Elle se pose un instant. Souffle. Panse ses blessures, relativement légères. Le couple n’est à présent plus un problème, parfaitement immobilisés dans leur cocon d’épais cheveux blancs. Après avoir remonté la voile, car il ne faut surtout pas perdre le Port de vue, Klara profite de l’accalmie pour examiner un peu mieux les lieux. La tempête s’est calmée petit à petit, et seul une fine bruine tombe légèrement sur le pont du navire.
Elle prend une lanterne intacte attachée au mat et l’allume. Le pont est petit, à moitié couvert d’un petit toit de bois, près duquel se trouve la barre. A l’arrière se trouve l’unique petite cabine du navire, dans laquelle elle s’est réfugiée plus tôt. Elle s’y engouffre rapidement, et lève la lanterne au niveau de son visage, pour y voir un peu plus clair. Le petit bureau de bois est toujours renversé. Elle repère à nouveau le petit râtelier, qui est posé à proximité de la petite couchette. Il n’y a pas grand-chose d’autre.
Pour le moment.
Klara soulève la table de bois comme elle peut, et la remet à sa place, avant de poser la lanterne dessus et de prendre place sur la chaise de bois qui traîne sur le côté. Elle sourit légèrement. Ça y est. Pas de retour en arrière, maintenant.
*
Un peu plus loin, toujours au large du Port des Jumeaux, un navire fend l’obscurité de la nuit. Le Old Vicious est stationné au beau milieu de la mer depuis maintenant quelques heures, et son équipage patiente bien sagement. Son capitaine, un homme grand et fort et à l’allure plutôt bourrue, enchaîne les pintes de bière tout en lisant soigneusement chaque article de la dernière édition de son journal, éclairé par quelques bougies et lanternes. L’homme répondant au nom de Bardoc approche de la cinquantaine, mais n’a en rien perdu de sa superbe. Véritable incarnation d’une fougue de la jeunesse qui ne s’évapore jamais, il a voué sa vie à l’aventure, et bien évidemment à l’argent. Et il ne faut surtout pas qu’il passe à côté d’une possible opportunité juteuse ; aussi il prend soin de lire chaque semaine toutes les rubriques de son journal. Bardoc est un homme polyvalent, et il est bien loin de se limiter à du simple marchandage.
C’est donc avec plaisir qu’il a accepté de traiter avec Klara Eilhart. Après tout, il n’avait quasiment rien à faire : elle viendrai simplement à lui avec un petit cadeau valant quelques millions de berrys. Lui, il n’a eu qu’à faire quelques courses.
« Cap’taine ! s’écrie le jeune matelot posté sur la proue du navire.
– Ouais mon gars ?
– J’vois de la lumière qui s’approche, cap’taine.
– C’est pas trop tôt, » rétorque Bardoc en se massant son énorme barbe rousse.
*
Elle grimpe à l’échelle de corde qu’on lui a gentiment lancé. Les deux criminels, totalement entravés, surprennent l’équipage du Old Vicious. Bardoc, lui, ricane dans sa barbe.
« Ils sont dans un piteux états, remarque-t-il.
– L’affiche dit morts ou vifs, rétorque la chasseuse, qui dépose son sac au sol avec les prisonniers.
– Hm… Soit, mais je veux pas qu’on canne sur mon navire. »
Il siffle, et indique à quelques hommes à lui d’emmener les prisonniers dans l’une des cabines. L’échange est simple, et prévu depuis quelques jours maintenant : en débarquant au Port des Jumeaux, et après s’être engagée en tant que mercenaire auprès de la Guilde portant le même nom, Klara s’est vu affecter à la garde particulière des biens et de la vie du capitaine Bardoc. Elle a fini par nouer quelques liens avec l’intrépide, avec lequel elle finissait toujours par discuter, car il faut bien admettre que son travail n’avait rien de bien palpitant.
Son séjour au Port, d’une manière générale, n’a rien eu de bien palpitant. Elle est venu ici, sur la mer la plus dangereuse du monde, pour se sortir d’un quotidien qui l’ennuie profondément. Se laisser porter par le vent, n’aller que là ou les navires qui l’acceptent à son bord vont, là ou les primés se trouvent, c’est marrant cinq ans, mais aujourd’hui, Klara a envie de reprendre le contrôle. Tout ceci peut paraître bête aux yeux de certaines personnes, mais pour la chasseuse, c’est vite devenu une priorité. Alors l’objectif est devenu simple : s’emparer d’un navire, pour ne dépendre de personne.
Elle était à l’endroit idéal : un immense Port, accueillant les plus humbles citoyens tout comme les plus vils des pirates. Il lui a suffit de trouver une cible parfaite ; elle passait le plus clair de son temps aux différents quais, à épier les allées et venues des navires, jusqu’à trouver son bonheur. Il fallait un navire petit, maniable, et appartenant à des gens que Klara n’aurait aucun remord à voler. Les Raven ont été une aubaine. S’ils se sont d’abords comportés comme d’honnête citoyens et comme de simples touristes, leur instinct a vite reprit le dessus ; il est impossible, selon une théorie à laquelle Klara croit, pour des êtres pareils de se tenir à carreau plus d’une semaine en société. Et les Raven n’ont pas fait exception à la règle. Après les avoir suivit pendant quelques jours à peine, Klara a été capable de confirmer deux choses : qu’il s’agissait bien d’un couple recherché et mise à prix, et qu’elle n’aurait absolument aucun regret à mettre fin à leur idylle.
Tout ce qu’elle a eu à faire, c’est de prévenir ses supérieurs hiérarchique au moment opportun ; le simple fait de se savoir suspecté et suivi a été suffisant pour qu’Elisa et Elric fuient le plus vite possible, là où la chasseuse les attendait. Klara sait pertinemment qu’elle manque des fonds nécessaire ; aussi s’est-elle arrangée un peu plus tôt avec le Capitaine du Old Vicious, qui a accepté volontiers de s’occuper des primés capturé par la chasseuse ; soucieux de rentabiliser les tas d’attaques que lui et son navire subissent à intervalles réguliers, Bardoc s’est payé le luxe de se procurer une carte de chasseur de prime, lui permettant de revendre les pirates capturés qui pensaient s’en prendre à une cible facile. En échange de la prime que Klara lui rapporterait, Bardoc a accepté de lui procurer un Log Pose, ainsi que de l’équipement qui permettrait à la chasseuse de prendre la mer sans trop de problèmes. Ce qu’il gagne en argent, Klara le gagne en temps.
Elle désigne le sac en toile qui gît à ses pieds.
« Prend ce qu’il y a dedans. Pour des vivres, et de quoi réparer les dégâts qu’ils ont fait à mon bateau.
– Ha ! Ton bateau. Tu lui as donné un nom ?
– Pas encore, non.
– Ça porte malheur, de naviguer sur un navire sans nom.
– Pas grave. »