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La froide morsure de Steeve.


_____La salle était immense. Il y avait dix-sept rangées de fauteuils rouges en mousse délicate qui entouraient l’estrade en demi-cercles concentriques, s’élevant lentement dans l’amphithéâtre lumineux. De grandes fenêtres aux verres impeccablement nettoyés laissaient entrer une lumière chaleureuse qui introduisait un jeu d’ombres mystérieux sur les rideaux titanesques de la gigantesque tribune. Pendu au plus haut du plafond fuyant digne des plus belles chapelles, un lustre scintillait majestueusement à une dizaine de mètres de hauteur, étincelant tel un énorme joyeux recouvert de mille feux. Les murs étaient bardés de motifs rouges et or, peints à même une pierre finement poncée sans la moindre irrégularité. Au-dessus de nous se trouvaient de luxueuses loges dont la rumeur énervée nous parvenait à peine mais qui nous surplombaient de leurs silhouettes imposantes. Là, dans l’ombrage indistinct du deuxième étage de gradins, des centaines de personnes étaient confortablement installées sur leur siège et discutaient joyeusement dans un épouvantable capharnaüm immobile : je n’ai pas assez d’argent je me demande ce qu’il y aura d’intéressant il paraît qu’il y aura une autre sculpture tu as vu ma nouvelle coupe de cheveux elle te va bien oh, mais tu es magnifique dans comment est-ce que tu vas cette robe, où est-ce que je vais bien, merci l’as achetée…

_____ Ana, tu as peur ?

_____J’étais perdue et oppressée, écrasée par autant de présences, de conversations,  par toutes ces consciences volatiles qui venaient jusqu’à moi. Je voyais les gens qui s’agitaient au-devant et la scène qui restait étrangement calme, avec ces rideaux rouges qui ondulaient au gré des brises de vent, et je ressentais comme un mal des transports, un haut-le-cœur, un malaise grandissant qui montait dans ma poitrine et m’asséchait la gorge.

_____ Non-non, voyons : je n’ai peur de rien !

_____Ma peau moite était en sueur et ma voix chevrotait, mes doigts tremblaient.

_____ Si, je sais : tu es toujours mal à l’aise quand il y a beaucoup de monde.
_____ Ce n’est pas vrai, je vais parfaitement bien.

_____Pour le prouver, je me redressai fièrement et calai mon dos contre le dossier. Sa mousse visqueuse semblait vouloir m’absorber mais je chassai cette idée de mon esprit pour ne voir que l’agréable siège qui m’était offert. Ahhhh. Je fermai les yeux et caressai doucement le dos de la main minuscule qui reposait sur ma paume, comme pour me rassurer de la présence de mon petit frère. À ma droite, maman regardait avec intérêt la scène où il ne se passait résolument rien et nous jetait des coups d’œil inquiets par moments, vérifiant que nous étions encore là. Quand je croisais son regard, elle me servait un de ces sourires radieux et rassurants qui m’apaisaient si bien et je me sentais heureuse.

_____ Ah, ça commence !

_____Papa, qui jusque-là s’ennuyait à mourir et lançait des regards désespérés à sa femme, se redressa subitement tandis que les vendeurs prenaient place, imposant un silence irréel à la pièce toute entière… C’était fascinant. Ce brouhaha insistant qui s’estompa d’un seul coup, effacé d’un coup de gomme ! Au fur et à mesure que les présences disparaissaient, je me sentais mieux : Il n’y avait plus tous ces dialogues que je n’arrivais pas à suivre ni ces petits gestes de la tête qui ne voulaient rien dire… J’étais de nouveau seule avec ma conscience dans un milieu familier où seules des voix connues résonnaient. Souriante, je tendis le cou pour mieux profiter du spectacle.

_____ Mesdames, mesdemoiselles, messieurs : je vous souhaite la bienvenue dans cet amphithéâtre. Comme vous le savez, d’ici quelques instants se déroulera notre vente aux enchères bisannuelle… c’est donc une occasion unique d’acquérir des richesses rares et exotiques à moindre coût : ne la laissez pas passer. Mais sans plus attendre, je vais vous présenter notre premier article.

_____C’était une chaise en bois massif. Des motifs en fleur étaient découpés dans son dossier aéré et une mince pellicule d’or avait été déposée pour habiller ses bras, ses jambes et sa tête. Cette chaise était une vraie contradiction : sculptée dans une matière rigide et dense, elle semblait pourtant légère et aérienne. Des motifs travaillés donnaient forme à ses mains, à ses pieds, à ses cheveux, faisant d’elle une personnalité à part entière. On aurait dit une nymphe piégée dans l’ébène, un habitant des bosquets prêt à partir, à prendre son envol… Et pourtant c’était une chaise, c’était pour s’asseoir ! Amusée, je m’attendais presque à la voir léviter mais rien de tel ne se produisit sous les yeux indifférents de l’Alerto Den.

_____Statuettes, peintures, armes, sculptures en tous genres, animaux rares et matériaux prisés, tout y est passé. Je me souviens que je m’émerveillais à chaque fois que je trouvais quelque chose de joli mais que papa n’achetait jamais rien.

_____ Regarde, c’est un tableau de ton père !

_____Ah, mais je m’en souviens ! C’était un hérisson, un petit hérisson qui jouait avec une pelote de laine… Trop mignon ! Il était sur un parquet clair qui faisait ressortir ses petits piquants sombres qui se hérissaient gentiment, et papa lui avait dessiné une expression joueuse, comme celle d’un enfant découvrant son premier ballon. Oh, comme on aurait dit un chat ! En arrière-plan, une fenêtre à demi ouverte apportait de la luminosité et donnait sur un ciel bleu où se prélassaient deux modestes nuages blancs et moutonneux. On pouvait apercevoir un arbre dans le jardin, un pommier si je me souviens bien. Ah, j’adore cette toile : je trouve ça vraiment dommage que papa l’ait vendue… Mais bon, il y en a tellement qui s’accumulent dans le salon qu’il faut bien qu’on en fasse quelque chose.

_____ Soixante-deux mille berries une fois, soixante-deux mille berries deux fois… Soixante-deux mille berries trois fois… Personne ? Vendu ! Passons donc à l’article suivant, ce magnifique couteau en provenance du nord.

_____C’était un long couteau d’ivoire. Simple, crue, la lame brillait sur l’écran de projection. Je ne sais pas trop ce qui m’a séduite : sans doute les sculptures de la manche, ces traits fins et ciselés qui transformaient la garde en deux magnifiques ailes d’ange… ou encore le pommeau, sphère parfaite absolument lisse qui luisait paisiblement à la lumière du jour.

_____ Papa, regarde : on dirait un oiseau ! Il est joli, hein ?

_____J’étais émerveillée. Pourtant, ce n’était qu’un couteau ! Bien façonné, certes, mais je suis sûre qu’il était loin d’être unique.

_____ Anatara, je ne peux pas acheter ça : c’est beaucoup trop cher.
_____ Mais, papa…

_____D’habitude il m’appelle Ana, c’est sa façon attendrie de s’adresser à moi. Quand il est amusé, c’est Anata mais là, là ça voulait dire qu’il était très exaspéré. Je n’avais aucune chance. Je lançai un regard suppliant à ma droite mais maman se contenta de m’offrir un doux sourire compatissant. Elle passa sa main dans mes cheveux et me caressa l’arrière du crâne, ce qui m’apaisa instantanément. Après ça, j’insistai pour la forme mais la marchandise fut achetée par un autre sans que mon père n’enchérît une seule fois.
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_____ Alors, c’est quoi ton préféré ? Toujours ce couteau ? Moi je préfère le pistolet, il est trop stylé !
_____ Les pistolets ce n’est pas pour toi, Liam.
_____ Dis papa : ça sert à quoi un pistolet ?
_____ C’est pour tuer les pirates !
_____ Hé, comment tu sais ?
_____ C’est parce que je suis un garçon.
_____ Ce n’est pas juste ! Moi aussi je veux être un garçon.
_____ Ah ah, Tara, tu es bien mieux en fille ! crois-moi.

_____Maman étouffa un gloussement et me pris doucement par la main pour me chuchoter quelque chose à l’oreille, tout bas comme un secret :

_____ Tu es comme tu es, Ana, et c’est très bien comme ça.

_____Cela me fit sourire et je serai sa main très fort pour ne pas qu’elle me lâche, jamais. Épanouie, je m’avançais joyeusement dans les rues de Logue Town, tenant Liam de la main gauche et maman de la main droite. J’aurais aimé avoir une troisième main pour tenir aussi papa mais maman m’a dit que j’étais très bien comme ça ; alors tant pis.

_____ Dis papa : ce n’est pas bien de tuer les papillons, alors pourquoi les pirates ?

_____Papa eut un sourire gêné avant de consulter maman du regard : celle-ci avait perdu son air amusé, comme si j’avais dit quelque chose de grave, quelque chose qu’il ne fallait pas. S’en suivit un long silence qui dura encore quelques pas : je regardais le sol, penaude, m’attendant presque à être réprimandée… C’était des pavés légèrement bombés, disposés régulièrement tel un quadrillage recouvrant toute la rue.

_____ Ce n’est pas bien de tuer des pirates non plus, trancha mon père.

_____Maman avait un regard curieux, et toujours ce petit sourire avec sa bouche à demi ouverte. Elle regardait son mari avec attention, comme s’il lui apprenait quelque chose, comme si elle non plus ne savait pas la réponse à ma question pourtant si naturelle.

_____ Mais alors… à quoi servent les pistolets.

_____De sa voix douce et musicale, maman prit alors la parole :

_____ Liam, Ana, écoutez bien, dit-elle : il y a dans ce monde des êtres très mauvais et profondément méchants qui ne vivent que pour faire le mal. Ces personnes n’hésiteraient pas à tuer pour s’emparer de vos biens ; on les appelle les pirates.

_____Je clignais des yeux d’incrédulité, m’attendant à une chute, une plaisanterie, une surprise, mais non. Nous nous étions arrêtés devant une boutique dont la large vitrine de verre portait des inscriptions mordantes écrites en peinture blanche, mordantes parce que nues et solitaires, sans petits dessins pour les accompagner. Une vitrine, ça doit être merveilleux, attirant ; avec plein de couleurs ! Mais là il n’y avait que du blanc, et à travers on voyait du noir et du gris, du marron et de l’or. Elle ne me donnait pas envie. Papa hocha la tête d’un air sérieux puis enchaîna :

_____ Les pistolets et les armes en général, ça sert à se protéger de ces pirates.
_____ Oh, regarde, une boutique de pistolets ! On peut rentrer ? Aller, s’il te plait s’il te plait…

_____Papa eut un sourire gêné mais parut soulagé de l’intervention de Liam :

_____ D’accord, mais on n’achètera rien, n’est-ce pas ?
_____ Mais…
_____ Aller, viens : on va regarder.

_____Alors que les garçons pénétraient dans la boutique à la vitrine moche, j’échangeai un sourire avec maman qui les suivait d’un regard amusé. Elle ne dit rien mais je vis tout de suite qu’elle était pensive et soucieuse ; elle avait un regard timide et peu assuré… Que craignait-elle ? Je ne me suis pas posé la question sur le coup mais je commence à comprendre cette scène. Moi, quand je serai mère, j’aurai aussi ce regard craintif et nostalgique en faisant entrer ma fille de douze ans dans une boutique d’armes, nostalgique parce que sera révolue la période où il n’est pas de pirates et où tout le monde est gentil. Je ne l’avais pas compris, à l’époque, je ne l’ai toujours pas compris maintenant. Mais, paraît-il : il y a des méchants. Je ne comprends pas comment on peut être méchant, comment il peut y avoir des méchants… Si tout le monde était gentil, il n’y aurait pas besoin de voler ! À quoi ça sert de faire le mal ? Un jour, quand je rencontrerai un vrai méchant, je lui poserai la question.

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_____Quand on est sorti de cette boutique, Liam avait des étoiles dans les yeux : il n’arrêtait pas de parler de telle ou telle arme qui, selon lui, était trop stylée. Moi je n’en ai pas gardé de souvenirs, sinon qu’il y faisait sombre et que le vendeur nous avait accueillis avec un calme rictus satisfait.

_____ Dis papa, pourquoi est-ce que tu n’achètes pas de pistolet ? Il faut bien qu’on se défende contre les pirates !
_____ J’en ai déjà un, expliqua-t-il fièrement.

_____Maman leva les yeux au ciel avec un large sourire et nous nous sommes posés sur un muret de pierre. Il y avait en face un restaurant dont les effluves sucrés faisaient frétiller mes papilles : hum, j’aurais tant aimé qu’on se soit assis à l’intérieur ! Liam se hissa entre mes genoux, son dos bien calé contre mon ventre et sa tête blottie dans le creux de mon cou.

_____ Tadaaa, déclara papa en brandissant un couteau en argent.
_____ Waaaaah !!

_____Il y avait des motifs microscopiques qui parcouraient la lame de part en part et grouillaient comme tout autant de fourmis. Le manche en bois était curieusement incurvé et portait deux plaques d’or sur lesquelles couraient d’indéchiffrables inscriptions. Entre la lame et le manche, là où devait y avoir une garde se trouvait un cylindre creusé et un cadre rectangulaire où pendait un petit bout de métal pointu. Le tout donnait l’impression d’un bijou plus que d’une arme même si la forme était encore celle d’un couteau. Avec une lame. Tranchante.

_____ Mais, papa, ce n’est pas un pistolet, ça.
_____ Sisi, c’est un pistolet : regarde mieux.

_____Liam s’empara de l’outil sous le regard attentif de son père. Sous mes yeux un objet froid, mortel, fait pour couper, fait pour blesser. Je ne me sentais pas à l’aise mais Liam était aux anges :

_____ Aaaahh, c’est un pistolet-couteaaauuu !!
_____ Et oui, c’est un pistolet.

_____Le manche incurvé était celui d’un flingue et le petit bout de métal une gâchette troueuse de peau, un détonateur arracheur de vie… Je ne voyais pas comment mon frère pouvait l’admirer. Heureusement, maman était juste derrière moi et je pouvais sentir sa présence rassurante derrière mon dos. Je sentais aussi ses doigts qui parcouraient l’arrière de ma tête, cette zone si spéciale qui a le don de m’apaiser quand elle la touche. Maman a des doigts de fée, elle peut m’apaiser rien qu’en m’effleurant : si j’avais été un chat, je me serais mise à ronronner.

_____ Wah, c’est trop bien ! Dis papa, est-ce qu’il a des pouvoirs magiques ?
_____ Non, c'est juste un gadget.

_____Liam resta silencieux pendant quelques secondes, visiblement déçu : mis à part l’apparence, ce n’était qu’un pistolet. Un pistolet peu pratique car il était facile de se couper en le maniant… Surtout que l’aspect couteau n’a guère d’utilité en combat puisque le manche s’en voit déformé, rendant l’arme légèrement difficile à tenir… Enfin j’y connais rien, moi : un spécialiste vous listera sans doute tous les avantages qu’offre un pistolet-couteau mais, du haut de mes douze ans, je ne voyais pas ce qu’il avait de plus qu’un pistolet normal. Pour moi, cela restait un gadget plus qu’un ustensile de survie, un accessoire de beauté pour la frime plus que pour sauver sa peau. Le seul point positif était qu’il était plutôt joli.

_____ Dis, dis : où est-ce que tu l’as eu ? Je peux avoir le même ?

_____Papa poussa un long soupir en regardant l’horizon qui commençait sérieusement à s’obscurcir :

_____ Oh… Je l’ai juste acheté lors d’un de mes nombreux voyages.
_____ Où ça, où ça ?
_____ Je ne sais plus… J’étais avec Misjah, sans doute à Shell Town.
_____ On pourra y aller ?
_____ Si tu es sage.

_____Après ça, nous avons marché jusqu’au port où nous avons embarqué pour Sirup : retour au bercail. Plus tard, papa a tenu sa promesse et nous a emmenés à Shell Town mais nous n’avons trouvé aucune trace de la fameuse boutique de révolvers. Liam, qui n’était venu que pour ça, en fut extrêmement déçu et papa dut lui promettre de lui donner le pistolet "quand il sera grand". Aujourd’hui, c’est moi qui ai hérité de cette promesse car je suis la détentrice de cette porteuse de mort… Mais mon regard a changé et je trouve cette lame plutôt belle : mon père s’appelle Steaver Urami, dit Steave, et c’est lui qui me l’a donnée le jour de mon départ… Du coup, je l’ai rebaptisée Steeve pour qu’elle me rappelle papa ! … Ce n’est pas super comme cadeau d’adieu mais c’est à peu près tout ce qu’il me reste de lui, alors j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, surtout que j’ai promis à Liam de la lui rapporter en un seul morceau. Et maintenant, à chaque fois que je tiens Steeve dans la main, sa froide morsure me réchauffe et me fait penser à papa : je sais que, à travers cet héritage, il peut veiller sur moi et me protéger malgré la distance.
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