Kurn posa une main légère sur l’escargophone, qui remua légèrement. Il venait d’être nourri, une de leurs dernières feuilles de laitue, et était donc plein d’énergie. Avec un peu de chance, cette fois, la communication sera établie… Si, également, la bouteille pouvait tomber entre les mains de Maxwell ou quelqu’un qui lui donnerait, cela serait idéal.
La rascasse jeta un énième coup d’œil à la porte de sa cabine, verrouillée, comme il se devait. Il avait prétexté une sieste pour que Fantine ne vienne pas le déranger, ce qui, malgré tout, ne semblait pas l’empêcher de venir la plupart du temps. Peut-être pas aujourd’hui, je l’ai occupée avec ce qui ressemble à une canne à pêche.
Ses yeux s’égarèrent sur Respora. Tomoe avait dû répandre la rumeur, à présent, donc les candidats ne devraient pas tarder à arriver. Peut-être même sont-ils déjà à Clock Work Island, leur prochaine destination, qui était toute proche.
Il s’ébroua, se concentra. La mixture familière de culpabilité et d’échec creusa son trou au niveau de son estomac, au point que sa salive devienne aigre. Il signala au denden de s’activer d’une gentille touche sur la joue, et choisit quel autre escargophone appeler. La créature secoua rythmiquement la tête en chantonnant un air sans queue ni tête.
Alors que la mélodie trainait en longueur, Kurn s’affaissa imperceptiblement sur sa chaise, prêta l’oreille à ce qui se passait sur le reste du navire. Les roues à aubes continuaient de tourner, et le bois grinçait dans la houle. Rien que de très normal. Sa main se tendit pour signaler au denden de se rendormir quand il ouvrit la bouche.
« Oui ? Vulkir T’Erlhitan, fils de Vrarr, fils de Torl.
- Vulkir ? C’est moi, Kurn ! »
La voix de son petit frère lui fit chaud au cœur.
« Kurn ! Ca fait des mois qu’on n’a pas de nouvelles ! Tout va bien ?
- Oui, oui, je suis sur Grandline, présentement.
- Woah, Grandline, trop cool ! T’as dû voir de sacrés trucs !
- Oui, oui, effectivement. Tu peux… me passer Grand-Père ?
- Ouais, je l’appelle.
- Il va bien ?
- Il est pas mal malade, on sait pas s’il va continuer longtemps, mais ça lui fera sûrement du bien d’entendre parler de toi.
- Hum… »
Les coins de la bouche de l’homme-poisson tombèrent. Le plus dur restait à venir, et c’était de parler de son échec au patriarche des T’Erlhitan, Torl. Il était déjà grandement affaibli quand il était parti, moins d’un an auparavant, et son état n’avait pas l’air de s’être amélioré. Et pourtant, son esprit restait aussi aiguisé que jamais. En tout cas lors de son départ. La voix résonna enfin dans l’appareil, peut-être à peine plus chevrotante que dans son souvenir.
« Torl T’Erlhitan, fils de Vamar, fils de Barù. Kurn, c’est toi, mon garçon ?
- Oui, Grand-Père.
- Comment cela se passe-t-il, avec le petit Toreshky ?
- Justement… »
On y était. Kurn déglutit difficilement, comme un gamin pris en faute. Sauf que c’était pire. Le serment qu’il avait prêté, il n’avait pas pu l’accomplir. Il ne lui restait qu’à se lancer.
« Maxwell… Je l’ai retrouvé à Poiscaille.
- Excellent, excellent…
- Puis je l’ai perdu à Poiscaille.
- … »
Une quinte de toux l’empêcha d’en dire davantage. Et s’il meurt maintenant, alors que je lui annonce la sombre nouvelle… Cette pensée fit sombrer Kurn un peu davantage.
« Nous avons été séparés à Poiscaille, oui, Grand-Père. A partir de là, j’ai contracté une dette de sang avec une autre pirate, qui m’a sauvé plusieurs fois la vie.
- Mais… Et Maxwell Toreshky ?
- Je n’ai pas de nouvelles depuis.
- Et… Où es-tu ?
- Sur Grandline, près de Clock Work Island.
- Je vois… »
Le silence s’étendit quelques instants, inconfortablement pour Kurn, peut-être de même pour Torl.
« Grand-Père… Commença la rascasse.
- Ecoute-moi bien, Kurn, le coupa l’ancêtre avec un timbre qui avait retrouvé le tranchant de sa jeunesse. Tu as failli à ta mission. Tu as failli à l’honneur des T’Erlhitan. Tu as failli aux Toreshky, à Vladimir et à Maxwell. »
Les mains de l’homme-poisson serraient le bois de la table de toutes leurs forces, et ses doigts prirent une couleur sombre là où les écailles n’étaient pas déjà noires. Nous y sommes.
« Pour toutes ces raisons… Pour tous ces manquements… Moi, Torl T’Erlhitan, fils de Vamar, fils de Barû, Intendant de Vladimir Toreshky, Patriarche des T’Erlhitan… »
Une inspiration.
« Je te déshonnore, et te bannis, Kurn. »
Les yeux du jeune homme-poisson s’écarquillèrent.
« Je jette l’opprobe sur ton nom comme tu as jeté l’opprobe sur le nôtre. »
Ses ongles glissèrent, griffèrent le dessus de la table.
« Et je déclare dès à présent qu’aucun Kurn T’Erlhitan, fils de Vrarr, fils de Torl, n’a existé dans notre noble lignée. »
La rascasse inspira maladroitement de l’air, manquant de s’étouffer, tandis que ses nageoires battaient faiblement dans le vide.
« Puissent les Mânes de Vladimir Toreshky nous pardonner. Puissent-elles nous pardonner. »
D’une voix brisée par l’émotion, Kurn prit la parole :
« Mais… Grand-Père… »
Cependant, l’escargophone s’était déjà rendormi.
Le pirate reprit une inspiration difficile. La pièce semblait tanguer autour de lui, et sa bouche béait sur les mots qu’il aurait voulu dire. Puis les murs de sa cabine semblèrent se rapprocher petit à petit. Il se releva en prenant appui sur la table, dans laquelle ses doigts avaient imprimé une trace profonde. Sa chaise se renversa. Il ouvrit la porte d’un coup d’épaule et sortit sur le pont, inondé par la lumière du soleil.
Quoi ?