Assise sur un ponton en bois, Ambrosias regardait droit devant. Non loin, à seulement quelques kilomètres, l'imposante Kikai no Shima lui faisait face. Cette île qu'elle détestait et dont elle avait la charge depuis un moment à présent. Sa lutte contre le crime y avait été intense. Baissant un instant les yeux vers son bras gauche manquant, elle soupira. Cet endroit lui avait pris beaucoup, et elle n'avait pas l'impression d'en ressortir ni plus forte, ni meilleur de quelque manière que ce soit. Kikai no Shima lui avait coûté, rien de plus. Dans peu de temps, elle partirait pour Marie-Joie où elle avait été convoquée sans savoir pourquoi. La colonelle supposait que ce devait être pour qu'elle fasse le bilan de son court mandat. Mais avant que cela n'arrive, elle voulait achever un projet qui lui tenait à cœur.
Un mois auparavant, la jeune femme avait appris la connaissance de l'île où elle se trouvait. Chokunosabe était officiellement une île privée balnéaire. Officieusement, c'était un village de vacances pour les membres influents du Chinamire Kitsune. Aujourd’hui cette mafia n'était plus, mais l'îlot demeurait. L'endroit ayant été le témoin d'une bataille entre marins et mafieux, il avait été particulièrement malmené. Son propriétaire ayant été exécuté, ses biens étaient revenus sur le marché. Usant de sa position, Ambrosias s'était arrangée pour être la première sur le coup. Devenue propriétaire de l'endroit, elle mit la main au portefeuille pour le rénover. Tout comme sur Tanuki, elle prit la décision d'y construire des cliniques vétérinaires. Bien que ce métier soit loin derrière elle à présent, la jeune avait toujours en son sein cette irrémédiable envie d'aider les animaux.
Le projet avançait à bon rythme tandis que la colonelle se mit à prospecter pour trouver de nouveaux vétérinaires à engager. Tout comme elle l'avait déjà fait par le passé, elle contacta le seigneur Althias de Mistoltin, noble originaire de son île natale, pour lui venir en aide. Cet homme, dont elle était secrètement amoureuse depuis son adolescence, accepta sans hésiter de lui prêter main-forte. Faisant appel à son réseau personnel, il n'eut aucun mal à trouver de nouveaux candidats pour les cliniques de la militaire. Il fallait dire que la réputation de cette dernière était bien plus grande qu’auparavant et qu'elle se payait en plus le luxe de payer ses employés grassement.
En habit civils, la manchote portait son tailleur rouge mais n'affichait aucun de ses symboles militaires. Pour seule arme, elle portait son revoler à la ceinture. De toute manière, et sans vouloir s'en vanter, elle pouvait affirmer sans honte que son corps lui-même était une arme. Un de ses habituels cigares fumant entre ses doigts, elle plissa les yeux en voyant qu'un navire approchait. Toujours assises, les pieds dans le vide, elle se concentra sur son pavillon. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle constata qu'il s'agissait en réalité du bâtiment d'Althias. Sentant le rouge lui monter aux joues, la militaire se releva à la tête et vit une petite visière avec ses doigts pour voir au loin malgré le soleil qui l'éblouissait. Après que le navire se soit arrêté, une chaloupe fut mise à l'eau et fila droit vers le ponton où elle se trouvait. Reprenant constance avant que l'embarcation n'arrive, Ambrosias ne put cependant pas s'empêcher de penser à tout et n'importe quoi. Elle avait tant envie de revoir l'homme qu'elle aimait, mais elle redoutait cela. Une fois la chaloupe arrivée, il ne subsista plus le moindre doute: il était là.
« Eh bien, colonelle à présent ! Ma chère, votre ascension est proprement vertigineuse. »
Se drapant dans le silence, la jeune femme attendit qu'il ne mette les pieds sur le ponton pour répondre.
« Seigneur de Mistoltin, ravie de vous voir. Pourquoi ne pas avoir annoncé votre venue ? »
La route de tous les périls portant particulièrement bien son nom, la militaire était assez agacée de voir qu'il mettait ainsi sa vie en jeu.
« Disons que j'aime faire des surprises. »
Toujours muette comme une tombe, la militaire se contenta de le fixer des yeux d'un bleu azur. Que pouvait-elle répondre à cela de toute façon ?
« J'amène avec moi les docteurs que nous avons sélectionné.
- Ils sont à bord ?
- Précisément.
- Vous n'aviez pas besoin de venir en personne, je leur aurai payer les billets pour venir sur place.
- Allons, allons, pas de ça entre nous. C'était sur mon chemin, figurez-vous que cela fait longtemps que je souhaite découvrir Kikai no Shima. Grâce à vous, on dit que l'endroit est dorénavant bien plus sûr.
- Je doute que l'on puisse jamais avoir dit de l'île qu'elle était un coupe-gorge. C'est la pègre et à la corruption que j'ai fais la guerre, pas l'insécurité.
- Ne jouez pas les modestes, nous savons très bien que ce que vous avez accompli ici n'était en rien un acte anodin.
- Merci...
- Alors ! Vous me faites visiter ?
- Avec plaisir. »
Une fois qu'Althias eut mis le pied à terre, la chaloupe retourna vers son navire et commença à faire plusieurs allers retours pour débarquer sur places les vétérinaires restés à bord. D'abord seule avec le noble, Ambrosias lui fit faire le tour des lieux. Bien vite, ils furent rejoints par les docteurs qui purent commencer à découvrir l'endroit où ils allaient travailler. Après de longues minutes, ils firent enfin la connaissance d'une belle jeune femmes aux cheveux roux qui vint à leur encontre.
« Tiens ? Je ne savais pas que tout le monde devait arriver aujourd’hui.
- Disons que ce n'était pas prévu.
- Je plaide coupable, hahaha.
- Lord de Mistoltin ?
- En chair et en os.
- Enchantée, nous n'avions pas eu le plaisir de nous rencontrer sur Tanuki.
- Malheureusement oui, j'en ai bien peur. C'est donc vous qui allez prendre la tête de la succursale ?
- En effet.
- Fort bien. »
Arrivée sur place plusieurs semaines auparavant, Jézabel Martin était en grande partie à l’origine de la création des cliniques de Kikai no Shima. C'était elle qui avait contacté la colonelle pour lui fait part de son envie d'ouvrir une nouvelle succursale sur la route de tous les périls. Séduite par le parcours de vie de la jeune femme qui ressemblait beaucoup au sien, Ambrosias avait accepté de la rencontrer. Les deux vétérinaires s’étaient fort bien entendu et le projet était né ainsi. Depuis le début, c'était Jézabel qui supervisait les travaux de a à z. C'était elle qui restait sur l'île des jours entiers pour donner ses consignes aux ouvriers. Belle et chaleureuse, elle était appréciée de ses derniers et nul n'avait à dire du mal de cette dernière.
« Tout cela ne devrait plus durer bien longtemps à présent.
- Très peu de temps, en effet, tout le monde pourra bien vite se mettre au travail.
- Je m'occuperai de vous faire un peu de pub.
- Vous n'êtes pas obligé.
- Allons, ça me fait plaisir.
- Cela ne pourra pas nous faire de mal, nous vous en serons reconnaissantes. »
Tirant sur son cigare, Ambrosias restait le plus possible en retrait. La simple présence d'Althias avait le don de la rendre nerveuse. Fort heureusement, il y avait du monde avec eux, ce qui lui permettait de se fondre dans la masse. Après quelques heures, tout ce beau monde prit la route de Kikai no Shima. Généreux comme à son habitude, le lord de Mistoltin offrit aux vétérinaires de payer leurs chambres d'hôtel le temps que les travaux ne soient terminés. Le soir venu, il proposa à la colonelle de venir manger avec elle au restaurant. Terrifiée à l'idée de se trouver en tête à tête avec l'homme qu'elle aimait, elle préféra décliner, prétextant qu'elle avait des affaires à régler à la base. Althias n'était pas sot, mais il n'insista pas. Le lendemain, il reprit la mer, non sans avoir fait ses au revoir à Ambrosias. Le cœur serré, elle le regarda s'en aller sans rien dire.
ciitroon
