits détails qui m'ont sauté aux mirettes la première fois que j'y ai mis les paturons. Une porte d'entrée grinçante, avec laquelle passer inaperçue est aussi réalisable, que de faire marcher un éléphant dans un magasin de porcelaine sans que rien ne casse. Un plancher craquelant, dérangeant, qui pourrait vous céder sous la guibolle à tout instant. Des tabourets miteux, dont le bois n'est plus tout jeune. Un comptoir qui tire la gueule, malgré l'attention qu'y porte chaque jour son propriétaire.
Et surtout, cette sale odeur de crevé qui flotte dans l'air et qui, mélangé à celle de l'eau-de-vie, a de quoi assommer un ours. Il en faut du courage pour tenir plusieurs heures dans ce bar en ruines. Alors que ma pogne signale à Ed qu'il doit faire son travail et faire couler le rhum, voilà qu'un quidam se pointe et prend place sur la siège à ma gauche. Un nabot comme ma mère aurait eu horreur d'en faire un, plus poilu que mon cul et tirant une gueule plus déconfite qu'un curé à qui la récolte en fin de messe n'aurait rien donnée. Il ne commande pas un glass à s'envoyer au fond du gosier. Non. Lui, il veut un tonneau. Première fois en vingt-quatre heures qu'on aperçoit mes deux rangées de chicots jaunies. Lui, c'est un type bien. Il me mire avec sa gueule de croque-mort et me fait signe de me servir quand le tonneau cogne le comptoir.
Il y a encore des gens bons dans cette cité ! Giah-ah-ah !
Ou des gens assez ingénieux pour offrir un verre de plus à un soiffard dans l'espoir que ce soit son dernier ! Dwolololo !
Pute borgne ! Bougre de gueux ! J'lui claque un regard noir et montre les ratiches avant d'enquiller cul sec. Le godet vide claque sur le bois et je me lève dans la foulée. Direction l'air frais. Désolé Ed, mais je ne bois pas en compagnie de péteux, cela a tendance à rendre la pisse que tu me sers plus imbuvable encore qu'elle l'est. Titubant, le carafon plein, l’esprit divaguant et l'estomac pris dans une tempête en pleine mer, je tente tant bien que mal d'atteindre une ruelle tranquille. Une où je vais pouvoir passer le reste de la nuit à roupiller peinard sans qu'on vienne m'emmerder. Et justement, en voilà une. Sombre. Crasseuse. Habitée apparemment, j'suis pas le premier sur les lieux. Sans plus attendre, je m’affale dos au mur, place mon tricorne sur le devant de la trombine et ferme les quinquets.
Demain, j'irais becter là-bas, Miranda. Là où tu aimais tant que je t'amène quand nous étions encore ensemble...
Dernière édition par Balior Blackness le Mer 5 Oct 2016 - 12:47, édité 1 fois